Le Parfait Gentleman

La Peau de tigre (recueil, partiellement original)Michel Lévy frères (p. 311-326).



LE PARFAIT GENTLEMAN




Il existe, ou plutôt il existait autrefois, un petit livre imprimé sur papier à chandelle, en signes bizarres rappelant les caractères cancellaresques et allemands, singularité qui avait pour motif d’apprendre aux enfants à lire dans les écritures difficiles. Ce petit livre, intitulé la Civilité puérile et honnête, que l’on ne rencontre plus que rarement et dont les derniers exemplaires se sont réfugiés, dans les écoles des frères ignorantins, contient des conseils sur la manière de se conduire en société, divisés par chapitres et par alinéas. Le tout se termine habituellement par


Les quatrains de Pibrac et les doctes sentences
Du conseiller Mathieu.

Rien n’est plus naïf que certaines recommandations adressées la plupart à la première enfance, entre autres celle de ne pas se moucher en faisant un bruit de trompette. Toutefois, il règne dans ce bouquin, à qui ses caractères pleins de fleurons de queue et d’agréments donnent un air de grimoire, un esprit de douceur et d’humilité chrétienne qui relève ce qu’on y peut trouver de ridicule ; mais il ne cadre plus avec nos mœurs et ne peut sérieusement être proposé comme modèle à suivre.

Un traité complet sur la politesse et le savoir-vivre serait un ouvrage immense qui embrasserait la vie dans tous ses détails et demanderait la fusion bien rare d’un philosophe, d’une femme du monde et d’un écrivain de premier mérite. Nous nous contenterons d’en poser les prolégomènes et de tracer quelques aperçus généraux.

Le changement des formes gouvernementales rend la question plus difficile encore : le savoir-vivre de la République ressemblera-t-il au savoir-vivre de la monarchie de droit divin ? On doit le supposer, car par un travail insensible les institutions modifient les mœurs, et ce qui est dans les choses finit toujours par en sortir. Quelles seront ces modifications ? On peut déjà le pressentir. Les formules extérieures tendront de plus en plus à s’effacer et rendront plus difficile à saisir la nuance délicate qui distinguera l’homme comme il faut de l’homme mal élevé.

Autrefois, on n’était pas du monde sans être gentilhomme. Il fallait être pour être admis dans la bonne société : le reste des humains n’existait pas et se désignait sous le nom de bourgeois, de croquants et d’espèces.

L’habitude de porter un costume particulier et brillant, l’habit à la française de velours ou de soie scintillant de paillettes, le claque sous le bras, l’épée en verrouil au côté, la familiarité de l’escrime, de la danse et de l’équitation, l’aplomb héréditaire, le sentiment d’avoir du sang bleu dans les veines, le commerce de la cour et des femmes, la science pour ainsi dire innée des formes traditionnelles, une politesse respectueuse et pourtant pleine d’aisance entre soi, une affabilité dédaigneuse et froide pour tout ce qui n’était pas de la caste, la possession de ressources qui mettaient au-dessus des trivialités de la vie, tout cela isolait naturellement le gentilhomme de la foule et lui traçait une sorte d’individualité.

Plus tard, lorsque, sous la grande révolution, les barrières qui séparaient les castes furent brisées et que les classes, sans pour cela se confondre, car on ne perd pas en quelques années les habitudes de huit siècles, purent se visiter entre elles, à l’exception de quelques salons exclusifs pareils à celui que Balzac a si bien décrit sous le nom de Salon des antiques, les portes des maisons les plus difficiles s’ouvrirent à tout homme dans une position honorable, d’une éducation distinguée, même lorsqu’il ne pouvait mettre qu’un simple chiffre sur son cachet ou sa voiture ; pour élégance, on n’exigeait de lui qu’un habit noir et des gants blancs. Sans les traiter tout à fait comme des gens de la maison, on admit les banquiers, les hauts négociants, les grands entrepreneurs, les faiseurs de politique, les notaires, les artistes, et même les écrivains célèbres ; ces derniers, il est vrai, à titre de bêtes curieuses et de singes savants. On se moquait bien d’abord des nouveaux venus pour leurs airs embarrassés, leurs façons gauches de saluer, d’entrer et de sortir, cette science difficile ; on pensait en soupirant aux anciennes élégances de Versailles, dont quelques douairières seules conservaient encore les traditions ; mais peu à peu les différences devenaient moins appréciables, les vilains apprenaient, les gentilshommes désapprenaient : on pouvait arriver à confondre, ce qui n’eût pas été possible autrefois, un marquis et un bourgeois.

Ces mœurs, qui furent celles de la Restauration, et surtout du règne de Louis-Philippe, ne se sont pas encore sensiblement modifiées : elles avaient pris, ces dernières années, une tendance anglaise qui se changera peut-être, à cause des idées nouvelles, en tendance américaine ; on peut donc les admettre, temporairement, comme le milieu où doit se mouvoir le parfait gentleman dont nous voulons tracer ici les principaux caractères.

C’est peut-être une tentative singulière, au moment où les idées d’égalité et de nivellement sont à l’ordre du jour, de chercher à donner la définition du parfait gentleman, ou, pour parler français, ce qui ne nuit jamais, de l’homme du monde, de l’homme comme il faut ; mais n’est-ce pas lorsque les classes sont détruites qu’il faut chercher à relever l’individu ? Si l’aristocratie de naissance a perdu ses privilèges, si l’aristocratie de fortune doit perdre les siens et les barons de l’écu aller rejoindre les barons à écu ; si même l’aristocratie du talent, cette noblesse conférée par Dieu, et la seule acceptable, choque encore la foule jalouse, il y en a une, du moins, que nul ne pourra récuser, celle de la distinction personnelle et de la bonne tenue.

Voyons donc quel serait le parfait gentleman : il est bien entendu que ce mot, pris dans l’acception anglaise, n’exige aucun quartier de noblesse, tout en ne les excluant pas. On peut être gentleman quoique roturier, et n’être pas gentleman quoique gentilhomme.

La première question à s’adresser, c’est de savoir s’il est nécessaire d’avoir de la fortune pour être un parfait gentleman. Non, car il ne s’agit pas ici du dandy, de l’homme à la mode ; cependant une certaine aisance est indispensable, car, hélas ! la pauvreté dompte les plus fiers courages, avilit l’âme et la ramène forcément aux besoins matériels ; elle enlève toute résolution, toute initiative, et ne permet pas au caractère de se développer ; il faut donc que le soin de la vie ne préoccupe pas trop immédiatement ; il faut pouvoir sacrifier certains avantages à des délicatesses que l’homme pressé d’argent est forcé souvent de faire taire ; s’abstenir de démarches qui, sans être déshonorantes, créent une espèce d’infériorité, et ne rien faire qui donne le droit à personne de vous parler autrement que comme un égal. Pour ces raisons toutes morales, et non pour des recherches de toilette et de luxe, nous pensons que le parfait gentleman doit avoir des ressources assurées. Tout homme nécessiteux peut, dans un temps donné, faire une action qui n’est pas convenable.

Le parfait gentleman doit avoir profondément le sentiment de sa dignité, et respecter l’être humain dans sa personne. Il accorde à chacun ce qui lui est dû, pour que chacun lui accorde ce qu’il lui doit. Rien de plus, rien de moins. C’est la base de la véritable politesse, et la traduction, en style mondain, de l’axiome évangélique : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. »

C’est là le point de départ de toute sa conduite, la règle intérieure à laquelle se rapportent ses actions publiques ou privées.

Pour commencer par les choses extérieures, le parfait gentleman doit avoir un soin extrême de lui, sans recherche affectée ; la propreté est un culte que l’on doit à l’enveloppe de l’âme ; la propreté, vertu physique. Sans admettre complètement l’aphorisme de cet élégant Anglais qui disait qu’on ne saurait jamais trop mettre de temps à sa toilette, parce que l’objet le plus intéressant dont on pouvait s’occuper était soi-même, nous aimerions mieux, dans ce sens, trop que trop peu. Nous voulons donc notre gentleman bien lavé, bien brossé, bien peigné, l’ongle net, la dent pure, le cheveu luisant, sa raie bien faite, le tout sans excès de pommade ou de frisure, élégances qui sentent le réfugié italien et le marchand de contre-marques ; ayant dans son cabinet plus d’aiguières que de flacons d’odeur ; à peine lui permettons-nous un vague parfum d’iris dans son linge. Tout ce soin doit être voilé, et l’aspect agréable qui en résulte, paraître provenir de la nature même ; rien de prétentieux, d’outré, d’efféminé : il faut qu’à l’aspect du parfait gentleman, on se sente charmé sans savoir pourquoi.

Chez lui se trouve le confortable uni au goût ; pas d’entassement de meubles de Monbro, de porcelaines et de babioles coûteuses. D’épais tapis et des tentures de couleurs sobres ; dans une étagère, quelques bons livres antiques et modernes reliés par Simier ; à la muraille, quelques gravures de grands maîtres, épreuves de prix dans un cadre simple ; une pendule tout unie à cadran de nielle, surmontée d’une coupe de bronze ; un service invisible, mais discret et toujours présent ; peut-être, dans le cabinet, mais cela est douteux et ne peut être risqué que par le parfait gentleman encore très-jeune, une boîte de pistolets de Manton, quelques épées de fine trempe groupées avec art.

On entre : l’œil n’est attiré ni choqué par rien ; on ne voit que des teintes douces, des angles émoussés ; tout vous charme et rien ne vous arrête : on est charmé sans qu’on puisse en dire la cause ; un soin intelligent qui se cache a présidé à tout ; les fauteuils sont larges, profonds et commodes et placés à propos : tout ce dont on a besoin se présente de lui-même à la main. Le parfait gentleman laisse au vulgaire les couleurs criardes, le luxe voyant, les élégances douteuses dont aiment à s’entourer les parvenus ; point de papiers à ramages exorbitants, point de surcharges de dorures.

Si vous descendez à l’écurie, vous y verrez un cheval de demi-sang, d’une de ces robes qu’on ne remarque point, bai par exemple, que les promeneurs verront passer cent fois aux Champs-Elysées sans y faire attention, mais dont tous les connaisseurs apprécieront le poitrail profond, la fine encolure et les larges jarrets ; sous la remise, un coupé tout simple, œil de corbeau, doublé de bleu sombre, fait par Erler ou Daldringer ; une figurante de l’Opéra n’en voudrait pas pour aller au bois en compagnie d’une botte de roses et d’un blenheim ; montez-y, vous sentirez combien les ressorts sont doux, les coussins moelleux, comme les glaces jouent facilement et ferment bien, comme le cheval tire également, d’une allure sage et rapide, ainsi qu’un noble animal qu’on soigne bien et à qui maître et cocher ne demandent que ce qu’il doit donner.

Pour l’habillement, c’est la même chose : le parfait gentleman y attache l’importance que tout être sensé doit mettre à sa forme extérieure. Il sait que, si l’habit ne fait pas le moine, il fait la moitié de l’homme du monde ; ses vêtements sont faits par le meilleur tailleur qu’il a su démêler parmi les réputations factices, choix important et grave : il suit la mode sans excès. Le provincial s’habille à la mode d’hier, le fat à la mode de demain, le parfait homme du monde s’habille à la mode d’aujourd’hui. — Savoir au juste où en est la mode, c’est difficile ; beaucoup l’ignorent, lui le sait ; il n’accepte pas tout de son tailleur comme font certaines gens. De temps à autre, il indique quelques modifications pleines de goût, de tact et d’entente de la vie ; aussi, son tailleur le respecte. Ce n’est pas lui qui, comme certains dandys, sert innocemment de mannequin aux fantaisies extravagantes des rivaux de Chevreuil, de Buisson et de Haumann.

Ses habits n’ont jamais l’air ni neuf ni vieux. Un habit neuf n’est pas élégant, il fait supposer qu’on vient d’en quitter un vieux, il a encore trop de lustre et ne s’est pas modelé sur le corps. Notre gentleman ne fait pas râper les siens avec du papier de verre par son valet de chambre, comme le pratiquent certains élégants d’outre-Manche ; mais jamais on ne lui voit de ces nouveautés lustrées, brillantes, qui accusent le dernier fion de l’ouvrier : il veut des habits qui ne le fassent pas remarquer et ne distraient pas de sa personne.

Que ce drap qui ne brille pas est doux et souple ! Ce linge sans broderie et sans jours prétentieux est fin, d’une pure blancheur ! Que cette cravate est bien nouée, et pourtant ce parfait gentleman n’a jamais lu l’Art de bien mettre sa cravate. L’auteur aurait été trop heureux de recevoir de lui quelques conseils. — Et le gilet, cet écueil sur lequel tant d’élégants ont péri, le gilet où la variété et la richesse des étoffes pourraient induire en fantaisie le jeune homme le plus sobre, comme il est chez lui irréprochable, sévère sans être pédant, riche sans être fastueux ! « Montrez-moi le gilet d’un homme, je vous dirai qui il est, » nous paraît un proverbe qui manque à la sagesse des nations.

Sa montre est de Bréguet, attachée par une tresse plate, un bout de chaîne tout uni ; elle vaut un chronomètre pour l’exactitude ; la boîte n’a ni guillochure ni émail. Une perle noire, un petit bijou de Froment Meurice, plus précieux par la ciselure que par la matière, lui servira d’épingle, et encore bien rarement ; le bijou sent le dentiste et le marchand d’eau de Cologne ; mais enfin on peut risquer cela quelquefois, pour ne pas tomber dans l’empesé d’une tenue officielle. Chez le parfait gentleman, une petite négligence, une légère infraction aux règles classiques, est quelquefois un effet de l’art ; sans cela, on le soupçonnerait de viser à une préfecture ou à quelque poste diplomatique.

Le parfait gentleman méprise ses gants ! Il faut à des esprits timides quelquefois quatre ou cinq ans de monde pour en arriver là ! Jamais le matin ne le voit en gants blancs de la veille ; chez lui, le gant paille succède au gant de couleur à l’heure voulue.

Dans la voiture que nous avons décrite, avec le costume qui sied à la partie de la journée où l’on se trouve, le parfait gentleman arrive à petit bruit où il va. Il descend simplement, se fait annoncer sans fracas, salue la maîtresse de la maison et lui dit quelques phrases d’un intérêt respectueux, prend place en ne dérangeant personne, et, si le volant de la conversation se dirige vers sa raquette, il ne le laisse pas tomber à terre, mais il ne se précipite pas au-devant de lui au risque de renverser un voisin ; il parle par phrases courtes, dédaignant l’emphase, évitant la trivialité ; il dit son mot, mais n’en dit pas deux et ne cherche pas à retenir la parole pour lui : disserter, pérorer, s’appesantir est d’un cuistre ou d’un représentant ; l’idée juste ou ingénieuse énoncée, il faut passer à autre chose : le parfait gentleman se résigne très-volontiers à se taire. Il connaît le proverbe arabe : « La parole est d’argent, mais le silence est d’or. » Ne rien dire, en beaucoup de circonstances, vaut mieux que parler, et, dans le monde, s’abstenir est sage. S’il n’écoute pas, au moins a-t-il toujours l’air d’écouter les douairières et les gens âgés que la jeunesse mal élevée considère trop tôt comme des fossiles. Avec les femmes, tout en évitant les fades madrigaux, les cajoleries surannées, il est d’une politesse délicate et tendre qui diffère des façons plus mâles et plus graves qu’il a avec les hommes.

Aussi, lorsqu’il s’en va, c’est un concert d’éloges sur lui : il est charmant, il est accompli, c’est le cri général ; les vieilles femmes le prônent ouvertement, les jeunes femmes accueillent son éloge d’un signe de tête, d’un sourire ou d’une imperceptible rougeur. Les hommes mûrs l’ont trouvé posé, les jeunes gens aimable compagnon. Pourtant, il n’a rien dit ni rien fait d’extraordinaire ; c’est pour cela qu’il est un parfait gentleman.

À table, il ne tombe ni dans un excès ni dans l’autre, ce n’est ni un sylphe ni un ogre. Il apprécie les bons morceaux et mange humainement, sans hâte ni lenteur ; l’hygiène le dirige dans le choix des plats qu’il accueille, comme aussi dans celui des vins. Le vin de Bordeaux sera celui qu’il acceptera : il ne s’enivre pas. Un turbot à la hollandaise, un filet de bœuf, un chapon au gros sel, une aile de perdreau rouge, quelques légumes à l’anglaise, nous paraissent un dîner convenable pour le parfait gentleman ; il pourra se permettre aussi ça et là quelques verres de vin de Champagne frappé, c’est un vin de tradition française, mais en petit nombre. Le parfait gentleman ne doit jamais être ni ivre ni indigéré ; toute maladie est une inélégance.

La question du cigare est grave ! Le parfait gentleman peut-il fumer ? Comme, en ne fumant pas, il empêcherait peut-être d’autres personnes de se livrer à ce passe-temps favori, il se permettra un vegnero ou un regio de la Havane, de ceux qu’on réservait pour Ferdinand VII. Le tabac, à ce degré, est presque un parfum.

Le repas pris, les visites faites, notre gentleman peut aller au théâtre dans une place réservée et commode, d’où l’on voie bien sans être vu. Il n’applaudira pas en levant ses gants blancs au-dessus de sa tête, comme les beaux des loges infernales, il ne se pâmera pas, il ne jettera pas de couronne à la cantatrice en vogue, parce que toute démarche qui attire sur vous l’attention de beaucoup de gens assemblés est toujours de mauvais goût ; mais il saura jouir silencieusement des bons endroits, et un mot gracieux de lui, simple et bien senti, fera plus d’effet que tous les dithyrambes des bruyants dandys. Le seul que la grande cantatrice aura distingué parmi cette foule d’adulateurs, ce sera notre parfait gentleman.

Sa journée finie, il rentrera aussi frais, aussi calme aussi dispos que le matin, ayant beaucoup appris, laissant partout de lui une idée favorable, qui germera plus tard en lui rendant tout facile, tandis que beaucoup de gens qui lui sont supérieurs s’étonneront de n’arriver à rien.

Considération, fortune, places, hommages, amour, bon mariage, soyez tranquille, il aura tout, car la science de la vie est le bon sens élégant.