Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 183-200).

CHAPITRE XXXVII.

M. Crawford parti, le premier objet de sir Thomas fut d’observer s’il était regretté. Il s’attendait à ce que sa nièce s’apercevrait de son absence ; il l’examinait avec soin, mais il ne pouvait se flatter d’avoir découvert quelque chose à cet égard. Il n’apercevait pas le moindre changement dans la personne de Fanny. Elle était toujours si douce, si calme, que ses sentimens ne pouvaient être saisis par lui. Il ne la comprenait pas, et en conséquence il s’adressa à Edmond pour lui demander comment Fanny se trouvait en ce moment, et si elle était plus ou moins heureuse qu’elle ne l’avait été.

Edmond ne découvrait non plus aucun symptôme de regret, et il crut que son père avait un peu tort de penser que les trois ou quatre premiers jours Fanny s’apercevrait de l’absence de Crawford.

Mais ce qui le surprenait, c’était que la sœur de Crawford, l’amie, la compagne de Fanny, fût si peu regrettée par elle. Il s’étonnait de ce qu’elle en parlât si rarement et parlât si peu de son éloignement.

Hélas ! c’était précisément cette sœur, cette amie, cette compagne qui était la principale ennemie du repos de Fanny. Si elle avait pu penser que le sort de Marie était aussi peu lié avec la famille de sir Thomas, qu’elle espérait que le sien propre le serait avec M. Crawford, son cœur aurait été tranquille. Mais plus elle se rappelait le passé et faisait des remarques, et plus elle était pleinement convaincue que le mariage de miss Crawford avec Edmond était plus probable que jamais. L’inclination d’Edmond avait augmenté, et celle de miss Crawford n’était point douteuse. Edmond devait aller à Londres aussitôt qu’il aurait achevé quelques affaires relatives à Thornton-Lacey. Peut-être partirait-il dans une quinzaine ; il aimait à parler de ce voyage, et une fois qu’il se retrouverait avec miss Crawford, Fanny ne doutait plus de l’issue qu’aurait cette inclination mutuelle. Edmond serait accepté dès qu’il proposerait sa main à miss Crawford, et cependant il restait encore à celle-ci des sentimens qui faisaient mal augurer de cette union à Fanny, indépendamment de ce que ses propres sentimens lui faisaient éprouver à ce sujet.

Dans leur dernière conversation, miss Crawford, malgré quelques aimables sensations, avait encore été miss Crawford, et sans y penser, avait montré la même légèreté, la même inconséquence. Fanny ne croyait pas qu’il y eût le moindre rapport entre elle et Edmond, et elle pensait qu’il fallait désespérer de voir miss Crawford se conduire avec bon sens, puisque l’influence d’Edmond dans cette première époque de leur attachement, avait si peu de pouvoir sur elle pour éclairer son jugement. D’après cette persuasion, elle ne pouvait parler sans peine de miss Crawford.

Sir Thomas cependant s’en rapporta à ses propres espérances et à ses propres observations pour découvrir bientôt l’effet de l’absence de M. Crawford sur l’esprit de sa nièce ; une nouvelle visite qui survint lui parut devoir faire une diversion dans les sentimens de Fanny, qui expliquait l’indifférence qu’elle paraissait éprouver. William avait obtenu un congé de dix jours pour les passer dans le comté de Northampton. Il venait le plus heureux des lieutenans, parce qu’il en était le plus récemment nommé, pour peindre son bonheur et son habit d’uniforme.

Il arriva, et il aurait été charmé de pouvoir montrer cet uniforme, si la coutume cruelle n’avait prescrit de ne point le porter hors de service. L’habit était donc resté à Portsmouth, et Edmond conjecturait qu’avant que Fanny eût occasion de le voir, il serait usé ; mais sir Thomas fit part à son fils d’un projet qui mettait Fanny à même de voir le second lieutenant de la goëlette de sa majesté britannique, la Grive, dans toute sa gloire.

Ce projet était de laisser Fanny accompagner son frère jusqu’à Portsmouth, et passer quelque temps dans sa famille. Ce plan s’était présenté à sir Thomas dans un de ses momens de graves rêveries ; mais avant de l’arrêter, il consulta son fils. Edmond n’y trouva rien qui ne fût juste, et il ne douta point qu’il ne fût agréable à Fanny. C’en fut assez pour déterminer sir Thomas, et les mots : « Ce sera donc ! » prononcés avec décision, terminèrent l’affaire. Son but en cela n’était point de procurer à Fanny le plaisir de revoir ses parens, ni d’augmenter son bonheur. Il désirait bien qu’elle fît ce voyage avec plaisir, mais il désirait encore plus vivement qu’elle fût impatiente de revenir à Mansfield avant que le temps fixé pour son absence fût expiré ; et qu’une petite abstinence de l’élégance et du luxe du parc de Mansfield, en la rendant plus sage, lui fît mieux apprécier la fortune qui lui était offerte. La maison de son père devait faire sentir à Fanny le prix d’un grand revenu, et sir Thomas pensait qu’elle serait toute sa vie la plus sage et la plus heureuse des femmes, par l’effet de la comparaison qu’il avait projeté de la mettre à même de faire.

Si Fanny eût été d’un caractère à se livrer aux ravissemens, elle l’aurait vivement témoigné lorsque son oncle lui proposa d’aller rendre visite à ses parens, ses frères et ses sœurs, dont elle avait été séparée presque toute sa vie, et d’aller passer une couple de mois dans les lieux où s’était écoulée son enfance, en ayant William pour compagnon de voyage, et pouvant le voir jusqu’au dernier moment de son séjour à terre. Fanny fut vivement satisfaite, mais son bonheur était d’une nature calme, profonde, intime. Parlant ordinairement peu, elle était encore plus portée à garder le silence quand elle était vivement touchée. Dans le moment où son oncle lui fit cette proposition, elle ne put que le remercier et accepter. Mais ensuite, lorsqu’elle se fut familiarisée avec l’image des plaisirs qui s’étaient présentés soudainement à elle, elle put parler plus à l’aise avec Edmond et William de ce qu’elle éprouvait ; mais elle ressentait une tendre émotion que des mots ne pouvaient exprimer. Le souvenir de ses premiers plaisirs et de ce qu’elle avait souffert en les quittant, revenait dans sa pensée avec une nouvelle force. Se trouver entourée d’un cercle de parens qui l’aimaient, pouvoir se livrer sans contrainte à toute son affection, être à l’abri de toute mention de miss Crawford, c’était une position à laquelle Fanny ne pouvait penser sans se sentir pénétrée de bonheur.

Edmond aussi… ; être loin de lui pendant deux mois, et peut-être trois, ce ne pouvait que produire un bon effet pour Fanny. Éloignée de ses regards et de ses témoignages affectueux, soustraite au tourment continuel de connaître son cœur et de chercher à éviter ses confidences, elle pourrait raisonner d’une manière plus sage sur sa position. Elle pourrait parvenir à apprendre qu’il serait à Londres, et terminerait tout ce qui l’attirait dans cette ville, sans être malheureuse. Ce qui aurait été difficile à supporter à Mansfield, deviendrait un mal léger à Portsmouth.

La seule pensée qui tourmentât Fanny, était que sa tante serait moins agréablement sans elle. Son utilité auprès de lady Bertram était réelle. C’était aussi la partie du projet la plus difficile à arranger pour sir Thomas.

Mais il était maître au parc de Mansfield. Quand il avait résolu quelque chose, il pouvait l’exécuter ; et dans cette occasion, en faisant de ce sujet l’objet de sa conversation, en disant qu’il serait du devoir de Fanny d’aller passer quelque temps dans sa famille, il décida sa femme à laisser faire ce voyage à Fanny. Mais il obtint cela plutôt de sa soumission que de sa conviction, car lady Bertram n’examina d’autre chose dans cette affaire, que la volonté de sir Thomas.

Sir Thomas en avait appelé à sa raison, à sa conscience, à sa dignité. Il appela cela un sacrifice. Mais madame Norris s’efforçait de lui persuader que l’on pouvait très-bien se passer de Fanny, madame Norris étant prête à donner tout son temps à lady Bertram, et qu’enfin l’on ne pouvait avoir besoin de Fanny.

« Cela peut être, ma sœur, répondit lady Bertram ; vous avez raison ; mais je suis certaine qu’elle me manquera beaucoup. »

On s’occupa ensuite de communiquer cette résolution à Portsmouth. Fanny écrivit pour s’offrir elle-même ; et la réponse de sa mère, quoique courte, fut si tendre, si naturelle, si maternelle, que tout l’espoir du bonheur que Fanny se promettait fut confirmé.

William fut presqu’aussi heureux que sa sœur. Il avait le plus grand plaisir à penser qu’il verrait Fanny jusqu’au moment de s’embarquer, et que peut-être il la retrouverait à Portsmouth au retour de sa première croisière. En outre, il désirait ardemment voir la goëlette la Grive avant qu’elle sortît du port. Il crut ne devoir pas cacher à Fanny que son séjour de quelque temps chez sa mère ferait grand bien à chacun. « Je ne sais pas comment cela se fait, disait-il ; mais nous manquons de vos manières délicates et de votre bon ordre, chez mon père. La maison est toujours en confusion. Je suis certain que tout ira mieux quand vous y serez. Vous direz à ma mère de quelle façon elle doit s’y prendre ; vous serez utile à Susanne, à Betsy, les jeunes garçons vous aimeront et écouteront vos avis. Combien votre présence sera utile et agréable ! »

Pendant l’intervalle de temps qui s’écoula jusqu’à l’arrivée de la réponse de madame Price, William et Fanny furent très-alarmés sur leur voyage ; lorsque madame Norris vit que sir Thomas donnait à William des billets de banque afin qu’il voyageât en poste, elle eut l’idée de se mettre en troisième dans la voiture, et témoigna tout à coup un vif désir d’aller avec eux, pour aller voir sa pauvre chère sœur Price, qu’elle n’avait pas vue depuis vingt ans.

William et Fanny furent frappés de terreur en l’entendant manifester cette volonté. Tout l’agrément de leur voyage était détruit soudainement ; ils se regardaient l’un l’autre avec tristesse. Leur inquiétude dura une heure ou deux. Madame Norris n’éprouva ni encouragement ni contradiction. On la laissa décider elle-même cette affaire ; et elle finit, à la grande satisfaction de son neveu et de sa nièce, par se rappeler qu’on ne pouvait se passer d’elle en ce moment à Mansfield, et par réfléchir que si elle allait à Portsmouth, elle pourrait éviter difficilement de payer sa propre dépense. Ainsi sa pauvre chère sœur Price fut laissée de côté, et une autre séparation de vingt ans peut-être commença.

Les plans d’Edmond furent un peu contrariés par cette absence de Fanny. Il avait aussi un sacrifice à faire au parc de Mansfield aussi bien que sa tante. Il avait eu le projet de partir pour Londres à cette époque ; mais il ne pouvait quitter son père et sa mère précisément au moment où ils se séparaient de Fanny, dont la présence leur était aussi agréable qu’utile ; et avec un effort qu’il ne témoigna point, mais qu’il éprouva, il retarda pour une semaine ou deux, un voyage qu’il avait considéré comme devant fixer son bonheur pour toujours.

Il en parla à Fanny. Il lui fit de nouveau un autre discours confidentiel relatif à miss Crawford, et Fanny fut d’autant plus émue en l’écoutant, qu’elle pensait que c’était la dernière fois où le nom de miss Crawford serait mentionné entr’eux avec quelque reste de liberté. Une autre fois ensuite, lady Bertram ayant dit à sa nièce de lui écrire bientôt et souvent, lui promettant de lui écrire elle-même, Edmond saisit un moment favorable pour lui dire à demi-voix : « Je vous écrirai, Fanny, quand j’aurai quelque chose digne de vous être annoncé, quelque chose que vous aimiez à lire, et que vous lirez probablement bientôt. » Si elle s’était doutée du sens de ces paroles, la rougeur avec laquelle elle l’écoutait aurait encore été plus vive.

Elle devait essayer de s’armer contre cette lettre. Une lettre d’Edmond pouvait-elle donc être pour elle un objet d’effroi ? Elle sentait qu’elle n’avait pas encore éprouvé toutes les vicissitudes de l’esprit humain.

Pauvre Fanny ! quoiqu’elle allât volontiers et avec empressement à Portsmouth, la veille de son départ la remplit de tristesse. Elle embrassa étroitement sa tante Bertram, parce qu’elle savait que celle-ci serait privée d’elle ; elle baisa la main de son oncle en comprimant des sanglots, parce qu’elle savait lui avoir déplu ; et quant à Edmond, elle ne put lui parler ni le regarder, quand le moment de lui dire adieu fut venu. Ce ne fut qu’après que ce moment fut passé, qu’elle se rappela qu’il lui avait dit adieu comme un tendre frère.

Tout cela s’était passé le soir, le voyage devant commencer à la pointe du jour suivant ; et quand le petit cercle des habitans de Mansfield se retrouva à déjeûner, on parla de William et de Fanny, comme ayant déjà fait plusieurs milles.


FIN DU TROISIÈME VOLUME.