Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 37-48).

CHAPITRE XXX.

Le tourment de miss Crawford fut beaucoup adouci par cette conversation, et elle revint au presbytère avec des dispositions d’esprit qui lui auraient fait braver une autre semaine aussi solitaire, avec le même mauvais temps, si elle avait dû en faire l’épreuve ; mais le soir même, son frère arriva de Londres avec un surcroît de sa gaîté ordinaire. Son refus de lui dire l’objet de son voyage, qui, un jour auparavant, l’aurait fâchée, ne lui paraissait plus être qu’une plaisanterie, pour lui ménager une agréable surprise. Le jour suivant cette surprise eut lieu. Henri avait dit à sa sœur qu’il irait savoir des nouvelles de la famille Bertram, et qu’il serait de retour dans dix minutes. Mais il resta absent plus d’une heure ; et lorsque miss Crawford, qui l’avait attendu avec impatience pour se promener avec lui dans le jardin, l’aperçut enfin, et s’écria : « Mon cher Henri, où pouvez-vous avoir resté aussi long-temps ? » il lui répondit qu’il avait été seulement assis entre lady Bertram et Fanny.

« Assis avec elles une heure et demie ! » s’écria Marie. Mais ce n’était là que le commencement de la surprise.

« Oui, Marie, dit Crawford en mettant le bras de sa sœur sur le sien, et se promenant avec elle. Je n’ai pu revenir plutôt. Fanny était si jolie ! Je suis tout à fait décidé, Marie. Serez-vous étonnée ? Non : vous devez vous douter que je suis tout à fait résolu à épouser Fanny Price. »

La surprise fut complète ; car jamais le soupçon de pareilles vues n’était entré dans l’imagination de miss Crawford. Son étonnement était si grand, que son frère fut obligé de lui répéter ce qu’il venait de dire, encore plus solennellement. La conviction de cette résolution une fois admise, elle ne fut pas mal reçue. Il y avait même du plaisir dans cette surprise. Marie était dans une disposition d’esprit à la faire se réjouir d’une liaison avec la famille Bertram, et à ne pas être fâchée de ce que son frère se mariât un peu au-dessous de ses prétentions.

« Oui, Marie, dit Henri, je suis pris. Vous savez dans quels vagues desseins j’avais commencé, mais en voici la fin. Je crois avoir fait quelques progrès dans l’affection de Fanny, mais la mienne est entièrement fixée. »

« Heureuse, heureuse fille ! s’écria Marie aussitôt qu’elle put parler. Quel mariage pour elle ! Mon cher Henri, ce doit être là mon premier sentiment ; mais le second, qui est aussi sincère, est que j’approuve votre choix de toute mon ame, et que je prévois votre bonheur aussi cordialement que je le désire. Vous aurez une charmante petite femme, pleine de douceur, de reconnaissance et d’attachement ; telle exactement que vous la méritez. Quel étonnant mariage pour elle ! Madame Norris parle souvent de son bonheur ; que dira-t-elle à présent ? Elle fait les délices de toute la famille, et elle y a quelques véritables amis. Combien ils seront satisfaits ! Mais dites-moi tout : quand avez-vous pensé sérieusement à elle ? »

Il était impossible à son frère de répondre à cette question ; il ne put que parler de nouveau de son affection pour Fanny. « Voilà pourquoi vous êtes allé à Londres, reprit Marie ; vous avez voulu consulter l’amiral avant de vous décider ? »

Mais il nia positivement. Il connaissait trop bien son oncle pour lui parler de mariage. L’amiral haïssait l’hymen, et pensait qu’il n’était jamais excusable dans un jeune homme d’une fortune indépendante de s’y soumettre.

« Lorsqu’il connaîtra Fanny, dit Henri, il en sera fou. Elle est précisément la femme propre à détruire ses préjugés, car elle possède les qualités qu’il croit ne se trouver dans aucune femme dans le monde entier. Mais jusqu’à ce que l’affaire soit entièrement arrangée, il n’en saura rien. Non, Marie, vous êtes dans l’erreur ; vous n’avez pas encore deviné l’objet de mon voyage à Londres. »

« Bien ! bien ! je suis satisfaite. Je sais maintenant à quel objet il doit se rapporter, et cela me suffit. Fanny Price ! C’est surprenant ! tout à fait surprenant. Mais vous avez raison ; vous ne pouviez mieux choisir. Il n’y a pas une meilleure personne dans le monde ; et vous n’avez pas besoin de fortune. Quant à sa famille, elle est plus que convenable ; les Bertram sont, sans aucun doute, les premières personnes du pays. Elle est nièce de sir Bertram ; c’en est assez pour le monde. Mais dites-moi plus ; quels sont vos plans ? Connaît-elle son bonheur ? »

« Non. »

« Qu’attendez-vous pour le lui faire connaître ? »

« Je n’attends que l’occasion. Marie, elle ne ressemble point à ses cousines ; mais je pense que je ne demanderai pas sa main en vain. »

« Oh ! non, cela n’est pas possible ! Quand vous seriez moins agréable, en supposant qu’elle ne vous aime pas déjà (ce dont toutefois je doute peu), vous pourriez être tranquille. La douceur et la reconnaissance qui sont dans son caractère vous assureraient de son consentement. Je pense véritablement qu’elle ne vous épouserait pas sans amour. S’il existe dans le monde une fille qui ne soit pas influencée par l’ambition, je suppose que c’est Fanny : mais demandez-lui de vous aimer, et elle n’aura jamais le courage de vous refuser. »

Aussitôt que miss Crawford garda le silence, son frère recommença à l’entretenir des charmes de Fanny : sa beauté, sa figure, ses grâces, la bonté de son cœur étaient un sujet inépuisable. Il avait lieu de vanter sa raison et sa modération ; il l’avait vue souvent mise à l’épreuve. Quelle était la personne de la famille, à l’exception d’Edmond, qui n’eût pas exercé continuellement sa patience ? Elle avait de la vivacité dans ses affections ; pour s’en convaincre, il suffisait de la voir avec son frère. Mais ce n’était pas tout, Henri Crawford avait trop de bon sens pour ne pas sentir le prix des bons principes dans une femme, quoiqu’il fût peu accoutumé à réfléchir sérieusement. « J’aurai une entière confiance en elle, dit-il, et c’est là ce dont j’ai besoin. Si vous l’aviez vue ce matin, écoutant avec une douceur et une patience inaltérables toutes les demandes de sa tante, travaillant avec elle et pour elle, achevant ensuite une note pour le service de cette femme stupide, et tout cela fait avec une douceur sans prétention, comme si elle ne devait jamais avoir un moment à sa disposition ; ses cheveux si bien arrangés, comme ils le sont toujours ; une boucle de sa chevelure tombant en avant pendant qu’elle écrivait, et que de temps en temps elle rejetait en arrière ; et au milieu de tout cela, me parlant quelquefois, et m’écoutant comme si elle avait pris plaisir à m’entendre… ; si vous l’aviez vue ainsi, Marie, vous auriez pensé que son pouvoir sur mon cœur ne peut jamais cesser ! »

« Mon cher Henri, s’écria Marie en riant, que je suis aise de vous voir ainsi épris ! Cela me charme. Mais que diront madame Rushworth et Julia ? »

« Peu m’importe. Elles verront quel est le genre de femme qui peut attacher un homme de bon sens. Elles verront leur cousine traitée comme elle devait l’être, et je désire qu’elles soient véritablement honteuses de leur indifférence et de leur dureté. Elles seront irritées, ajouta-t-il après un moment de silence, et d’un ton plus rassis : Madame Rushworth sera très-irritée ; mais le premier moment passé, tout sera oublié, car je ne crois pas que ses sentimens soient plus durables que ceux des autres femmes, bien que j’en aie été l’objet. Oui, Marie, ma Fanny éprouvera à chaque instant une différence dans la conduite de toutes les personnes qui l’entourent aujourd’hui ; et ce sera pour moi le comble du bonheur d’être l’auteur de ce changement. Maintenant elle est dépendante, sans espérances, sans amis, négligée, oubliée. »

« Elle n’est pas oubliée par tous, Henri ; elle n’est pas sans amis. Son cousin Edmond ne l’oublie jamais. »

« Edmond ! oui, je crois que, généralement parlant, il a de la bonté pour elle. Il en est de même aussi de sir Thomas, mais à la manière d’un oncle riche, qui sent sa supériorité et qui est arbitraire. Mais ce que peuvent faire sir Thomas et Edmond réunis pour le bonheur de Fanny, et pour son rang dans le monde, n’est rien, comparé à ce que je ferai pour elle. »