Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 182-200).

CHAPITRE XXV.

La liaison des deux familles devint plus intime à cette époque qu’elle ne l’avait été dans l’automne. Le retour d’Henri Crawford et l’arrivée de William Price y avaient beaucoup contribué ; mais l’inclination de sir Thomas lui-même y coopérait principalement. Son esprit étant débarrassé des soins qui l’avaient occupé d’abord, il put remarquer que M. et Mme  Grant et leurs jeunes hôtes étaient véritablement dignes qu’on leur rendît visite. Quoiqu’il fût infiniment au-dessus du projet de chercher à marier avantageusement quelqu’un qui lui était cher, et qu’il regardât même comme une petitesse tout manége employé pour cela, il ne pouvait s’empêcher de remarquer que M. Crawford paraissait distinguer sa nièce, et de donner volontiers son consentement à des invitations propres à seconder cette inclination.

L’empressement, toutefois, avec lequel il consentit à aller dîner au presbytère lorsqu’une invitation générale en fut faite par M. et Mme  Grant, ne provint que de sa politesse et de sa bonne volonté ; et M. Crawford ne s’offrit à sa pensée dans cette circonstance, que comme faisant partie d’une agréable famille. Ce fut dans cette occasion qu’il commença à penser que quelqu’un habitué à ces sortes de futiles observations, aurait jugé que M. Crawford était l’admirateur de Fanny Price.

La réunion fut trouvée généralement agréable ; le dîner fut élégant et somptueux. Dans la soirée, sir Thomas fit un whist avec M. et Mme Grant et madame Norris. Le reste des convives se mit autour d’une table ronde, et s’occupa d’un jeu général. Henri Crawford se plaça entre lady Bertram et Fanny pour les conseiller mutuellement. Il était plein de gaîté, il faisait tout avec une heureuse aisance, il animait le jeu, et la table ronde faisait un agréable contraste avec le silence et la méditation de la table de whist.

« Edmond ! dit Crawford dans un moment où le jeu avait un peu moins de vivacité ; je ne vous ai pas dit ce qui m’est arrivé hier en revenant au logis ? » Ils avaient chassé ensemble, et se trouvaient au milieu d’une course à quelque distance de Mansfield, lorsque le cheval de Crawford s’étant déferré, ce dernier avait été obligé de quitter la chasse et de revenir chez lui. « J’ai perdu mon chemin, mais j’ai été dédommagé de ce contre-temps, car je me suis trouvé dans un lieu que j’avais la curiosité de voir. En tournant une haie, j’ai aperçu un petit village retiré, situé entre des montagnes groupées agréablement. Un ruisseau était devant moi, sur ma droite une église grande et belle pour ce lieu-là, était placée sur une éminence ; une seule maison bourgeoise, que j’ai présumé être le presbytère, était à peu de distance de l’église. Enfin je me suis trouvé à Thornton-Lacey. »

Thornton-Lacey était le nom de la cure que devait occuper bientôt Edmond ; miss Crawford le savait.

« Eh bien, dit Edmond, comment avez-vous trouvé ce lieu-là ? »

« Très-bien, en vérité ; vous êtes un heureux jeune homme ; il y a au moins à travailler pendant cinq étés avant que l’on y puisse vivre. »

« Oh non, non ! Cela n’est pas en si mauvais état. Il y a quelques réparations à faire, je l’avoue ; mais la maison n’est nullement en délabrement ; et quand les cours en auront été agrandies, elle aura assez bon air. »

« Les cours doivent être agrandies ; la maison doit avoir sa façade à l’Est au lieu de l’avoir au Nord ; les chambres principales doivent être de ce côté, où la vue est vraiment très-agréable. Il faut avoir un nouveau jardin dans la partie qui est aujourd’hui derrière la maison, et qui, ayant une pente au Midi, donnera un charmant aspect au bâtiment principal. Le terrain semble fait pour cela. Je présume que les prairies qui se trouvent auprès, et qui sont très-agréables et garnies de beaux arbres, appartiennent au presbytère. S’il en est autrement, il faut que vous les achetiez. Ensuite le ruisseau… Il y a quelque chose à faire du ruisseau… Mais je ne puis déterminer encore ce que j’en ferais ; j’ai deux ou trois idées. »

« J’ai aussi deux ou trois idées, dit Edmond, et l’une d’elles est que fort peu de chose de votre plan pour Thornton-Lacey sera mis en pratique. Je dois me trouver satisfait de moindres ornemens. Je crois que la maison peut être rendue agréable et avoir l’aspect d’une honorable résidence, sans aucune dépense considérable. Elle doit me suffire, et j’espère qu’il en sera de même pour toutes les personnes qui peuvent s’intéresser à moi. »

Miss Crawford, un peu piquée de certain son de voix et de certain regard qui avaient accompagné cette expression d’espérance, acheta une carte à William Price, à un taux exorbitant, et dit : « Je veux agir en femme courageuse ; la froide prudence ne me convient point ; je ne suis pas faite pour rester tranquille et ne rien faire. Si je perds la partie, ce ne sera pas faute d’avoir cherché à la gagner. »

Elle la gagna, mais en retirant moins d’argent qu’elle n’en avait déboursé. La conversation revint encore sur Thornton-Lacey.

« M. Edmond, dit miss Crawford, vous savez que Henri a de telles connaissances en fait d’embellissemens, que vous ne pouvez entreprendre de rien faire à Thornton-Lacey sans son assistance. Pensez seulement combien il a été utile à Sotherton ; pensez combien de grandes choses y ont été faites le jour que nous y allâmes avec lui, au mois d’août, pour parcourir le terrain et voir son génie prendre feu. Nous allâmes et revînmes le même jour, et on ne peut dire tout ce qui fut exécuté ! »

Les yeux de Fanny se tournèrent sur Crawford pendant un moment avec une expression plus que grave, et qui tenait même du reproche, mais elle les baissa promptement aussitôt que Crawford se tourna vers elle. Il répondit à sa sœur en secouant la tête : « Je ne puis dire que l’on ait fait beaucoup de choses à Sotherton. Le temps était très-chaud, nous courions tous les uns après les autres, et nous étions tous déroutés. » Et profitant d’un moment où l’on s’occupait d’autre chose, il ajouta à voix basse en s’adressant à Fanny : « Je serais très-fâché que l’on jugeât mes plans d’après le jour passé à Sotherton. Je vois les choses très-différemment à présent. Ne me jugez pas d’après ce que je paraissais être alors. »

Il passa de là à la description de Thornton-Lacey. Son projet, disait-il à sa belle voisine avec un air très-sérieux, était d’affermer lui-même la maison pour l’hiver suivant, afin d’avoir une demeure dans ce voisinage. Malgré toute la bonté de M. Grant, il était impossible que son équipage de chasse ne lui causât pas une gêne extrême. Mais son attachement pour le pays ne tenait pas seulement au plaisir de la chasse ; il voulait y posséder un petit asile où il pourrait passer tous les jours de fête de son année, en cultivant et rendant plus intime l’amitié de la famille du parc de Mansfield, qui augmentait de prix pour lui chaque jour… Sir Thomas entendit ces paroles, et n’en fut pas offensé. Elles étaient pleines de respect, et Fanny les écoutait avec tant de calme, de modestie et de froideur, qu’il n’avait rien à blâmer en elle. Elle parlait peu, approuvait par-ci par-là, et ne témoignait aucune disposition à regarder comme un compliment pour elle ce que Crawford lui disait de ses projets. Celui-ci remarquant que sir Thomas l’observait, s’adressa à lui sur le même sujet.

« J’ai besoin d’être votre voisin, sir Thomas, comme vous me l’avez peut-être entendu dire à miss Price. Puis-je espérer que vous y consentiez et que vous ne détourniez point votre fils de m’affermer sa maison ? »

Sir Thomas s’inclina avec politesse, et répondit : « C’est la seule manière dont je ne puisse désirer vous avoir pour voisin, monsieur ; j’espère et je crois qu’Edmond occupera lui-même sa maison à Thornton-Lacey. N’est-il pas vrai, Edmond ? »

« Certainement, répondit celui-ci ; je suis bien dans l’intention de résider à Thornton-Lacey. Mais Crawford, quoique je vous refuse comme locataire, venez chez moi comme un ami. Considérez la moitié de la maison comme à vous tous les hivers. Nous augmenterons les écuries d’après vos plans, et nous ferons tous les embellissemens que vous pourrez imaginer ce printemps. »

« Nous y perdrons, continua sir Thomas ; l’éloignement d’Edmond, quoique seulement à la distance de huit milles, sera une privation pour notre cercle de famille, mais j’aurais été très-mortifié que mon fils eût agi autrement. Une paroisse a des besoins qui ne peuvent être connus que par un ecclésiastique résident : Edmond aurait bien pu lire les prières et prêcher à Thornton, sans quitter Mansfield ; il aurait pu monter à cheval tous les dimanches, se rendre à un presbytère véritablement inhabité, et faire l’office divin : il aurait pu, en un mot, être le pasteur de Thornton-Lacey tous les sept jours pendant trois ou quatre heures si cela l’eût contenté, mais cela ne suffira point à Edmond ; il sait que la nature humaine a besoin de plus de leçons qu’un sermon hebdomadaire ne peut en renfermer, et que, s’il ne vit pas parmi ses paroissiens et ne se montre pas leur ami par ses soins constans, il fait très-peu de chose pour leur bonheur comme pour le sien.

M. Crawford s’inclina comme partageant cette opinion.

« Sir Thomas, dit Edmond, connaît les devoirs d’un ecclésiastique. Il faut espérer que son fils prouvera qu’il les connaît aussi. » Fanny, en écoutant cette conversation, songeait, les yeux baissés, comment elle pourrait s’habituer à ne point voir Edmond chaque jour ; elle n’avait jamais entendu parler avant ce moment que Thornton dût être si promptement et si complètement sa demeure. Miss Crawford, qui voyait détruire le tableau qu’elle s’était formée du futur Thornton, d’après la description que son frère en avait faite ; miss Crawford, qui fermait l’église et anéantissait l’ecclésiastique pour ne plus voir que la respectable, l’élégante, la temporaire résidence d’un homme d’une fortune indépendante, éprouvait contre sir Thomas un mécontentement prononcé, parce qu’il était le destructeur de tout cela ; elle n’osait cependant défendre un peu le plan qu’elle s’était formé, en jetant du ridicule sur la cause de sir Thomas.

Le jeu étant terminé, on se réunit autour de la cheminée en attendant le moment de se séparer. William et Fanny restèrent assis auprès de la table du jeu, causant amicalement. Henri Crawford tourna un peu sa chaise de leur côté et les observa en silence pendant quelques minutes, tandis que lui-même était observe par sir Thomas qui s’entretenait avec M. Grant.

« C’est ce soir l’assemblée, dit William ; si j’étais à Portsmouth, j’y assisterais peut-être. »

« Mais vous ne désirez pas être à Portsmouth, William ? »

« Non, Fanny, non. Je suis rassasié de Portsmouth et de la danse, quand je suis auprès de vous. Aimez-vous la danse, Fanny ?

« Oui, beaucoup ; mais je me fatigue promptement. »

« J’aimerais bien aller au bal avec vous et vous voir danser, Avez-vous été quelquefois au bal à Northampton ? Vous rappelez-vous comme nous sautions tous les deux, quand nous entendions l’orgue dans la rue ? Je suis un assez bon danseur, mais je suis certain que vous me surpassez. » Et se tournant vers sir Thomas qui se trouvait tout près d’eux : « Fanny n’est-elle pas une bonne danseuse, mon oncle ? »

Fanny fut toute effrayée d’une question si inattendue ; elle craignait que quelque grave reproche ou au moins l’expression de la plus froide indifférence ne vinssent affliger son frère. Mais sir Thomas parla d’une toute autre manière : « Je suis fâché, dit-il, de ne pouvoir répondre à cette question. Je n’ai jamais vu Fanny danser depuis son enfance ; mais je pense que nous trouverons mutuellement qu’elle s’en acquitte bien. Nous aurons peut-être sous peu l’occasion de le remarquer. »

« J’ai eu le plaisir de voir votre sœur danser, M. Price, dit Henri Crawford en s’approchant, et je crois pouvoir répondre à votre entière satisfaction à ce sujet ; mais (apercevant que Fanny était gênée par cette conversation) je crois qu’il faut remettre cela à un autre moment, car il y a ici une personne qui n’aime pas que l’on parle de miss Fanny. »

Il avait en effet vu danser Fanny une fois, et il était prêt à assurer qu’elle avait dans sa danse de la légèreté, de l’élégance et une grâce charmante ; mais, dans le fait, il ne pouvait se rappeler la manière dont elle dansait, parce qu’il n’y avait pris aucune attention.

Il passa toutefois pour un admirateur de la danse de Fanny, et sir Thomas, à qui cela ne déplaisait nullement, prolongea la conversation sur la danse en général, et se trouva tellement engagé dans une description des bals d’Antigoa, qu’il n’entendit pas annoncer que sa voiture l’attendait. Il en fut averti par le bruit que faisait madame Norris.

« Allons, Fanny ! Fanny ! venez donc ! Que faites-vous ? Ne voyez-vous pas que votre tante se retire ? Vite ! vite ! Je ne puis supporter de faire attendre le bon vieux Wilcox. Vous devriez toujours vous rappeler le cocher et les chevaux. Mon cher sir Thomas, nous avons décidé que la voiture reviendrait vous reprendre avec Edmond et William. »

Sir Thomas ne pouvait blâmer cet arrangement, puisque c’était lui-même qui l’avait fait. Madame Norris se persuadait avoir réglé tout cela elle-même.

Le dernier sentiment que Fanny éprouva dans cette visite, fut une contrariété ; le schall qu’Edmond prenait tranquillement des mains du domestique pour le placer sur les épaules de Fanny, fut saisi promptement par M. Crawford, et elle fut obligée de lui être redevable de cette attention.