Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 22-36).

CHAPITRE XXIX.

Le bal était fini ; le déjeûner finit bientôt aussi : le dernier baiser fut donné, et William partit. M. Crawford avait été exact. Le déjeûner avait été court et agréable.

Fanny resta seule dans le salon après le départ de William, attristée par cette séparation. C’était un jour de tristesse ; aussitôt après le second déjeûner, Edmond prit congé de sa famille pour une semaine, et monta à cheval pour se rendre à Peterborough. Il ne resta à Fanny des plaisirs de la veille que des souvenirs, dont elle ne pouvait s’entretenir avec personne. Sa tante Bertram avait si peu de curiosité, qu’elle ne se rappelait aucune circonstance du bal, et madame Norris était retournée chez elle avec les gelées qui s’étaient trouvées de trop, pour en nourrir, disait-elle, une fille malade.

La soirée fut aussi triste que le jour l’avait été. Sir Thomas était occupé d’une lecture, et lady Bertram voulut jouer aux cartes, parce qu’elle ne pouvait travailler. Fanny fit sa partie, et jusqu’à l’heure d’aller se mettre au lit, les seules paroles qui furent entendues dans le salon furent : « Cela fait trente-un… quatre en mains ; c’est à vous à donner les cartes, madame… Donnerai-je pour vous ? » Fanny réfléchissait sur la différence qui s’était opérée en vingt-quatre heures dans cet appartement et toute la maison. Le soir précédent tout avait été espérance, sourires, fracas, mouvement, éclat dans le salon et par-tout ; et dans ce moment il ne s’y trouvait que langueur et solitude.

Elle put penser à William le jour suivant avec moins de mélancolie ; et comme elle eut occasion de parler du bal avec madame Grant et miss Crawford avec tout le coloris de l’imagination qui est si nécessaire pour rappeler un bal évanoui, son esprit reprit sa situation ordinaire, et se conforma sans peine à la tranquillité de la semaine actuelle.

Le cercle s’était rétréci ; celui qui contribuait le plus à l’agrément des réunions des deux familles, Edmond, était parti. Mais il fallait apprendre à s’y soumettre ; il devait bientôt quitter Mansfield pour toujours. Fanny pensait, avec un sentiment de reconnaissance, qu’elle pouvait maintenant rester dans la même chambre que son oncle, entendre sa voix, recevoir ses questions, et même y répondre sans éprouver la timidité qu’elle ressentait autrefois.

« Nos deux jeunes gens nous manquent, » dit sir Thomas, le premier et le second jour, au petit cercle qui se formait après le dîner. Il se bornait d’abord, pour ne pas attrister davantage Fanny, à boire à leur bonne santé, mais il s’étendit ensuite sur ce qui les concernait. Il parlait de William avec intérêt, et de l’espoir qu’il avait de son avancement. « Nous pouvons penser, ajouta-t-il, qu’il pourra nous rendre visite assez fréquemment ; et quant à Edmond, il faut bien que nous nous fassions à son absence. Cet hiver est le dernier où il nous appartiendra. »

« Oui, dit lady Bertram ; mais je désirerais qu’il ne s’en allât pas. Tous nous quittent, je crois : je voudrais que nos enfans restassent avec nous. »

Ce désir que lady Bertram exprimait, s’adressait particulièrement à Julia, qui venait d’écrire pour demander la permission d’aller à Londres avec sa sœur ; et comme sir Thomas croyait devoir accorder cette permission, lady Bertram regrettait de voir le retour de Julia encore différé. Sir Thomas entra dans un long raisonnement pour faire approuver cet arrangement à sa femme. Lady Bertram y acquiesça avec calme, et dit tranquillement : « Oui. » Au bout d’un quart-d’heure de réflexion, elle rompit soudain le silence, en disant :

« Sir Thomas ! je réfléchissais. Je suis très-aise que nous ayons pris Fanny comme nous l’avons fait ; car maintenant que les autres sont absens, nous en ressentons l’agrément. »

Sir Thomas augmenta aussitôt ce compliment en ajoutant : « Cela est vrai. Nous montrons à Fanny la bonne opinion que nous avons d’elle en la louant en face ; elle est maintenant une très-agréable compagne. Si nous avons été tendres pour elle, elle est aujourd’hui tout à fait nécessaire pour nous. »

« Oui, dit lady Bertram, et il est agréable de penser que nous l’aurons toujours avec nous. »

Sir Thomas sourit, regarda sa nièce, et répondit ensuite gravement : « J’espère qu’elle ne nous quittera point, à moins qu’elle ne soit invitée d’aller dans quelque autre maison qui lui promît plus de bonheur qu’elle en trouve ici. »

« Et cela n’est pas vraisemblable, sir Thomas ! qui pourrait l’inviter ? Maria pourrait être bien aise de la voir de temps en temps à Sotherton, mais elle ne la demanderait pas pour y rester tout à fait, et je suis sûre qu’elle est mieux ici ; en outre, je ne puis me séparer d’elle. »

La semaine qui s’écoulait si paisiblement à la grande maison de Mansfield, avait un caractère différent au presbytère. Ce qui était tranquillité et agrément pour Fanny, était ennui et tourment pour miss Crawford : cela pouvait être attribué à la différence du caractère et des habitudes ; l’une si aisément satisfaite, l’autre si peu accoutumée aux contrariétés ; mais cela pouvait l’être encore plus à la différence des circonstances. Il y avait quelques points où leurs intérêts se trouvaient dans une opposition absolue. Pour Fanny, l’absence d’Edmond était réellement dans sa cause et dans son but, un soulagement. Pour miss Crawford, cette absence était pénible de toute façon. Elle sentait le manque de sa société chaque jour et presque à chaque heure. Elle le sentait vivement. Il n’y avait plus au presbytère qu’un triste trio confiné dans la maison, par la pluie ou par la neige, sans avoir rien à faire ni à espérer. Irritée contre Edmond de ce qu’il tenait à son plan et le suivait en dépit d’elle, son courroux avait été si vif qu’ils s’étaient quittés au bal presque fâchés : cependant elle ne pouvait s’empêcher de penser continuellement à lui, de réfléchir sur son mérite et sur son affection, et de soupirer après les réunions qui avaient eu lieu récemment. Elle trouvait que son absence était inutilement prolongée : elle pensait qu’il n’aurait dû quitter Mansfield que pour une semaine, puisqu’elle était voisine de son départ. Elle aurait voulu ne lui avoir pas parlé avec tant de chaleur dans leur dernière conversation ; elle craignait de s’être servi de quelques expressions de mépris en parlant du clergé : c’était d’un mauvais ton, c’était un tort ; elle désirait de tout son cœur qu’elle ne se fût point servie de ces expressions.

Son tourment ne finit point avec la semaine. Edmond écrivit à sa famille qu’il avait promis de rester avec son ami quelques jours de plus. Elle se repentit alors dix fois plus de ce qu’elle avait dit : et bientôt elle eut à combattre une émotion qui lui était nouvelle, celle de la jalousie. L’ami d’Edmond, M. Owen, avait des sœurs ; Edmond pouvait les trouver aimables. En outre la prolongation de son absence, au moment où elle avait annoncé devoir retourner à Londres, signifiait quelque chose qu’elle ne pouvait supporter. Si Henri revenait comme il devait le faire, elle pouvait quitter Mansfield sous trois ou quatre jours. IL lui devint indispensable d’aller trouver Fanny pour essayer de savoir quelque chose ; elle ne pouvait plus vivre dans une si triste solitude. Elle se mit donc en route pour Mansfield, malgré les difficultés du chemin, qu’une semaine auparavant elle aurait jugé être insurmontables.

La première demi-heure fut perdue, car Fanny et lady Bertram étaient ensemble. Enfin lady Bertram sortit de la chambre, et, presque immédiatement, miss Crawford dit avec une voix dont elle s’efforçait de cacher l’émotion : « Et comment trouvez-vous l’absence de votre cousin Edmond ? Comme la plus jeune personne de la maison, vous devez en souffrir davantage : cette absence prolongée ne vous surprend-elle pas ? »

« Je ne sais, dit Fanny en hésitant ; oui, je ne m’y étais pas tout à fait attendue. »

« Il restera peut-être encore plus long-temps qu’il ne le dit. Tous les jeunes gens agissent ainsi. »

« Lorsqu’il a été voir M. Owen précédemment, il n’a pas prolongé son séjour auprès de lui »

« Il trouve peut-être la maison plus agréable maintenant ? C’est un très-aimable homme par lui-même, et je ne puis m’empêcher d’être fâchée de ne le point revoir avant mon départ pour Londres. J’attends Henri chaque jour, et, aussitôt qu’il sera arrivé, il n’y aura rien qui me retiendra à Mansfield : j’aurais aimé à revoir Edmond, je l’avoue ; mais je vous prie de vous charger de mes complimens pour lui. Ne trouvez-vous pas, miss Price, qu’il manque un mot dans notre langue pour exprimer ce qui est entre la politesse et l’affection, et pour dépeindre la connaissance amicale que nous avons eue ensemble depuis tant de mois ? mais les complimens suffiront ici. Sa lettre était-elle longue ? »

« Je n’en ai entendu qu’une partie ; elle était adressée à mon oncle, mais je crois qu’elle était fort courte. Il disait que son ami l’avait pressé de rester quelques jours de plus, et qu’il y avait consenti. »

« S’il a écrit à sir Thomas, il n’est pas surprenant qu’il ait été laconique. Il serait entré dans plus de détails s’il vous avait écrit ; il vous aurait envoyé une description des individus. Combien y a-t-il de demoiselles Owen ? »

« Il y en a trois, et toutes grandes. »

« Sont-elles musiciennes ? »

« Je n’en sais rien ; je n’en ai jamais entendu parler. »

« Je suppose que vous entendissiez dire qu’une des demoiselles Owen s’établit à Thornton-Lacey, comment trouveriez-vous cela ? Des choses plus surprenantes sont arrivées. J’oserais penser que l’on y songe ; et la famille Owen aurait raison, car ce serait un établissement bien convenable ; je ne m’en étonnerais ni ne le blâmerais. Le père est un homme d’église, le frère est un homme d’église, et ce sont tous des gens d’église. Edmond est leur propriété légitime. Vous ne dites rien, Fanny ? miss Price, vous ne parlez pas ; ne vous attendez-vous pas à cela plutôt qu’à autre chose ? »

« Non, dit Fanny vivement ; je ne m’attends nullement à cela. »

« Nullement ! répéta avec empressement miss Crawford ; je m’en étonne ; mais peut-être pensez-vous qu’il ne veut point se marier… du moins actuellement ? »

« Non, je ne le pense pas, dit Fanny doucement, espérant qu’elle ne se trompait point. »

Miss Crawford la regarda d’un air pénétrant, dit seulement : « Il est mieux comme il est, » et changea de conversation.