Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 48-63).

CHAPITRE XVIII.

Tout prit alors une marche régulière ; le théâtre, les acteurs, les actrices, les habillemens, tout se perfectionna ; mais, quoiqu’il ne survînt aucun autre grand obstacle, Fanny reconnut, au bout de quelques jours, que l’unanimité ne continuait pas à avoir lieu, et que chacun commençait à éprouver des vexations. Edmond avait sur-tout plus d’un sujet de mécontentement. Un peintre vint de la ville pour les décorations, et se mit à l’ouvrage en accroissant beaucoup la dépense, et, ce qui était plus fâcheux, en donnant de l’éclat à leur projet. Thomas, au lieu de restreindre le nombre des spectateurs, invitait à la représentation toutes les familles qu’il avait occasion de voir. Il commençait lui-même à s’impatienter de la lenteur du peintre. Il avait appris son rôle, ou plutôt ses rôles ; car il s’était chargé de tous ceux qui n’avaient point d’importance dans la pièce, et qui ne paraissaient point avec le Sommelier. Il ne pouvait s’empêcher d’en remarquer l’insignifiance, et il était près de regretter que quelqu’autre pièce n’eût pas été choisie.

Fanny, qui était toujours un auditeur très-bénévole, et qui souvent était la seule personne qui écoutât, devint la confidente de plus d’un acteur. Elle sut que l’on trouvait, en général, que M. Yates criait horriblement ; que M. Yates était humilié par le jeu d’Henri Crawford ; que Thomas Bertram parlait si vite que l’on ne pourrait l’entendre ; que madame Grant dérangeait tout par ses éclats de rire, et que l’on ne pourrait tirer parti de M. Rushworth, qui avait besoin du souffleur à chaque mot. Elle sut aussi que le pauvre M. Rushworth trouvait rarement quelqu’un qui voulût répéter son rôle avec lui. Maria l’évitait si soigneusement, et répétait si souvent sa première scène avec M. Crawford, que Fanny s’attendait à entendre bientôt M. Rushworth former d’autres plaintes.

Fanny espérait trouver du plaisir à voir la représentation, autant que n’importe quelle autre personne de Mansfield. Henri Crawford jouait bien, et Fanny se glissa avec grand plaisir dans la salle du théâtre, pour entendre la répétition du premier acte, malgré quelques reproches qu’elle trouvait à faire à quelques versets de Maria. Celle-ci jouait bien aussi, peut-être trop bien. Après que cette répétition eut eu lieu deux ou trois fois, Fanny devint la seule personne assistante ; et quelquefois, comme redressant la mémoire de l’acteur, quelquefois comme spectatrice, elle se rendit très-utile. Dans son opinion, M. Crawford jouait considérablement mieux que tous les autres. Il avait plus de hardiesse qu’Edmond, plus de jugement que Thomas, plus de talent et plus de goût que M. Yates. Hors de la scène, M. Crawford ne lui plaisait pas ; mais sur la scène, elle ne pouvait méconnaître son talent, et ce sentiment était généralement partagé par les autres personnes de la société. Cette supériorité de M. Crawford réveilla l’ancienne jalousie de M. Rushworth ; et Maria, qui espérait toujours davantage captiver le premier, ne prenait aucune peine pour la calmer. M. Rushworth eut encore plus de difficultés à apprendre ses quarante-deux versets. Fanny lui donnait tous les secours qui étaient à sa disposition ; elle essayait de lui créer une mémoire factice, elle apprenait son rôle pour lui ; mais tout cela ne l’avançait pas beaucoup plus. Fanny était utile à tous, et peut-être avait plus de tranquillité qu’aucun d’eux.

Il y avait beaucoup de travail d’aiguille dans lequel son assistance n’était pas moins, utile. « Allons, venez, Fanny, s’écriait madame Norris ; voilà de beaux momens pour vous ! Mais vous ne devez pas passer tout votre temps à aller d’une chambre dans l’autre. J’ai besoin de vous ici. Vous vous conduisez mieux, je puis vous le dire ; mais si personne n’avait plus d’activité que vous, nous n’irions pas très-vite. »

Fanny se mettait à l’ouvrage sans entreprendre de dire rien pour sa défense ; mais sa tante Bertram, plus bienveillante, la justifiait.

« On ne doit pas s’étonner, ma sœur, disait-elle, que Fanny s’amuse ; tout cela est neuf pour elle. Vous savez que vous et moi, nous aimions aussi beaucoup à voir une représentation ; j’ai encore ce goût-là, et aussitôt que j’aurai un peu de loisir, je veux assister à leur répétition. Quelle est la pièce, Fanny ? vous ne m’en avez jamais parlé. »

« Ma sœur, dit madame Norris, ne lui faites pas de questions en ce moment. Fanny ne peut pas parler et travailler à la fois. La pièce s’appelle les Vœux d’un amant. »

« Je crois, dit Fanny à sa tante Bertram, que l’on répétera trois actes demain au soir, et vous pourrez voir tous les acteurs à la fois. »

« Vous ferez mieux d’attendre jusqu’à ce que le rideau soit placé, dit madame Norris, en interrompant Fanny. Il sera prêt sous deux jours. Une pièce sans rideau ne signifie pas grand’chose. »

Lady Bertram parut se résigner à attendre. Fanny se mit à songer au lendemain. Si les trois actes étaient répétés, Edmond et miss Crawford joueraient ensemble pour la première fois. Il y avait dans le troisième acte une scène entr’eux qui intéressait Fanny particulièrement. C’était une scène d’amour dans laquelle Edmond peignait un mariage d’inclination, et miss Crawford faisait, quelques lignes après, une déclaration d’amour. Fanny ne croyait pas qu’ils eussent encore répété cette scène tous les deux.

Le matin du lendemain vint, et Fanny travailla jusqu’à midi sous l’inspection de sa tante. Mais à midi, elle s’échappa, et gagna la chambre de l’Est avec son ouvrage. En passant par le vestibule, elle aperçut les deux dames du presbytère qui venaient au château ; mais cela ne changea point son désir de jouir de sa retraite ; et pendant un quart-d’heure elle y travailla sans être troublée ; tout à coup quelqu’un frappa doucement à la porte, et miss Crawford parut.

« Oui, je ne me trompe point, c’est la chambre de l’Est. Ma chère miss Price, je vous demande pardon ; je suis venue vers vous pour demander votre assistance. »

Fanny, toute surprise, fit du mieux possible les honneurs de sa chambre, et parut regretter de n’avoir point de feu.

« Je vous remercie, dit miss Crawford ; je n’ai nullement froid. Permettez-moi de rester ici un moment, et de vous demander d’avoir la bonté d’entendre mon troisième acte. J’ai mon livre, et si vous voulez répéter mon rôle avec moi, je vous serai bien obligée. Je suis venue ce matin dans l’intention de répéter avec Edmond, avant la grande répétition de ce soir ; mais je ne l’ai pas rencontré, et je ne suis pas fâchée de me remettre un peu, car il y a vraiment dans mon rôle un ou deux versets… Aurez-vous la bonté de consentir à ce que je vous demande ? »

Fanny répondit avec politesse, quoiqu’elle ne pût le faire avec une voix assurée.

Miss Crawford ouvrit son livre, disposa quelques chaises, et, avec l’aide de Fanny, commença à répéter son rôle. Elles avaient à peine récité une demi-scène, quand on frappa de nouveau à la porte ; c’était Edmond. La surprise et le plaisir se peignirent sur le visage des trois personnes qui se rencontraient ainsi dans la chambre de l’Est. Edmond avait aussi son livre, et venait chercher l’assistance de Fanny, sans se douter que miss Crawford fût à Mansfield. Leur joie, leur gaîté, en se rencontrant ainsi avec le même dessein, furent extrêmement vives, et ils se réunirent pour vanter la complaisance de Fanny.

Celle-ci ne pouvait éprouver leur allégresse ; ses esprits étaient abattus en contemplant leur satisfaction mutuelle. Edmond demandait avec instance à répéter son rôle avec miss Crawford, et celle-ci ne put long-temps s’y refuser. Fanny fut investie de l’office de juge et de critique ; mais elle ne put remplir que celui de redresser leur mémoire ; et plus d’une page fut passée par elle, tandis qu’en observant les deux acteurs elle s’oubliait elle-même. Agitée par le feu qu’Edmond mettait dans sa déclamation, elle se trouva une fois avoir fermé le livre au moment même où Edmond avait besoin d’être repris. Cela fut attribué à la fatigue. Elle fut remerciée, et on compâtit à la peine qu’elle avait prise ; mais elle méritait leur compassion beaucoup plus qu’ils ne pouvaient le soupçonner. Enfin, la répétition était finie, et Fanny fut obligée d’ajouter ses éloges aux complimens qu’Edmond et miss Crawford se faisaient mutuellement.

La première répétition des trois premiers actes devait avoir lieu positivement dans la soirée. Madame Grant, miss Crawford et Henri Crawford furent invités à venir aussitôt qu’ils le pourraient après dîner ; et chacun des acteurs attendit le moment désiré avec impatience. Une gaîté générale était répandue dans le château. Thomas jouissait du plaisir de voir l’entreprise marcher vers son but. Edmond était animé par la répétition qui avait eu lieu le matin, et toutes les petites contrariétés semblaient avoir disparu. Tous étaient alertes et impatiens. Les dames se levèrent promptement de table ; les acteurs les suivirent ; et, à l’exception de lady Bertram, de madame Norris et de Julia, chacun fut rendu de bonne heure dans la salle du théâtre. On alluma le lustre, et l’on n’attendit que madame Grant et les Crawford pour commencer.

Henri Crawford et sa sœur ne se firent point attendre, mais madame Grant ne vint point. Le docteur Grant s’était trouvé incommodé, et n’avait pu se passer de sa femme.

L’absence de madame Grant était une contrariété qui menaçait de détruire tous les plaisirs du soir. Thomas, comme fermier, était désespéré. Après un moment de perplexité, quelques regards se tournèrent sur Fanny, et une ou deux voix dirent : « Si miss Price voulait avoir la bonté de lire le rôle ? » Elle fut aussitôt entourée de supplications ; Edmond lui-même dit : « Fanny, consentez-y, si cela ne vous est pas absolument désagréable. » Mais Fanny voulait encore s’y refuser. « Vous n’avez seulement qu’à lire le rôle, » dit Henri Crawford avec instance.

« Et je crois qu’elle peut le réciter sans en manquer un mot, dit Maria ; car elle a repris l’autre jour madame Grant en vingt endroits. Fanny, je suis sûre que vous savez le rôle. »

Fanny ne put nier qu’elle le savait ? et, comme tous persévéraient dans leurs instances ; comme Edmond renouvelait son désir qu’elle se rendît aux vœux des personnes qui l’entouraient, avec un regard qui annonçait qu’il comptait sur sa complaisance, elle consentit à ce qu’on lui demandait, et dit qu’elle ferait de son mieux. Chacun fut satisfait, et Fanny éprouva une vive palpitation, tandis que les autres s’apprêtèrent à débuter.

La répétition commença enfin, et les acteurs, trop occupés de la pièce pour faire attention à tout autre bruit dans l’appartement voisin, s’avançaient avec succès dans la représentation ; quand la porte de la salle du théâtre s’ouvrit subitement, et Julia paraissant avec une figure toute épouvantée, s’écria : « Mon père est arrivé ! Il est en ce moment dans le vestibule. »