Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome III et IVp. 167-189).

CHAPITRE XLVIII.

Que d’autres plumes que la mienne se complaisent à peindre le crime et la désolation ! Je quitte ces sujets odieux, aussi promptement que je le puis.

Ma Fanny se trouvait enfin heureuse, en dépit de toute autre chose. Il y avait pour elle des sujets de bonheur qui la forçaient de le connaître, malgré l’intérêt qu’elle prenait aux peines des personnes qui l’entouraient. Elle était revenue au parc de Mansfield, elle y était utile, elle y était aimée ; elle était dégagée des poursuites de M. Crawford ; et lorsque sir Thomas revint, elle reçut de lui toutes les preuves qu’il pouvait lui donner dans la triste situation d’esprit où il se trouvait, de son entière approbation et de l’accroissement de son estime pour elle. Et ce qui ajoutait sur-tout à son bonheur, c’était qu’Edmond n’était plus la dupe de miss Crawford.

À la vérité, Edmond était loin d’être heureux. Il s’affligeait de ce qui avait eu lieu, et soupirait pour ce qui ne pouvait plus être ; Fanny savait quelle était sa situation d’esprit, et en était chagrine ; mais c’était un chagrin tellement en harmonie avec ses plus doux sentimens, qu’il pouvait équivaloir à la gaîté.

Sir Thomas fut le plus long-temps profondément affligé, parce qu’il reconnaissait les fautes qu’il avait faites comme père. Il sentait qu’il n’aurait point dû marier sa fille à M. Rushworth, que les sentimens de Maria lui avaient été suffisamment connus pour qu’il n’eût point dû effectuer cette union, et qu’en agissant ainsi, il s’était laissé guider par des motifs personnels et une sagesse mondaine. Ces réflexions demandaient du temps pour que leur amertume fût adoucie. Mais le temps peut tout faire, et quoiqu’il résultât peu de consolation pour sir Thomas à l’égard de madame Rushworth, il en recevait plus qu’il ne l’avait supposé de la part de ses autres enfans. Le mariage de Julia devint une affaire moins fâcheuse qu’il ne l’avait paru d’abord. Elle était soumise, et demandait qu’on lui pardonnât. M. Yates, qui désirait être reçu dans la famille, paraissait disposé à se laisser guider par sir Thomas. Sa situation était plus avantageuse qu’on ne l’avait pensé, et ses dettes étaient moins considérables qu’on ne l’avait craint. Thomas donnait aussi de la consolation à son père. Sa santé s’était rétablie graduellement sans qu’il eût repris ses anciennes habitudes. Il était beaucoup plus raisonnable qu’avant sa maladie. Il avait souffert, et il avait appris à penser, deux avantages qu’il avait ignorés jusqu’alors. La conduite de sa sœur, à laquelle il se reprochait d’avoir eu quelque part, par l’intimité qui était résulté de son désir d’avoir un théâtre à Mansfield, avait fait une impression profonde sur son esprit, et les plus heureux effets en furent la suite. Il devint ce qu’il devait être, utile à son père, et ne vivant plus pour lui seul.

Ce fut là une véritable consolation pour sir Thomas, et Edmond contribua à son tour à soulager l’affliction de son père en reprenant sa sérénité. Après avoir erré sous les ombrages du parc avec Fanny pendant tout l’été, son esprit avait tellement repris sa tranquillité, qu’il se montrait de nouveau assez joyeux.

Quoique ces circonstances contribuassent puissamment à relever le courage de sir Thomas, il ne pouvait cependant bannir les reproches qu’il se faisait, des erreurs qu’il avait commises dans l’éducation de ses filles.

Il reconnaissait trop tard combien le traitement entièrement opposé que Maria et Julia avaient éprouvé, avait été peu favorable à leur caractère. L’indulgence et la flatterie de leur tante Norris, avait continuellement été en contraste avec sa propre sévérité. Il regrettait qu’avec tous les frais d’une éducation dispendieuse, ses filles n’eussent jamais été instruites de leurs premiers devoirs.

La hauteur et l’emportement de madame Rushworth se manifestèrent entièrement dans leur dernier triste résultat. On ne put lui persuader de quitter M. Crawford : elle espérait qu’il l’épouserait, et elle resta avec lui jusqu’à ce qu’enfin elle fût obligée d’être convaincue que cette espérance était vaine, et jusqu’à ce que le dépit qu’elle en conçut, changeant ses sentimens en aversion, l’un et l’autre se tourmentèrent mutuellement, et finirent par se séparer volontairement.

Madame Rushworth avait existé dans la compagnie de M. Crawford, pour l’entendre lui reprocher d’être la cause de la destruction du bonheur dont il aurait joui avec Fanny ; elle n’emporta d’autre consolation en le quittant, que la satisfaction de les avoir séparés.

M. Rushworth ne fit aucune difficulté à ce que son divorce fût prononcé, et ainsi finit un mariage qui ne pouvait avoir une autre issue. Maria avait méprisé M. Rushworth et aimait M. Crawford ; et M. Rushworth l’avait épousée, quoiqu’il soupçonnât beaucoup que ces deux sentimens existaient dans le cœur de sa femme. Sa punition suivit la folie de sa conduite.

Le séjour que devait habiter madame Rushworth, devint le sujet d’une importante et solennelle consultation. Madame Norris, dont l’attachement semblait augmenter en raison des fautes de sa nièce, voulait qu’elle fût reçue à Mansfield. Sir Thomas s’y opposa formellement. Il déclara qu’il la protégerait comme sa fille, espérant qu’elle se repentirait, et lui donnerait toute l’assistance que leurs rapports de famille exigeaient, mais qu’il n’irait pas plus loin. Maria, dit-il, avait détruit sa propre réputation, et il ne voulait pas essayer de réparer ce qui ne pouvait être réparé.

Le résultat de la consultation fut que madame Norris se décida à quitter Mansfield, pour aller se dévouer à Maria, et vivre avec elle dans une autre province éloignée où, voyant peu de société, et n’ayant d’un côté aucune affection, et de l’autre aucun jugement, elles se punirent mutuellement par leurs propres caractères.

L’éloignement de madame Norris de Mansfield, fut un des plus grands soulagemens de la vie de sir Thomas. Sa bonne opinion à son égard avait toujours graduellement diminué depuis son retour d’Antigoa. Dans leurs rapports journaliers, elle avait toujours perdu davantage dans son estime ; et il avait fini par la considérer comme un mal d’autant plus tourmentant, qu’il n’avait aucun espoir d’en être débarrassé de toute sa vie. Il était si satisfait de son départ, qu’il craignait de se féliciter du malheur auquel il devait un si grand bien.

Elle ne fut regrettée de personne à Mansfield. Elle n’avait pu se faire aimer de ceux mêmes qu’elle aimait davantage ; et depuis la fuite de madame Rushworth, son caractère avait été dans un tel état d’irritation, que tous les habitans de Mansfield la regardaient comme un fléau. Fanny elle-même ne put donner une larme à sa tante Norris, même quand elle fut partie pour toujours.

Julia, moins flattée, moins caressée par sa tante Norris que Maria, avait dû à cette différence de s’être un peu mieux conduite que sa sœur. Elle s’était habituée à penser qu’elle était un peu inférieure à Maria, en beauté et en agrémens. Elle avait mieux supporté qu’elle la contrariété de l’indifférence de Henri Crawford ; et elle commençait à ne plus penser à lui, lorsqu’il avait renouvelé ses visites à Londres, chez M. Rushworth. Julia eut la prudence de choisir ce moment pour aller voir d’autres amis, afin d’échapper au danger de s’attacher de nouveau à M. Crawford. M. Yates n’était entré pour rien dans sa résolution. Elle avait reçu ses attentions pendant quelque temps, mais avec peu d’idée de l’accepter pour époux, et M. Yates n’aurait probablement point réussi à faire ce mariage, si Julia, après la conduite de sa sœur, n’avait été tellement effrayée de la sévérité de sir Thomas, et de la contrainte dans laquelle elle présumait devoir vivre dans la maison paternelle, qu’elle avait regardé son union avec M. Yates comme la seule mesure à adopter. La faute de Maria avait causé la folie de Julia.

Henri Crawford, perverti par une indépendance précoce, et de mauvais exemples domestiques, se livra trop long-temps aux prestiges d’une froide vanité. Une fois il avait trouvé la route du bonheur. S’il se fût borné à vouloir conquérir l’affection d’une femme aimable et à gagner l’estime et la tendresse de Fanny Price, il aurait eu tout espoir de succès et de félicité. S’il eût persévéré dans sa bonne conduite et dans ses louables sentimens, Fanny aurait été sa récompense, et une récompense volontairement accordée, après qu’Edmond aurait eu épousé Marie.

S’il avait agi comme il voulait le faire et comme il sentait qu’il le devait, en allant à Everingham aussitôt son retour de Portsmouth, il aurait décidé son heureux sort. Mais il fut sollicité de rester au bal de madame Fraser. Il devait y rencontrer madame Rushworth. La curiosité et la vanité rengagèrent à y assister. Il vit madame Rushworth, et en fut accueilli avec une froideur qui piqua son amour-propre. Il ne put supporter d’être repoussé par une femme sur le visage de laquelle il avait fait naître le sourire à sa volonté. Il voulut que madame Rushworth fût encore pour lui Maria Bertram.

Il commença son attaque, et, par une vive persévérance, il eut bientôt rétabli l’espèce de rapports de familiarité, de galanterie, de coquetterie auxquels il bornait ses prétentions. Mais il avait inspiré à madame Rushworth des sentimens plus vifs qu’il ne l’avait supposé. Elle l’aimait. Il fut dupe de sa propre vanité. Avec peu d’amour pour Maria, et sans aucune inconstance d’esprit à l’égard de Fanny, il se trouva entraîné, par l’imprudence de la première, à fuir avec elle, parce qu’il ne pouvait faire autrement. Il regretta Fanny dans ce moment-là même et la regretta encore bien plus vivement quand le fracas de cette intrigue fut passé, et qu’il eut appris, au bout de peu de mois, à apprécier le contraste qu’il y avait entre Maria et le caractère doux, la pureté d’esprit et l’excellence des principes de Fanny. Il ne put jamais se consoler d’avoir troublé la paix d’une famille respectable, d’avoir perdu l’ami le plus estimable qu’il eût connu, et la femme qu’il avait aimée avec le plus de raison et de passion.

M. et Mme Grant, après l’évènement qui avait brouillé les deux familles, ne pouvaient plus désirer d’habiter le presbytère de Mansfield. Ils le quittèrent pour Westminster, où M. Grant vint occuper une place. Madame Grant eut encore une maison à offrir à Marie Crawford, qui, au bout de six mois, dégoûtée de la vanité et de l’ambition de ses propres amis, eut besoin de recourir à la tendre amitié de sa sœur. Elles vécurent ensemble, et Marie, malgré ses charmes et ses 20 000 livres sterling, fut long-temps sans trouver quelqu’un dont le caractère et les manières pussent lui donner l’espérance du bonheur domestique, tel qu’elle avait appris à l’estimer à Mansfield, et qui fût capable de bannir Edmond Bertram de sa pensée.

Edmond était bien plus heureux qu’elle. Il lui était facile de trouver un objet digne de succéder à son affection pour miss Crawford. À peine avait-il observé à Fanny combien il était impossible pour lui de rencontrer jamais une femme pareille, qu’il fut frappé de l’idée qu’une femme d’un autre caractère lui conviendrait peut-être beaucoup mieux, et qu’il se demanda bientôt si Fanny ne lui devenait pas aussi chère, aussi attrayante que miss Crawford, et s’il n’était pas possible qu’il lui persuadât de changer leur amitié fraternelle en tendresse conjugale.

Cette agréable métamorphose eut lieu à l’époque précise où il était convenable qu’elle se fit. Edmond cessa de penser à miss Crawford, et devint aussi empressé d’épouser Fanny, que celle-ci pouvait le désirer. Elle lui était chère à tant de titres, qu’il n’y avait rien de plus naturel que ce changement. Il avait été son guide, son protecteur ; son esprit s’était formé par ses soins. Son doux regard lui avait bientôt paru préférable aux yeux brillans de miss Crawford ; et toujours avec elle, toujours lui parlant en confidence, et lui racontant ses chagrins, il n’avait pu tarder à reconnaître la supériorité d’un regard si doux.

Dès qu’il eut décidé d’adopter cette route de son bonheur, il ne vit aucun motif du côté de la prudence pour l’arrêter. Toutes les qualités se trouvaient réunies dans Fanny pour le déterminer à former cette union. Au milieu même de sa passion pour miss Crawford, il avait reconnu la supériorité du jugement de Fanny. Quelle opinion ne devait-il pas en avoir, lorsqu’il eut repris toute sa raison ? Il se livra donc avec ardeur à la poursuite du bonheur qu’il ambitionnait, et il était impossible qu’il ne reçût pas bientôt des encouragemens de la part de Fanny. Timide et craintive, telle qu’elle l’était, elle hésita à croire pendant quelque temps à la réalité des vœux d’Edmond ; mais elle finit cependant par lui faire connaître la douce et surprenante vérité. Le bonheur d’Edmond, en apprenant qu’il était aimé depuis si long-temps par un cœur aussi pur, ne peut s’exprimer. Aucune description ne pourrait le rendre, non plus que les sentimens d’une jeune femme qui reçoit l’assurance d’un amour qu’elle n’avait jamais osé se flatter d’inspirer.

Fanny et Edmond s’étant assurés de leur affection mutuelle, il ne leur restait aucune difficulté de fortune ou de famille à vaincre. Leur mariage avait été un des vœux de sir Thomas. Tout à fait dégoûté des liaisons ambitieuses et mercenaires, il appréciait chaque jour davantage le mérite des bons principes et du caractère, et il avait vu avec satisfaction qu’Edmond et Fanny trouvaient dans l’un l’autre leur consolation des évènemens survenus dans la famille. Le consentement joyeux qu’il donna à la demande d’Edmond, sa persuasion de faire une grande acquisition en nommant Fanny sa fille, formèrent un contraste avec ses opinions précédentes, quand la venue de la pauvre petite Fanny à Mansfield avait été proposée pour la première fois. Le temps produit toujours de ces contrastes dans les plans et les décisions des hommes, pour leur propre instruction.

Fanny était précisément la fille dont sir Thomas avait besoin. Il aurait pu rendre son enfance plus heureuse ; mais ce n’avait été qu’une erreur de jugement qui lui avait donné une apparence de rudesse à l’égard de Fanny, et qui l’avait privé de sa première tendresse. Leur attachement mutuel acquit chaque jour plus de force en se connaissant mieux. Après que sir Thomas l’eut établie à Thornton-Lacey, comme épouse d’Edmond avec toutes les attentions les plus bienveillantes, son objet, chaque jour, était de l’y aller voir, ou de la recevoir à Mansfield.

Lady Bertram n’aurait pu consentir à se séparer de Fanny qui lui était si nécessaire, si Susanne ne fût restée pour occuper sa place. Susanne devint la nièce stationnaire, et en fut enchantée. Son esprit prompt, son inclination à être utile, et sa reconnaissance, la rendaient on ne peut plus propre à succéder à Fanny ; et après que celle-ci eut cessé d’être auprès de lady Bertram, Susanne devint graduellement, par son utilité auprès de sa tante, peut-être la plus aimée des deux sœurs. Les attentions soutenues de Susanne, l’excellence de Fanny, la continuation de la bonne conduite de William et sa bonne réputation toujours croissante ; la réussite des autres membres de la famille Price, s’aidant mutuellement les uns les autres, et faisant honneur à la protection de sir Thomas, furent pour celui-ci autant de sujets de s’applaudir de ce qu’il avait fait pour la famille Price, et de reconnaître les avantages d’une éducation sévère, et de la persuasion d’être né pour lutter contre les contrariétés.

Edmond et Fanny, avec un véritable mérite et un véritable amour, jouissaient de tout le bonheur que l’on peut connaître sur la terre. Également formés pour la vie domestique, et attachés aux plaisirs des champs, leur demeure était celle de l’affection et de l’agrément ; et pour compléter leur félicité, l’acquisition du presbytère de Mansfield après la mort du docteur Grant, eut lieu pour eux, après qu’ils eurent été assez long-temps époux pour désirer une augmentation de revenu, et d’être moins éloignés de la maison paternelle.

Il se rendirent à cette occasion à Mansfield, pour en habiter le presbytère, que Fanny n’avait jamais regardé avec plaisir, en se rappelant ses précédens possesseurs ; mais dès-lors il acquit à son cœur et à ses yeux tout le prix et toute la perfection qu’elle trouvait depuis long-temps aux différens objets qui entouraient le presbytère du parc de Mansfield.


FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME.