Le Pape/Un champ de bataille

Le PapeOllendorfŒuvres complètes, tome 29 (p. 42-46).


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UN CHAMP DE BATAILLE
DEUX ARMÉES EN PRÉSENCE
LE PAPE


J’ai peur. Je sens ici comme une âme terrible.
L’homme est la flèche, ô cieux profonds, l’homme est la cible !
Mais quel est donc le bras qui tend cet arc affreux ?
Pourquoi ces hommes-ci s’égorgent-ils entr’eux ?
Quoi ! peuple contre peuple ! ô nations trompées !

(S’avançant entre les deux armées.)

De quel droit avez-vous les mains pleines d’épées ?
Que faites-vous ici ? Qu’est-ce que ces pavois ?
Que veulent ces canons ? Hommes que j’entrevois,
Dans l’assourdissement des trompettes farouches,
Plus forts que des lions et plus vains que des mouches,
Pour le plaisir de qui vous exterminez-vous ?
Tous n’avez qu’un seul droit, c’est de vous aimer tous.
Dieu vous ordonne d’être ensemble sur la terre.
Dieu, sous sa douce loi, cache un devoir austère ;
Comme à l’érable, au chêne, à l’orme, au peuplier,
Il vous a dit de croître et de multiplier.
Aimez-vous. Les palais doivent la paix aux chaumes.
Ô rois, des deux côtés vous voyez des royaumes,
Des fleuves, des cités, la terre à partager,
Des droits pareils aux loups cherchant à se manger,
Des trônes se gênant, les clairons, les chimères,
La gloire ; et moi je vois dés deux côtés des mères.
Je vois des deux côtés des cœurs désespérés.
Je vois l’écrasement des sillons et des prés,

La lumière à des yeux pleins d’aurore ravie,
Le deuil, l’ombre, et la fuite affreuse de la vie.
Je vois les nations que la mort joue aux dés.
Mais qui donc êtes-vous, hommes qui m’entendez ?
Quoi ! vous êtes le nombre et vous êtes la force !
Vous êtes la racine et la tige et l’écorce,
Le feuillage et le fruit de l’arbre universel ;
Le désert et le sable, et la mer et le sel
Sont à vous ; vous avez toutes les étendues ;
Si vous voulez planer, vos ailes éperdues,
Hommes, ont l’infini pour s’y précipiter ;
Vous pouvez rayonner, adorer, enfanter ;
Les astres et les vents vous donnent des exemples,
Les vents pour vos essors, les astres pour vos temples ;
Vous êtes l’ouvrier qui tient tout dans sa main ;
Vous êtes le géant de Dieu, le genre humain ;
Et vous aboutissez à de vils chocs d’armées !
Et le titan se fait le forçat des pygmées !
Vous êtes cela, peuple, et vous faites ceci !
Mais alors l’impossible existe ! Oui, c’est ainsi !
C’est parce que deux rois, deux spectres, deux vampires,
Parce que deux néants s’arrachent deux empires,
Parce que l’un, ce jeune, et l’autre, ce vieillard,
Semblent grands à travers on ne sait quel brouillard,
Étant, le jeune, un fou, le vieux, un imbécile,
C’est parce qu’un vain sceptre entre leurs mains oscille
À tous les tremblements du vice et de l’erreur,
C’est parce que ces deux atomes en fureur
S’insultent, qu’on entend, ô triste foule humaine,
Ô peuples, sans savoir pourquoi, dans cette plaine
Votre stupidité formidable rugir !
Vous êtes des pantins que des fils font agir ;
On vous met dans la main une lame pointue,
Vous ne connaissez pas celui pour qui l’on tue,
Vous ne connaissez pas celui que vous tuerez.
Est-ce vous qui tuerez ? est-ce vous qui mourrez ?
Vous l’ignorez. Demain, la mort ouvrant son aile,

Vous entrerez dans l’ombre en foule, pêle-mêle,
Sans que vous puissiez dire au sépulcre pourquoi.
Oui, du moment que c’est décrété par un roi,
Par un czar, un porteur quelconque de couronne,
Sans rien comprendre au bruit menteur qui l’environne,
À tâtons, sans Savoir si l’on est un bandit,
On n’écoute plus rien ; battez, tambours, c’est dit ;
Vite, il faut qu’on se heurte, il faut qu’on se rencontre,
Qu’un aveugle soit pour parce qu’un sourd est contre !
Vous mourez pour vos rois. Eux, ils ne sont pas là.
Et vous avez quitté vos femmes pour cela !
Vous jeunes, vous nombreux et forts, malgré leurs larmes,
Vous vous êtes laissés pousser par des gendarmes
Aux casernes ainsi qu’un troupeau par des chiens !
En guerre ! allez, Prussiens ! allez, Autrichiens !
Ici la schlague, et là le knout. Lauriers, victoire.
À grands coups de bâton on vous mène à la gloire.
Vous donnez votre force inepte à vos bourreaux
Les rois, comme en avant du chiffre les zéros.
Marchez, frappez, tuez et mourez, bêtes brutes !
Et vos maîtres, pendant vos exécrables luttes,
Boivent, mangent, sont gais et hautains ; et, contents,
Repus, ont autour d’eux leurs crimes bien portants ;
Vous allez être un tas de cadavres dans l’herbe,
Laissant derrière vous, sous le soleil superbe
Et sous l’étonnement des cieux, de vieux parents,
Et dans des berceaux, plaints par les nids murmurants,
Ô douleur, des petits aux regards de colombe ! ―
Eh bien non ! je me mets entre vous et la tombe.
Je ne veux pas ! Tremblez, c’est moi. Je vous défends
De vous assassiner, monstres ! ― ô mes enfants ! ―
Jetez-vous dans les bras les uns des autres, frères !
Quoi ! l’on verrait en vous, dans ces champs funéraires,
Léviathan revivre et renaître Python !
Hommes, Humanité ! se représente-t-on
Les arbres des forêts qui se feraient la guerre,
Qui, soudain furieux, eux si calmes naguère,

Deviendraient des dragons mêlant leurs bras hideux,
Faisant tourbillonner la tempête autour d’eux.
Et jetant et broyant les fleurs, les plumes blanches,
Les nids, dans la bataille effroyable des branches !
Eh bien, sous l’affreux vent soufflant on ne sait d’où,
Vous êtes ce chaos prodigieux et fou !
Ah ! vous vous enivrez d’une vanité noire !
Vous êtes des vaincus, ô rêveurs de victoire,
Vous êtes les vaincus des rois, et sur le dos
Vous portez leur grandeur, leur néant, ces fardeaux ;
L’ombre des rois vous suit, vous tient, vous accompagne ;
Vous êtes des traîneurs de boulet comme au bagne ;
L’orgueil, leur garde-chiourme, est à votre côté ;
Vous avez cette honte au pied, leur majesté !
Débarrassez-vous-en, brisez-moi cette chaîne !
Sortez des quatre murs sanglants de la géhenne,
Ignorance, colère, orgueil, mensonge, à bas !
Hommes, entendez-vous. Vivez. Plus de combats.
Non, la terre d’horreur ne sera pas noyée.
Vous êtes l’innocence imbécile employée
Aux forfaits, et les bras utiles devenus
Scélérats, et je suis celui qui vient pieds nus
Vous supplier, lions, tigres, d’être des hommes.
Il est temps de laisser cette terre où nous sommes
Tranquille, et de permettre aux fleurs, aux blés épais,
Aux vignes, aux vergers bénis, de croître en paix ;
Il est temps que l’azur brille sur autre chose
Que de la haine, et l’aube est souriante et rose
Pour que nous soyons doux comme elle. Obéissons
À la vie, à l’aurore, aux berceaux, aux moissons.
Ne sacrifions pas le monde à quelques hommes.
Soyez de votre sang vénérable économes.
Non, il ne se peut pas qu’un choc tumultueux
D’hommes ivres, pour plaire aux princes monstrueux,
Épouvante ces champs où Dieu met sa lumière.
Quoi ! des mères seront en deuil dans leur chaumière,
Quoi ! des bras se tordront sous les cieux étoiles !

Des morts, pâles, seront entrevus dans les blés
Et sous la transparence effrayante des fleuves ;
Quoi ! toutes les douleurs, les orphelins, les veuves,
Les vieillards, mêleront leurs lamentations… —
Ah ! prenez garde à vous, rois ! car vos actions
D’où sort on ne sait quelle ombre extraordinaire
Font écouter à Dieu les conseils du tonnerre !