Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XXXVI

Calman-Lévy (2p. 156-167).


XXXVI.

CONCILIATION.


Gilberte ne comprenait rien à ce qui lui arrivait ; elle ne se faisait aucune idée de ce que c’était que quatre millions de fortune, et un tel fardeau à porter pour une vie aussi simple et aussi heureuse que la sienne, lui eût fait plus de peur que de joie ; mais elle voyait renaître la possibilité de son union avec Émile, et, ne pouvant parler, elle pressait convulsivement la main de M. de Boisguilbault dans les siennes. Antoine était complètement étourdi de voir sa fille si riche. Il ne s’en réjouissait pas plus qu’elle, mais il voyait là une preuve si énorme du généreux pardon du marquis, qu’il croyait rêver et ne trouvait non plus rien à lui dire.

Cardonnet fut le seul qui comprit ce que c’était que quatre millions et demi à réunir sur la tête de ses futurs petits-enfants. Il ne perdit pourtant point la tête, écouta la lecture du testament d’un air impassible, et, ne voulant pas paraître s’humilier sous la puissance de l’or, il dit froidement :

« Je vois que M. de Boisguilbault tient fortement à faire fléchir la volonté paternelle devant celle de l’amitié : mais ce n’est pas la pauvreté de mademoiselle de Châteaubrun qui m’a jamais paru un obstacle capital à ce mariage. Il y en a un autre qui m’inspire beaucoup plus de répugnance : c’est qu’elle est fille naturelle, et que tout porte à croire que sa mère… je ne la nommerai pas… occupe une position infime dans la société.

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur Cardonnet, répondit M. de Boisguilbault avec fermeté. Mademoiselle Janille a toujours été irréprochable dans ses mœurs, et je crois que vous auriez tort de mépriser une personne aussi fidèle et aussi dévouée aux objets de son affection. Mais la vérité exige que je redresse votre jugement à cet égard. Je vous atteste, monsieur, que mademoiselle de Châteaubrun est de sang noble et sans mélange, si cela peut vous faire plaisir. Je vous dirai même que j’ai connu parfaitement sa mère, et qu’elle était d’aussi bonne maison que moi-même. Maintenant, monsieur Cardonnet, avez-vous quelque autre objection à faire ? Pensez-vous que le caractère de mademoiselle de Châteaubrun puisse inspirer de l’éloignement et de la méfiance à quelqu’un ?

— Non, certes, monsieur le marquis, répondit Cardonnet, et pourtant j’hésite encore. Il me semble que l’autorité et la dignité paternelles sont blessées par un pareil contrat, que mon consentement semble être acheté à prix d’or, et, tandis que je n’avais qu’une ambition pour mon fils, celle de lui voir acquérir de la fortune par son travail et son talent, je vois qu’on l’élève au faîte de la richesse, en lui donnant pour avenir l’inaction et l’oisiveté.

— J’espère qu’il n’en sera point ainsi, dit M. de Boisguilbault. Si j’ai choisi Émile pour mon héritier, c’est parce que je crois qu’il ne me ressemblera en aucune façon, et qu’il saura tirer un meilleur parti que moi de la fortune. »

Cardonnet ne demandait qu’à céder. Il se disait qu’en refusant, il s’aliénait à jamais son fils, et qu’en consentant de bonne grâce, il pouvait ressaisir assez d’influence pour lui apprendre à se servir de sa richesse comme il l’entendait : c’est-à-dire qu’il calculait qu’avec quatre millions on pouvait en avoir un jour quarante, et il était convaincu qu’aucun homme, fût-il un saint, ne peut posséder tout à coup quatre millions sans prendre goût à la richesse. « Il fera d’abord des folies, pensait-il, il perdra une partie de ce trésor ; et quand il le verra diminuer, il en sera si effrayé qu’il voudra combler le déficit ; puis, comme l’appétit vient à ceux qui consentent à manger, il voudra doubler, décupler, centupler… Moi aidant, nous pouvons être un jour les rois de la finance. »

« Je n’ai pas le droit, dit-il enfin, de refuser la fortune offerte à mon fils. Je le ferais si je le pouvais, parce que tout cela est contre mes opinions et mes idées : mais la propriété est une loi sacrée. Du moment que mon fils reçoit un pareil don, il est propriétaire. Je le dépouillerais, en refusant d’accéder aux conditions exigées. Je dois donc garder à jamais le silence sur tout ce qui blesse ma conviction dans cet arrangement bizarre, et puisque je suis contraint de céder, je veux au moins le faire avec grâce… d’autant plus que la beauté, l’esprit et le noble caractère de mademoiselle Gilberte flattent mon égoïsme en promettant du bonheur à ma famille.

— Puisque tout est convenu, dit M. de Boisguilbault en se levant et en faisant signe par la fenêtre, je prierai mademoiselle Gilberte, qui a, comme moi, le goût des fleurs, d’accepter le bouquet des fiançailles. »

Le domestique du marquis entra et déposa la petite caisse qu’il avait apportée. M. de Boisguilbault en tira un magnifique bouquet des fleurs les plus rares et les plus suaves ; le vieux Martin avait mis plus d’une heure à le combiner savamment. Mais, en guise de ruban, le bouquet était entouré de la rivière de diamants que Gilberte avait renvoyée, et cette fois, au lieu du cachemire que le marquis n’avait pas jugé prudent de faire reparaître, il avait mis au collier deux rangs au lieu d’un.

« Donc, deux ou trois cent mille francs de plus au contrat ! » pensa M. Cardonnet, en feignant de regarder les diamants avec indifférence.

« À présent, dit M. de Boisguilbault à Gilberte, vous ne pouvez plus rien me refuser, puisque j’ai fait votre volonté. Je vous propose de monter en voiture avec votre père, dans cette même brouette qui m’a été si utile, et qui m’a procuré le bonheur de vous connaître. Nous irons à Gargilesse ; je pense que M. Cardonnet désire présenter sa belle-fille à sa femme, et moi, j’ai à cœur de lui faire agréer mon héritière. »

M. Cardonnet accepta cette offre avec empressement, et on allait partir lorsque Émile parut. Il avait appris que son père était parti pour Châteaubrun : il craignait quelque nouvelle trame contre son bonheur et le repos de Gilberte. Il avait sauté sur son cheval, et, oubliant sa saignée, sa fièvre, et ses promesses au marquis, il arrivait tremblant, hors d’haleine, et en proie aux plus amères prévisions.

« Allons, Émile, voilà ta femme déjà parée pour la noce, » dit M. Cardonnet, qui devina vite le motif de son imprudence. Et il lui montra Gilberte, couverte de fleurs et de diamants, au bras de M. de Boisguilbault.

Émile, dont les nerfs étaient horriblement tendus et agités, fut comme foudroyé par tous les miracles qui fondaient à la fois sur lui. Il voulut parler, chancela, et tomba évanoui dans les bras de M. Antoine.

Le bonheur tue rarement ; Émile revint bientôt à la vie et à l’ivresse. Janille lui frottait les tempes avec du vinaigre, Gilberte tenait sa main dans les siennes, et pour que rien ne manquât à sa joie, sa mère était là aussi quand il ouvrit les yeux. Instruite récemment, par le délire d’Émile, de sa passion pour Gilberte, elle avait tout fait raconter à Galuchet, et, apprenant que son mari était parti pour Châteaubrun, que son fils venait de monter à cheval en dépit de tout, et prévoyant quelque terrible orage, elle était accourue en voiture, bravant pour la première fois la colère de son mari et les mauvais chemins, sans y songer. Elle se prit d’amour pour Gilberte dès les premiers mots qu’elles échangèrent, et si la jeune fille entrait avec terreur dans une famille dont Cardonnet était le chef, elle sentit qu’elle trouverait du moins un dédommagement dans le cœur tendre et le doux caractère de sa femme.

« Puisque nous voici tous réunis, dit alors M. de Boisguilbault avec une grâce dont personne ne l’eût cru capable, il nous faut passer le reste de la journée ensemble, et dîner quelque part. Nous sommes trop nombreux pour ne pas causer ici quelque embarras à mademoiselle Janille, et notre retour à Gargilesse pourrait aussi prendre au dépourvu le maître-d’hôtel de M. Cardonnet. Si vous vouliez tous me faire l’honneur de venir à Boisguilbault, outre que c’est le plus proche, nous y trouverions, je crois, de quoi dîner. Peut-être M. Cardonnet prendra-t-il quelque intérêt à faire connaissance avec la propriété de ses enfants : nous y rédigerons le projet de leur contrat de mariage, et nous prendrons jour pour la noce. »

Cette nouvelle preuve de la conversion complète du marquis fut accueillie avec empressement. Janille ne demanda que cinq minutes pour faire la toilette de mademoiselle, car elle crut devoir prendre un ton de cérémonie pour la circonstance, mais Gilberte accueillit par un gros baiser ce qu’elle appela une facétie de sa tendre mère.

En attendant, la famille Cardonnet visita les ruines, et M. de Boisguilbault entra avec Antoine dans le pavillon carré pour se reposer. Personne n’entendit leur entretien. Ni l’un ni l’autre n’a jamais fait savoir quel en fut le sujet. Échangèrent-ils des explications délicates et quasi impossibles ? ce n’est guère probable. Convinrent-ils pour l’avenir de ne jamais faire la moindre allusion à leur longue mésintelligence, et de reprendre leurs souvenirs d’amitié juste où ils en étaient restés ? Il est certain que, dès ce moment, ils parlèrent ensemble du passé sans amertume, et se reportèrent à leurs anciennes années avec un plaisir mêlé parfois d’attendrissement et de gaieté. Mais on eût pu remarquer que ces retours sur eux-mêmes ne dépassèrent jamais une certaine époque, celle du mariage de M. de Boisguilbault, et que le nom de la marquise ne fut jamais prononcé entre eux. Il sembla qu’elle n’eût jamais existé.

Lorsque Gilberte revint parée autant qu’elle pouvait et voulait l’être, Émile vit avec transport qu’elle avait mis la robe lilas, qu’un dernier blanchissage de Janille avait rendue presque rose, et que les miracles de son économie et de son adresse faisaient paraître encore fraîche. Elle avait tressé ses longs cheveux qui pendaient jusqu’à terre, et, dans cet abandon magnifique, rappelaient à son heureux fiancé la brûlante journée de Crozant. Des dons de M. de Boisguilbault elle n’avait conservé que le bouquet et la bague de cornaline qu’elle montra à ce dernier avec un tendre sourire. Elle se fit coquette avec le marquis, coquette de cœur, si l’on peut ainsi dire, et tandis qu’elle témoignait à M. Cardonnet une déférence et des égards un peu forcés, elle se laissait aller ingénument à traiter le marquis, dans ses manières et dans sa pensée, comme s’il eût été le père d’Émile.

Au moment du départ, M. de Boisguilbault prit la main de Janille et l’invita à venir dîner chez lui, avec autant de courtoisie que si elle eût été la mère de Gilberte. Loin d’être choqué de les entendre se traiter de mère et de fille, cette intimité l’avait subitement frappé d’une grande estime et d’une secrète reconnaissance pour la vieille fille qui avait subi tant de commérages et de quolibets plutôt que de révéler à qui que ce soit, même à l’ami Jappeloup (que pendant si longtemps le marquis avait cru le confident et le messager d’Antoine), le secret de la naissance de Gilberte.

M. Cardonnet ne put s’empêcher de sourire dédaigneusement à cette invitation.

« Monsieur Cardonnet, lui dit à voix basse M. de Boisguilbault, qui s’en aperçut, vous connaîtrez et vous apprécierez cette femme quand vous la verrez élever vos petits-enfants. »

Le parc de Boisguilbault fut donc ouvert pour la première fois, depuis qu’il existait, à une société conduite et accueillie par le propriétaire. Le chalet fut ouvert aussi, à l’exception du cabinet, dont cette fois la porte avait été, grâce à Jappeloup, solidement fixée.

La tristesse imposante du château, la beauté intéressante du mobilier, la magnificence du parc et le grand air de bonne maison répandu dans le service, causèrent un certain dépit à M. Cardonnet. Il avait fait tout son possible à Gargilesse pour ne point montrer dans son intérieur des habitudes de parvenu, et, tant qu’il s’était senti homme d’importance au milieu des ruines de Châteaubrun, il n’avait pas été trop mal à l’aise. Mais il se trouva fort petit au milieu de ce majestueux mélange d’opulence et d’austérité qui caractérisait Boisguilbault. Il essaya, par des réflexions libérales, d’empêcher que le marquis ne le crût ébloui de sa vieille splendeur. M. de Boisguilbault, qui ne manquait pas de finesse sous sa gaucherie, et qui l’attendait à ce moment-là pour lui faire accepter la plus rude de ses exigences, lui répondit avec calme et en abondant dans son sens. Cardonnet s’en montra fort surpris, car il croyait avec tout le monde, que le marquis avait conservé tout l’orgueil de sa caste et tout le ridicule des principes de la restauration. Et comme il ne put s’empêcher de marquer son étonnement, M. de Boisguilbault lui dit avec douceur : « Vous ne me connaissez pas, monsieur Cardonnet ; je suis aussi ennemi des distinctions et des privilèges que vous-même. Je crois les hommes égaux en droits et en valeur, lorsqu’ils sont honnêtes et bons. »

En ce moment, on vint annoncer que le dîner était servi, et, comme on s’y rendait, maître Jean Jappeloup, bien rasé et endimanché, sortit du chalet, et repoussant Émile avec gaieté, il prit la main de Gilberte pour la conduire à table :

« C’est mon droit, dit-il ; vous savez, Émile, que je vous ai promis d’être votre témoin et votre garçon de noces ! »

Tout le monde accueillit le charpentier avec transport, excepté M. Cardonnet, qui n’osa pourtant pas être moins libéral, en cette circonstance, que le vieux marquis, et qui se contenta de sourire en le voyant prendre place au repas de famille. Il se résigna à tout, se promettant bien de changer de ton, quand le mariage serait conclu.

Le dîner, servi sous les ombrages du parc, fut splendide de fleurs, exquis dans les mets, et le vieux Martin, que son maître avait prévenu de grand matin, se surpassa lui-même dans l’ordonnance du service. Sylvain Charasson fut admis à l’honneur de travailler ce jour-là sous ses ordres, et il en parlera toute sa vie.

Les premiers instants furent assez froids. Mais peu à peu le nombre des heureux l’emportant de beaucoup sur celui des mécontents, puisque M. Cardonnet l’était seul et à demi, on s’anima, et au dessert M. Cardonnet dit en souriant à Émile : « Nous autres marquis… »

Dirons-nous le bonheur d’Émile et de Gilberte ? Le bonheur ne se décrit pas, et les amants eux-mêmes manquent d’expression pour le peindre. Quand la nuit fut venue, M. et madame Cardonnet montèrent en voiture et autorisèrent gracieusement Émile à reconduire sa fiancée à Châteaubrun, à condition qu’il garderait le cabriolet de son père et ne monterait plus à cheval ce jour-là. M. Antoine, perdu dans une conversation joyeuse avec son ami Jean, s’égara dans le parc, et Janille, qui commençait à s’ennuyer de faire la dame, apaisa ses besoins d’activité en aidant Martin à remettre tout en ordre. Alors M. de Boisguilbault prit le bras d’Émile et celui de Gilberte, et les conduisant au rocher où, pour la première fois, il avait ouvert son âme à son jeune ami :

« Mes enfants, leur dit-il, je vous ai faits riches, puisque c’était une nécessité pour vaincre les obstacles qui vous séparaient, et le seul moyen d’arriver à vous faire heureux. Mon testament était écrit depuis longtemps, et je l’ai refait cette nuit pour la forme. Mes intentions demeurent ; je crois qu’Émile les connaît, et que Gilberte les respectera. J’ai voulu que, dans l’avenir, cette vaste propriété fût destinée à fonder une commune, et, dans mon premier acte, j’essayais d’en tracer le plan et d’en poser les bases. Mais ce plan pouvait être défectueux et ces bases fragiles ; je n’ai pas eu regret à mon travail, parce que j’ai toujours senti qu’il était faible, et que je suis l’homme le moins capable du monde d’organiser et de réaliser. La Providence était venue à mon secours en m’envoyant Émile pour entrer à ma place dans l’application, et, dans ces derniers temps, je l’avais institué déjà mon légataire universel, c’est-à-dire mon exécuteur testamentaire. Mais un pareil acte eût rendu le consentement de M. Cardonnet impossible à obtenir, et je l’ai détruit en prenant la résolution de vous marier ensemble. Les actes officiels n’ont pas la valeur qu’on leur attribue, et les lois civiles n’ont jamais trouvé le moyen d’enchaîner les consciences. C’est pourquoi je suis beaucoup plus tranquille en vous disant ma volonté et en recevant vos promesses, que si je vous liais par des chaînes aussi fragiles que les articles d’un testament.

« Ne me répondez pas, mes enfants ! je sais vos pensées, je connais vos cœurs. Vous avez été mis à la plus rude de toutes les épreuves, celle de renoncer à être unis, ou d’abjurer vos croyances ; vous en êtes sortis triomphants ; je me repose à jamais sur vous, et je vous laisse maîtres de l’avenir. Vous avez l’intention d’entrer dans la pratique, Émile, je vous en donne les instruments ; mais ce n’est pas à dire que vous en ayez encore les moyens.

« Il vous faut la science sociale, et c’est le résultat d’un long travail auquel vous vous appliquerez avec l’aide des forces que votre siècle, qui n’est pas le mien, développera plus ou moins vite, plus ou moins heureusement, selon la volonté de Dieu. Ce n’est peut-être pas vous, mes enfants, ce seront peut-être vos enfants qui verront mûrir mes projets ; mais, en vous léguant ma richesse, je vous lègue mon âme et ma foi. Vous la léguerez à d’autres, si vous traversez une phase de l’humanité qui ne vous permette pas de fonder utilement. Mais Émile m’a dit un mot qui m’a frappé. Un jour que je lui demandais ce qu’il ferait d’une propriété comme la mienne, il m’a répondu : « J’essayerais ! » Qu’il essaye donc, et qu’après avoir bien réfléchi, et bien étudié la réalité, lui qui a toujours rêvé le salut de la nature humaine dans l’organisation et le développement de la science agricole, il trouve les moyens de transition qui empêchent la chaîne du passé à l’avenir d’être déplorablement brisée.

« Je me fie à son intelligence, parce qu’elle a sa source dans le cœur. Que Dieu te donne le génie, Émile, et qu’il le donne aux hommes de ton temps ! car le génie d’un seul n’est presque rien. Moi, je n’ai plus qu’à m’endormir doucement dans ma tombe. S’il m’est accordé de vivre encore quelques jours entre vous deux, j’aurai commencé à vivre seulement la veille de ma mort. Mais je n’aurai pas vécu en vain, tout paresseux, découragé et inutile que j’ai été, si j’ai découvert l’homme qui pouvait et devait agir à ma place.

« Gardez-moi jusqu’après votre mariage, et même jusqu’après l’éducation nouvelle et complète qu’Émile doit s’imposer, le secret de ma croyance et de nos projets. J’aspire à vous voir libres et forts, pour mourir tranquille.

« Et, après tout, mes enfants, quelque parti que vous sachiez prendre, quelque faute que vous commettiez, ou quel que soit le succès qui couronne vos efforts, je vous avoue qu’il m’est impossible d’être inquiet pour l’avenir du monde. En vain l’orage passera sur les générations qui naissent ou vont naître ; en vain l’erreur et le mensonge travailleront pour perpétuer le désordre affreux que certains esprits appellent aujourd’hui, par dérision, apparemment, l’ordre social ; en vain l’iniquité combattra dans le monde : la vérité éternelle aura son jour ici-bas. Et si mon ombre peut revenir, dans quelques siècles, visiter ce vaste héritage et se glisser sous les arbres antiques que ma main a plantés, elle y verra des hommes libres, heureux, égaux, unis, c’est-à-dire justes et sages ! Ces ombrages où j’ai promené tant d’ennuis et de douleurs, où j’ai fui avec épouvante la présence des hommes d’aujourd’hui, abriteront alors, ainsi que les voûtes d’un temple sublime, une nombreuse famille prosternée pour prier et bénir l’auteur de la nature et le père des hommes ! Ceci sera le jardin de la commune, c’est-à-dire aussi son gynécée, sa salle de fête et de banquet, son théâtre et son église : car, ne me parlez pas des étroits espaces où la pierre et le ciment parquent les hommes et la pensée : ne me parlez pas de vos riches colonnades et de vos parvis superbes, en comparaison de cette architecture naturelle dont le Créateur suprême fait les frais ! J’ai mis dans les arbres et dans les fleurs, dans les ruisseaux, dans les rochers et dans les prairies toute la poésie de mes pensées. N’ôtez pas au vieux planteur son illusion, si c’en est une ! Il en est encore à cet adage que Dieu est dans tout, et que la nature est son temple ! »



FIN DU PÉCHÉ DE M. ANTOINE.