Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XXXIII

Calman-Lévy (2p. 127-135).


XXXIII.

HISTOIRE DE L’UN RACONTÉE PAR L’AUTRE.


Quelques instants après la fuite de Gilberte, Jean revenait poser la serrure du cabinet, suivi de M. de Boisguilbault, qui attendait son départ pour faire fermer le parc. Le charpentier avait remarqué l’inquiétude du marquis, de quelle manière il observait tous ses mouvements pendant qu’il travaillait à cette porte ; impatienté de la curiosité qu’on lui supposait apparemment, il releva la tête et dit avec sa franchise accoutumée : « Pardieu, monsieur de Boisguilbault, vous avez bien peur que je ne regarde ce que vous avez caché là-dedans ! Songez donc que je l’aurais vu depuis une heure, si j’avais voulu ; mais je ne m’en soucie guère, et j’aimerais mieux que vous me disiez : Ferme les yeux, plutôt que de me surveiller comme vous faites. »

M. de Boisguilbault changea de visage et fronça les sourcils. Il jeta un coup d’œil sur le cabinet et vit que le courant d’air avait fait tomber une grande toile verte dont il avait assez gauchement couvert le portrait, et que Jean, à moins d’être aveugle, avait dû le voir. Il prit alors son parti, ouvrit la porte toute grande, et lui dit avec un calme forcé : « Je ne cache rien là, et tu peux regarder, si bon te semble.

— Oh ! je ne suis guère curieux de vos gros livres, répondit en riant le charpentier : je n’y connais rien, et je ne comprends pas qu’il ait fallu écrire tant de paroles pour savoir se conduire. Mais voilà le portrait de votre défunte dame ! je la reconnais, c’est bien elle ; vous l’avez donc fait mettre là, ce portrait ? De mon temps, il était dans le château.

— Je l’ai fait mettre ici pour le voir sans cesse, dit le marquis avec tristesse ; eh bien, depuis qu’il y est, je l’ai à peine regardé. J’entre dans ce cabinet le moins que je peux, et si je craignais que tu ne le visses, c’est que je craignais de le voir moi-même. Cela me fait mal. Ferme cette porte, si tu n’as plus besoin qu’elle soit ouverte.

— Et puis, vous craignez qu’on ne vous fasse parler de votre chagrin ? Je comprends ça, moi, et je gage, d’après ce que vous me dites là, que vous ne vous êtes jamais consolé de la mort de votre femme ! Eh bien, c’est comme moi de la mienne, et vous pouvez bien n’avoir pas honte de ça devant moi, monsieur de Boisguilbault ; car tout vieux que je suis… tenez, j’ai là comme quelque chose qui me coupe le cœur en deux, quand je pense que je suis seul au monde ! Je suis pourtant d’un caractère gai, et je n’avais pas toujours été heureux dans mon ménage ; mais, que voulez-vous ? c’est plus fort que moi : je l’aimais, cette femme ! C’est fini, le diable ne m’eût pas empêché de l’aimer.

— Mon ami, dit M. de Boisguilbault attendri, et faisant un douloureux retour sur lui-même, tu as été aimé, ne te plains pas trop ! et puis tu as été père. Qu’est devenu ton fils, où est-il ?

— Il est dans la terre avec ma femme, monsieur de Boisguilbault !

— Je l’ignorais… je savais seulement que tu étais veuf… Pauvre Jean ! pardonne-moi de te rappeler tes chagrins ! Oh ! je te plains du fond de mon cœur ! avoir un enfant et le perdre ! »

Le marquis appuya sa main sur l’épaule du charpentier, qui était penché sur le parquet pour travailler, et toute la bonté de son âme reparut sur sa figure. Jean laissa tomber ses outils, et, s’appuyant sur son genou :

« Savez-vous, monsieur de Boisguilbault, que j’ai été plus malheureux que vous, dit-il avec abandon : vous ne pouvez pas vous douter de la moitié de ce que j’ai souffert !

— Dis-le-moi ; si cela te soulage, je le comprendrai !

— Eh bien, je veux vous le dire, à vous qui êtes un homme savant et qui jugez les choses de ce monde mieux que personne, quand vous avez l’esprit tranquille. Je vas vous dire ce que bien des gens savent dans mon endroit, mais ce dont je n’ai jamais voulu causer avec personne. Ma vie a été drôle, allez ! j’étais aimé, et je ne l’étais pas : j’avais un fils, et je n’étais pas sûr d’être son père !…

— Que dis-tu ? Non ! ne dis pas cela ; il ne faut jamais parler de ces choses-là ! dit le marquis bouleversé.

— Vous avez raison tant que ça dure ! mais à nos âges on peut parler de tout, et vous n’êtes pas un homme pareil à ces imbéciles qui ne trouvent qu’à rire dans le plus grand malheur dont le prochain puisse être accablé. Vous n’êtes ni railleur, ni méchant, vous ! Eh bien, je veux que vous me disiez si j’ai eu tort, si je me suis mal conduit, si j’ai agi comme un homme ou comme une bête, enfin si vous eussiez fait comme moi ; car tout le monde m’a quasi blâmé dans le temps, et si je n’avais eu le bras solide, et, au bout, la réplique vive, chacun se fût permis de me rire au nez. Tenez, jugez ! Ma femme, ma pauvre Nannie, aimait un de mes amis, un beau garçon, un bon camarade, ma foi ! et elle m’aimait pourtant aussi. Je ne sais comment diable la chose s’est faite, mais mon fils s’est trouvé, un beau matin, ressembler à Pierre beaucoup plus qu’à Jean. Ça sautait aux yeux, monsieur ! et il y avait des moments où j’avais envie de battre Nannie, d’étrangler l’enfant et de fendre le crâne à Pierre… Et puis… et puis !… je n’ai jamais rien dit. J’ai pleuré, j’ai prié Dieu ! Ah ! que j’ai souffert ! J’ai battu ma femme, sous prétexte qu’elle rangeait mal la maison ; j’ai tiré les oreilles du petit, sous prétexte qu’il faisait trop de bruit aux miennes ; j’ai cherché querelle à Pierre pour une partie de quilles, et j’ai failli lui casser les deux jambes avec la boule. Et puis, quand tout le monde pleurait, je pleurais aussi, et je me regardais comme un scélérat. J’ai élevé l’enfant et je l’ai pleuré ; j’ai enterré la femme et je la pleure encore ; j’ai conservé l’ami et je l’aime toujours… Et voilà comment les choses ont fini pour moi. Qu’en dites-vous ? »

M. de Boisguilbault ne répondit pas. Il parcourait la chambre et faisait crier le parquet sous ses pieds.

« Vous me trouvez bien lâche et bien sot, je parie, dit le charpentier en se relevant ; mais vous voyez bien, du moins, que vos peines n’approchent pas des miennes ! »

Le marquis se laissa tomber sur son fauteuil et garda le silence. Des larmes coulaient lentement sur ses joues.

« Eh bien, monsieur de Boisguilbault, pourquoi pleurez-vous ? reprit Jean avec une grande candeur : vous voulez donc me faire pleurer aussi ? Mais vous ne pourriez pas en venir à bout ! J’ai versé tant de larmes de colère et de chagrin, dans le temps, qu’il ne m’en reste plus, je gage, une seule dans le corps. Allons ! allons ! prenez votre passé en patience, et offrez votre présent à Dieu ; car il y a des gens plus maltraités que vous, vous le voyez bien ! Vous, vous aviez pour femme une belle dame bien sage, bien éduquée et bien tranquille. Peut-être qu’elle ne vous faisait pas autant de caresses et d’amitiés que j’en recevais de la mienne ; mais, au moins, elle ne vous trompait pas, et la preuve que vous pouviez dormir sur vos deux oreilles, c’est que vous la laissiez aller à Paris sans vous, quand ça lui convenait ; vous n’étiez pas jaloux, vous n’aviez pas sujet de l’être ! et moi, j’avais mille démons dans la cervelle à toutes les heures du jour et de la nuit. J’épiais, j’espionnais, je me cachais d’être jaloux ; j’en rougissais, mais je souffrais le martyre ; et plus j’observais, plus je voyais qu’on était habile à me tromper. Je n’ai jamais rien pu surprendre. Nannie était plus fine que moi ; et quand j’avais perdu mon temps à la guetter, elle me faisait une scène d’avoir douté d’elle. Quand l’enfant fut en âge de ressembler à quelqu’un, et que je vis que ce n’était pas à moi… que voulez-vous ? je crus que j’en deviendrais fou ; mais je m’étais habitué à l’aimer, à le caresser, à travailler pour le nourrir, à trembler quand il se faisait une bosse à la tête, à le voir sauter autour de mon établi, se mettre à cheval sur mes poutres et s’amuser à ébrécher mes outils. Je n’avais que celui-là ! je l’avais cru à moi, il ne m’en venait pas d’autres, je ne pouvais me passer d’enfant, quoi ! Et il m’aimait tant, ce diable de garçon ! il me faisait de si jolies caresses, il avait tant d’esprit ! et quand je le grondais, il pleurait à fendre l’âme. Enfin je me suis mis à oublier mes soupçons et à me persuader si bien que j’étais son père, que, quand une balle me l’a tué à l’armée, j’ai eu envie de me tuer moi-même. C’est qu’il était beau et brave, aussi bon ouvrier que bon soldat, et ce n’était pas sa faute s’il n’était pas mon fils ! Il aurait rendu ma vie heureuse ; il m’aurait aidé au travail et je ne serais pas seul à vieillir. J’aurais quelqu’un pour me tenir compagnie, pour causer avec moi le soir après ma journée, pour me soigner quand je suis malade, pour me coucher quand je suis gris, pour me parler de sa mère, dont je n’ose jamais parler à personne parce que tout le monde, excepté lui, a su mon malheur. Allons ! allons ! monsieur de Boisguilbault, vous n’en avez pas eu tant à supporter, vous ! On ne vous a pas donné un héritier de contrebande, et si vous n’en avez pas eu le profit, vous n’en avez pas eu la honte !

— Et je n’en aurais pas eu le mérite ! dit le marquis. Jean, rouvre cette porte, et laisse-moi regarder le portrait de la marquise. Tu m’as donné du courage. Tu m’as fait du bien ! J’étais insensé le jour où je t’ai chassé d’auprès de moi. Tu m’aurais empêché de devenir faible et fou. J’ai cru éloigner un ennemi, et je me suis privé d’un ami !

— Mais pourquoi, diable ! me preniez-vous pour votre ennemi ? dit le charpentier.

— Tu n’en sais rien ? dit le marquis en attachant sur lui des yeux perçants.

— Rien, répondit le charpentier avec assurance.

— Sur ton honneur ? reprit M. de Boisguilbault en lui pressant la main avec force.

— Sur mon salut éternel ! répliqua Jean en levant la main au ciel avec dignité. J’espère que vous allez enfin me le dire ? »

Le marquis ne sembla pas entendre cet appel énergique et sincère. Il sentait que Jean avait dit la vérité, et il était allé se rasseoir. Puis, tournant son fauteuil du côté de la porte du cabinet, que Jean avait rouverte, il contemplait avec une tristesse profonde les traits de sa femme.

« Que tu aies continué à aimer ta femme, dit-il ; que tu aies pardonné à l’enfant innocent, je le conçois !… mais que tu aies pu revoir et supporter l’ami qui te trahissait, voilà ce qui me confond !

— Ah ! monsieur de Boisguilbault, voilà, en effet, ce qui m’a été le plus difficile ! d’autant plus que ce n’était pas un devoir, et que tout le monde m’aurait approuvé, si je lui avais cassé les côtes. Mais savez-vous ce qui me désarma ? c’est que je vis qu’il avait un grand repentir et un vrai chagrin. Tant que la fièvre d’amour le tint, il m’aurait marché sur le corps pour aller rejoindre sa maîtresse. Elle était belle comme une rose du mois de mai ; je ne sais pas si vous l’avez vue et si vous vous en souvenez, mais je sais bien que Nannie était quasi aussi belle dans son genre, que madame de Boisguilbault. J’en étais fou, et lui aussi ! Il se serait fait païen pour elle, et moi je me fis imbécile. Mais, quand la jeunesse commença à se passer, je vis bien qu’ils ne s’aimaient plus, et qu’ils avaient honte de leur faute. Ma femme s’était remise à m’aimer, en voyant que j’étais bon et généreux, et lui, il avait son péché si lourd sur le cœur, que quand nous buvions ensemble, il voulait toujours s’en confesser à moi ; mais je ne le voulais pas, et quelquefois il se mit à genoux devant moi, dans l’ivresse, en criant comme un fou :

— « Tue-moi, Jean, tiens, tue-moi ! je l’ai mérité, et j’en serai content ! »

« Quand il était dégrisé, il ne se souvenait plus de cela, mais il se serait fait hacher pour moi ; et, à l’heure qu’il est, après M. Antoine, c’est mon meilleur ami. Le sujet de nos peines n’existe plus, l’amitié est restée. C’est à cause de lui que j’ai eu un procès avec la régie, et que je suis devenu vagabond pendant quelque temps. Eh bien, il travaillait pour mes pratiques, afin de me les conserver ; il m’apportait de l’argent, et il me les a rendues ; il n’a rien qui ne m’appartienne, et, comme il est plus jeune que moi, c’est lui, j’espère, qui me fermera les yeux. Il me doit bien cela ; mais enfin, il me semble que je l’aime à cause du mal qu’il m’a fait, et du courage que j’ai eu de lui pardonner !

— Hélas ! hélas ! dit M. de Boisguilbault, on est sublime quand on ne craint pas d’être ridicule ! »

Il referma doucement la porte du cabinet, et, revenant vers la cheminée, ses yeux furent frappés enfin de la vue du paquet et d’une lettre à son adresse.


« Monsieur le marquis,

« Je vous avais promis que vous n’entendriez plus parler de moi ; mais vous me forcez vous-même à vous rappeler que j’existe, et, pour la dernière fois, je vais le faire.

« Ou vous avez fait une méprise en me remettant des objets d’une valeur considérable, ou vous avez voulu me faire l’aumône.

« Je ne rougirais pas d’accepter les secours de votre charité, si j’étais réduite à les implorer ; mais vous vous êtes trompé, monsieur le marquis, si vous m’avez crue dans la misère.

« Notre position est aisée relativement à nos besoins et à nos goûts, qui sont modestes et simples. Vous êtes riche et généreux ; je serais coupable d’accepter des bienfaits que vous saurez reporter sur tant d’autres : ce serait voler les pauvres.

« Ce qu’il m’eût été doux d’emporter, et que j’aurais donné mon sang pour l’obtenir, c’est un mot d’oubli et de pardon, une parole d’amitié pour mon père. Ah ! monsieur, vous ne savez pas ce que souffre le cœur d’un enfant quand il voit son père accusé injustement, et qu’il ignore les moyens de le disculper ! Vous n’avez pas voulu me les fournir, puisque vous avez persisté devant moi à garder le silence sur la cause de vos ressentiments ; mais comment n’avez-vous pas compris que, dans cette situation, je ne pouvais pas accepter vos dons et profiter de vos bontés !

« Et cependant je garde un petit anneau de cornaline que vous avez passé à mon doigt, lorsque je suis entrée chez vous sous un nom supposé. C’est un objet sans valeur, m’avez-vous dit, un souvenir de vos voyages… Il m’est précieux, bien que ce ne soit pas un gage de réconciliation que vous ayez voulu m’accorder ; mais il me rappellera, à moi, un instant bien doux et bien cruel, où j’ai senti tout mon cœur s’élancer vers vous et de vaines espérances s’évanouir aussitôt. Je devrais pourtant vous haïr, vous qui haïssez un père que j’adore ! J’ignore comment il se fait que je vous rends vos présents sans orgueil blessé et que je renonce à votre sympathie avec une douleur profonde.

« Agréez, monsieur le marquis, les sentiments respectueux de


« Gilberte de Châteaubrun. »