Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XXX

Calman-Lévy (2p. 88-103).


XXX.

LE SOUPER IMPRÉVU.


Il fallait que le temps fût bien mauvais, ou que le marquis subît à son insu quelque mystérieuse influence ; car il se décida à affronter la rencontre d’une personne inconnue. Il entra, et saluant la prétendue veuve avec une politesse craintive, il s’approcha du feu où la vieille femme s’empressa de jeter de nouvelles branches en s’apitoyant sur les vêtements mouillés de son vieux maître. « Oh ! bonnes gens, est-il possible ; comme vous voilà fait, monsieur le marquis ! vrai, je ne vous aurais pas reconnu si le Jean ne m’avait pas avertie. Chauffez-vous, chauffez-vous, notre monsieur ; car, à votre âge, il y a là de quoi attraper le coup de la mort. » Et, croyant se montrer officieuse et attentive avec ses sinistres prévisions, la bonne femme, toute troublée d’ailleurs de recevoir une pareille visite, faillit mettre le feu à sa cheminée.

« Non, ma bonne femme, lui dit le marquis, je suis fort solidement vêtu en tout temps, et je sens à peine la pluie…

— Oh ! je le crois bien que vous êtes bien vêtu ! reprit-elle, voulant lui faire un compliment qu’elle supposait propre à le flatter ; car vous avez bien le moyen de l’être !…

— Il ne s’agit pas de cela, reprit le marquis ; c’est pour vous dire de ne pas tant vous démener, et de ne pas quitter vos malades pour moi. Je suis fort bien ici, et la vie d’un vieillard comme moi est moins précieuse que celle de ces jeunes enfants. Sont-ils malades depuis longtemps ?

— Depuis une quinzaine, monsieur ! Mais le plus mauvais est passé, Dieu merci !

— Pourquoi, lorsque vous avez des malades, ne venez-vous pas me voir ?

— Oh nenny ! je n’oserais pas. Je craindrais de vous ennuyer. On est si simple, nous autres ! on ne sait pas bien parler, et on est honteux de demander.

— C’est moi qui devrais venir m’informer de vos misères, dit le marquis en soupirant ; et je vois que des âmes plus actives et plus dévouées le font à ma place ! »

Gilberte se tenait au fond de la chambre. Muette d’effroi et n’osant se prêter à la ruse du charpentier, elle essayait de se dissimuler derrière les gros rideaux de serge du lit où gisait le plus jeune des enfants. Elle eût voulu n’avoir rien à dire, et, tout en préparant une tisane, elle cachait son visage tourné vers la muraille, et ramenait son petit châle sur ses épaules. Un fichu de grosse dentelle noire, noué sous le menton, cachait, ou du moins éteignait l’or de sa chevelure, que le marquis eût pu reconnaître, s’il en eût jamais remarqué la nuance et la splendeur. Mais, deux fois seulement, M. de Boisguilbault avait rencontré Gilberte donnant le bras à son père. Il avait reconnu de loin M. Antoine, et avait détourné la tête. S’il s’était vu forcé de passer près d’eux, il avait fermé les yeux pour ne point voir les traits redoutés de cette jeune fille. Il n’avait donc aucune idée de sa tournure, de sa physionomie ou de ses manières.

Jean avait su mentir avec tant d’à-propos et d’aplomb, que le marquis ne se douta de rien. La figure de Sylvain Charasson, accroupi comme un chat dans les cendres, et profondément endormi, pouvait ne lui être pas aussi inconnue, car le page de Châteaubrun, maraudeur effronté de sa nature, avait dû être surpris par lui maintes fois le long de ses haies, accroché à ses branches couvertes de fruits ; mais il faisait si peu de questions, et il mettait au contraire un soin si assidu à ne rien voir et à ne rien savoir de tout ce qui dépassait le mur de son parc, qu’il ne savait aucunement le nom et la condition de cet enfant.

N’éprouvant donc aucune méfiance, et se sentant porté par l’agitation morale et physique qu’il avait éprouvée dans cette soirée, à plus d’expansion que de coutume, il osa suivre des yeux les mouvements de la dame charitable, et même s’approcher d’elle pour lui faire quelques questions sur ses malades. La réserve un peu sauvage de cette amie des pauvres le frappait d’un respect particulier, et il trouvait noble et de bon goût qu’au lieu d’étaler devant lui ses bonnes œuvres, elle parût troublée et contrariée d’avoir été surprise au milieu de ses fonctions de sœur de charité.

Gilberte avait une telle peur d’être reconnue, qu’elle craignait de faire entendre le son de sa voix, et, comme si son organe n’eût pas été aussi étranger au marquis que sa figure, elle attendait que la paysanne répondît pour elle aux interrogations. Mais Jean, qui craignait que la vieille femme ne sût pas jouer son rôle et ne vînt à trahir, par maladresse, l’incognito de Gilberte, se plaçait toujours devant elle, et la repoussait vers la cheminée en lui faisant des yeux terribles chaque fois que M. de Boisguilbault avait le dos tourné. La mère Marlot, tremblante et ne comprenant rien à ce qui se passait chez elle, ne savait à qui entendre et faisait des vœux pour que, la pluie cessant, elle put être délivrée de la présence de ces nouveaux hôtes.

Enfin Gilberte, un peu rassurée par la voix douce et les manières courtoises du marquis, s’enhardit à lui répondre ; et comme il s’accusait toujours de négligence : « J’ai ouï dire, monsieur, lui dit-elle, que vous étiez d’une santé fort délicate, et que vous lisiez beaucoup. Je conçois que vos occupations ne vous permettent pas de remplir des soins si multipliés. Moi, je n’ai rien de mieux à faire, et je demeure si près d’ici, que je n’ai pas grand mérite à venir soigner les malades de la paroisse. »

Elle regarda le charpentier en disant ces derniers mots, comme pour lui faire remarquer qu’elle entrait enfin dans l’esprit de son rôle, et Jean se hâta d’ajouter, pour donner plus de poids à cette phrase de dévote : « D’ailleurs, c’est une nécessité et un devoir de position. Si la sœur du curé ne prenait soin des pauvres, qui le ferait ?

— Je serais un peu réconcilié avec ma conscience, dit le marquis, si madame voulait s’adresser à moi lorsqu’il m’arrive d’ignorer ou d’oublier mes devoirs. Ce que mon zèle n’accomplit pas, ma bonne volonté du moins pourrait y suppléer ; et tandis que madame se réserverait la plus noble et la plus pénible tâche, celle de soigner les malades de ses propres mains, je pourrais ajouter par mon argent, aux ressources trop restreintes de la charité du prêtre. Permettez-moi de m’associer à vos bonnes actions, madame, je vous en supplie, ou si vous ne voulez pas me faire cet honneur, adressez-moi tous vos pauvres. Une simple recommandation de vous me les rendra sacrés.

— Je sais qu’ils n’ont pas besoin de cela, monsieur le marquis, répondit Gilberte, et que vous en secourez beaucoup plus que je ne peux le faire.

— Vous voyez bien que non, puisque je ne me trouve ici que par hasard, et que vous y êtes venue tout exprès.

— Mais non ; je n’ai pas deviné qu’ils avaient besoin de moi, répondit Gilberte : c’est cette pauvre femme qui est venue me chercher ; sans cela j’aurais pu fort bien l’ignorer aussi.

— Vous voulez en vain diminuer votre mérite pour atténuer mes torts. On va vous chercher, vous, et on n’ose pas s’adresser à moi : ceci me condamne et vous glorifie.

— Diantre ! ma Gilberte, dit le charpentier à la jeune fille en l’attirant à l’écart, m’est avis que vous faites des miracles et que vous apprivoiseriez le vieux hibou si vous vouliez en avoir le courage. Ah mais ! comme dit Janille, ça va bien, et si vous voulez faire et dire comme moi, je vous réponds que vous le raccommoderez avec votre père.

— Oh ! si je le pouvais ! mais, hélas ! mon père m’a fait promettre, jurer même de ne jamais l’essayer.

— Et pourtant il mourrait d’envie que ça réussît ! Tenez, s’il vous a fait promettre ça, c’est qu’il croyait impossible ce qui est très possible aujourd’hui… pas demain peut-être, mais ce soir ! Il faut battre le fer quand il est chaud, et vous voyez bien qu’il y a un fameux changement, puisque nous sommes venus là ensemble et qu’il me parle de bonne amitié.

— Comment donc s’est fait ce miracle ?

— C’est une canne qui a fait ce miracle-là sur mon dos ; je vous conterai ça plus tard. En attendant, il faut être gentille, un peu hardie, avoir de l’esprit, enfin ressembler en tout, ce soir, à votre ami Jean. Écoutez, je commence ! »

Et quittant brusquement la jeune fille, Jean se rapprocha du vieillard. « Savez-vous, lui dit-il, ce que cette dame me raconte à l’oreille ? C’est qu’elle veut absolument vous reconduire chez vous dans sa voiture. Ah ! monsieur de Boisguilbault, vous ne pouvez pas refuser à une dame ; elle dit que les chemins sont trop gâtés pour que vous marchiez, que vous êtes trop mouillé pour attendre ici votre voiture, qu’elle a un cabriolet avec un bon cheval, une vraie jument de curé qui ne se fâche et ne s’étonne de rien, et qui va assez vite quand on n’a pas le bras engourdi et qu’il y a une mèche au fouet. Dans un quart d’heure, vous serez rendu chez vous, au lieu que vous en avez pour une heure à patauger dans la boue et les cailloux. »

M. de Boisguilbault adressait des remerciements affectueux à la belle veuve, et ne voulait point accepter ; mais Gilberte insista elle-même avec une grâce irrésistible. « Je vous en supplie, monsieur le marquis, dit-elle en tournant vers lui ses beaux yeux encore effrayés comme ceux d’une colombe à demi apprivoisée, ne me faites pas le chagrin de me refuser ; ma voiture est laide, pauvre et crottée, mon cheval aussi ; mais l’un et l’autre sont solides. Je sais fort bien conduire, et Jean me ramènera.

— Mais cette course vous retardera trop, dit le marquis ; on sera inquiet chez vous.

— Non ! dit Jean ; voilà le page de M. le curé, celui qui lui sert sa messe et qui lui sonne la cloche ; c’est un drôle qui a bon pied, bon œil, et qui ne craint pas plus l’eau qu’une grenouille. Il a aux pattes des escarpins de chêne un peu plus solides que les vôtres, et il va marcher aussi vite vers Cuzion qu’un trait de scie dans une planche de sapin. Il dira qu’on n’ait pas à s’inquiéter ; que madame est en bonne compagnie, et que c’est le vieux Jean qui la ramène. Ainsi c’est dit ! — Écoute ici, l’éveillé, dit-il à Charasson, qui bâillait à se démettre la mâchoire et regardait, d’un air ébahi, M. de Boisguilbault ; viens que je te ranime un peu au grand air, et que je te mette sur ton chemin. »

Il traîna et porta presque Sylvain à quelques pas de la chaumière, et là, lui mettant son tablier de cuir sur les épaules, il lui dit, en lui tirant les oreilles un peu fort, pour lui graver ses paroles dans la mémoire : « Cours à Châteaubrun, et dis à M. Antoine que Gilberte vient à Boisguilbault avec moi ; qu’il se tienne tranquille, que tout va bien de ce côté-là, et que dût-elle passer la nuit dehors, il ne faut pas qu’il s’inquiète. Entends-tu ? comprends-tu ?

— J’entends bien, mais je ne comprends guère, répondit Sylvain. Voulez-vous bien laisser mes oreilles, grand vilain Jean ?

— Je te les allongerai encore, si tu raisonnes ; et si tu fais mal ma commission, je te les arracherai demain.

— J’ai entendu, ça suffit ; lâchez-moi.

— Et si tu t’amuses en route, gare à toi !

— Pardié, il fait un joli temps pour s’amuser !

— Et si tu me perds ma peau de bique !…

— Pas si bête, elle ne me gâtera pas ! »

Et l’enfant se mit à courir vers les ruines, se dirigeant dans les ténèbres avec l’instinct d’un chat.

« À présent, dit Jean en sortant la brouette et la vieille jument de dessous le hangar, à nous deux, ma vieille brave Lanterne ! Ah ! monsieur Sacripant, ne vous fâchez pas, c’est moi ! Vous avez suivi votre jeune maîtresse, c’est bien ; mais M. le marquis, qui ne regarde pas les gens, n’a pas peur de regarder les chiens, et il pourrait vous connaître. Faites-moi le plaisir de suivre votre ami Charasson. Vous retournerez chez vous à pied, j’en suis désolé. » Et, allongeant deux grands coups de fouet au pauvre animal, il le força de s’enfuir en courant sur les traces de Sylvain. « Allons, monsieur le marquis, je vous attends ! » cria le charpentier. Et le marquis, vaincu par l’insistance de Gilberte, monta dans la brouette, où il se plaça entre elle et Jean Jappeloup.

Les étoiles du ciel ne virent pas cet étrange rapprochement ; car d’épais nuages voilaient leur face, et la mère Malot, seule témoin de cette aventure inouïe, n’eut pas l’esprit assez libre pour se livrer à de longs commentaires. Le marquis lui avait mis sa bourse dans la main en franchissant le seuil de sa maison, et elle passa le reste de la nuit à compter les beaux écus qu’elle contenait et à soigner ses petits, en disant : « Cette chère demoiselle, c’est elle qui nous a porté bonheur ! »

Le marquis prit les rênes, ne voulant pas souffrir que son aimable compagne eût la peine de le conduire. Jean s’arma du fouet pour stimuler d’un bras vigoureux l’ardeur de la pauvre Lanterne. Gilberte, que Janille, dans la prévision de l’orage, avait munie d’un large parapluie et du vieux manteau de son père, en la laissant vaquer à ses habitudes charitables, s’occupa à préserver ses compagnons ; et comme le vent lui disputait le manteau, elle le fixa d’une main sur les épaules de M. de Boisguilbault, tandis que de l’autre elle soutenait le parapluie de toute sa force pour abriter la tête du vieillard avec un soin filial. Le marquis fut si touché de ces généreuses attentions, qu’il perdit toute sa timidité et lui exprima sa reconnaissance dans les termes les plus affectueux que le respect put lui permettre. Gilberte tremblait à l’idée que d’un moment à l’autre cette sympathie pouvait se changer en fureur, et le vieux Jean riait dans sa barbe, en recommandant toutes choses à la Providence.

Quoiqu’il ne fût guère plus de neuf heures, tout le monde était couché au château de Boisguilbault lorsque nos voyageurs y arrivèrent. Jamais personne autre que le vieux Martin ne s’occupait du maître après le coucher du soleil, et ce soir-là Martin ayant fermé le parc après avoir vu le marquis entrer dans son chalet, ne se doutait guère qu’il avait fait une sortie et qu’il courait les champs par la pluie et la foudre, en compagnie d’un vieux charpentier et d’une jeune demoiselle.

Jean ne se souciait pas beaucoup de franchir la grille de la cour avec Gilberte ; car il était impossible, demeurant aussi près de Châteaubrun, que quelques serviteurs, sinon tous, ne connussent pas la figure de cette charmante fille, et la première exclamation devait la trahir.

Cependant la pluie tombait toujours, et il n’y avait aucun motif plausible pour faire descendre à la porte extérieure le marquis ou Gilberte, d’autant plus que M. de Boisguilbault voulait absolument que ses compagnons entrassent chez lui pour attendre au coin du feu la fin d’une pluie si obstinée et si froide. Jean mourait pourtant d’envie de saisir ce prétexte pour prolonger le rapprochement ; mais Gilberte refusait avec terreur d’entrer dans le sombre manoir de Boisguilbault, et il était certain qu’il y avait grand danger à le faire.

Heureusement, les habitudes excentriques du marquis lui rendirent impossible l’entrée de son château. Il eut beau agiter la cloche à diverses reprises, le vent rugissait avec fureur et emportait au loin la vibration. Aucun domestique, aucune servante ne couchait dans cette partie du bâtiment, où régnait systématiquement une affreuse solitude ; et quant au vieux Martin, seul excepté de cette règle, il était trop sourd pour entendre, soit la cloche, soit la foudre.

M. de Boisguilbault fut très-mortifié de ne pouvoir exercer l’hospitalité dont tout lui faisait un devoir, et conçut beaucoup de dépit contre lui-même de n’avoir pas prévu ce qui arrivait. Sa colère faillit revenir, et se tourner contre le vieux Martin, qui se couchait avec le soleil. Enfin, prenant tout à coup son parti : « Je vois bien, dit-il, qu’il faut que je renonce à rentrer chez moi, et qu’à moins d’avoir du canon pour prendre ma maison d’assaut, je ne réveillerai personne ; mais si madame ne craint pas de visiter la cellule d’un anachorète, j’ai ailleurs un gîte dont la clef ne me quitte pas, et où nous trouverons tout ce qu’il faut pour se reposer et se réchauffer. » En parlant ainsi, il tourna la tête du cheval vers le parc, mit pied à terre à la grille, l’ouvrit lui-même, et y fit entrer le cabriolet en tirant Lanterne par la bride, tandis que Jean pressait le bras de la tremblante Gilberte pour la déterminer à tenter l’aventure. « Dieu me confonde ! lui dit-il à voix basse, il nous conduit dans sa maison de bois, où il passe toutes les nuits à évoquer le diable ! Sois tranquille, ma Gilberte, je suis avec toi, et c’est aujourd’hui que nous allons mettre Satan à la porte d’ici. »

M. de Boisguilbault, ayant refermé derrière lui la grille du parc, ordonna au charpentier de conduire le cheval, et de le suivre au pas jusqu’à une espèce de hangar de jardinier où souvent Émile plaçait Corbeau lorsqu’il arrivait ou voulait partir tard ; et tandis que Jean s’occupait de mettre à couvert la pauvre Lanterne et la brouette de M. Antoine, le marquis offrit son bras à Gilberte, en lui disant : « Je suis désolé de vous faire faire quelques pas sur le sable ; mais vous n’aurez pas le temps de mouiller votre chaussure, car mon ermitage est là, derrière ces rochers. »

Gilberte frissonna de tous ses membres en entrant seule dans le chalet avec cet étrange vieillard, qu’elle avait toujours cru atteint de folie, et qui l’entraînait dans les ténèbres. Cependant elle se rassura un peu lorsqu’il ouvrit une seconde porte, et qu’elle vit le corridor éclairé par une lampe placée dans une niche ornée de fleurs. Cette demeure élégante et confortable, malgré ses dehors et son style rustiques, lui plut extrêmement, et sa jeune imagination, amoureuse de simplicité poétique, crut se retrouver dans le genre de palais qu’elle avait maintes fois rêvé.

Depuis qu’Émile avait été admis dans le mystérieux chalet, il s’y était opéré de notables améliorations. Il avait représenté au vieillard que le stoïcisme des habitudes par lesquelles il voulait protester contre sa propre richesse, commençait à devenir trop rigide pour son âge ; et, bien que M. de Boisguilbault ne fût encore atteint d’aucune infirmité notable, il avouait y avoir beaucoup souffert du froid pendant la mauvaise saison. Émile avait apporté lui-même du vieux château des tapis, des tentures, d’épais rideaux et des meubles commodes ; il y avait souvent allumé le vaste poêle pour combattre l’humidité des nuits pluvieuses, et le marquis s’était laissé aller à la douceur d’être soigné, douceur toute morale pour lui, et où il trouvait la preuve d’une affection attentive et délicate. Le jeune homme avait aussi arrangé et embelli la pièce où le vieillard prenait souvent avec lui son repas du soir. Il en avait fait une sorte de salon, et Gilberte fut charmée de poser ses petits pieds, pour la première fois de sa vie, sur de magnifiques peaux d’ours, et d’admirer, sur une console de marbre, de beaux vases de vieux Sèvres, remplis des fleurs les plus rares.

La cheminée, remplie de pommes de pin très sèches, fut allumée comme par enchantement, lorsque le marquis y eut jeté une feuille de papier enflammée, et les bougies, reflétées dans une glace à cadre de chêne contourné et bizarrement sculpté, remplirent bientôt la chambre d’une clarté éblouissante pour les yeux d’une fille habituée à la pauvre petite lampe où Janille épargnait l’huile, à l’exemple de la Femme forte de la Bible.

M. de Boisguilbault mit une sorte de coquetterie, pour la première fois de sa vie, à faire les honneurs de son chalet à une si aimable hôtesse. Il eut un naïf plaisir à la voir examiner et admirer ses fleurs, et lui promit que, dès le lendemain, elle en aurait toutes les greffes et toutes les graines pour renouveler le jardin du presbytère. Rendu un instant à la vivacité de la jeunesse, il trottait de tous côtés pour chercher les petites curiosités qu’il avait rapportées de son voyage en Suisse, et les lui offrait avec une joie ingénue ; et, comme elle refusait, en rougissant, de rien accepter, il prit le petit panier dans lequel elle avait apporté des sirops et des confitures à ses malades, et le remplit de jolis ouvrages en bois découpés à Fribourg, d’échantillons de cristal de roche, d’agates et de cornalines taillées en cachets et en bagues ; enfin de toutes les fleurs qui remplissaient les vases, et dont il fit un énorme bouquet le moins maladroitement qu’il put.

La grâce touchante avec laquelle Gilberte, confuse, remerciait le vieillard, ses questions naïves sur le voyage en Suisse dont M. de Boisguilbault avait gardé un souvenir enthousiaste (exprimé en termes un peu classiques), l’intérêt qu’elle mettait à l’écouter, ses réflexions intelligentes lorsqu’elle parvenait à se mettre à l’aise, le son enchanteur de sa voix, la distinction de ses manières simples et naturelles, son absence de coquetterie, et un mélange de terreur et d’entraînement répandu dans sa contenance et dans ses traits, qui donnait à sa beauté un caractère plus saisissant encore que d’habitude, son teint animé, ses yeux humides de fatigue et d’émotions, son sein oppressé par d’étranges angoisses, un sourire angélique qui semblait demander grâce ou protection ; tout cela pénétra si fortement le marquis et le domina si rapidement, qu’il se sentit tout à coup épris jusqu’au fond de l’âme ; épris saintement, non d’un ignoble désir de vieillard pour la jeunesse et la beauté, mais d’un amour de père pour une chaste et adorable enfant ! et lorsque le charpentier vint les rejoindre, tout ébloui et charmé lui-même de se trouver dans une chambre si claire et si chaude, il crut rêver en entendant M. de Boisguilbault dire à Gilberte : « Approchez donc vos pieds de la cheminée, ma chère enfant ; je tremble que vous n’ayez gagné un rhume ce soir, et je ne me le pardonnerais de ma vie ! »

Puis, entraîné par une expansion extraordinaire, le marquis, se retournant vers le charpentier, lui tendit la main en disant : « Approche donc aussi, toi, et viens t’asseoir auprès du feu avec nous. Pauvre Jean ! tu étais à peine vêtu, et tu es mouillé jusqu’aux os ! c’est encore moi qui en suis la cause ; si tu n’avais pas voulu m’accompagner, tu serais entré à la ferme, et tu y serais encore ; tu aurais soupé surtout, et tu es à jeun !… Comment faire pour te donner à manger ici ? car je suis sûr que tu meurs de faim !

— Ma foi, à vous dire vrai, monsieur de Boisguilbault, répondit le charpentier en souriant et en fourrant ses sabots dans la cendre chaude, je me moque de la pluie, mais non du jeûne. Votre maison de bois est devenue diablement belle, depuis que je n’y ai mis la main ; mais s’il y avait un morceau de pain dans quelqu’une de ces armoires, dont j’ai posé les rayons jadis… je les trouverais encore plus jolies… Depuis midi jusqu’à la nuit, j’ai cogné comme un sourd, et je me sens plus faible qu’une mouche, à présent !

— Eh ! mais, j’y songe ! s’écria M. de Boisguilbault, je n’ai pas soupé, moi non plus ; je l’ai complètement oublié, et je suis sûr qu’il y a là quelque chose, je ne sais où ! Cherchons, Jean, cherchons, et nous trouverons !

— Frappez, et l’on vous ouvrira ! dit gaiement le charpentier en secouant la porte du fond.

— Pas par là, Jean ! dit vivement le marquis, il n’y a rien là que des livres.

— Ah ! c’est la porte qui ne tient pas ! reprit Jean, la voilà qui me tombe dans les mains. Demain, j’arrangerai ça ! ce n’est qu’un peu de bois à ôter d’en haut pour que le pêne joigne. Comment ! votre vieux Martin n’a pas l’esprit d’arranger ça ? Il a toujours été maladroit et embarrassé, ce chrétien-là ! »

Jean, plus fort à lui seul que les deux vieillards de Boisguilbault, referma la porte sans songer à éprouver la moindre curiosité, et le marquis lui sut gré de cette insouciance, car il l’avait observé attentivement, et avec une sorte d’inquiétude, tant qu’il avait tenu le bouton de la serrure.

« Il y a ordinairement ici un guéridon tout servi, reprit M. de Boisguilbault ; je ne conçois pas ce qu’il peut être devenu, à moins que Martin ne m’ait oublié ce soir !

— Oh ! oh ! à moins que vous ne l’ayez pas remontée, la vieille horloge de sa cervelle n’a pas été en défaut, dit le charpentier, qui se rappelait avec plaisir tous les détails de l’intérieur du marquis, autrefois si bien connus de lui. Qu’est-ce qu’il y a derrière ce paravent ? Oui-da ! ça me paraît bien friand et guère solide ! » Et il exhiba, en repliant le paravent, un guéridon chargé d’une galantine, d’un pain blanc, d’une assiette de fraises et d’une bouteille de Bordeaux.

— « C’est joli à offrir à une dame, ça, monsieur de Boisguilbault !

— Oh ! si je croyais que madame voulût accepter mon souper ! dit le marquis en faisant rouler le guéridon auprès de Gilberte.

— Pourquoi non ? hé ! dit Jean en ricanant. Je parie que la bonne âme a songé aux autres avant de songer à nourrir son corps. Voyons, si elle mangeait seulement deux ou trois fraises, et vous, cette viande blanche, monsieur de Boisguilbault, moi, je m’arrangerai bien du pain mollet et d’un verre de vin noir.

— Nous mangerons comme devraient manger tous les hommes, répondit le marquis : chacun suivant son appétit et l’expérience va nous prouver, j’en suis sûr, que la part trop forte, destinée à un seul, va être suffisante pour plusieurs. Oh ! je vous en prie, madame, procurez-moi le bonheur de vous servir.

— Je n’ai aucunement faim, dit Gilberte, qui, depuis plusieurs jours, était trop accablée et trop agitée pour n’avoir pas perdu l’appétit ; mais, pour vous décider à souper tous les deux, je ferai mine de souper aussi. »

M. de Boisguilbault s’assit auprès d’elle, et la servit avec empressement. Jean prétendit qu’il était trop crotté pour se mettre à côté d’eux, et quand le marquis eut insisté, il avoua qu’il se trouvait fort mal à l’aise sur des chaises si molles et si profondes. Il tira un escabeau de bois, qui restait de l’ancien mobilier rustique, et, se plaçant sous le manteau de la cheminée pour se sécher des pieds à la tête, il se mit à manger de grand cœur. Sa part fut amplement suffisante, car Gilberte ne fit que goûter les fraises, et le marquis était d’une sobriété phénoménale. D’ailleurs, eût-il eu plus d’appétit que de coutume, il se fût volontiers privé pour l’homme qu’il avait battu deux heures auparavant, et qui lui pardonnait avec tant de candeur.

Le paysan mange lentement et en silence ; ce n’est pas pour lui la satisfaction d’un besoin capricieux et fugitif, c’est une espèce de solennité ; car cette heure de repas est en même temps, dans la journée de travail, une heure de repos et de réflexion. Jappeloup devint donc très grave en coupant méthodiquement son pain par petits morceaux, et en regardant brûler les pommes de pin dans le foyer. M. de Boisguilbault, ayant épuisé à peu près avec Gilberte tout ce qu’on peut dire à une personne qu’on ne connaît pas, retomba aussi dans son laconisme habituel, et Gilberte, accablée par plusieurs nuits d’insomnie et de larmes, sentit que la chaleur du feu, succédant au froid de l’orage, la jetait dans un assoupissement insurmontable. Elle lutta tant qu’elle put, mais la pauvre enfant n’était guère plus accoutumée que son ami le charpentier aux fauteuils moelleux, aux tapis de fourrure et à l’éclat des bougies. Tout en essayant de répondre et de sourire aux paroles de plus en plus rares du marquis, elle se sentit comme magnétisée ; sa belle tête se renversa insensiblement sur le dossier, son joli pied s’étendit vers le feu, et sa respiration égale et pure trahit tout à coup la victoire impérieuse du sommeil sur sa volonté.

M. de Boisguilbault, voyant le charpentier absorbé dans une sorte de méditation, se mit alors à examiner les traits de Gilberte avec plus d’attention qu’il n’avait encore osé le faire, et une sorte de frisson s’empara de lui lorsqu’il vit, sous la dentelle noire, à demi détachée de sa coiffure, la profusion de son éblouissante chevelure dorée. Mais il fut tiré de sa contemplation par le charpentier, qui lui dit à voix basse :

« Monsieur de Boisguilbault, je parie que vous ne vous doutez guère de ce que je vais vous apprendre ? Regardez bien cette jolie petite dame, et puis je vous dirai qui elle est ! »

M. de Boisguilbault pâlit et regarda le charpentier avec des yeux effarés.