Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XIV

Calman-Lévy (1p. 171-183).

XIV.

PREMIER AMOUR.


L’énergique Cardonnet, tout entier à ses occupations journalières, ou assez maître de lui-même pour ne pas laisser voir la moindre trace de sa souffrance intérieure, avait repris dès le lendemain sa glaciale dignité.

Émile, accablé d’effroi et de tristesse, s’efforçait de sourire à sa mère, qui s’inquiétait de son air distrait et de sa figure altérée. Mais, à force de timidité, cette femme n’avait plus même la pénétration qui appartient à son sexe. Toutes ses facultés étaient émoussées, et à quarante ans elle était déjà octogénaire au moral. Elle aimait pourtant encore son mari, par suite d’un besoin d’aimer qui n’avait jamais été satisfait. Elle n’avait pas de reproche bien formulé à lui faire ; car il ne l’avait jamais froissée ni asservie ostensiblement ; mais tout élan de cœur ou d’imagination avait toujours été refoulé en elle par l’ironie et une sorte de pitié dédaigneuse, et elle s’était habituée à n’avoir pas une pensée, pas une volonté en dehors du cercle tracé autour d’elle par une main rigide.

Veiller à tous les détails du ménage était devenu pour elle plus qu’une occupation sage et volontaire ; on lui en avait fait une loi si sérieuse et si sacrée, qu’une matrone romaine eût pu lui être tout au plus comparée pour la solennité puérile du labeur domestique.

Elle offrait donc dans sa personne l’étrange anachronisme d’une femme de nos jours, capable de raisonner et de sentir, mais ayant fait sur elle-même l’effort insensé de rétrograder de quelques milliers d’années pour se rendre toute semblable à une de ces femmes de l’antiquité qui mettaient leur gloire à proclamer l’infériorité de leur sexe.

Ce qu’il y avait de bizarre et de triste en ceci, c’est qu’elle n’en avait point la conviction, et qu’elle agissait ainsi, disait-elle tout bas, pour avoir la paix. Et elle ne l’avait point ! Plus elle s’immolait, plus son maître s’ennuyait d’elle.

Rien n’efface et ne détruit rapidement l’intelligence comme la soumission aveugle.

Madame Cardonnet en était un exemple.

Son cerveau s’était amoindri dans l’esclavage, et son époux, ne comprenant pas que c’était là l’ouvrage de sa domination, en était venu à la dédaigner secrètement.

Quelques années auparavant, Cardonnet avait été effroyablement jaloux, et sa femme, quoique usée et flétrie, tremblait encore à l’idée qu’il pût lui supposer une pensée légère. Elle avait pris l’habitude de ne pas entendre et de ne pas voir, afin de pouvoir dire avec assurance, quand on lui parlait d’un homme quelconque : « Je ne l’ai pas regardé, je ne sais pas ce qu’il a dit, je n’ai fait aucune attention à lui. » C’est tout au plus si elle osait examiner et interroger son fils ; car, pour son mari, si elle s’inquiétait d’un redoublement de pâleur sur son visage ou de sévérité dans son regard, il la forçait bien vite à baisser les yeux en lui disant : « Qu’ai-je donc d’extraordinaire, que vous me contemplez comme si vous ne me connaissiez pas ? » Quelquefois, le soir, il s’apercevait qu’elle avait pleuré, et il redevenait tendre à sa manière : « Voyons, qu’y a-t-il ? la pauvre petite femme a quelque ennui ? Avez-vous envie d’un cachemire ? Voulez-vous que je vous mène promener en voiture ? Non ? Alors ce sont les camélias qui ont gelé ? On vous en fera venir de Paris qui auront une meilleure santé et qui seront si beaux, que vous ne regretterez pas les anciens. » Et, en effet, il ne manquait pas une occasion de satisfaire, à quelque prix que ce fût, les goûts innocents de sa compagne. Il exigeait même qu’elle fût plus richement parée qu’elle n’en avait le désir. Il pensait que les femmes sont des enfants qu’il faut récompenser de leur sagesse par des jouets et des futilités.

« Il est certain, se disait alors madame Cardonnet, que mon mari m’aime beaucoup et qu’il est rempli d’attentions pour moi. De quoi puis-je me plaindre et d’où vient que je me sens toujours triste ? »

Elle vit Émile sombre et abattu, et ne sut pas lui arracher le secret de sa douleur. Elle l’interrogea fastidieusement sur sa santé, et lui conseilla de se coucher de bonne heure. Elle pressentait bien quelque chose de plus sérieux que les suites d’une insomnie ; mais elle se disait qu’il valait mieux laisser un chagrin s’endormir dans le silence que de l’entretenir par l’épanchement.

Le soir, Émile, en se promenant à l’entrée du village, rencontra Jean Jappeloup, qui, revenu depuis quelques heures, fêtait joyeusement son arrivée avec plusieurs amis, sur le seuil d’une habitation rustique.

« Eh bien, lui dit le jeune homme en lui tendant la main, vos affaires sont-elles arrangées ?…

— Avec la justice, oui, monsieur ; mais pas encore avec la misère. J’ai fait mes soumissions, j’ai raisonné de mon mieux avec le procureur du roi, il m’a écouté avec patience : il m’a bien dit quelques bêtises en manière de sermon ; mais ce n’est pas un mauvais homme, et il allait me renvoyer, en me disant qu’il ferait son possible pour m’épargner les poursuites, lorsque vos lettres sont arrivées. Il les a lues sans faire semblant de rien ; mais il y a eu égard, car il m’a dit : « Eh bien, tenez-vous en repos, fixez-vous quelque part, ne braconnez plus, travaillez, et tout s’arrangera. » Me voilà donc ; mes amis m’ont bien reçu, comme vous voyez, puisque déjà cette maison s’ouvre pour me loger en attendant. Mais il faut que je songe au plus pressé, qui est de gagner de quoi me vêtir, et, avant la nuit, je vas faire le tour du village, pour avoir de l’ouvrage chez les braves gens.

— Écoutez, Jean, lui dit Émile en s’attachant à ses pas : je ne dispose pas de grandes ressources ; mon père me fait une pension, et je ne sais point s’il me la continuera, maintenant que je vais vivre près de lui ; mais il me reste quelques centaines de francs dont je n’ai pas besoin ici, et que je vous prie d’accepter pour vous vêtir et pourvoir à vos premiers besoins. Vous me ferez beaucoup de peine si vous me refusez. Dans quelques jours, votre rancune mal fondée contre mon père sera passée, et vous viendrez lui demander de l’ouvrage ; ou bien, autorisez-moi à lui en demander pour vous : il vous paiera mieux que vous ne serez payé partout ailleurs, et il se relâchera, j’en suis certain, de la sévérité de ses premières conditions ; ainsi…

— Non, monsieur Émile, répondit le charpentier. Rien de tout cela, ni votre argent, ni l’ouvrage de votre père. Je ne sais pas comment M. Cardonnet vous traite et vous entretient, mais je sais qu’un jeune homme comme vous est fort gêné quand il n’a pas dans sa poche une pièce d’or ou d’argent pour s’en faire honneur dans l’occasion. Vous m’avez rendu assez de services, je suis content de vous, et, si je trouve l’occasion, vous verrez que vous n’avez pas tendu la main à un ingrat. Quant à servir votre père d’une manière ou de l’autre, jamais ! j’ai failli faire cette sottise, et Dieu ne l’a pas permis. Je lui pardonne la manière dont il m’a fait arrêter par Caillaud, c’est une mauvaise action ! Mais comme il ne savait peut-être pas que ce pauvre garçon est mon filleul, et comme depuis il a écrit du bien de moi au procureur du roi pour me faire pardonner, je ne dois plus penser à ma rancune. D’ailleurs, à cause de vous, maintenant je la mettrais sous mes pieds. Mais travailler à bâtir vos usines ? Non ! vous n’avez pas besoin de mes bras ; vous en trouverez assez d’autres, et vous savez mes raisons. Ce que vous faites là est mauvais et ruinera bien des gens, si cela ne ruine pas tout le monde un jour.

« Déjà vos digues et vos réservoirs font patouiller tous les petits moulins au-dessus de vous sur le courant. Déjà tous vos amas de pierre et de terre ont gâté les prés d’alentour, quand l’eau a emporté tout cela chez les voisins. Toujours, voyez-vous, même contre son gré, le riche fait tort au pauvre. Je ne veux pas qu’il soit dit que Jean Jappeloup a mis la main à la ruine de son endroit. Ne m’en parlez plus. Je veux reprendre mon petit travail, et il ne me manquera pas.

« À présent que vos grands travaux absorbent tous mes confrères, personne, dans le bourg, ne peut plus trouver d’ouvriers. J’hériterai de la clientèle des autres, sauf à la leur rendre quand la vôtre leur manquera. Car, je vous le dis, votre père graisse sa roue en payant cher aujourd’hui la sueur de l’ouvrier ; mais il ne pourra pas continuer longtemps sur ce pied-là, autrement ses dépenses l’emporteraient sur ses profits. Un jour viendra… un jour qui n’est peut-être pas loin ! où il fera travailler au rabais, et alors malheur à ceux qui auront sacrifié leur position à de belles promesses ! Ils seront forcés d’en passer par où votre père voudra, et le moment sera venu de rendre gorge.

« Vous ne le croyez pas ? Tant mieux pour vous ! ça prouve que vous ne serez pas de moitié dans le mal qui se prépare ; mais vous n’empêcherez rien. Bonsoir donc, mon brave enfant ! ne parlez pas pour moi à votre père ; je vous ferais mentir. Le bon Dieu m’a tiré de peine ; je veux le contenter en tout maintenant et ne faire que ce que ma conscience ne me reprochera pas. Pauvre, je serai plus utile aux pauvres que votre père avec toute sa richesse. Je bâtirai pour mes pareils, et ils auront plus de profit à me payer peu qu’ils n’en auront à gagner gros chez vous. Vous verrez ça, monsieur Émile, et tout le monde dira que j’avais raison ; mais il sera trop tard pour se repentir d’avoir passé la tête dans le licou ! »

Émile ne put vaincre l’obstination du charpentier et rentra chez lui encore plus triste qu’il n’en était sorti.

Les prédications de cet ouvrier incorruptible lui causaient un vague effroi.

Il rencontra aux abords de l’usine le secrétaire de son père, M. Galuchet, un gros jeune homme, très capable de faire des chiffres, très borné à tous autres égards.

C’était l’heure du repos ; Galuchet la mettait à profit en pêchant des goujons. C’était son passe-temps favori ; et quand il en avait beaucoup dans son panier, il les comptait, et les additionnant avec le chiffre de ses précédentes conquêtes, il était heureux de dire, en retirant sa ligne :

« Voici le sept cent quatre-vingt-deuxième goujon que j’ai pris avec cet hameçon-là depuis deux mois. Je suis bien fâché de n’avoir pas compté ceux de l’année dernière.

Émile s’appuya contre un arbre, pour le regarder pêcher. L’attention flegmatique et la patience puérile de ce garçon le révoltaient. Il ne concevait pas qu’il pût se trouver parfaitement heureux, par la seule raison qu’il avait des appointements qui le mettaient à l’abri du besoin. Il essaya de le faire causer, se disant qu’il découvrirait peut-être, sous cette épaisse enveloppe, quelque trait de flamme, quelque motif de sympathie, qui lui ferait de la société de ce jeune homme une ressource morale dans sa détresse. Mais M. Cardonnet choisissait ses fonctionnaires d’un œil et d’une main sûrs. Constant Galuchet était un crétin ; il ne comprenait rien, il ne savait rien en dehors de l’arithmétique et de la tenue des livres. Quand il avait fait des chiffres pendant douze heures, il lui restait à peine assez de raisonnement pour attraper des goujons.

Cependant Émile lui fit dire, par hasard, quelques paroles qui jetèrent une clarté sinistre dans son esprit. Cette machine humaine était capable de supputer les profits et les pertes, et d’établir la balance au bas d’une feuille de papier. Tout en montrant la plus parfaite ignorance des projets et des ressources de M. Cardonnet, Constant fit l’observation que la paie des ouvriers était exorbitante, et que si, dans deux mois, on ne la réduisait de moitié, les fonds engagés dans l’affaire seraient insuffisants.

« Mais cela ne peut pas inquiéter monsieur votre père, ajouta-t-il ; on paie l’ouvrier comme on nourrit le cheval à proportion du travail qu’on exige. Quand on veut doubler l’ouvrage on double le salaire, comme on double l’avoine. Puis, quand on n’est plus si pressé, on baisse et on rationne à l’avenant.

— Mon père n’agira pas ainsi, dit Émile : pour des chevaux peut-être, mais non pour des hommes.

— Ne dites pas cela, monsieur, reprit Galuchet ; monsieur votre père est une forte tête, il ne fera pas de sottises, soyez tranquille. »

Et il emporta ses goujons, charmé d’avoir rassuré le fils sur les apparentes imprudences du père.

« Oh ! s’il en était ainsi ! pensait Émile en marchant avec agitation au bord de la rivière ; s’il y avait un calcul inhumain, dans cette générosité momentanée ! si Jean avait deviné juste ! si mon père, tout en suivant les doctrines aveugles de la société, n’avait pas des vertus et des lumières supérieures à celles des autres spéculateurs, pour atténuer les effets désastreux de son ambition !… Mais, non, c’est impossible ! mon père est bon, il aime ses semblables… »

Émile avait pourtant la mort dans l’âme ; toute cette activité, toute cette vie dépensée au profit de son avenir, le faisaient reculer de dégoût et d’effroi. Il se demandait comment tous ces ouvriers de sa fortune ne le haïssaient pas, et il était prêt à se haïr lui-même pour rétablir la justice.

Un profond ennui pesa encore sur lui le lendemain, mais il vit arriver avec une sorte de joie le jour qu’il devait consacrer en partie à M. de Boisguilbault, parce qu’il s’était promis d’aller, sans rien dire à personne, passer la journée à Châteaubrun. Au moment où il montait à cheval, M. Cardonnet vint lui adresser quelques railleries :

« Tu t’y prends de bonne heure, pour aller à Boisguilbault ! il paraît que l’entretien de cet aimable marquis a des charmes pour toi ; je ne m’en serais jamais douté, et je ne sais quel secret tu possèdes pour ne pas t’endormir entre chacune de ses phrases.

— Mon père, si c’est là une manière de me faire savoir que ma démarche vous déplaît, dit Émile en faisant avec dépit le mouvement de descendre de cheval, je suis prêt à y renoncer, bien que j’aie accepté une invitation pour aujourd’hui.

— Moi ! reprit l’industriel, il m’est absolument indifférent que tu t’ennuies là ou ailleurs. Puisque la maison paternelle est celle où tu te déplais le plus, je désire que celle des nobles personnages que tu fréquentes te dédommage un peu. »

En toute autre circonstance, Émile eût retardé son départ, pour montrer ou du moins pour faire croire que le reproche n’était pas mérité ; mais il commençait à comprendre que la tactique de son père était de le railler quand il voulait le faire parler ; et comme il sentait un attrait invincible le pousser vers Châteaubrun, il résolut de ne pas se laisser surprendre.

Quoique rien au monde ne lui fût plus sensible que la moquerie des êtres qu’il aimait, il fit un effort pour affecter de la prendre cette fois en bonne part.

« Je me promets tant de plaisir, en effet, chez M. de Boisguilbault, dit-il, que je vais prendre le plus long pour m’y rendre, et que mon école buissonnière sera probablement de cinq ou six lieues, à moins que vous n’ayez besoin de moi, mon père, auquel cas je vous sacrifierais volontiers les délices d’une promenade en plein soleil dans des chemins à pic. »

Mais M. Cardonnet ne fut pas dupe de son stratagème, et il lui répondit avec un regard clair et pénétrant :

« Va où le démon de la jeunesse te pousse ! je ne m’en inquiète pas, et pour cause.

— Eh bien, se dit Émile en prenant le galop, si vous ne vous en inquiétez pas, je ne m’inquiéterai pas davantage de vos menaces ! »

Et, sentant malgré lui le feu de la colère bouillonner dans son sein, il fournit une course violente pour se calmer.

« Mon Dieu, pensait-il peu de moments après, pardonnez-moi ces mouvements de dépit que je ne puis réprimer. Vous savez pourtant que mon cœur est plein d’amour, et qu’il ne demande qu’à respecter et à chérir ce père qui prend à tâche de refouler tous ses élans et de glacer toutes ses tendresses. »

Soit hésitation, soit prudence, il fit un assez long détour avant de se diriger sur Châteaubrun ; et quand, du haut d’une colline, il se vit très-éloigné des ruines qui se dessinaient à l’horizon, il sentit un si vif regret du temps perdu, qu’il mit les éperons dans le ventre de son cheval pour y arriver plus vite.

Il y arriva en effet du côté de la Creuse en moins d’une demi-heure, presque à vol d’oiseau, après avoir mis cent fois sa vie en péril à franchir les fossés et à galoper sur le bord des précipices. Un désir violent, dont il ne voulait pourtant pas se rendre compte, lui donnait des ailes.

« Je ne l’aime pas, se disait-il, je la connais à peine, je ne peux pas l’aimer ! D’ailleurs, je l’aimerais en vain ! Ce n’est pas elle qui m’attire plus que son excellent père, son château romantique, son entourage de repos, de bonheur et d’insouciance ; j’ai besoin de voir des gens heureux pour oublier que je ne le suis pas, que je ne le serai jamais ! »

Il rencontra Sylvain Charasson, occupé à tendre une vergée dans la Creuse. L’enfant courut vers lui d’un air joyeux et empressé :

« Vous ne trouverez pas M. Antoine, lui dit-il ; il est allé vendre six moutons à la foire ; mais mademoiselle Janille est à la maison, et mademoiselle Gilberte aussi.

— Crois-tu que je ne les dérangerai pas ?

— Oh ! du tout, du tout, monsieur Émile ; elles seront bien contentes de vous voir, car elles parlent bien souvent de vous à dîner avec M. Antoine. Elles disent qu’elles font grand cas de vous.

— Prends donc mon cheval, dit Émile : j’irai plus vite à pied.

— Oui, oui, reprit l’enfant. Tenez, là, derrière l’ancienne terrasse. Vous attraperez la brèche, vous sauterez un peu, et vous serez dans la cour. C’est le chemin au Jean. »

Émile sauta sur l’herbe qui amortit le bruit, et approcha du pavillon carré, sans avoir effrayé les deux chèvres qui semblaient déjà le connaître.

Monsieur Sacripant, qui n’était pas plus fier que son maître et ne dédaignait pas de faire, au besoin, l’office de chien de berger, quoiqu’il appartînt à la race plus noble des chasseurs, avait conduit les moutons à la foire.

Au moment d’entrer, Émile s’aperçut que le cœur lui battait si fort, émotion qu’il attribua à son ascension rapide sur le flanc du rocher, qu’il s’arrêta un peu pour se remettre et faire convenablement son entrée. Il entendait dans l’intérieur le bruit d’un rouet, et jamais aucune musique n’avait retenti plus agréablement à son oreille. Puis le sifflement sourd du petit instrument de travail s’arrêta, et il reconnut la voix de Gilberte qui disait :

« Eh bien, c’est vrai, Janille, je ne m’amuse pas les jours où mon père est absent. Si je n’étais pas avec toi, je m’ennuierais peut-être tout à fait.

— Travaille, ma fille, travaille, répondit Janille : c’est le moyen de ne jamais s’ennuyer.

— Mais je travaille et je ne m’amuse pourtant pas. Je sais bien qu’il n’y a pas de nécessité à s’amuser ; mais moi, je m’amuse toujours, je suis toujours prête à rire et à sauter, quand mon père est avec nous. Conviens, petite mère, que s’il nous fallait vivre longtemps séparées de lui, nous perdrions toute notre gaieté et tout notre bonheur ! Oh ! vivre sans mon père, ce serait impossible ! j’aimerais autant mourir tout de suite.

— Eh bien, voilà de jolies idées ! reprit Janille ; à quoi diantre allez-vous penser, petite tête ? Ton père est encore jeune et bien portant, grâce à Dieu ! d’où te vient donc cette folie depuis deux ou trois jours ?

— Comment, depuis deux ou trois jours ?

— Mais oui, depuis trois ou quatre jours, même ! il t’est arrivé plusieurs fois de te tourmenter de ce que nous deviendrions si, ce qu’à Dieu ne plaise, nous perdions ton bon père.

— Si nous le perdions ! s’écria Gilberte. Oh ! ne dis pas un mot pareil, cela fait frémir ; et je n’y ai jamais pensé. Oh ! non, je ne pourrais pas penser à cela !

— En bien, ne voilà-t-il pas que vous êtes tout en larmes ? Fi ! Mademoiselle ! voulez-vous faire pleurer aussi votre mère Janille ? oui-dà, M. Antoine serait content s’il vous voyait les yeux rouges en rentrant ! Il serait capable de pleurer aussi, le cher homme ! Allons, tu n’as pas assez promené aujourd’hui, mon enfant, serre ta laine, et allons faire manger nos poules. Ça te distraira de voir les jolis perdreaux que ta petite Blanche a couvés. »

Émile entendit un baiser maternel de Janille clore ce discours, et comme ces deux femmes allaient le trouver à la porte, il s’éloigna et toussa un peu pour les avertir de son arrivée.

« Ah ! s’écria Gilberte, quelqu’un dans la cour ! Je me sens toute en joie, je suis sûre que c’est mon père ! »

Et elle s’élança étourdiment à la rencontre d’Émile, si vite, qu’en se trouvant avec lui sur le seuil de la porte elle faillit tomber dans ses bras. Mais quelle que fût sa confusion en reconnaissant sa méprise, elle fut moindre que le trouble d’Émile ; car, dans sa candeur, elle en sortit par un éclat de rire, tandis qu’à l’idée d’une accolade qui ne lui était pas destinée, mais qu’il avait été bien près de recevoir, le jeune homme perdit tout à fait contenance.

Gilberte était si belle avec ses yeux encore humides de larmes et son rire enfantin et frais, qu’il en eut comme un éblouissement, et ne se demanda plus si c’était le bon Antoine, les belles ruines ou la charmante Gilberte qu’il s’était tant hâté de revoir.

« Eh bien, eh bien, dit Janille, vous nous avez fait quasi peur ; mais soyez le bienvenu, monsieur Émile, comme dit notre maître ; M. Antoine ne tardera pas beaucoup à rentrer. En attendant, vous allez vous rafraîchir ; j’irai tirer du vin à la cave. »

Émile s’y opposa, et, la retenant par sa manche :

« Si vous allez à la cave, j’irai avec vous, dit-il, non pour boire votre vin ; mais pour voir ce caveau que vous m’avez dit si curieux, si profond et si sombre.

— Vous n’irez pas maintenant, répondit Janille ; il y fait trop froid et vous avez trop chaud. Oui, vous avez chaud ! vous êtes rouge comme une fraise. Vous allez vous reposer un brin, et puis, en attendant M. Antoine, nous vous ferons voir les caveaux, les souterrains, et tout le château, que vous n’avez pas encore bien examiné, quoiqu’il en vaille la peine. Ah mais ! il y a des gens qui viennent de bien loin pour le voir ; ça nous ennuie bien un peu, et ma fille s’en va lire dans sa chambre tandis qu’ils sont là ; mais M. Antoine dit qu’on ne peut pas refuser l’entrée, surtout à des voyageurs qui ont fait beaucoup de chemin, et que, quand on est propriétaire d’un endroit curieux et intéressant, on n’a pas le droit d’empêcher les autres d’en jouir. »

Janille prêtait un peu à son maître le raisonnement qu’elle lui avait mis dans l’esprit et dans la bouche. Le fait est qu’elle retirait de l’exhibition de ses ruines un certain pécule qu’elle employait, comme tout ce qui lui appartenait, à augmenter secrètement le bien-être de la famille.

Émile, pressé d’accepter un rafraîchissement quelconque, consentit à prendre un verre d’eau, et, comme Janille voulut courir elle-même remplir sa cruche à la fontaine, il resta seul avec mademoiselle de Châteaubrun.