Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre VI

Calman-Lévy (1p. 63-75).



VI.

JEAN LE CHARPENTIER.


« Prenez un crayon, Émile, dit l’industriel à son fils, qui le suivait dans la crainte de quelque danger pour sa personne ; ne faites pas d’erreur dans les chiffres que je vais vous dicter… Une… deux… trois roues brisées ici… La cage emportée… le grand moteur endommagé… trois mille… cinq… sept ou huit… Prenons le maximum : c’est le plus sûr en affaires… Écrivez huit mille francs… La digue rompue ?… c’est étrange !… Écrivez quinze mille… Il faudra la refaire tout entière en ciment romain… Voilà un angle qui a fléchi… Écrivez, Émile… Émile, avez-vous écrit ?… »

Pendant une heure, M. Cardonnet fit ainsi le devis de ses pertes et de ses prochaines dépenses ; et quand son fils fut sommé d’en dresser le total, il haussa les épaules d’impatience en voyant que, soit distraction soit défaut d’habitude, le jeune homme ne s’en acquittait pas aussi rapidement qu’il l’eût souhaité.

« As-tu fait ? dit-il au bout de deux ou trois minutes d’attente contenue.

— Oui, mon père… cela monte à quatre-vingt mille francs environ.

— Environ ? reprit M. Cardonnet en fronçant le sourcil. Qu’est-ce que ce mot-là ? »

Et fixant sur lui des yeux animés par une pénétration railleuse :

« Allons, dit-il, je vois que tu es un peu engourdi pour avoir perché sur un arbre. Moi, j’ai fait mon calcul de tête, et je suis fâché d’avoir à te dire qu’il était prêt avant que tu eusses taillé ton crayon. Il y a là pour quatre-vingt-un mille cinq cents francs de déboursés à recommencer.

— C’est beaucoup ! dit Émile en s’efforçant de dissimuler son impatience sous un air sérieux.

— C’est plus de violence que je n’en aurais supposé à ce petit cours d’eau, reprit M. Cardonnet avec autant de calme que s’il eût fait l’expertise d’un dommage étranger à sa fortune… mais ça ne sera pas long à réparer. Holà ! du monde ici… Voilà un soliveau engagé entre deux grandes roues, et qu’un reste d’eau fait ballotter… Ôtez-moi cela bien vite, ou mes roues seront cassées. »

On s’empressa d’obéir, mais la besogne était plus difficile qu’elle ne paraissait. Toute la force de la mécanique tendait à peser sur cet obstacle, qui la menaçait de ne pas rompre le premier. Plusieurs hommes s’écorchèrent les mains en pure perte.

« Prenez donc garde de vous blesser ! » s’écriait involontairement Émile, mettant lui-même la main à l’œuvre pour alléger leur peine.

Mais M. Cardonnet criait de son côté :

« Tirez ! poussez ! allons donc, vous avez des bras de filasse ! »

La sueur coulait de tous les fronts, et on n’avançait guère.

« Ôtez-vous tous de là, cria tout à coup une voix qu’Émile reconnut aussitôt, et laissez-moi faire… je veux en venir à bout tout seul. »

Et Jean, armé d’un levier, dégagea lestement une pierre à laquelle personne ne faisait attention. Puis, avec une dextérité merveilleuse, il donna un mouvement vigoureux au soliveau.

« Doucement, mille diables ! cria M. Cardonnet, vous allez tout briser.

— Si je casse quelque chose je le payerai, répondit le paysan avec une brusquerie enjouée. Maintenant, ici deux bons enfants. Allons, ferme !… Courage, mon petit Pierre, c’est bien !… Encore un peu, mon vieux Guillaume !… Oh ! les bons compagnons !… Bellement ! bellement ! que je retire mon pied, ou tu me l’écraseras, fils du diable ! Ça y est… pousse… n’aie pas peur… je tiens !… »

Et en moins de deux minutes, Jean, dont la présence et la voix semblaient électriser les autres ouvriers, dégagea la machine du corps étranger qui la compromettait.

« Suivez-moi, Jean, dit alors M. Cardonnet.

— Pourquoi faire, monsieur ? répliqua le paysan. J’ai assez travaillé comme cela pour aujourd’hui.

— C’est pourquoi je veux que vous veniez boire un verre de mon meilleur vin. Venez, vous dis-je, j’ai à vous parler… Mon fils, allez dire à votre mère qu’elle fasse servir du malaga sur ma table.

— Votre fils ? dit Jean en regardant Émile avec un peu d’émotion. Si c’est là votre fils, je vous suis, car il m’a l’air d’un bon garçon.

— Oui, mon fils est un bon garçon, Jean, dit M. Cardonnet au paysan, lorsqu’il le vit accepter un verre plein de la main d’Émile. Et vous aussi, vous êtes un bon garçon, et il est temps que vous le prouviez un peu mieux que vous ne faites depuis deux mois.

— Monsieur, faites excuse, répondit Jean en regardant autour de lui d’un air de méfiance ; mais je suis trop vieux pour aller à l’école, et je ne suis pas venu ici tout en sueur pour entendre de la morale froide comme du verglas. À votre santé, monsieur Cardonnet ; en vous remerciant, vous, jeune homme, à qui j’ai fait de la peine hier soir. Vous ne m’en voulez pas ?

— Attendez un instant, dit M. Cardonnet : avant de retourner à vos trous de renard, emportez ce pourboire.

Et il lui tendit une pièce d’or.

« Gardez ça, gardez ça, dit Jean avec humeur, en repoussant la gratification par un mouvement du coude. Je ne suis pas intéressé, vous devez le savoir, et ce n’est pas pour vous faire plaisir que je viens de travailler avec vos charpentiers. C’était tout bonnement pour les empêcher de s’échiner en pure perte. Et puis, on connaît le métier, et ça impatiente de voir les gens s’y prendre tout de travers. J’ai le sang un peu vif, et, malgré moi, je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas.

— De même que vous vous êtes trouvé où vous ne deviez pas être, répondit M. Cardonnet d’un ton sévère, et avec l’intention évidente d’intimider le hardi paysan. Jean, voici une dernière occasion de nous entendre et de nous connaître ; profitez-en, ou vous vous en repentirez. Quand je suis arrivé ici, l’année dernière, j’ai remarqué votre activité, votre intelligence, l’affection que vous portaient tous les ouvriers et tous les habitants de ce village. J’ai eu sur votre probité les meilleurs renseignements, et j’ai résolu de vous mettre à la tête de mes travaux de charpente ; j’ai offert de doubler pour vous seul le salaire, soit à la journée, soit à la tâche. Vous m’avez répondu par des billevesées, et comme si vous ne me preniez pas pour un homme sérieux.

— Ce n’est pas ça, monsieur, faites excuse ; je vous ai dit que je n’avais pas besoin de vos travaux, et que j’en avais dans le bourg plus que je n’en pouvais faire.

— Défaite et mensonge ! Vous étiez très mal dans vos affaires, et vous y voilà pire que jamais. Poursuivi pour dettes, vous avez été forcé de quitter votre maison, d’abandonner votre atelier, et de vous cacher dans les montagnes comme un gibier traqué par les chasseurs.

— Quand on se mêle de raisonner, reprit Jean avec hauteur, il faut dire la vérité. Je ne suis pas poursuivi pour dettes, comme vous l’entendez, monsieur. J’ai toujours été un honnête homme et rangé, et si je dois un sou dans le village ou dans les environs, que quelqu’un vienne le dire et lever la main contre moi. Cherchez, vous ne trouverez personne !

— Il y a pourtant trois mandats d’amener contre vous, et, depuis deux mois, les gendarmes sont à votre poursuite sans pouvoir vous appréhender.

— Et ils y seront tant que je voudrai. Le grand mal, pas vrai, que ces braves gendarmes promènent leurs chevaux sur une rive de la Creuse, tandis que je promène mes jambes sur l’autre ! Voilà des gens qui sont bien malades, eux qui sont payés pour prendre l’air et rendre compte de ce qu’ils ne font pas ! Ne les plaignez pas tant, monsieur Cardonnet, c’est le gouvernement qui les paye, et le gouvernement est assez riche pour que je lui fasse banqueroute de mille francs… car c’est la vérité que je suis condamné à payer mille francs ou à aller en prison ! Ça vous étonne, vous, jeune homme, qu’un pauvre diable qui a toujours obligé son prochain, au lieu de lui nuire, soit poursuivi comme un forçat évadé ? Vous n’avez pas encore un mauvais cœur, quoique riche, parce que vous êtes jeune. Eh bien, sachez donc mes fautes. Pour avoir envoyé trois bouteilles de vin de ma vigne à un camarade qui était malade, j’ai été pris par les gabelous comme vendant du vin sans payer les droits, et comme je ne pouvais pas mentir et m’humilier pour obtenir une transaction, comme je soutenais la vérité qui est que je n’avais pas vendu une goutte de vin, et que, par conséquent, je ne pouvais pas être puni, j’ai été condamné à payer ce qu’ils appellent le minimum, cinq cents francs d’amende. Excusez, le minimum ! cinq cents francs, le prix de mon travail de l’année pour un cadeau de trois bouteilles de vin ! Sans compter que mon pauvre confrère, qui les avait reçues, a été condamné aussi, et c’est ce qui m’a mis le plus en colère. Et comme je ne pouvais pas payer une pareille somme, on a tout saisi, tout pillé, tout vendu chez moi, jusqu’à mes outils de charpentier. Alors, à quoi bon payer patente pour un métier qui ne peut plus vous nourrir ? J’ai cessé de le faire, et, un jour que je travaillais en journée hors de chez moi, autre persécution, querelle avec l’adjoint, où j’ai failli m’oublier et le frapper. Que devenir ? Le pain manquait dans mon bahut ; j’ai pris un fusil et j’ai été tuer un lièvre dans la bruyère. Autrefois, dans ce pays-ci, le braconnage était passé à l’état de coutume et de droit : les anciens seigneurs n’y regardaient pas de près, depuis la révolution ; ils braconnaient même avec nous, quand ça leur faisait plaisir.

— Témoin M. Antoine de Châteaubrun, qui le fait encore, dit M. Cardonnet d’un ton ironique.

— Pourvu qu’il n’aille pas sur vos terres, qu’est-ce que cela vous fait ? reprit le paysan irrité. Tant il y a que, pour avoir tué un lièvre au fusil, et pris deux lapins au collet, j’ai été encore pincé et condamné à l’amende et à la prison. Mais je me suis échappé des pattes des gendarmes, comme ils me conduisaient à l’auberge du gouvernement ; et, depuis ce temps-là, je vis comme je l’entends, sans vouloir aller tendre mon bras à la chaîne.

— On sait fort bien comment vous vivez, Jean, dit M. Cardonnet. Vous errez nuit et jour, braconnant en tous lieux et en toute saison, ne couchant jamais deux nuits de suite au même endroit, et le plus souvent à la belle étoile ; recevant parfois l’hospitalité à Châteaubrun, dont le châtelain a été nourri par votre mère, et que je ne blâme pas de vous assister, mais qui ferait plus sagement, dans vos intérêts, de vous prêcher le travail et une vie régulière. Allons, Jean, c’est assez de paroles inutiles, et vous allez m’écouter. Je prends pitié de votre sort, et je vais vous rendre la liberté et la sécurité, en me portant caution pour vous. Vous en serez quitte pour quelques jours de prison, seulement pour la forme, je paierai toutes vos amendes, et vous pourrez alors marcher tête levée, est-ce clair ?

— Oh ! vous avez raison, mon père, s’écria Émile, vous êtes bon, vous êtes juste. Eh bien, Jean, vous ai-je trompé ?

— Il paraît que vous vous connaissiez déjà, dit M. Cardonnet.

— Oui, mon père, répondit Émile avec feu, Jean m’a rendu personnellement service hier soir ; et ce qui m’attache à lui encore plus, c’est que je l’ai vu ce matin exposer sa vie bien sérieusement pour retirer de l’eau un enfant qu’il a sauvé. Jean, acceptez les services de mon père, et que sa générosité triomphe d’un orgueil mal entendu.

— C’est bien, monsieur Émile, répondit le charpentier, vous aimez votre père, c’est bien. Moi aussi, je respectais le mien ! Mais voyons, monsieur Cardonnet, à quelles conditions ferez-vous tout ça pour moi ?

— Tu travailleras à mes charpentes, répondit l’industriel. Tu en auras la direction.

— Travailler pour votre établissement, qui sera la ruine de tant de gens !

— Non, mais qui fera la fortune de tous mes ouvriers et la tienne.

— Allons, dit Jean ébranlé : si ce n’est pas moi qui fais vos charpentes, d’autres les feront, et je ne pourrai rien empêcher. Je travaillerai donc pour vous, jusqu’à concurrence de mille francs. Mais qui me nourrira pendant que je vous paierai ma dette au jour le jour ?

— Moi, puisque j’augmenterai d’un tiers le produit de ta journée.

— Un tiers, c’est peu, car il faudra que je m’habille. Je suis tout nu.

— Eh bien ! je double ; ta journée est de trente sous au prix courant du pays, je te la paie trois francs ; tous les jours tu en recevras la moitié, l’autre moitié étant consacrée à t’acquitter envers moi.

— Soit ; ce sera long, j’en aurai au moins pour quatre ans.

— Tu te trompes, pour deux ans juste. J’espère bien que dans deux ans je n’aurai plus rien à bâtir.

— Comment, monsieur, je travaillerai donc chez vous tous les jours, tous les jours de l’année sans désemparer ?

— Excepté le dimanche.

— Oh ! le dimanche, je le crois bien ! Mais je n’aurai pas un ou deux jours par semaine que je pourrai passer à ma fantaisie ?

— Jean, tu es devenu paresseux, je le vois. Voilà déjà les fruits du vagabondage.

— Taisez-vous ! dit fièrement le charpentier ; paresseux vous-même ! Jamais le Jean n’a été lâche, et ce n’est pas à soixante ans qu’il le deviendra. Mais, voyez-vous, j’ai une idée pour me décider à prendre votre ouvrage. C’est celle de me bâtir une petite maison. Puisqu’on m’a vendu la mienne, j’aime autant en avoir une neuve, faite par moi tout seul, et à mon goût, à mon idée. Voilà pourquoi je veux au moins un jour par semaine.

— C’est ce que je ne souffrirai pas, répondit l’industriel avec roideur. Tu n’auras pas de maison, tu n’auras pas d’outils à toi, tu coucheras chez moi, tu mangeras chez moi, tu ne te serviras que de mes outils, tu…

— En voilà bien assez pour me faire voir que je serai votre propriété et votre esclave. Merci, monsieur, il n’y a rien de fait. »

Et il se dirigea vers la porte.

Émile trouvait les conditions de son père bien dures ; mais le sort de Jean allait le devenir bien davantage, s’il les refusait. Il essaya de les faire transiger.

« Brave Jean, dit-il en le retenant, réfléchissez, je vous en conjure. Deux ans sont bientôt passés, et grâce aux petites économies que vous pourrez faire pendant ce temps, d’autant plus, ajouta-t-il en regardant M. Cardonnet d’un air à la fois suppliant et ferme, que mon père vous nourrira en sus du salaire convenu…

— Vrai ? dit Jean ému.

— Accordé, répondit M. Cardonnet.

— Eh bien ! Jean, vos vêtements sont peu de chose, et ma mère et moi nous nous ferons un plaisir de remonter votre garde-robe. Vous aurez donc, au bout de deux ans, mille francs nets ; c’est assez pour bâtir une maison de garçon à votre usage, puisque vous êtes garçon.

— Veuf, monsieur, dit Jean avec un soupir, et un fils mort au service !

— Au lieu que si tu manges ton salaire chaque semaine, reprit Cardonnet père sans s’émouvoir, tu le gaspilleras, et au bout de l’année, tu n’auras rien bâti et rien conservé.

— Vous prenez trop d’intérêt à moi : qu’est-ce que ça vous fait ?

— Cela me fait que mes travaux, interrompus sans cesse, iront lentement, que je ne t’aurai jamais sous la main, et que dans deux ans, lorsque tu viendras m’offrir la prolongation de tes services, je n’aurai plus besoin de toi. J’aurai été forcé de confier ton poste à un autre.

— Vous aurez toujours des travaux d’entretien ! Croyez-vous que je veuille vous faire banqueroute ?

— Non, mais j’aimerais mieux ta banqueroute que des retards.

— Ah ! que vous êtes donc pressé de jouir ! Eh bien ! voyons, vous me donnerez un seul jour par semaine, et j’aurai des outils à moi.

— Il paraît qu’il tient beaucoup à ce jour de liberté, dit Émile ; accordez-le-lui, mon père.

— Je lui accorde le dimanche.

— Et moi je ne l’accepte que pour me reposer, dit Jean avec indignation ; me prenez-vous pour un païen ? Je ne travaille pas le dimanche, Monsieur ; ça me porterait malheur, et je ferais de la mauvaise ouvrage pour vous et pour moi.

— Eh bien, mon père vous donnera le lundi…

— Taisez-vous, Émile, point de lundi ! Je n’entends pas cela. Vous ne connaissez pas cet homme. Intelligent et rempli d’inventions parfois heureuses, souvent puériles, il ne s’amuse que quand il peut travailler à des niaiseries à son usage ; il tranche du menuisier, de l’ébéniste, que sais-je ? il est adroit de ses mains ; mais quand il s’abandonne à ses fantaisies, il devient flâneur, distrait et incapable d’un travail sérieux.

— Il est artiste, mon père ! dit Émile en souriant avec des larmes dans les yeux, ayez un peu de pitié pour le génie ! »

M. Cardonnet regarda son fils d’un air de mépris ; mais Jean, prenant la main du jeune homme : « Mon enfant, dit-il avec sa familiarité étrange et noble, je ne sais pas si tu me rends justice, ou si tu te moques de moi, mais tu as dit la vérité ! j’ai trop d’esprit d’invention pour le métier qu’on veut que je fasse ici. Quand je travaille chez mes amis du village, chez M. Antoine, chez le curé, chez le maire, ou chez de pauvres gueux comme moi, ils me disent : “Fais comme tu voudras, invente ça toi-même, mon vieux ! suis ton idée, ça sera un peu plus long, mais ça sera bien ! » Et c’est alors que je travaille avec plaisir, oui ! avec tant de plaisir, que je ne compte pas les heures, et que j’y mets une partie des nuits. Ça me fatigue, ça me donne la fièvre, ça me tue quelquefois ! mais j’aime cela, vois-tu, mon garçon, comme d’autres aiment le vin. C’est mon amusement, à moi… Ah ! riez et moquez-vous, monsieur Cardonnet ; eh bien, votre ricanement m’offense, et vous ne m’aurez pas, non, vous ne m’aurez pas, quand même les gendarmes seraient là, et qu’il irait de la guillotine. Me vendre à vous corps et âme pendant deux ans ! Ne faire que ce qui vous plaira, vous voir inventer, et n’avoir pas mon avis ! car si vous me connaissez, je vous connais aussi : je sais comment vous êtes, et qu’il ne se remue pas une cheville chez vous sans que vous l’ayez mesurée. Je serais donc un manœuvre, travaillant à la corvée comme défunt mon père travaillait pour les abbés de Gargilesse ? Non, Dieu me punisse ! je ne vendrai pas mon âme à un travail aussi ennuyeux et aussi bête. Encore si vous donniez mon jour de récréation et de dédommagement, pour contenter mes anciennes pratiques et moi-même ! mais rien !

— Non, rien, dit M. Cardonnet irrité ; car l’amour-propre d’artiste commençait à être en jeu de part et d’autre. Va-t-en, je ne veux pas de toi ; prends ce napoléon, et va te faire pendre ailleurs.

— On ne pend plus, monsieur, répondit Jean en jetant la pièce d’or par terre, et quand même ça se ferait encore, je ne serais pas le premier honnête homme qui aurait passé par les mains du bourreau.

— Émile, dit M. Cardonnet dès qu’il fut sorti, faites monter ici le garde champêtre, cet homme qui est là sur le perron avec une petite fourche de fer à la main.

— Mon Dieu ! que voulez-vous faire ? dit Émile effrayé.

— Ramener cet homme à la raison, à la bonne conduite, au travail, à la sécurité, au bonheur. Quand il aura passé une nuit en prison, il sera plus traitable, et il me bénira un jour de l’avoir délivré de son démon intérieur.

— Mais, mon père, attenter à la liberté individuelle… Vous ne le pouvez pas…

— Je suis maire depuis ce matin, et mon devoir est de faire saisir les vagabonds. Obéissez, Émile, ou j’y vais moi-même. »

Émile hésitait encore. M. Cardonnet, incapable de supporter l’ombre de la résistance, le poussa brusquement de devant la porte et alla, en sa qualité de premier magistrat du lieu, donner ordre au garde champêtre d’arrêter Jean Jappeloup, natif de Gargilesse, charpentier de profession, et actuellement sans domicile avoué.

Cette mission répugnait beaucoup au fonctionnaire rustique, et M. Cardonnet lut son hésitation sur sa figure. « Caillaud, dit l’industriel d’un ton absolu, ta destitution avant huit jours, ou vingt francs de récompense ! — Suffit, monsieur », répondit Caillaud. Et brandissant sa pique, il partit d’un pas dégagé.

Il rejoignit le fugitif à deux portées de fusil du village, ce qui ne fut pas difficile, car ce dernier s’en allait lentement, la tête penchée sur sa poitrine et absorbé dans une méditation douloureuse. « Sans ma mauvaise tête, se disait-il, je serais à présent sur le chemin du repos et du bien-être, au lieu qu’il me faut reprendre le collier de misère, errer comme un loup à travers les ronces et les rochers, être souvent à charge à ce pauvre Antoine, qui est bon, qui m’accueille toujours bien, mais qui est pauvre et qui me donne plus de pain et de vin que je ne peux prendre dans mes lacets de perdrix et de lièvres pour sa table… Et puis, ce qui me fend le cœur, c’est de quitter pour toujours ce pauvre cher village où je suis né, où j’ai passé toute ma vie, où j’ai tous mes amis et où je ne peux plus entrer que comme un chien affamé qui brave un coup de fusil pour avoir un morceau de pain. Ils sont tous bons pour moi, pourtant, les gens d’ici ; et, sans la crainte des gendarmes, ils me donneraient asile ! »

En rêvant ainsi Jean entendit la cloche qui sonnait l’angelus du soir, et des larmes involontaires coulèrent sur ses joues basanées, « Non, pensa-t-il, il n’y a pas à dix lieues à la ronde une seule cloche qui ait une aussi jolie sonnerie que celle de Gargilesse ! » Un merle chanta auprès de lui dans l’aubépine du buisson. « Tu es bien heureux, toi, lui dit-il, parlant tout haut dans sa rêverie, tu peux nicher là, voler dans tous ces jardins que je connais si bien, et te nourrir des fruits de tout le monde, sans qu’on te dresse procès-verbal.

— Procès-verbal, c’est ça, dit une voix derrière lui, je vous arrête au nom de la loi ! »

Et Caillaud lui mit la main au collet.