Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre III

Calman-Lévy (1p. 27-38).

III.

M. CARDONNET.


Il y avait plus d’une heure qu’on était à table, et M. Antoine ne paraissait nullement las de la séance. Lui et son ami le paysan faisaient durer leurs petits fromages et leurs grandes pintes de vin avec cette majestueuse lenteur qui est presque un art chez le Berrichon. Portant alternativement leurs couteaux sur ce morceau friand dont l’odeur aigrelette n’avait rien d’agréable, ils le débitaient en petits morceaux qu’ils plaçaient méthodiquement sur leurs assiettes de terre, et qu’ils mangeaient ensuite suite miette à miette sur leur pain bis. Entre chaque bouchée, ils avalaient une gorgée de vin du cru, après avoir choqué leurs verres, en s’adressant chaque fois cet échange de compliments : « À la tienne, camarade! — À la vôtre, monsieur Antoine ! » ou bien : « Bonne santé à toi, mon vieux ! — À vous pareillement, mon maître ! »

Au train que prenaient les choses, ce festin pouvait durer toute la nuit, et le voyageur, qui s’épuisait en efforts pour paraître boire et manger, bien qu’il s’en dispensât le plus possible, commençait à lutter péniblement contre le sommeil, lorsque la conversation, roulant jusqu’alors sur le temps, sur la récolte des foins, sur le prix des bestiaux et sur les provins de la vigne, prit peu à peu une direction qui l’intéressa fortement.

« Si ce temps-là continue, disait le paysan, en écoutant la pluie qui ruisselait au dehors, les eaux grossiront ce mois-ci comme au mois de mars. La Gargilesse n’est pas commode, et il pourra y avoir du dégât chez M. Cardonnet.

— Tant pis, dit M. Antoine, ce serait dommage ; car il a fait de grands et beaux travaux sur cette petite rivière.

— Oui, mais la petite rivière s’en moque, reprit le paysan, et je trouve, moi, que le dommage ne serait pas grand.

— Si fait, si fait ! cet homme a déjà fait à Gargilesse pour plus de deux cent mille francs de dépenses ; et il ne faut qu’un coup de colère de l’eau, comme on dit chez nous, pour ruiner tout cela.

— Eh bien, ce serait donc un si grand malheur, monsieur Antoine ?

— Je ne dis pas que ce fût un malheur irréparable, pour un homme que l’on dit riche d’un million, reprit le châtelain, dont la candeur s’obstinait à ne pas comprendre les sentiments hostiles de son commensal à l’endroit de M. Cardonnet ; mais ce serait toujours une perte.

— Et c’est pourquoi je rirais un peu, si un petit coup du sort faisait ce trou à sa bourse.

— C’est là un mauvais sentiment, mon vieux ! Pourquoi en voudrais-tu à cet étranger ? Il ne t’a jamais fait, non plus qu’à moi, ni bien ni mal.

— Il a fait du mal à vous, monsieur Antoine, à moi, à tout le pays. Oui, je vous dis qu’il en a fait par intention et qu’il en fera tout de bon à tout le monde. Laissez pousser le bec du livot (la buse), et vous verrez comme il tombera sur votre poulailler !

— Toujours tes idées fausses, vieux ! car tu as des idées fausses, je te l’ai dit cent fois : tu en veux à cet homme parce qu’il est riche. Est-ce sa faute ?

— Oui, monsieur, c’est sa faute. Un homme parti peut-être d’aussi bas que moi-même, et qui a fait un pareil chemin, n’est pas un honnête homme.

— Allons donc ! que dis-tu là ? T’imagines-tu qu’on ne puisse pas faire fortune sans voler ?

— Je n’en sais rien ; mais je le crois. Je sais bien que vous êtes né riche et que vous ne l’êtes plus. Je sais bien que je suis né pauvre et que je le serai toujours ; et m’est avis que si vous étiez parti pour d’autres pays, sans payer les dettes de votre père, et que je me fusse mis, de mon côté, à maquignonner, à tondre et à grappiller sur toutes choses, nous roulerions carrosse tous les deux, à l’heure qu’il est. Pardon, excuse, si je vous offense ! ajouta d’un ton rude et fier le paysan, en s’adressant au jeune homme, qui donnait des signes marqués d’une émotion pénible.

— Monsieur, dit le châtelain, il se peut que vous connaissiez M. Cardonnet, que vous soyez employé par lui, ou que vous lui ayez quelques obligations. Je vous prie de ne pas faire attention à ce que dit ce brave villageois. Il a des idées exagérées sur beaucoup de choses, qu’il ne comprend pas bien. Au fond, soyez certain qu’il n’est ni haineux, ni jaloux, ni capable de porter le moindre préjudice à M. Cardonnet.

— J’attache peu d’importance à ses paroles, répondit le jeune étranger. Je m’étonne seulement, monsieur le comte, qu’un homme que vous honorez de votre estime ternisse à plaisir la réputation d’un autre homme, sans avoir le moindre fait à alléguer contre lui et sans rien connaître de ses antécédents. J’ai déjà demandé à votre commensal des renseignements sur ce M. Cardonnet qu’il paraît haïr personnellement, et il a refusé de s’expliquer. Je vous en fais juge : peut-on établir une opinion loyale sur des imputations gratuites, et, si vous ou moi en prenions une défavorable à M. Cardonnet, votre hôte n’aurait-il pas commis une mauvaise action ?

— Vous parlez selon mon cœur et selon ma pensée, jeune homme, répondit M. Antoine. Toi, ajouta-t-il en se tournant vers son commensal rustique, et frappant sur la table d’une manière courroucée, tandis qu’il lui adressait un regard où l’affection et la bonté triomphaient du mécontentement, tu as tort, et tu vas tout de suite nous dire ce que tu reproches audit Cardonnet, afin qu’on puisse juger si tes griefs ont quelque valeur. Autrement, nous te tiendrons pour un esprit chagrin et une mauvaise langue.

— Je n’ai rien à dire que ce que tout le monde sait, répliqua le paysan d’un air calme, et sans paraître intimidé de la mercuriale. On voit les choses, et chacun les juge comme il l’entend ; mais puisque ce jeune homme ne connaît pas M. Cardonnet, ajouta-t-il en jetant un regard pénétrant sur le voyageur, et puisqu’il désire tant savoir quel particulier ce peut être, dites-le-lui vous-même, monsieur Antoine, et quand vous aurez établi les faits, moi j’en ferai le détail ; j’en dirai la cause et la fin, et monsieur jugera tout seul, à moins qu’il n’ait quelque meilleure raison que les miennes pour ne pas dire ce qu’il en pense.

— Eh bien, accordé ? dit M. Antoine, qui ne faisait pas autant d’attention que son compagnon à l’agitation croissante du jeune homme. Je dirai les choses comme elles sont, et si je me trompe, je permets à la mère Janille, qui a la mémoire et la précision d’un almanach, de me contredire et de m’interrompre. Quant à vous, petit drôle, dit-il en s’adressant à son page en blouse et en sabots, tâchez de ne pas me plonger ainsi dans le blanc des yeux quand je vous parle. Votre regard fixe me donne le vertige, et votre bouche ouverte me fait l’effet d’un puits où je vais tomber. Eh bien, qu’est-ce ? vous riez ? Apprenez qu’un garnement de votre âge ne doit pas se permettre de rire devant son maître. Mettez-vous derrière moi et tenez-vous aussi décemment que monsieur. »

En disant cela, il désignait son chien, et il avait l’air si sérieux et la voix si haute en plaisantant de la sorte ; que le voyageur se demanda s’il n’était point sujet à des fantaisies de domination seigneuriale tout à fait disparates avec sa bonhomie ordinaire. Mais il lui suffit de regarder la figure de l’enfant pour se convaincre que ce n’était qu’un jeu dont celui-ci avait l’habitude, car il se plaça gaiement à côté du chien et se mit à jouer avec lui sans aucun sentiment d’humeur ou de honte.

Cependant, comme les manières de M. Antoine avaient une originalité qui ne se comprenait pas bien du premier coup, le voyageur crut qu’il commençait, à force de boire, à battre la campagne, et il résolut de ne pas attacher la moindre importance à ce qu’il allait dire. Mais il était bien rare que le châtelain perdît la tête, même après qu’il avait perdu les jambes, et il n’était retombé dans son passe-temps favori de goguenarder en jouant ceux qui l’entouraient, que pour détourner l’impression pénible que ce débat venait de faire naître entre ses convives.

« Monsieur », dit-il en s’adressant à son hôte…

Mais aussitôt il fut interrompu par son chien qui, ayant aussi l’habitude de la plaisanterie, s’attribua l’interpellation, et vint lui pousser le coude en gambadant aussi agréablement que son âge pouvait le lui permettre.

« Eh bien, monsieur ! reprit-il en lui faisant de gros yeux, qu’est-ce à dire ? Depuis quand êtes-vous aussi mal élevé qu’une personne naturelle ? Allez bien vite vous rendormir, et qu’il ne vous arrive plus de me faire répandre du vin sur la nappe, ou vous aurez affaire à dame Janille. — Vous saurez donc, jeune homme, poursuivit M. Antoine, que l’an dernier, par un beau jour de printemps…

— Pardon, monsieur, dit Janille, nous n’étions encore qu’au 19 mars, donc c’était l’hiver.

— C’était bien la peine de chicaner pour deux jours de différence ! Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il faisait un temps magnifique, une chaleur comme au mois de juin, et même de la sécheresse.

— C’est la vraie vérité, s’écria le groom rustique : à preuve que je ne pouvais plus faire boire le chevau de monsieur à la petite fontaine.

— Cela ne fait rien à l’affaire, reprit M. Antoine en frappant du pied ; petit, retenez votre langue. Vous parlerez quand vous serez appelé en témoignage ; vous pouvez ouvrir vos oreilles, afin de vous former l’esprit et le cœur, s’il y a lieu. — Je disais donc que, par un beau temps, je revenais d’une foire, et j’allais tranquillement à pied, lorsque je rencontrai un grand homme, beau de visage, quoiqu’il ne soit guère plus jeune que moi, et que ses yeux noirs, sa figure pâle et même jaune lui donnent l’air un peu dur et farouche. Il était en cabriolet et descendait une pente rapide, hérissée de pierres sur champ, comme les arrangeaient nos pères, et cet homme pressait le pas de son cheval, sans paraître se douter du danger. Je ne pus me défendre de l’avertir. « Monsieur, lui dis-je, de mémoire d’homme, jamais voiture à quatre, à trois ou à deux roues, n’a descendu ce chemin. Je crois l’entreprise sinon impossible, du moins de nature à vous casser le cou, et si vous voulez prendre un chemin plus long, mais plus sûr, je vais vous l’indiquer.

« — Grand merci, me répondit-il d’un air tant soit peu rogue ; ce chemin me paraît suffisamment praticable, et je vous réponds que mon cheval s’en tirera.

« — Cela vous regarde, repris-je, et ce que j’en ai fait n’était que par pure humanité.

« — Je vous en remercie, Monsieur, et puisque vous êtes si obligeant, je veux m’acquitter envers vous. Vous êtes à pied, vous suivez la même route que moi ; si vous voulez monter dans ma voiture, vous arriverez plus vite au bas du vallon, et j’aurai l’agrément de votre compagnie. »

— Tout cela est exact, dit Janille ; c’est absolument comme ça que vous nous l’avez raconté le soir même, à telle enseigne que vous nous avez dit que ce monsieur avait une grande redingote bleue.

— Faites excuse, mam’selle Janille, dit l’enfant, monsieur a dit noir.

— Bleue, vous dis-je, monsieur l’avisé !

— Non, mère Janille, noire.

— Bleue, j’en réponds !

— Noire, j’en pourrais jurer.

— Allons, flanquez-moi la paix, elle était verte ! s’écria M. Antoine. Mère Janille, ne m’interrompez pas davantage ; et toi, mauvais garnement, va-t-en voir à la cuisine si j’y suis, ou mets ta langue dans ta poche : choisis.

— Monsieur, j’aime mieux écouter, je ne dirai plus rien.

— Or donc, reprit le châtelain, je restai un petit moment partagé entre la crainte de me rompre les os en acceptant, et celle de passer pour poltron en refusant. Après tout, me dis-je, ce quidam n’a point l’air d’un fou, et il ne paraît avoir aucune raison d’exposer sa vie. Il a sans doute un merveilleux cheval et une excellente brouette. Je m’installai à ses côtés, et nous commençâmes à descendre au grand trot ce précipice, sans que le cheval fît un seul faux pas, et sans que le maître perdît un instant sa résolution et son sang-froid. Il me parlait de choses et d’autres, me faisait beaucoup de questions sur le pays ; et j’avoue que je répondais un peu à tort et à travers, car je n’étais pas absolument rassuré. « C’est bien, lui dis-je quand nous fûmes arrivés sans accident au bord de la Gargilesse ; nous avons descendu le casse-cou, mais nous ne traverserons pas l’eau ici ; elle est aussi basse que possible, mais encore n’est-elle pas guéable en cet endroit : il faut remonter un peu sur la gauche.

« — Vous appelez cela de l’eau ? dit-il en haussant les épaules ; quant à moi, je n’y vois que des pierres et des joncs. Allons donc ! se détourner pour un ruisseau à sec !

« — Comme vous voudrez, » lui dis-je un peu mortifié. Son audace méprisante me taquinait ; je savais qu’il allait donner tout droit dans un gouffre, et pourtant, comme je ne suis pas d’un naturel pusillanime, et qu’il me répugnait d’être traité comme tel, je refusai l’offre qu’il fit de me laisser descendre. J’aurais voulu, pour le punir, qu’il eût enfin l’occasion d’avoir une belle peur, eussé-je dû boire un coup dans la rivière, quoique je n’aime pas l’eau.

« Je n’eus ni cette satisfaction, ni cette mortification : le cabriolet ne chavira point. Au beau milieu de la rivière, qui s’est creusé un lit en biseau dans cet endroit-là, le cheval en eut jusqu’aux nasaux ; la voiture fut soulevée par le courant. Le monsieur à redingote verte (car elle était verte, Janille), fouetta la bête ; la bête perdit pied, dériva, nagea, et, comme par miracle, nous fit bondir sur la rive, sans autre mal qu’un bain de pieds moins que tiède. Je n’avais pas perdu la tête, je sais nager tout comme un autre, mais mon compagnon m’avoua ensuite qu’il n’en savait pas plus long à cet égard qu’une poutre ; et pourtant il n’avait ni bronché, ni juré, ni changé de couleur. Voilà, pensé-je, un solide compère, et son aplomb ne me déplaît pas, bien que sa tranquillité ait quelque chose de méprisant comme le rire du diable.

« — Si vous allez à Gargilesse, j’y passe aussi, lui dis-je, et nous pouvons continuer de faire route ensemble.

« — Soit, reprit-il. Qu’est-ce que Gargilesse ?

« — Vous n’y allez donc pas ?

« — Je ne vais nulle part aujourd’hui, dit-il, et je suis prêt à aller partout. »

« Je ne suis pas superstitieux, Monsieur, et pourtant les histoires de ma nourrice me revinrent à l’esprit je ne sais comment, et j’eus un instant de sotte méfiance, comme si je m’étais trouvé en cabriolet côte à côte avec Satan. Je regardais de travers cet étrange personnage qui, n’ayant aucun but, s’en allait ainsi à travers monts et rivières pour le seul plaisir de s’exposer ou de m’exposer avec lui, moi, nigaud, qui m’étais laissé persuader de monter dans sa brouette infernale.

« Voyant que je ne disais mot, il crut devoir me rassurer.

« — Ma manière de courir le pays vous étonne, me dit-il, sachez donc que j’y viens avec le dessein de tenter un établissement dans le lieu qui me paraîtra le plus convenable. J’ai des fonds à placer, que ce soit pour moi ou pour d’autres, peu vous importe sans doute ; mais enfin vous pouvez m’aider par vos indications à atteindre mon but.

« — Fort bien, lui dis-je, tout à fait rassuré en voyant qu’il parlait raisonnablement ; mais, pour vous donner des conseils, il me faudrait savoir d’abord quelle espèce d’établissement vous prétendez faire.

« — Il suffira, dit-il, éludant ma question, que vous répondiez à tout ce que je vous demanderai. Par exemple, quelle est, au maximum, la force de ce petit cours d’eau que nous venons de traverser, depuis ce même endroit jusqu’à son débouché dans la Creuse ?

« — Elle est fort irrégulière ; vous venez de la voir au minimum ; mais ses crues sont fréquentes et terribles ; et si vous voulez voir le moulin principal, ancienne propriété de la communauté religieuse de Gargilesse, vous vous convaincrez des ravages de ce torrent, des continuelles avaries qu’éprouve cette pauvre vieille usine, et de la folie qu’il y aurait à faire là de grandes dépenses.

« — Mais avec de grandes dépenses, monsieur, on enchaîne les forces déréglées de la nature ! Où la pauvre usine rustique succombe, l’usine solide et puissante triomphe !

« — C’est vrai, repris-je ; dans toute rivière, les gros poissons mangent les petits. »

« Il ne releva point cette réflexion et continua à me promener et m’interroger. Moi, complaisant par devoir et un peu flâneur par nature, je le conduisis de tous côtés. Nous entrâmes dans plusieurs moulins, il causa avec les meuniers, examina toutes choses avec attention, et revint à Gargilesse, où il s’entretint avec le maire et les principaux de l’endroit, avec lesquels il désira que je le misse tout de suite en relations. Il accepta le repas que lui offrit le curé, se laissa choyer sans façon et faisant entendre qu’il était en position de rendre encore plus de services aux gens qu’il n’en recevrait d’eux. Il parlait peu, et écoutait beaucoup et s’enquérait de tout, même des choses qui paraissaient fort étrangères aux affaires : par exemple, si les gens du pays étaient dévots sincères ou seulement superstitieux ; si les bourgeois aimaient leurs aises ou s’ils les sacrifiaient à l’économie ; si l’opinion était libérale ou démocratique ; de quelles gens le conseil général du département était composé ; que sais-je ? Quand la nuit vint, il prit un guide pour aller coucher au Pin, et je ne le revis plus que trois jours après. Il passa devant Châteaubrun et s’arrêta à ma porte, pour me remercier, disait-il, de l’obligeance que je lui avais montrée ; mais, dans le fait, je crois, pour me faire encore des questions. — Je reviendrai dans un mois, me dit-il en prenant congé de moi, et je crois que je me déciderai pour Gargilesse. C’est un centre, le lieu me plaît, et j’ai dans l’idée que votre petit ruisseau, que vous faites si méchant, ne sera pas bien difficile à réduire. J’aurai moins de dépenses pour le gouverner que je n’en aurais sur la Creuse ; et, d’ailleurs, l’espèce de petit danger que nous avons couru en le traversant et que nous avons surmonté me fait croire que ma destinée est de vaincre en ce lieu.

« Là-dessus cet homme me quitta. C’était M. Cardonnet.

« Moins de trois semaines après, il revint avec un mécanicien anglais et plusieurs ouvriers de la même partie ; et, depuis ce temps, il n’a cessé de remuer de la terre, du fer et de la pierre à Gargilesse. Acharné à son œuvre, il est levé avant le jour, et couché le dernier. Tel temps qu’il fasse il est dans la vase jusqu’aux genoux, ne perdant pas de l’œil un mouvement de ses ouvriers, sachant le pourquoi et le comment de toutes choses, et menant de front la construction d’une vaste usine, d’une maison d’habitation avec jardin et dépendances, de bâtiments d’exploitation, de hangars, de digues, ponts et chaussées, enfin un établissement magnifique. Durant son absence, les gens d’affaires avaient traité pour lui de l’acquisition du local, sans qu’il parût s’en mêler. Il a acheté cher ; aussi a-t-on cru tout d’abord qu’il n’entendait rien aux affaires et qu’il venait se couler ici. On s’est moqué de lui encore plus, quand il a augmenté le prix de la journée des ouvriers ; et quand, pour amener le conseil municipal à lui laisser diriger comme il l’entendrait le cours de la rivière, il s’est engagé à faire une route qui lui a coûté énormément ; on a dit : Cet homme est fou ; l’ardeur de ses projets le ruinera. Mais, en définitive, je le crois aussi sage qu’un autre, et je gage qu’il réussira à bien placer sa demeure et son argent. La rivière l’a beaucoup contrarié l’automne dernier, mais, par fortune, elle a été fort tranquille ce printemps, et il aura le temps d’achever ses travaux avant le retour des pluies, si nous n’avons pas d’orages extraordinaires durant le cours de l’été. Il fait les choses en grand et y met plus d’argent qu’il n’est besoin, c’est la vérité ; mais s’il a la passion d’achever vite ce qu’il a une fois entrepris, et qu’il ait le moyen et la volonté de payer cher la sueur du pauvre travailleur, où est le mal. Il me semble que c’est un grand bien, au contraire, et qu’au lieu de taxer cet homme de cerveau brûlé, comme font les uns, et de spéculateur sournois, comme font les autres, on devrait le remercier d’avoir apporté à notre pays les bienfaits de l’activité industrielle. J’ai dit ! que la partie adverse s’explique à son tour. »