Le Père Milon (recueil)/Un bandit corse

Le Père MilonOllendorff25 (p. 95-104).

UN BANDIT CORSE


Le chemin montait doucement au milieu de la forêt d’Aïtône. Les sapins démesurés élargissaient sur nos têtes une voûte gémissante, poussaient une sorte de plainte continue et triste, tandis qu’à droite comme à gauche leurs troncs minces et droits faisaient une sorte d’armée de tuyaux d’orgue d’où semblait sortir cette musique monotone du vent dans les cimes.

Au bout de trois heures de marche, la foule de ces longs fûts emmêlés s’éclaircit ; de place en place, un pin-parasol gigantesque, séparé des autres, ouvert comme une ombrelle énorme, étalait son dôme d’un vert sombre ; puis soudain nous atteignîmes la limite de la forêt, quelque cent mètres au-dessous du défilé qui conduit dans la sauvage vallée du Niolo.

Sur les deux sommets élancés qui dominent ce passage, quelques vieux arbres difformes semblent avoir monté péniblement, comme des éclaireurs partis devant la multitude tassée derrière. Nous étant retournés nous aperçûmes toute la forêt, étendue sous nous, pareille à une immense cuvette de verdure dont les bords, qui semblaient toucher au ciel, étaient faits de rochers nus l’enfermant de toutes parts.

On se remit en route, et dix minutes plus tard nous atteignîmes le défilé.

Alors j’aperçus un surprenant pays. Au delà d’une autre forêt, une vallée, mais une vallée comme je n’en avais jamais vu, une solitude de pierre longue de dix lieues, creusée entre des montagnes hautes de deux mille mètres et sans un champ, sans un arbre visible. C’est le Niolo, la patrie de la liberté corse, la citadelle inaccessible d’où jamais les envahisseurs n’ont pu chasser les montagnards.

Mon compagnon me dit : « C’est aussi là que se sont réfugiés tous nos bandits. »

Bientôt nous fûmes au fond de ce trou sauvage et d’une inimaginable beauté.

Pas une herbe, pas une plante : du granit, rien que du granit. À perte de vue devant nous, un désert de granit étincelant, chauffé comme un four par un furieux soleil qui semble exprès suspendu au-dessus de cette gorge de pierre. Quand on lève les yeux vers les crêtes, on s’arrête ébloui et stupéfait. Elles paraissent rouges et dentelées comme des festons de corail, car tous les sommets sont en porphyre ; et le ciel au-dessus semble violet, lilas, décoloré par le voisinage de ces étranges montagnes. Plus bas le granit est gris scintillant, et sous nos pieds il semble râpé, broyé ; nous marchons sur de la poudre luisante. À notre droite, dans une longue et tortueuse ornière, un torrent tumultueux gronde et court. Et on chancelle sous cette chaleur, dans cette lumière, dans cette vallée brûlante, aride, sauvage, coupée par ce ravin d’eau turbulente qui semble se hâter de fuir, impuissante à féconder ces rocs, perdue en cette fournaise qui la boit avidement sans en être jamais pénétrée et rafraîchie.

Mais soudain apparut à notre droite une petite croix de bois enfoncée dans un petit tas de pierres. Un homme avait été tué là, et je dis à mon compagnon :

— Parlez-moi donc de vos bandits.

Il reprit :

— J’ai connu le plus célèbre, le plus terrible, Sainte-Lucie, je vais vous conter son histoire.

Son père avait été tué dans une querelle, par un jeune homme du même pays, disait-on ; et Sainte-Lucie était resté seul avec sa sœur. C’était un garçon faible et timide, petit, souvent malade, sans énergie aucune. Il ne déclara pas la vendetta à l’assassin de son père. Tous ses parents le vinrent trouver, le supplièrent de se venger ; il restait sourd à leurs menaces et à leurs supplications.

Alors, suivant la vieille coutume corse, sa sœur indignée, lui enleva ses vêtements noirs, afin qu’il ne portât pas le deuil d’un mort resté sans vengeance. Il resta même insensible à cet outrage, et, plutôt que de décrocher le fusil encore chargé du père, il s’enferma, ne sortit plus, n’osant pas braver les regards dédaigneux des garçons du pays.

Des mois se passèrent. Il semblait avoir oublié jusqu’au crime et il vivait avec sa sœur au fond de son logis.

Or, un jour, celui qu’on soupçonnait de l’assassinat se maria. Sainte-Lucie ne sembla pas ému par cette nouvelle ; mais voici que, pour le braver sans doute, le fiancé, se rendant à l’église, passa devant la maison des deux orphelins.

Le frère et la sœur, à leur fenêtre, mangeaient de petits gâteaux frits quand le jeune homme aperçut la noce qui défilait devant son logis. Tout à coup il se mit à trembler, se leva sans dire un mot, se signa, prit le fusil pendu sur l’âtre, et il sortit.

Quand il parlait de cela plus tard, il disait : « Je ne sais pas ce que j’ai eu ; ça a été comme une chaleur dans mon sang ; j’ai bien senti qu’il le fallait ; que malgré tout je ne pourrais pas résister, et j’ai été cacher le fusil dans le maquis sur la route de Corte. »

Une heure plus tard, il rentrait les mains vides, avec son air habituel, triste et fatigué. Sa sœur crut qu’il ne pensait plus à rien.

Mais à la nuit tombante il disparut.

Son ennemi devait le soir même, avec ses deux garçons d’honneur, se rendre à pied à Corte.

Ils suivaient la route en chantant, quand Sainte-Lucie se dressa devant eux, et, regardant en face le meurtrier, il cria : « C’est le moment ! » puis, à bout portant, il lui creva la poitrine.

Un des garçons d’honneur s’enfuit, l’autre regardait le jeune homme en répétant : « Qu’est-ce que tu as fait, Sainte-Lucie ? »

Puis il voulut courir à Corte pour chercher du secours. Mais Sainte-Lucie lui cria : « Si tu fais un pas de plus, je vais te casser la jambe. » L’autre, le sachant jusque-là si timide, lui dit : « Tu n’oserais pas ! » et il passa. Mais il tombait aussitôt la cuisse brisée par une balle.

Et Sainte-Lucie, s’approchant de lui, reprit : « Je vais regarder ta blessure ; si elle n’est pas grave, je te laisserai là ; si elle est mortelle, je t’achèverai. »

Il considéra la plaie, la jugea mortelle, rechargea lentement son fusil, invita le blessé à faire une prière, puis il lui brisa le crâne.

Le lendemain il était dans la montagne.

Et savez-vous ce qu’il a fait ensuite, ce Sainte-Lucie ?

Toute sa famille fut arrêtée par les gendarmes. Son oncle le curé, qu’on soupçonnait de l’avoir incité à la vengeance, fut lui-même mis en prison et accusé par les parents du mort. Mais il s’échappa, prit un fusil à son tour et rejoignit son neveu dans le maquis.

Alors Sainte-Lucie tua, l’un après l’autre, les accusateurs de son oncle, et leur arracha les yeux pour apprendre aux autres à ne jamais affirmer ce qu’ils n’avaient pas vu de leurs yeux.

Il tua tous les parents, tous les alliés de la famille ennemie. Il massacra en sa vie quatorze gendarmes, incendia les maisons de ses adversaires et fut jusqu’à sa mort le plus terrible des bandits dont on ait gardé le souvenir.

Le soleil disparaissait derrière le Monte Cinto et la grande ombre du mont de granit se couchait sur le granit de la vallée. Nous hâtions le pas pour atteindre avant la nuit le petit village d’Albertacce, sorte de tas de pierres soudées aux flancs de pierre de la gorge sauvage. Et je dis, pensant au bandit : « Quelle terrible coutume que celle de votre vendetta ! »

Mon compagnon reprit avec résignation : « Que voulez-vous ? on fait son devoir ! »