Le Père Goriot (1910)/IV

Calmann-Lévy (Œuvres complètes de H. de Balzacp. 269-343).

Le lendemain, Goriot et Rastignac n’attendaient plus que le bon vouloir d’un commissionnaire pour partir de la pension bourgeoise, quand vers midi le bruit d’un équipage qui s’arrêtait précisément à la porte de la maison Vauquer retentit dans la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Madame de Nucingen descendit de sa voiture, demanda si son père était encore à la pension. Sur la réponse affirmative de Sylvie, elle monta lestement l’escalier. Eugène se trouvait chez lui sans que son voisin le sût. Il avait, en déjeunant, prié le père Goriot d’emporter ses effets, en lui disant qu’ils se retrouveraient à quatre heures rue d’Artois. Mais, pendant que le bonhomme avait été chercher des porteurs, Eugène, ayant promptement répondu à l’appel de l’école, était revenu sans que personne l’eût aperçu, pour compter avec madame Vauquer, ne voulant pas laisser cette charge à Goriot, qui, dans son fanatisme, aurait sans doute payé pour lui. L’hôtesse était sortie, Eugène remonta chez lui pour voir s’il n’y oubliait rien, et s’applaudit d’avoir eu cette pensée en voyant dans le tiroir de sa table l’acceptation en blanc, souscrite à Vautrin, qu’il avait insouciamment jetée là le jour où il l’avait acquittée. N’ayant pas de feu, il allait la déchirer en petits morceaux quand, en reconnaissant la voix de Delphine, il ne voulut faire aucun bruit, et s’arrêta pour l’entendre, en pensant qu’elle ne devait avoir aucun secret pour lui. Puis, dès les premiers mots, il trouva la conversation entre le père et la fille trop intéressante pour ne pas l’écouter.

— Ah ! mon père, dit-elle, plaise au ciel que vous ayez eu l’idée de demander compte de ma fortune assez à temps pour que je ne sois pas ruinée ! Puis-je-parler ?

— Oui, la maison est vide, dit le père Goriot d’une voix altérée.

— Qu’avez-vous donc, mon père ? reprit madame de Nucingen.

— Tu viens, répondit le vieillard, de me donner un coup de hache sur la tête. Dieu te pardonne, mon enfant ! Tu ne sais pas combien je t’aime si tu l’avais su, tu ne m’aurais pas dit brusquement de semblables choses, surtout si rien n’est désespéré. Qu’est-il donc arrivé de si pressant pour que tu sois venue me chercher ici quand dans quelques instants nous allions être rue d’Artois ?

— Eh ! mon père, est-on maître de son premier mouvement dans une catastrophe ? je suis folle ! Votre avoué nous a fait découvrir un peu plus tôt le malheur qui sans doute éclatera plus tard. Votre vieille expérience commerciale va nous devenir nécessaire et je suis accourue vous chercher comme on s’accroche à une branche quand on se noie. Lorsque M. Derville a vu Nucingen lui opposer mille chicanes, il l’a menacé d’un procès en lui disant que l’autorisation du président du tribunal serait promptement obtenue. Nucingen est venu ce matin chez moi pour me demander si je voulais sa ruine et la mienne. Je lui ai répondu que je ne me connaissais à rien de tout cela, que j’avais une fortune, que je devais être en possession de ma fortune, et que tout ce qui avait rapport à ce démêlé regardait mon avoué, que j’étais de la dernière ignorance et dans l’impossibilité de rien entendre à ce sujet. N’était-ce pas ce que vous m’aviez recommandé de dire ?

— Bien, répondit le père Goriot.

— Eh bien ! reprit Delphine, il m’a mise au fait de ses affaires. Il a jeté tous ses capitaux et les miens dans des entreprises à peine commencées, et pour lesquelles il a fallu mettre de grandes sommes en dehors. Si je le forçais a me représenter ma dot, il serait obligé de déposer son bilan ; tandis que, si je veux attendre un an, il s’engage sur l’honneur à me rendre une fortune double ou triple de la mienne en plaçant mes capitaux dans des opérations territoriales à la fin desquelles je serai maîtresse de tous les biens. Mon cher père, il était sincère, il m’a effrayée. Il m’a demandé pardon de sa conduite, il m’a rendu ma liberté, m’a permis de me conduire à ma guise, à la condition de le laisser entièrement maître de gérer les affaires sous mon nom. Il m’a promis, pour me prouver sa bonne foi, d’appeler M. Derville toutes les fois que je le voudrais pour juger si les actes en vertu desquels il m’instituerait propriétaire seraient convenablement rédigés. Enfin il s’est remis entre mes mains pieds et poings liés. Il demande encore pendant deux ans la conduite de la maison, et m’a suppliée de ne rien dépenser pour moi de plus qu’il ne m’accorde. Il m’a prouvé que tout ce qu’il pouvait faire était de conserver les apparences, qu’il avait renvoyé sa danseuse, et qu’il allait être contraint à la plus stricte mais à la plus sourde économie, afin d’atteindre au terme de ses spéculations sans altérer son crédit. Je l’ai malmené, j’ai tout mis en doute afin de le pousser à bout et d’en apprendre davantage : il m’a montré ses livres, enfin il a pleuré. Je n’ai jamais vu d’homme en pareil état. Il avait perdu la tête, il parlait de se tuer, il délirait. Il m’a fait pitié.

— Et tu crois à ces sornettes ?… s’écria le père Goriot. C’est un comédien ! J’ai rencontré des Allemands en affaires : ces gens-là sont presque tous de bonne foi, pleins de candeur ; mais, quand, sous leur air de franchise et de bonhomie, ils se mettent à être malins et charlatans, ils le sont alors plus que les autres. Ton mari t’abuse. Il se sent serré de près, il fait le mort, il veut rester plus maître sous ton nom qu’il ne l’est sous le sien. Il va profiter de cette circonstance pour se mettre à l’abri des chances de son commerce. Il est aussi fin que perfide ; c’est un mauvais gars. Non, non, je ne m’en irai pas au Père-Lachaise en laissant mes filles dénuées de tout. Je me connais encore un peu aux affaires. Il a, dit-il, engagé ses fonds dans les entreprises ; eh bien, ses intérêts sont représentés par des valeurs, par des reconnaissances, par des traités ! qu’il les montre, et liquide avec toi. Nous choisirons les meilleures spéculations, nous en courrons les chances, et nous aurons les titres récognitifs en notre nom de Delphine Goriot, épouse séparée quant aux biens du baron de Nucingen. Mais nous prend-il pour des imbéciles, celui-là ? Croit-il que je puisse supporter pendant deux jours l’idée de te laisser sans fortune, sans pain ? Je ne la supporterais pas un jour, pas une nuit, pas deux heures ! Si cette idée était vraie, je n’y survivrais pas. Eh quoi ! j’aurai travaillé pendant quarante ans de ma vie, j’aurai porté des sacs sur mon dos, j’aurai sué des averses, je me serai privé pendant toute ma vie pour vous, mes anges, qui me rendiez tout travail, tout fardeau léger ; et, aujourd’hui, ma fortune, ma vie, s’en iraient en fumée ! Ceci me ferait mourir enragé. Par tout ce qu’il y a de plus sacré sur terre et au ciel, nous allons tirer ça au clair, vérifier les livres, la caisse, les entreprises ! Je ne dors pas, je ne me couche pas, je ne mange pas qu’il ne me soit prouvé que ta fortune est là tout entière. Dieu merci, tu es séparée de biens ; tu auras maître Derville pour avoué, un honnête homme heureusement. Jour de Dieu ! tu garderas ton bon petit million, tes cinquante mille livres de rente, jusqu’à la fin de tes jours, ou je fais un tapage dans Paris, ah ! ah ! Mais je m’adresserais aux Chambres si les tribunaux nous victimaient. Te savoir tranquille et heureuse du côté de l’argent, mais cette pensée allégeait tous mes maux et calmait mes chagrins. L’argent, c’est la vie. Monnaie fait tout. Que nous chante-t-il donc, cette grosse souche d’Alsacien ? Delphine, ne fais pas une concession d’un quart de liard à cette grosse bête, qui t’a mise à la chaîne et t’a rendue malheureuse. S’il a besoin de toi, nous le tricoterons ferme, et nous le ferons marcher droit. Mon Dieu, j’ai la tête en feu, j’ai dans le crâne quelque chose qui me brûle. Ma Delphine sur la paille ! Oh ! ma Fifine, toi ! Sapristi ! où sont mes gants ? Allons ! partons, je veux aller tout voir, les livres, les affaires, la caisse, la correspondance, à l’instant. Je ne serai calme que quand il me sera prouvé que ta fortune ne court plus de risques, et que je la verrai de mes yeux.

— Mon cher père, allez-y prudemment !… Si vous mettiez la moindre velléité de vengeance en cette affaire, et si vous montriez des intentions trop hostiles, je serais perdue. Il vous connaît, il a trouvé tout naturel que, sous votre inspiration, je m’inquiétasse de ma fortune ; mais, je vous le jure, il la tient en ses mains, et a voulu la tenir. Il est homme à s’enfuir avec tous les capitaux et à nous laisser là, le scélérat ! Il sait bien que je ne déshonorerai pas moi-même le nom que je porte en le poursuivant. Il est à la fois fort et faible. J’ai bien tout examiné. Si nous le poussons à bout, je suis ruinée.

— Mais c’est donc un fripon ?

— Eh bien, oui, mon père, dit-elle en se jetant sur une chaise en pleurant. Je ne voulais pas vous l’avouer pour vous épargner le chagrin de m’avoir mariée à un homme de cette espèce-là ! Mœurs secrètes et conscience, l’âme et le corps, tout en lui s’accorde ! c’est effroyable : je le hais et le méprise. Oui, je ne puis plus estimer ce vil Nucingen après tout ce qu’il m’a dit. Un homme capable de se jeter dans les combinaisons commerciales dont il m’a parlé n’a pas la moindre délicatesse, et mes craintes viennent de ce que j’ai lu parfaitement dans son âme. Il m’a nettement proposé, lui, mon mari, la liberté, vous savez ce que cela signifie ? si je voulais être, en cas de malheur, un instrument entre ses mains, enfin si je voulais lui servir de prête-nom.

— Mais les lois sont là ! Mais il y a une place de Grève pour les gendres de cette espèce-là, s’écria le père Goriot ; mais je le guillotinerais moi-même s’il n’y avait pas de bourreau.

— Non, mon père, il n’y a pas de lois contre lui. Écoutez en deux mots son langage, dégagé des circonlocutions dont il l’enveloppait : « Ou tout est perdu, vous n’avez pas un liard, vous êtes ruinée ; car je ne saurais choisir pour complice une autre personne que vous ; ou vous me laisserez conduire à bien mes entreprises. » Est-ce clair ? Il tient encore à moi. Ma probité de femme le rassure ; il sait que je lui laisserai sa fortune, et me contenterai de la mienne. C’est une association improbe et voleuse à laquelle je dois consentir sous peine d’être ruinée. Il m’achète ma conscience et la paye en me laissant être à mon aise la femme d’Eugène. « Je te permets de commettre des fautes, laisse-moi faire des crimes en ruinant de pauvres gens ! » Ce langage est-il encore assez clair ? Savez-vous ce qu’il nomme faire des opérations ? Il achète des terrains nus sous son nom, puis il y fait bâtir des maisons par des hommes de paille. Ces hommes concluent les marchés pour les bâtisses avec tous les entrepreneurs, qu’ils payent en effets à longs termes, et consentent, moyennant une légère somme, à donner quittance à mon mari, qui est alors possesseur des maisons, tandis que ces hommes s’acquittent avec les entrepreneurs dupés en faisant faillite. Le nom de la maison de Nucingen a servi à éblouir les pauvres constructeurs. J’ai compris cela. J’ai compris aussi que, pour prouver, en cas de besoin, le payement de sommes énormes, Nucingen a envoyé des valeurs considérables à Amsterdam, à Londres, à Naples, à Vienne. Comment les saisirions-nous ?

Eugène entendit le son lourd des genoux du père Goriot, qui tomba sans doute sur le carreau de sa chambre.

— Mon Dieu, que t’ai-je fait ? Ma fille livrée à ce misérable, il exigera tout d’elle s’il le veut. — Pardon, ma fille ! cria le vieillard.

— Oui, si je suis dans un abîme, il y a peut-être de votre faute, dit Delphine. Nous avons si peu de raison quand nous nous marions ! Connaissons-nous le monde, les affaires, les hommes, les mœurs ? Les pères devraient penser pour nous. Cher père, je ne vous reproche rien, pardonnez-moi ce mot. En ceci la faute est tout à moi. Non, ne pleurez point, papa, dit-elle en baisant le front de son père.

— Ne pleure pas non plus, ma petite Delphine. Donne tes yeux, que je les essuie en les baisant. Va ! je vais retrouver ma caboche, et débrouiller l’écheveau d’affaires que ton mari a mêlé.

— Non, laisse-moi faire ; je saurai le manœuvrer. Il m’aime, eh bien, je me servirai de mon empire sur lui pour l’amener à me placer promptement quelques capitaux en propriétés. Peut-être lui ferai-je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace, il y tient. Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires. M. Derville ne sait rien de ce qui est commercial… Non, ne venez pas demain. Je ne veux pas me tourner le sang. Le bal de madame de Beauséant a lieu après-demain, je veux me soigner pour y être belle, reposée, et faire honneur à mon cher Eugène !… Allons donc voir sa chambre.

En ce moment une voiture s’arrêta dans la rue Neuve-Sainte-Geneviève, et l’on entendit dans l’escalier la voix de madame de Restaud, qui disait à Sylvie :

— Mon père y est-il ?

Cette circonstance sauva heureusement Eugène, qui méditait déjà de se jeter sur son lit et de feindre d’y dormir.

— Ah ! mon père, vous a-t-on parlé d’Anastasie ? dit Delphine en reconnaissant la voix de sa sœur. Il paraîtrait qu’il arrive aussi de singulières choses dans son ménage.

— Quoi donc ! dit le père Goriot : ce serait donc ma fin. Ma pauvre tête ne tiendra pas à un double malheur.

— Bonjour, mon père, dit la comtesse en entrant. — Ah ! te voilà, Delphine.

Madame de Restaud parut embarrassée de rencontrer sa sœur.

— Bonjour, Nasie, dit la baronne. Trouves-tu donc ma présence extraordinaire ? Je vois mon père tous les jours, moi.

— Depuis quand ?

— Si tu y venais, tu le saurais. — Ne me taquine pas, Delphine, dit la comtesse d’une voix lamentable. Je suis bien malheureuse, je suis perdue, mon pauvre père ! oh ! bien perdue cette fois !

— Qu’as-tu, Nasie ? cria le père Goriot. Dis-nous tout, mon enfant. Elle pâlit ! — Delphine, allons, secours-la donc, sois bonne pour elle, je t’aimerai encore mieux, si je peux, toi !

— Ma pauvre Nasie, dit madame de Nucingen en asseyant sa sœur, parle. Tu vois en nous les deux seules personnes qui t’aimeront toujours assez pour te pardonner tout. Vois-tu, les affections de famille sont les plus sûres.

Elle lui fit respirer des sels, et la comtesse revint à elle.

— J’en mourrai ! dit le père Goriot. Voyons, reprit-il en remuant son feu de mottes, approchez-vous toutes les deux. J’ai froid. Qu’as-tu, Nasie ? Dis vite, tu me tues…

— Eh bien ! dit la pauvre femme, mon mari sait tout. Figurez-vous, mon père, il y a quelque temps, vous souvenez-vous de cette lettre de change de Maxime ? Eh bien ! ce n’était pas la première. J’en avais déjà payé beaucoup. Vers le commencement de janvier, M. de Trailles me paraissait bien chagrin. Il ne me disait rien ; mais il est si facile de lire dans le cœur des gens qu’on aime, un rien suffit : puis il y a des pressentiments. Enfin il était plus aimant, plus tendre que je ne l’avais jamais vu, j’étais toujours plus heureuse. Pauvre Maxime ! dans sa pensée, il me faisait ses adieux, m’a-t-il dit : il voulait se brûler la cervelle ! Enfin je l’ai tant tourmenté, tant supplié, je suis restée deux heures à ses genoux… Il m’a dit qu’il devait cent mille francs ! Oh ! papa, cent mille francs ! Je suis devenue folle. Vous ne les aviez pas, j’avais tout dévoré…

— Non, dit le père Goriot, je n’aurais pas pu les faire, à moins d’aller les voler. Mais j’y aurais été, Nasie ! J’irai.

À ce mot lugubrement jeté, comme un son du râle d’un mourant, et qui accusait l’agonie du sentiment paternel réduit à l’impuissance, les deux sœurs firent une pause. Quel égoïsme serait resté froid à ce cri de désespoir qui, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, en révélait la profondeur ?

— Je les ai trouvés en disposant de ce qui ne m’appartenait pas, mon père, dit la comtesse en fondant en larmes.

Delphine fut émue et pleura en mettant la tête sur le cou de sa sœur.

— Tout est donc vrai ! lui dit-elle.

Anastasie baissa la tête, madame de Nucingen la saisit à plein corps, la baisa tendrement, et l’appuyant sur son cœur :

— Ici, tu seras toujours aimée sans être jugée, lui dit-elle.

— Mes anges, dit Goriot d’une voix faible, pourquoi votre union est-elle due au malheur ?

— Pour sauver la vie de Maxime, enfin pour sauver tout mon bonheur, reprit la comtesse encouragée par ces témoignages d’une tendresse chaude et palpitante, j’ai porté chez cet usurier que vous connaissez, un homme fabriqué par l’enfer, que rien ne peut attendrir, ce monsieur Gobseck, les diamants de famille auxquels tient tant M. de Restaud, les siens, les miens, tout, je les ai vendus. Vendus ! comprenez-vous ? il a été sauvé ! Mais, moi, je suis morte. Restaud a tout su.

— Par qui ? comment ? Que je le tue ! cria le père Goriot.

— Hier, il m’a fait appeler dans sa chambre. J’y suis allée… « Anastasie, m’a-t-il dit d’une voix… (oh ! sa voix a suffi, j’ai tout deviné), où sont vos diamants ? — Chez moi. — Non, m’a-t-il dit en me regardant, ils sont là, sur ma commode. » Et il m’a montré l’écrin qu’il avait couvert de son mouchoir. « Vous savez d’où ils viennent ? » m’a-t-il dit. Je suis tombée à ses genoux… j’ai pleuré, je lui ai demandé de quelle mort il voulait me voir mourir.

— Tu as dit cela ! s’écria le père Goriot. Par le sacré nom de Dieu, celui qui vous fera mal à l’une ou à l’autre, tant que je serai vivant, peut être sûr que je le brûlerai à petit feu ! Oui, je le déchiqueterai comme…

Le père Goriot se tut, les mots expiraient dans sa gorge. Enfin, ma chère, il m’a demandé quelque chose de plus difficile à faire que de mourir. Le ciel préserve toute femme d’entendre ce que j’ai entendu !

— J’assassinerai cet homme, dit le père Goriot tranquillement. Mais il n’a qu’une vie, et il m’en doit deux. Enfin, quoi ? reprit-il en regardant Anastasie.

— Eh bien ! dit la comtesse en continuant après une pause, il m’a regardée : « Anastasie, m’a-t-il dit, j’ensevelis tout dans le silence, nous resterons ensemble, nous avons des enfants. Je ne tuerai pas M. de Trailles, je pourrais le manquer, et, pour m’en défaire autrement je pourrais me heurter contre la justice humaine. Le tuer dans vos bras, ce serait déshonorer les enfants. Mais pour ne voir périr ni vos enfants, ni leur père, ni moi, je vous impose deux conditions. Répondez : Ai-je un enfant à moi ? » J’ai dit oui. « Lequel ? a-t-il demandé. — Ernest, notre aîné. Bien, a-t-il dit. Maintenant, jurez-moi de m’obéir désormais sur un seul point. » J’ai juré. « Vous signerez la vente de vos biens quand je vous le demanderai. »

— Ne signe pas, cria le père Goriot. Ne signe jamais cela. Ah ! ah ! monsieur de Restaud, vous ne savez pas ce que c’est que de rendre une femme heureuse, elle va chercher le bonheur là où il est, et vous la punissez de votre niaise impuissance ?… je suis là, moi, halte-là ! il me trouvera dans sa route. — Nasie, sois en repos. Ah, il tient à son héritier ! Bon, bon. Je lui empoignerai son fils, qui, sacré tonnerre ! est mon petit-fils. Je puis bien le voir, ce marmot ! Je le mets dans mon village, j’en aurai soin, sois bien tranquille. Je le ferai capituler, ce monstre-là, en lui disant : « A nous deux ! Si tu veux avoir ton fils, rends à ma fille son bien, et laisse-la se conduire à sa guise. »

— Mon père !

— Oui, ton père ! Ah ! je suis un vrai père. Que ce drôle de grand seigneur ne maltraite pas mes filles. Tonnerre ! je ne sais pas ce que j’ai dans les veines. J’y ai le sang d’un tigre, je voudrais dévorer ces deux hommes. Ô mes enfants ! voilà donc votre vie ? Mais c’est ma mort… Que deviendrez-vous donc quand je ne serai plus là ? Les pères devraient vivre autant que leurs enfants. Mon Dieu, comme ton monde est mal arrangé ! Et tu as un fils cependant, à ce qu’on nous dit. Tu devrais nous empêcher de souffrir dans nos enfants. Mes chers anges, quoi ! ce n’est qu’à vos douleurs que je dois votre présence. Vous ne me faites connaître que vos larmes. Eh bien, oui, vous m’aimez, je le vois. Venez, venez vous plaindre ici ! mon cœur est grand, il peut tout recevoir… Oui, vous aurez beau le percer, les lambeaux feront encore des cœurs de père. Je voudrais prendre vos peines, souffrir pour vous… Ah ! quand vous étiez petites, vous étiez bien heureuses…

— Nous n’avons eu que ce temps-là de bon, dit Delphine. Où sont les moments où nous dégringolions du haut des sacs dans le grand grenier ?

— Mon père ! ce n’est pas tout, dit Anastasie à l’oreille de Goriot qui fit un bond. Les diamants n’ont pas été vendus cent mille francs. Maxime est poursuivi. Nous n’avons plus que douze mille francs à payer. Il m’a promis d’être sage, de ne plus jouer. Il ne me reste plus au monde que son amour, et je l’ai payé trop cher pour ne pas mourir s’il m’échappait. Je lui ai sacrifié fortune, honneur, repos, enfants. Oh ! faites qu’au moins Maxime soit libre, honoré, qu’il puisse demeurer dans le monde où il saura se faire une position. Maintenant il ne me doit pas que le bonheur, nous avons des enfants qui seraient sans fortune. Tout sera perdu s’il est mis à Sainte-Pélagie.

— Je ne les ai pas, Nasie. Plus, plus rien, plus rien ! C’est la fin du monde. Oh ! le monde va crouler, c’est sûr. Allez-vous-en, sauvez-vous avant ! Ah ! j’ai encore mes boucles d’argent, six couverts, les premiers que j’ai eus dans ma vie. Enfin, je n’ai plus que douze cents francs de rentes viagères…

— Qu’avez-vous donc fait de vos rentes perpétuelles ?

— Je les ai vendues en me réservant ce petit bout de revenu pour mes besoins. Il me fallait douze mille francs pour arranger un appartement à Fifine.

— Chez toi, Delphine ? dit madame de Restaud à sa sœur.

— Oh ! qu’est-ce que cela fait ! reprit le père Goriot, les douze mille francs sont employés.

— Je devine, dit la comtesse. Pour M. de Rastignac. Ah ! ma pauvre Delphine, arrête-toi. Vois où j’en suis.

— Ma chère, M. de Rastignac est un jeune homme incapable de ruiner sa maîtresse.

— Merci, Delphine… Dans la crise où je me trouve, j’attendais mieux de toi ; mais tu ne m’as jamais aimée.

— Si, elle t’aime, Nasie, cria le père Goriot, elle me le disait tout à l’heure. Nous parlions de toi, elle me soutenait que tu étais belle et qu’elle n’était que jolie, elle !

— Elle ! répéta la comtesse, elle est d’un beau froid.

— Quand cela serait, dit Delphine en rougissant, comment t’es-tu comportée envers moi ? Tu m’as reniée, tu m’as fait fermer les portes de toutes les maisons où je souhaitais aller, enfin tu n’as jamais manqué la moindre occasion de me causer de la peine. Et moi, suis-je venue, comme toi, soutirer à ce pauvre père, mille francs à mille francs, sa fortune, et le réduire dans l’état où il est ? Voilà ton ouvrage, ma sœur. Moi, j’ai vu mon père tant que j’ai pu, je ne l’ai pas mis à la porte, et je ne suis pas venue lui lécher les mains quand j’avais besoin de lui. Je ne savais seulement pas qu’il eût employé ces douze mille francs pour moi. J’ai de l’ordre, moi ! tu le sais. D’ailleurs, quand papa m’a fait des cadeaux, je ne les ai jamais quêtés.

— Tu étais plus heureuse que moi : M. de Marsay était riche, tu en sais quelque chose. Tu as toujours été vilaine comme l’or. Adieu, je n’ai ni sœur, ni…

— Tais-toi, Nasie ! cria le père Goriot.

— Il n’y a qu’une sœur comme toi qui puisse répéter ce que le monde ne croit plus, tu es un monstre, lui dit Delphine.

— Mes enfants, mes enfants, taisez-vous, ou je me tue devant vous.

— Va, Nasie, je te pardonne, dit madame de Nucingen en continuant, tu es malheureuse. Mais je suis meilleure que tu ne l’es. Me dire cela au moment où je me sentais capable de tout pour te secourir, même d’entrer dans la chambre de mon mari, ce que je ne ferais ni pour moi ni pour… Ceci est digne de tout ce que tu as commis de mal contre moi depuis neuf ans.

— Mes enfants, mes enfants, embrassez-vous ! dit le père. Vous êtes deux anges.

— Non, laissez-moi, cria la comtesse que Goriot avait prise par le bras et qui secoua l’embrassement de son père. Elle a moins de pitié pour moi que n’en aurait mon mari. Ne dirait-on pas qu’elle est l’image de toutes les vertus !

— J’aime encore mieux passer pour devoir de l’argent à monsieur de Marsay que d’avouer que monsieur de Trailles me coûte plus de deux cent mille francs, répondit madame de Nucingen.

— Delphine ! cria la comtesse en faisant un pas vers elle.

— Je te dis la vérité quand tu me calomnies, répliqua froidement la baronne. — Delphine ! tu es une…

Le père Goriot s’élança, retint la comtesse et l’empêcha de parler en lui couvrant la bouche avec sa main.

— Mon Dieu ! mon père, à quoi donc avez-vous touché ce matin ? lui dit Anastasie.

— Eh bien, oui, j’ai tort, dit le pauvre père en s’essuyant les mains à son pantalon. Mais je ne savais pas que vous viendriez, je déménage.

Il était heureux de s’être attiré un reproche qui détournait sur lui la colère de sa fille.

— Ah ! reprit-il en s’asseyant, vous m’avez fendu le cœur. Je me meurs, mes enfants ! Le crâne me cuit intérieurement comme s’il avait du feu. Soyez donc gentilles, aimez-vous bien ! Vous me feriez mourir. Delphine, Nasie, allons, vous aviez raison, vous aviez tort toutes les deux. Voyons, Dedel, reprit-il en portant sur la baronne des yeux pleins de larmes, il lui faut douze mille francs, cherchons-les. Ne vous regardez pas comme ça. (Il se mit à genoux devant Delphine.) Demande-lui pardon pour me faire plaisir, lui dit-il à l’oreille ; elle est la plus malheureuse, voyons !

— Ma pauvre Nasie, dit Delphine épouvantée de la sauvage et folle expression que la douleur imprimait sur le visage de son père, j’ai eu tort, embrasse-moi…

— Ah ! vous me mettez du baume sur le cœur, cria le père Goriot. Mais où trouver douze mille francs ? Si je me proposais comme remplaçant ?

— Ah ! mon père ! dirent les deux filles en l’entourant, non, non.

— Dieu vous récompensera de cette pensée, notre vie n’y suffirait point ! n’est-ce pas, Nasie ? reprit Delphine.

— Et puis, pauvre père, ce serait une goutte d’eau, fit observer la comtesse.

— Mais on ne peut donc rien faire de son sang ? cria le vieillard désespéré. Je me voue à celui qui te sauvera, Nasie ! je tuerai un homme pour lui. Je ferai comme Vautrin, j’irai au bagne ! je…

Il s’arrêta comme s’il eût été foudroyé. Plus rien ! dit-il en s’arrachant les cheveux. Si je savais où aller pour voler, mais il est encore difficile de trouver un vol à faire. Et puis il faudrait du monde et du temps pour prendre la Banque. Allons, je dois mourir, je n’ai plus qu’à mourir. Oui, je ne suis plus bon à rien, je ne suis plus père ! non. Elle me demande, elle a besoin ! et moi, misérable, je n’ai rien. Ah ! tu t’es fait des rentes viagères, vieux scélérat, et tu avais des filles ! Mais tu ne les aimes donc pas ? Crève, crève comme un chien que tu es ! Oui, je suis au-dessous d’un chien, un chien ne se conduirait pas ainsi ! Oh ! ma tête… elle bout !

— Mais, papa, crièrent les deux jeunes femmes qui l’entouraient pour l’empêcher de se frapper la tête contre les murs, soyez donc raisonnable.

Il sanglotait. Eugène, épouvanté, prit la lettre de change souscrite à Vautrin, et dont le timbre comportait une plus forte somme ; il en corrigea le chiffre, en fit une lettre de change régulière de douze mille francs à l’ordre de Goriot et entra.

— Voici tout votre argent, madame, dit-il en présentant le papier. Je dormais, votre conversation m’a réveillé, j’ai pu savoir ainsi ce que je devais à M. Goriot. En voici le titre que vous pouvez négocier, je l’acquitterai fidèlement.

La comtesse, immobile, tenait le papier.

— Delphine, dit-elle pâle et tremblante de colère, de fureur, de rage, je te pardonnais tout, Dieu m’en est témoin, mais ceci ! Comment, monsieur était là, tu le savais ! tu as eu la petitesse de te venger en me laissant lui livrer mes secrets, ma vie, celle de mes enfants, ma honte, mon honneur ! Va ! tu ne m’es plus rien, je te hais, je te ferai tout le mal possible… je…

La colère lui coupa la parole, et son gosier se sécha.

— Mais c’est mon fils, notre enfant, ton frère, ton sauveur ! criait le père Goriot. Embrasse-le donc, Nasie ! Tiens, moi je l’embrasse, reprit-il en serrant Eugène avec une sorte de fureur. — Oh ! mon enfant ! je serai plus qu’un père pour toi, je veux être une famille. Je voudrais être Dieu, je te jetterais l’univers aux pieds. — Mais ! baise-le donc, Nasie ! ce n’est pas un homme, mais un ange, un véritable ange.

— Laissez-la, mon père, elle est folle en ce moment, dit Delphine.

— Folle ! folle ! Et toi, qu’es-tu ? demanda madame de Restaud.

— Mes enfants, je meurs si vous continuez, cria le vieillard en tombant sur son lit comme frappé par une balle. — Elles me tuent ! se dit-il.

La comtesse regarda Eugène, qui restait immobile, abasourdi par la violence de cette scène.

— Monsieur…? lui dit-elle en l’interrogeant du geste, de la voix et du regard, sans faire attention à son père dont le gilet fut rapidement défait par Delphine. — Madame, je paierai et je me tairai, répondit-il sans attendre la question.

— Tu as tué notre père, Nasie ! dit Delphine en montrant le vieillard évanoui à sa sœur, qui se sauva.

— Je lui pardonne bien, dit le bonhomme en ouvrant les yeux, sa situation est épouvantable et tournerait une meilleure tête. Console Nasie, sois douce pour elle, promets-le à ton pauvre père, qui se meurt, demanda-t-il à Delphine en lui pressant la main.

— Mais qu’avez-vous ? dit-elle tout effrayée.

— Rien, rien, répondit le père, ça se passera. J’ai quelque chose qui me presse le front, une migraine… Pauvre Nasie, quel avenir !

En ce moment la comtesse rentra, se jeta aux genoux de son père :

— Pardon ! cria-t-elle.

— Allons, dit le père Goriot, tu me fais encore plus de mal maintenant.

— Monsieur, dit la comtesse à Rastignac, les yeux baignés de larmes, la douleur m’a rendue injuste. Vous serez un frère pour moi ? reprit-elle en lui tendant la main.

— Nasie, lui dit Delphine en la serrant, ma petite Nasie, oublions tout.

— Non, dit-elle, je m’en souviendrai, moi !

— Les anges, s’écria le père Goriot, vous m’enlevez le rideau que j’avais sur les yeux, votre voix me ranime. Embrassez-vous donc encore. — Eh bien ! Nasie, cette lettre de change te sauvera-t-elle ?

— Je l’espère. Dites donc, papa, voulez-vous y mettre votre signature ? — Tiens, suis-je bête, moi, d’oublier ça ! Mais je me suis trouvé mal. Nasie, ne m’en veux pas. Envoie-moi dire que tu es hors de peine. Non, j’irai. Mais non, je n’irai pas, je ne puis plus voir ton mari, je le tuerais net. Quant à dénaturer tes biens, je serai là. Va vite, mon enfant, et fais que Maxime devienne sage.

Eugène était stupéfait.

— Cette pauvre Anastasie a toujours été violente, dit madame de Nucingen, mais elle a bon cœur.

— Elle est revenue pour l’endos, dit Eugène à l’oreille de Delphine.

— Vous croyez ?

— Je voudrais ne pas le croire. Méfiez-vous d’elle, répondit-il en levant les yeux comme pour confier à Dieu des pensées qu’il n’osait exprimer.

— Oui, elle a toujours été un peu comédienne, et mon pauvre père se laisse prendre à ses mines.

— Comment allez-vous, mon bon père Goriot ? demanda Rastignac au vieillard.

— J’ai envie de dormir, répondit-il.

Eugène aida Goriot à se coucher. Puis, quand le bonhomme se fut endormi en tenant la main de Delphine, sa fille se retira.

— Ce soir aux Italiens, dit-elle à Eugène, et tu me diras comment il va. Demain, vous déménagerez, monsieur. Voyons votre chambre. Oh ! quelle horreur ! dit-elle en y entrant. Mais vous étiez plus mal que n’est mon père. Eugène, tu t’es bien conduit. Je vous aimerais davantage si c’était possible ; mais, mon enfant, si vous voulez faire fortune, il ne faut pas jeter comme ça des douze mille francs par les fenêtres. Le comte de Trailles est joueur. Ma sœur ne veut pas voir ça. Il aurait été chercher ses douze mille francs là où il sait perdre ou gagner des monts d’or.

Un gémissement les fit revenir chez Goriot, qu’ils trouvèrent en apparence endormi ; mais quand les deux amants s’approchèrent, ils entendirent ces mots :

— Elles ne sont pas heureuses !

Qu’il dormit ou qu’il veillât, l’accent de cette phrase frappa si vivement le cœur de sa fille, qu’elle s’approcha du grabat sur lequel gisait son père et le baisa au front. Il ouvrit ses yeux en disant :

— C’est Delphine !

— Eh bien ! comment vas-tu ? demanda-t-elle.

— Bien, dit-il. Ne sois pas inquiète, je vais sortir.

Allez, allez, mes enfants, soyez heureux.

Eugène accompagna Delphine jusque chez elle ; mais, inquiet de l’état dans lequel il avait laissé Goriot, il refusa de dîner avec elle, et revint à la maison Vauquer. Il trouva le père Goriot debout et prêt à s’attabler. Bianchon s’était mis de manière à bien examiner la figure du vermicellier. Quand il lui vit prendre son pain et le sentir pour juger de la farine avec laquelle il était fait, l’étudiant, ayant observé dans ce mouvement une absence totale de ce que l’on pourrait nommer la conscience de l’acte, fit un geste sinistre.

— Viens donc près de moi, monsieur l’interne à Cochin, dit Eugène.

Bianchon s’y transporta d’autant plus volontiers qu’il allait être près du vieux pensionnaire. — Qu’a-t-il ? demanda Rastignac.

— À moins que je ne me trompe, il est flambé ! Il a dû se passer quelque chose d’extraordinaire en lui, il me semble être sous le poids d’une apoplexie séreuse imminente. Quoique le bas de la figure soit assez calme, les traits supérieurs du visage se tirent vers le front malgré lui, vois ! Puis les yeux sont dans l’état particulier qui dénote l’invasion du sérum dans le cerveau. Ne dirait-on pas qu’ils sont pleins d’une poussière fine ? Demain matin j’en saurai davantage.

— Y aurait-il quelque remède ?

— Aucun. Peut-être pourra-t-on retarder sa mort si l’on trouve les moyens de déterminer une réaction vers les extrémités, vers les jambes ; mais si demain soir les symptômes ne cessent pas, le pauvre bonhomme est perdu. Sais-tu par quel événement la maladie a été causée ? il a dû recevoir un coup violent sous lequel son moral aura succombé.

— Oui, dit Rastignac en se rappelant que les deux filles avaient battu sans relâche sur le cœur de leur père.

— Au moins, se disait Eugène, Delphine aime son père, elle !

Le soir, aux Italiens, Rastignac prit quelques précautions afin de ne pas trop alarmer madame de Nucingen.

— N’ayez pas d’inquiétude, répondit-elle aux premiers mots que lui dit Eugène, mon père est fort. Seulement, ce matin, nous l’avons un peu secoué. Nos fortunes sont en question, songez-vous à l’étendue de ce malheur ? Je ne vivrais pas si votre affection ne me rendait pas insensible à ce que j’aurais regardé naguère comme des angoisses mortelles. Il n’est plus aujourd’hui qu’une seule crainte, un seul malheur pour moi, c’est de perdre l’amour qui m’a fait sentir le plaisir de vivre. En dehors de ce sentiment tout m’est indifférent, je n’aime plus rien au monde. Vous êtes tout pour moi. Si je sens le bonheur d’être riche, c’est pour mieux vous plaire. Je suis, à ma honte, plus amante que je ne suis fille. Pourquoi ? Je ne sais. Toute ma vie est en vous. Mon père m’a donné un cœur, mais vous l’avez fait battre. Le monde entier peut me blâmer, que m’importe si vous, qui n’avez pas le droit de m’en vouloir, m’acquittez des crimes auxquels me condamne un sentiment irrésistible ? Me croyez-vous une fille dénaturée ? Oh, non, il est impossible de ne pas aimer un père aussi bon que l’est le nôtre. Pouvais-je empêcher qu’il ne vît enfin les suites naturelles de nos déplorables mariages ? Pourquoi les a-t-il permis ? N’était-ce pas à lui de réfléchir pour nous ? Aujourd’hui, je le sais, il souffre autant que nous ; mais que pouvions-nous y faire ? Le consoler ! nous ne le consolerions de rien. Notre résignation lui faisait plus de douleur que nos reproches et nos plaintes ne lui causeraient de mal. Il est des situations dans la vie où tout est amertume.

Eugène resta muet, saisi de tendresse par l’expression naïve d’un sentiment vrai. Si les Parisiennes sont souvent fausses, ivres de vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sûr que quand elles aiment réellement, elles sacrifient plus de sentiments que les autres femmes à leurs passions ; elles se grandissent de toutes leurs petitesses, et deviennent sublimes. Puis Eugène était frappé de l’esprit profond et judicieux que la femme déploie pour juger les sentiments les plus naturels, quand une affection privilégiée l’en sépare et la met à distance. Madame de Nucingen se choqua du silence que gardait Eugène.

— A quoi pensez-vous donc ? lui demanda-t-elle.

— J’écoute encore ce que vous m’avez dit. J’ai cru jusqu’ici vous aimer plus que vous ne m’aimiez.

Elle sourit et s’arma contre le plaisir qu’elle éprouva, pour laisser la conversation dans les bornes imposées par les convenances. Elle n’avait jamais entendu les expressions vibrantes d’un amour jeune et sincère. Quelques mots de plus, elle ne se serait plus contenue.

— Eugène, dit-elle en changeant de conversation, vous ne savez donc pas ce qui se passe ? Tout Paris sera demain chez madame de Beauséant. Les Rochefide et le marquis d’Ajuda se sont entendus pour ne rien ébruiter ; mais le roi signe demain le contrat de mariage, et votre pauvre cousine ne sait rien encore. Elle ne pourra pas se dispenser de recevoir, et le marquis ne sera pas à son bal. On ne s’entretient que de cette aventure.

— Et le monde se rit d’une infamie, et il y trempe ! Vous ne savez donc pas que madame de Beauséant en mourra ?

— Non, dit Delphine en souriant, vous ne connaissez pas ces sortes de femmes-là. Mais tout Paris viendra chez elle, et j’y serai ! Je vous dois ce bonheur-là pourtant.

— Mais, dit Rastignac, n’est-ce pas un de ces bruits absurdes comme on en fait tant courir à Paris ?

— Nous saurons la vérité demain.

Eugène ne rentra pas à la maison Vauquer. Il ne put se résoudre à ne pas jouir de son nouvel appartement. Si, la veille, il avait été forcé de quitter Delphine, à une heure après minuit, ce fut Delphine qui le quitta vers deux heures pour retourner chez elle. Il dormit le lendemain assez tard, attendit vers midi madame de Nucingen, qui vint déjeuner avec lui. Les jeunes gens sont si avides de ces jolis bonheurs, qu’il avait presque oublié le père Goriot. Ce fut une longue fête pour lui que de s’habituer à chacune de ces élégantes choses qui lui appartenaient. Madame de Nucingen était là, donnant à tout un nouveau prix. Cependant, vers quatre heures, les deux amants pensèrent au père Goriot en songeant au bonheur qu’il se promettait à venir demeurer dans cette maison. Eugène fit observer qu’il était nécessaire d’y transporter promptement le bonhomme, s’il devait être malade, et quitta Delphine pour courir à la maison Vauquer. Ni le père Goriot ni Bianchon n’étaient à table.

— Eh bien, lui dit le peintre, le père Goriot est écloppé. Bianchon est là-haut près de lui. Le bonhomme a vu l’une de ses filles, la comtesse de Restaurama. Puis il a voulu sortir et sa maladie a empiré. La société va être privée d’un de ses plus beaux ornements.

Rastignac s’élança vers l’escalier.

— Hé ! monsieur Eugène !

— Monsieur Eugène ! madame vous appelle, cria Sylvie.

— Monsieur, lui dit la veuve, M. Goriot et vous, vous deviez sortir le 15 de février. Voilà trois jours que le 15 est passé, nous sommes au 18 ; il faudra me payer un mois pour vous et pour lui ; mais, si vous voulez garantir le père Goriot, votre parole me suffira.

— Pourquoi ? n’avez-vous pas confiance ? — Confiance ! Si le bonhomme n’avait plus sa tête et mourait, ses filles ne me donneraient pas un liard, et toute sa défroque ne vaut pas dix francs. Il a emporté ce matin ses derniers couverts, je ne sais pourquoi. Il s’était mis en jeune homme. Dieu me pardonne, je crois qu’il avait du rouge, il m’a paru rajeuni.

— Je réponds de tout, dit Eugène en frissonnant d’horreur et appréhendant une catastrophe.

Il monta chez le père Goriot. Le vieillard gisait sur son lit, et Bianchon était auprès de lui.

— Bonjour, père, lui dit Eugène.

Le bonhomme lui sourit doucement, et répondit en tournant vers lui des yeux vitreux ;

— Comment va-t-elle ?

— Bien. Et vous ?

— Pas mal.

— Ne le fatigue pas, dit Bianchon en entraînant Eugène dans un coin de la chambre.

— Eh bien ? lui dit Rastignac.

— Il ne peut être sauvé que par un miracle. La congestion séreuse a eu lieu, il a les sinapismes ; heureusement, il les sent, ils agissent.

— Peut-on le transporter ?

— Impossible. Il faut le laisser là, lui épargner tout mouvement physique et toute émotion…

— Mon bon Bianchon, dit Eugène, nous le soignerons à nous deux.

— J’ai déjà fait venir le médecin en chef de mon hôpital.

— Eh bien ?

— Il prononcera demain soir, il m’a promis de venir après sa journée. Malheureusement ce fichu bonhomme a commis ce matin une imprudence sur laquelle il ne veut pas s’expliquer. Il est entêté comme une mule. Quand je lui parle, il fait semblant de ne pas entendre, et dort pour ne pas me répondre ; ou bien, s’il a les yeux ouverts, il se met à geindre. Il est sorti vers le matin, il a été à pied dans Paris, on ne sait où. Il a emporté tout ce qu’il possédait de vaillant, il a été faire quelque sacré trafic pour lequel il a outre-passé ses forces ! Une de ses filles est venue.

— La comtesse ? dit Eugène. Une grande brune, l’œil vif et bien coupé, joli pied, taille souple ?

— Oui.

— Laisse-moi seul un moment avec lui, dit Rastignac. Je vais le confesser, il me dira tout, à moi.

— Je vais aller dîner pendant ce temps-là. Seulement tâche de ne pas trop l’agiter ; nous avons encore quelque espoir.

— Sois tranquille.

— Elles s’amuseront bien demain, dit le père Goriot à Eugène quand ils furent seuls. Elles vont à un grand bal.

— Qu’avez-vous donc fait ce matin, papa, pour être si souffrant ce soir qu’il vous faille rester au lit ?

— Rien.

— Anastasie est venue ? demanda Rastignac.

— Oui, répondit le père Goriot.

— Eh bien ! ne me cachez rien. Que vous a-t-elle encore demandé ?

— Ah ! reprit-il en rassemblant ses forces pour parler, elle était bien malheureuse, allez, mon enfant ! Nasie n’a pas un sou depuis l’affaire des diamants. Elle avait commandé, pour ce bal, une robe lamée qui doit lui aller comme un bijou. Sa couturière, une infâme, n’a pas voulu lui faire crédit, et sa femme de chambre a payé mille francs en à-compte sur la toilette. Pauvre Nasie, en être venue là ! Ça m’a déchiré le cœur. Mais la femme de chambre, voyant ce Restaud retirer toute sa confiance à Nasie, a eu peur de perdre son argent, et s’entend avec la couturière pour ne livrer la robe que si les mille francs sont rendus. Le bal est demain, la robe est prête, Nasie est au désespoir. Elle a voulu m’emprunter mes couverts pour les engager. Son mari veut qu’elle aille à ce bal pour montrer à tout Paris les diamants qu’on prétend vendus par elle. Peut-elle dire à ce monstre : « Je dois mille francs, payez-les » ? Non. J’ai compris ça, moi. Sa sœur Delphine ira là dans une toilette superbe. Anastasie ne doit pas être au-dessous de sa cadette. Et puis elle est si noyée de larmes, ma pauvre fille ! J’ai été si humilié de n’avoir pas eu douze mille francs hier, que j’aurais donné le reste de ma misérable vie pour racheter ce tort-là. Voyez-vous ? j’avais eu la force de tout supporter, mais mon dernier manque d’argent m’a crevé le cœur. Oh ! oh ! je n’en ai fait ni une ni deux, je me suis rafistolé, requinqué ; j’ai vendu pour six cents francs de couverts et de boucles, puis j’ai engagé pour un an mon titre de rente viagère contre quatre cents francs une fois payés, au papa Gobseck. Bah ! je mangerai du pain ! ça me suffisait quand j’étais jeune, ça peut encore aller. Au moins elle aura une belle soirée, ma Nasie. Elle sera pimpante. J’ai le billet de mille francs là sous mon chevet. Ça me réchauffe d’avoir là sous la tête ce qui va faire plaisir à la pauvre Nasie ! Elle pourra mettre sa mauvaise Victoire à la porte. A-t-on vu des domestiques ne pas avoir confiance dans leurs maîtres ! Demain je serai bien, Nasie vient à dix heures. Je ne veux pas qu’elles me croient malade, elles n’iraient point au bal, elles me soigneraient. Nasie m’embrassera demain comme son enfant, ses caresses me guériront. Enfin, n’aurais-je pas dépensé mille francs chez l’apothicaire ? J’aime mieux les donner à mon Guérit-Tout, à ma Nasie. Je la consolerai dans sa misère, au moins. Ça m’acquitte du tort de m’être fait du viager. Elle est au fond de l’abîme, et moi je ne suis plus assez fort pour l’en tirer. Oh ! je vais me remettre au commerce. J’irai à Odessa pour y acheter du grain. Les blés valent là trois fois moins que les nôtres ne coûtent. Si l’introduction des céréales est défendue en nature, les braves gens qui font les lois n’ont pas songé à prohiber les fabrications dont les blés sont le principe. Hé, hé !… j’ai trouvé cela, moi, ce matin ! Il y a de beaux coups à faire dans les amidons.

— Il est fou, se dit Eugène en regardant le vieillard.

— Allons, restez en repos, ne parlez pas…

Eugène descendit pour dîner quand Bianchon remonta. Puis tous deux passèrent la nuit à garder le malade à tour de rôle, en s’occupant, l’un à lire ses livres de médecine, l’autre à écrire à sa mère et à ses sœurs. Le lendemain, les symptômes qui se déclarèrent chez le malade furent, suivant Bianchon, d’un favorable augure ; mais ils exigèrent des soins continuels dont les deux étudiants étaient seuls capables, et dans le récit desquels il est impossible de compromettre la pudibonde phraséologie de l’époque. Les sangsues mises sur le corps appauvri du bonhomme furent accompagnées de cataplasmes, de bains de pieds, de manœuvres médicales pour lesquelles il fallait d’ailleurs la force et le dévouement des deux jeunes gens. Madame de Restaud ne vint pas ; elle envoya chercher sa somme par un commissionnaire.

— Je croyais qu’elle serait venue elle-même. Mais ce n’est pas un mal, elle se serait inquiétée, dit le père en paraissant heureux de cette circonstance.

À sept heures du soir, Thérèse vint apporter une lettre de Delphine :

« Que faites-vous donc, mon ami ? A peine aimée, serais-je déjà négligée ? Vous m’avez montré, dans ces confidences versées de cœur à cœur, une trop belle âme pour n’être pas de ceux qui restent toujours fidèles en voyant combien les sentiments ont de nuances. Comme vous l’avez dit en écoutant la prière de Mosé : « Pour les uns c’est une même note, pour les autres c’est l’infini de la musique ! » Songez que je vous attends ce soir pour aller au bal de madame de Beauséant. Décidément, le contrat de M. d’Ajuda a été signé ce matin à la cour, et la pauvre vicomtesse ne l’a su qu’à deux heures. Tout Paris va se porter chez elle, comme le peuple encombre la Grève quand il doit y avoir une exécution. N’est-ce pas horrible d’aller voir si cette femme cachera sa douleur, si elle saura bien mourir ? Je n’irais certes pas, mon ami, si j’avais été déjà chez elle ; mais elle ne recevra plus sans doute, et tous les efforts que j’ai faits seraient superflus. Ma situation est bien différente de celle des autres. D’ailleurs, j’y vais pour vous aussi. Je vous attends. Si vous n’étiez pas près de moi dans deux heures, je ne sais si je vous pardonnerais cette félonie. »

Rastignac prit une plume et répondit ainsi :

« J’attends un médecin pour savoir si votre père doit vivre encore. Il est mourant. J’irai vous porter l’arrêt, et j’ai peur que ce ne soit un arrêt de mort. Vous verrez si vous pouvez aller au bal. Mille tendresses. »

Le médecin vint à huit heures et demie, et, sans donner un avis favorable, il ne pensa pas que la mort dût être imminente. Il annonça des mieux et des rechutes alternatives d’où dépendraient la vie et la raison du bonhomme.

— Il vaudrait mieux qu’il mourût promptement, fut le dernier mot du docteur.

Eugène confia le père Goriot aux soins de Bianchon, et partit pour aller porter à madame de Nucingen les tristes nouvelles qui, dans son esprit encore imbu des devoirs de famille, devaient suspendre toute joie.

— Dites-lui qu’elle s’amuse tout de même, lui cria le père Goriot qui paraissait assoupi, mais qui se dressa sur son séant au moment où Rastignac sortit.

Le jeune homme se présenta navré de douleur à Delphine, et la trouva coiffée, chaussée, n’ayant plus que sa robe de bal à mettre. Mais, semblables aux coups de pinceau par lesquels les peintres achèvent leurs tableaux, les derniers apprêts voulaient plus de temps que n’en demandait le fond même de la toile. — Eh quoi ! vous n’êtes pas habillé ? dit-elle.

— Mais, madame, votre père…

— Encore mon père ! s’écria-t-elle en l’interrompant. Mais vous ne m’apprendrez pas ce que je dois à mon père. Je connais mon père depuis longtemps. Pas un mot, Eugène. Je ne vous écouterai que quand vous aurez fait votre toilette. Thérèse a tout préparé chez vous ; ma voiture est prête, prenez-la ; revenez. Nous causerons de mon père en allant au bal. Il faut partir de bonne heure ; si nous sommes pris dans la file des voitures, nous serons bien heureux de faire notre entrée à onze heures.

— Madame…

— Allez ! pas un mot, dit-elle courant dans son boudoir pour y prendre un collier.

— Mais allez donc, monsieur Eugène ! vous fâcherez madame, dit Thérèse en poussant le jeune homme, épouvanté de cet élégant parricide.

Il alla s’habiller en faisant les plus tristes, les plus décourageantes réflexions. Il voyait le monde comme un océan de boue dans lequel un homme se plongeait jusqu’au cou, s’il y trempait le pied.

— Il ne s’y commet que des crimes mesquins ! se dit-il. Vautrin est plus grand.

Il avait vu les trois grandes expressions de la Société : l’Obéissance, la Lutte et la Révolte ; la Famille, le Monde et Vautrin. Et il n’osait prendre parti. L’Obéissance était ennuyeuse, la Révolte impossible, et la Lutte incertaine. Sa pensée le reporta au sein de sa famille. Il se souvint des pures émotions de cette vie calme, il se rappela les jours passés au milieu des êtres dont il était chéri. En se conformant aux lois naturelles du foyer domestique, ces chères créatures y trouvaient un bonheur plein, continu, sans angoisses. Malgré ces bonnes pensées, il ne se sentit pas le courage de venir confesser la foi des âmes pures à Delphine, en lui ordonnant la Vertu au nom de l’Amour. Déjà son éducation commencée avait porté ses fruits. Il aimait égoïstement déjà. Son tact lui avait permis de reconnaître la nature du cœur de Delphine. Il pressentait qu’elle était capable de marcher sur le corps de son père pour aller au bal, et il n’avait ni la force de jouer le rôle d’un raisonneur, ni le courage de lui déplaire, ni la vertu de la quitter.

— Elle ne me pardonnerait jamais d’avoir eu raison contre elle dans cette circonstance, se dit-il.

Puis il commenta les paroles des médecins, il se plut à penser que le père Goriot n’était pas aussi dangereusement malade qu’il le croyait ; enfin, il entassa des raisonnements assassins pour justifier Delphine. Elle ne connaissait pas l’état dans lequel était son père. Le bonhomme lui-même la renverrait au bal, si elle l’allait voir. Souvent la loi sociale implacable dans sa formule, condamne là où le crime apparent est excusé par les innombrables modifications qu’introduisent au sein des familles la différence des caractères, la diversité des intérêts et des situations. Eugène voulait se tromper lui-même, il était prêt à faire à sa maîtresse le sacrifice de sa conscience. Depuis deux jours, tout était changé dans sa vie. La femme y avait jeté ses désordres, elle avait fait pâlir la famille, elle avait tout confisqué à son profit. Rastignac et Delphine s’étaient rencontrés dans les conditions voulues pour éprouver l’un par l’autre les plus vives jouissances. Leur passion bien préparée avait grandi par ce qui tue les passions, par la jouissance. En possédant cette femme, Eugène s’aperçut que jusqu’alors il ne l’avait que désirée, il ne l’aima qu’au lendemain du bonheur : l’amour n’est peut-être que la reconnaissance du plaisir. Infâme ou sublime, il adorait cette femme pour les voluptés qu’il lui avait apportées en dot, et pour toutes celles qu’il en avait reçues ; de même que Delphine aimait Rastignac autant que Tantale aurait aimé l’ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou étancher la soif de son gosier desséché.

— Eh bien ! comment va mon père ? lui dit madame de Nucingen quand il fut de retour et en costume de bal.

— Extrêmement mal, répondit-il ; si vous voulez me donner une preuve de votre affection, nous courrons le voir.

— Eh bien, oui, dit-elle, mais après le bal. Mon bon Eugène, sois gentil, ne me fais pas de morale, viens.

Ils partirent. Eugène resta silencieux pendant une partie du chemin.

— Qu’avez-vous donc ? dit-elle.

— J’entends le râle de votre père, répondit-il avec l’accent de la fâcherie. Et il se mit à raconter avec la chaleureuse éloquence du jeune âge la féroce action à laquelle madame de Restaud avait été poussée par la vanité, la crise mortelle que le dernier dévouement du père avait déterminée, et ce que coûterait la robe lamée d’Anastasie. Delphine pleurait.

— Je vais être laide, pensa-t-elle.

Ses larmes se séchèrent. — J’irai garder mon père, je ne quitterai pas son chevet, reprit-elle.

— Ah ! te voilà comme je te voulais, s’écria Rastignac.

Les lanternes de cinq cents voitures éclairaient les abords de l’hôtel de Beauséant. De chaque côté de la porte illuminée piaffait un gendarme. Le grand monde affluait si abondamment, et chacun mettait tant d’empressement à voir cette grande femme au moment de sa chute, que les appartements, situés au rez-de-chaussée de l’hôtel, étaient déjà pleins quand madame de Nucingen et Rastignac s’y présentèrent. Depuis le moment où toute la cour se rua chez la grande Mademoiselle à qui Louis XIV arrachait son amant, nul désastre de cœur ne fut plus éclatant que ne l’était celui de madame de Beauséant. En cette circonstance, la dernière fille de la quasi royale maison de Bourgogne se montra supérieure à son mal, et domina jusqu’à son dernier moment le monde dont elle n’avait accepté les vanités que pour les faire servir au triomphe de sa passion. Les plus belles femmes de Paris animaient les salons de leurs toilettes et de leurs sourires. Les hommes les plus distingués de la cour, les ambassadeurs, les ministres, les gens illustrés en tout genre, chamarrés de croix, de plaques, de cordons multicolores, se pressaient autour de la vicomtesse. L’orchestre faisait résonner les motifs de sa musique sous les lambris dorés de ce palais, désert pour sa reine. Madame de Beauséant se tenait debout devant son premier salon pour recevoir ses prétendus amis. Vêtue de blanc, sans aucun ornement dans ses cheveux simplement nattés, elle semblait calme, et n’affichait ni douleur, ni fierté, ni fausse joie. Personne ne pouvait lire dans son âme. Vous eussiez dit d’une Niobé de marbre. Son sourire à ses intimes amis fut parfois railleur ; mais elle parut à tous semblable à elle-même, et se montra si bien ce qu’elle était quand le bonheur la parait de ses rayons, que les plus insensibles l’admirèrent, comme les jeunes Romaines applaudissaient le gladiateur qui savait sourire en expirant. Le monde semblait s’être paré pour faire ses adieux à l’une de ses souveraines.

— Je tremblais que vous ne vinssiez pas, dit-elle à Rastignac.

— Madame, répondit-il d’une voix émue en prenant ce mot pour un reproche, je suis venu pour rester le dernier.

— Bien, dit-elle en lui prenant la main. Vous êtes peut-être ici le seul auquel je puisse me fier. Mon ami, aimez une femme que vous puissiez aimer toujours. N’en abandonnez aucune.

Elle prit le bras de Rastignac et le mena sur un canapé, dans le salon où l’on jouait.

— Allez, lui dit-elle, chez le marquis. Jacques, mon valet de chambre, vous y conduira et vous remettra une lettre pour lui. Je lui demande ma correspondance. Il vous la remettra tout entière, j’aime à le croire. Si vous avez mes lettres, montez dans ma chambre. On me préviendra.

Elle se leva pour aller au-devant de la duchesse de Langeais, sa meilleure amie, qui venait aussi. Rastignac partit, fit demander le marquis d’Ajuda à l’hôtel de Rochefide, où il devait passer la soirée, et où il le trouva. Le marquis l’emmena chez lui, remit une boîte à l’étudiant, et lui dit : — Elles y sont toutes.

Il parut vouloir parler à Eugène, soit pour le questionner sur les événements du bal et sur la vicomtesse, soit pour lui avouer que déjà peut-être il était au désespoir de son mariage, comme il le fut plus tard ; mais un éclair d’orgueil brilla dans ses yeux, et il eut le déplorable courage de garder le secret sur ses plus nobles sentiments.

— Ne lui dites rien de moi, mon cher Eugène.

Il pressa la main de Rastignac par un mouvement affectueusement triste, et lui fit signe de partir. Eugène revint à l’hôtel de Beauséant, et fut introduit dans la chambre de la vicomtesse, où il vit les apprêts d’un départ. Il s’assit auprès du feu, regarda la cassette en cèdre, et tomba dans une profonde mélancolie. Pour lui, madame de Beauséant avait les proportions des déesses de l’Iliade.

— Ah ! mon ami !… dit la vicomtesse en entrant et appuyant sa main sur l’épaule de Rastignac.

Il aperçut sa cousine en pleurs, les yeux levés, une main tremblante, l’autre levée. Elle prit tout à coup la boîte, la plaça dans le feu et la vit brûler.

— Ils dansent ! ils sont venus tous bien exactement, tandis que la mort viendra tard. Chut ! mon ami, dit-elle en mettant un doigt sur la bouche de Rastignac prêt à parler. Je ne verrai plus jamais ni Paris ni le monde. À cinq heures du matin, je vais partir pour aller m’ensevelir au fond de la Normandie. Depuis trois heures après midi, j’ai été obligée de faire mes préparatifs, signer des actes, voir à des affaires ; je ne pouvais envoyer personne chez… Elle s’arrêta.

— Il était sûr qu’on le trouverait chez…

Elle s’arrêta encore, accablée de douleur. En ces moments tout est souffrance, et certains mots sont impossibles à prononcer.

— Enfin, reprit-elle, je comptais sur vous ce soir pour ce dernier service. Je voudrais vous donner un gage de mon amitié. Je penserai souvent à vous, qui m’avez paru bon et noble, jeune et candide au milieu de ce monde où ces qualités sont si rares. Je souhaite que vous songiez quelquefois à moi. Tenez, dit-elle en jetant les yeux autour d’elle, voici le coffret où je mettais mes gants. Toutes les fois que j’en ai pris avant d’aller au bal ou au spectacle, je me sentais belle, parce que j’étais heureuse, et je n’y touchais que pour y laisser quelque pensée gracieuse : il y a beaucoup de moi là-dedans, il y a toute une madame de Beauséant qui n’est plus, acceptez-le ; j’aurai soin qu’on le porte chez vous, rue d’Artois. Madame de Nucingen est fort bien ce soir, aimez-la bien. Si nous ne nous voyons plus, mon ami, soyez sûr que je ferai des vœux pour vous, qui avez été bon pour moi. Descendons, je ne veux pas leur laisser croire que je pleure. J’ai l’éternité devant moi, j’y serai seule, et personne ne m’y demandera compte de mes larmes. Encore un regard à cette chambre.

Elle s’arrêta. Puis, après s’être un moment caché les yeux avec sa main, elle se les essuya, les baigna d’eau fraîche, et prit le bras de l’étudiant.

— Marchons ! dit-elle.

Rastignac n’avait pas encore senti d’émotion aussi violente que le fut le contact de cette douleur si noblement contenue. En rentrant dans le bal, Eugène en fit le tour avec madame de Beauséant, dernière et délicate attention de cette gracieuse femme. Bientôt il aperçut les deux sœurs, madame de Restaud et madame de Nucingen. La comtesse était magnifique avec tous ses diamants étalés, qui, pour elle, étaient brûlants sans doute, elle les portait pour la dernière fois. Quelque puissants que fussent son orgueil et son amour, elle ne soutenait pas bien les regards de son mari. Ce spectacle n’était pas de nature à rendre les pensées de Rastignac moins tristes, il revit alors, sous les diamants des deux sœurs, le grabat sur lequel gisait le père Goriot. Son attitude mélancolique ayant trompé la vicomtesse, elle lui retira son bras.

— Allez ! je ne veux pas vous coûter un plaisir, dit-elle.

Eugène fut bientôt réclamé par Delphine, heureuse de l’effet qu’elle produisait, et jalouse de mettre aux pieds de l’étudiant les hommages qu’elle recueillait dans ce monde, où elle espérait être adoptée.

— Comment trouvez-vous Nasie ? lui dit-elle.

— Elle a, dit Rastignac, escompté jusqu’à la mort de son père.

Vers quatre heures du matin, la foule des salons commençait à s’éclaircir. Bientôt la musique ne se fit plus entendre. La duchesse de Langeais et Rastignac se trouvèrent seuls dans le grand salon. La vicomtesse, croyant n’y rencontrer que l’étudiant, y vint après avoir dit adieu à monsieur de Beauséant, qui s’alla coucher en lui répétant :

— Vous avez tort, ma chère, d’aller vous enfermer à votre âge ! Restez donc avec nous. En voyant la duchesse, madame de Beauséant ne put retenir une exclamation.

Je vous ai devinée, Clara, dit madame de Langeais. Vous partez pour ne plus revenir ; mais vous ne partirez pas sans m’avoir entendue et sans que nous nous soyons comprises.

Elle prit son amie par le bras, l’emmena dans le salon voisin, et là, la regardant avec des larmes dans les yeux, elle la serra dans ses bras et la baisa sur les joues.

— Je ne veux pas vous quitter froidement, ma chère, ce serait un remords trop lourd. Vous pouvez compter sur moi comme sur vous-même. Vous avez été grande ce soir, je me suis sentie digne de vous, et veux vous le prouver. J’ai eu des torts envers vous, je n’ai pas toujours été bien, pardonnez-moi, ma chère : je désavoue tout ce qui a pu vous blesser, je voudrais reprendre mes paroles. Une même douleur a réuni nos âmes, et je ne sais qui de nous sera la plus malheureuse. M. de Montriveau n’était pas ici ce soir, comprenez-vous ? Qui vous a vue pendant ce bal, Clara, ne vous oubliera jamais. Moi, je tente un dernier effort. Si j’échoue, j’irai dans un couvent ! Où allez-vous, vous ?

— En Normandie, à Courcelles, aimer, prier, jusqu’au jour où Dieu me retirera de ce monde.

— Venez, monsieur de Rastignac, dit la vicomtesse d’une voix émue, en pensant que ce jeune homme attendait. L’étudiant plia le genou, prit la main de sa cousine et la baisa.

— Antoinette, adieu ! reprit madame de Beauséant, soyez heureuse. — Quant à vous, vous l’êtes, vous êtes jeune, vous pouvez croire à quelque chose, dit-elle à l’étudiant. À mon départ de ce monde, j’aurai eu, comme quelques mourants privilégiés, de religieuses, de sincères émotions autour de moi !

Rastignac s’en alla vers cinq heures, après avoir vu madame de Beauséant dans sa berline de voyage, après avoir reçu son dernier adieu mouillé de larmes qui prouvaient que les personnes les plus élevées ne sont pas mises hors de la loi du cœur et ne vivent pas sans chagrins, comme quelques courtisans du peuple voudraient le lui faire croire. Eugène revint à pied vers la maison Vauquer, par un temps humide et froid. Son éducation s’achevait.

— Nous ne sauverons pas le pauvre père Goriot, lui dit Bianchon quand Rastignac entra chez son voisin.

— Mon ami, lui dit Eugène après avoir regardé le vieillard endormi, va, poursuis la destinée modeste à laquelle tu bornes tes désirs. Moi, je suis en enfer, et il faut que j’y reste. Quelque mal que l’on te dise du monde, crois-le ! il n’y a pas de Juvénal qui puisse en peindre l’horreur couverte d’or et de pierreries.

Le lendemain, Rastignac fut éveillé sur les deux heures après midi par Bianchon, qui, forcé de sortir, le pria de garder le père Goriot, dont l’état avait fort empiré pendant la matinée.

— Le bonhomme n’a pas deux jours, n’a peut-être pas six heures à vivre, dit l’élève en médecine, et cependant nous ne pouvons pas cesser de combattre le mal. Il va falloir lui donner des soins coûteux. Nous serons bien ses gardes-malades ; mais je n’ai pas le sou, moi. J’ai retourné ses poches, fouillé ses armoires : zéro au quotient. Je l’ai questionné dans un moment où il avait sa tête, il m’a dit ne pas avoir un liard à lui. Qu’as-tu, toi ?

— Il me reste vingt francs, répondit Rastignac, mais j’irai les jouer, je gagnerai.

— Si tu perds ?

— Je demanderai de l’argent à ses gendres et à ses filles.

— Et s’ils ne t’en donnent pas ? reprit Bianchon. Le plus pressé dans ce moment n’est pas de trouver de l’argent : il faut envelopper le bonhomme d’un sinapisme bouillant depuis les pieds jusqu’à la moitié des cuisses. S’il crie, il y aura de la ressource. Tu sais comment cela s’arrange. D’ailleurs, Christophe t’aidera. Moi, je passerai chez l’apothicaire répondre de tous les médicaments que nous y prendrons. Il est malheureux que le pauvre homme n’ait pas été transportable à notre hospice, il y aurait été mieux. Allons, viens que je t’installe, et ne le quitte pas que je ne sois revenu.

Les deux jeunes gens entrèrent dans la chambre où gisait le vieillard. Eugène fut effrayé du changement de cette face convulsée, blanche et profondément débile.

— Eh bien, papa ? lui dit-il en se penchant sur le grabat.

Goriot leva sur Eugène des yeux ternes et le regarda fort attentivement sans le reconnaître. L’étudiant ne soutint pas ce spectacle, des larmes humectèrent ses yeux.

— Bianchon, ne faudrait-il pas des rideaux aux fenêtres ?

— Non. Les circonstances atmosphériques ne l’affectent plus. Ce serait trop heureux s’il avait chaud ou froid. Néanmoins il nous faut du feu pour faire les tisanes et préparer bien des choses. Je t’enverrai des falourdes qui nous serviront jusqu’à ce que nous ayons du bois. Hier et cette nuit, j’ai brûlé le tien et toutes les mottes du pauvre homme. Il faisait humide, l’eau dégouttait des murs. A peine ai-je pu sécher la chambre. Christophe l’a balayée, c’est vraiment une écurie. J’y ai brûlé du genièvre, ça puait trop.

— Mon Dieu ! dit Rastignac, mais ses filles !

— Tiens, s’il demande à boire, tu lui donneras de ceci, dit l’interne en montrant à Rastignac un grand pot blanc. Si tu l’entends se plaindre et que le ventre soit chaud et dur, tu te feras aider par Christophe pour lui administrer… tu sais. S’il avait, par hasard, une grande exaltation, s’il parlait beaucoup, s’il avait enfin un petit brin de démence, laisse-le aller. Ce ne sera pas un mauvais signe. Mais envoie Christophe à l’hospice Cochin. Notre médecin, mon camarade ou moi, nous viendrions lui appliquer des moxas. Nous avons fait ce matin, pendant que tu dormais, une grande consultation avec un élève du docteur Gall, avec un médecin en chef de l’Hôtel-Dieu et le nôtre. Ces messieurs ont cru reconnaître de curieux symptômes, et nous allons suivre les progrès de la maladie afin de nous éclairer sur plusieurs points scientifiques assez importants. Un de ces messieurs prétend que la pression du sérum, si elle portait plus sur un organe que sur un autre, pourrait développer des faits particuliers. Écoute-le donc bien, au cas où il parlerait, afin de constater à quel genre d’idées appartiendraient ses discours : si c’est des effets de mémoire, de pénétration, de jugement, s’il s’occupe de matérialités ou de sentiments ; s’il calcule, s’il revient sur le passé ; enfin sois en état de nous faire un rapport exact. Il est possible que l’invasion ait lieu en bloc, il mourra imbécile comme il l’est en ce moment. Tout est bien bizarre dans ces sortes de maladies ! Si la bombe crevait par ici, dit Bianchon en montrant l’occiput du malade, il y a des exemples de phénomènes singuliers : le cerveau recouvre quelques-unes de ses facultés, et la mort est plus lente à se déclarer. Les sérosités peuvent se détourner du cerveau, prendre ces routes dont on ne connaît le cours que par l’autopsie. Il y a aux Incurables un vieillard hébété chez qui l’épanchement a suivi la colonne vertébrale ; il souffre horriblement, mais il vit.

— Se sont-elles bien amusées ? dit le père Goriot, qui reconnut Eugène.

— Oh ! il ne pense qu’à ses filles, dit Bianchon. Il m’a dit plus de cent fois cette nuit : « Elles dansent ! Elle a sa robe. » Il les appelait par leurs noms. Il me faisait pleurer, le diable m’emporte ! avec ses intonations : « Delphine ! ma petite Delphine ! Nasie ! » Ma parole d’honneur, dit l’élève en médecine, c’était à fondre en larmes.

— Delphine, dit le vieillard, elle est là, n’est-ce pas ? je le savais bien. Et ses yeux recouvrèrent une activité folle pour regarder les murs et la porte.

— Je descends dire à Sylvie de préparer les sinapismes, cria Bianchon, le moment est favorable.

Rastignac resta seul près du vieillard, assis au pied du lit, les yeux fixés sur cette tête effrayante et douloureuse à voir.

— Madame de Beauséant s’enfuit, celui-ci se meurt, dit-il. Les belles âmes ne peuvent pas rester longtemps en ce monde. Comment les grands sentiments s’allieraient-ils, en effet, à une société mesquine, petite, superficielle ?

Les images de la fête à laquelle il avait assisté se représentèrent à son souvenir et contrastèrent avec le spectacle de ce lit de mort. Bianchon reparut soudain.

— Dis donc, Eugène, je viens de voir notre médecin en chef, et je suis revenu toujours courant. S’il se manifeste des symptômes de raison, s’il parle, couche-le sur un long sinapisme, de manière à l’envelopper de moutarde depuis la nuque jusqu’à la chute des reins, et fais-nous appeler.

— Cher Bianchon, dit Eugène.

— Oh ! il s’agit d’un fait scientifique, reprit l’élève en médecine avec toute l’ardeur d’un néophyte.

— Allons, dit Eugène, je serai donc le seul à soigner ce pauvre vieillard par affection.

— Si tu m’avais vu ce matin, tu ne dirais pas cela, reprit Bianchon sans s’offenser du propos. Les médecins qui ont exercé ne voient que la maladie ; moi, je vois encore le malade, mon cher garçon.

Il s’en alla, laissant Eugène seul avec le vieillard, et dans l’appréhension d’une crise qui ne tarda pas à se déclarer.

— Ah ! c’est vous, mon cher enfant, dit le père Goriot en reconnaissant Eugène.

— Allez-vous mieux ? demanda l’étudiant en lui prenant la main.

— Oui, j’avais la tête serrée comme dans un étau, mais elle se dégage. Avez-vous vu mes filles ? Elles vont venir bientôt, elles accourront aussitôt qu’elles me sauront malade, elles m’ont tant soigné rue de la Jussienne ! Mon Dieu ! je voudrais que ma chambre fût propre pour les recevoir. Il y a un jeune homme qui m’a brûlé toutes mes mottes.

— J’entends Christophe, lui dit Eugène, il vous monte du bois que ce jeune homme vous envoie.

— Bon ! mais comment payer le bois ? je n’ai pas un sou, mon enfant. J’ai tout donné, tout. Je suis à la charité. La robe lamée était-elle belle au moins ? (Ah ! je souffre !) — Merci, Christophe. Dieu vous récompensera, mon garçon ; moi, je n’ai plus rien.

— Je te payerai bien, toi et Sylvie, dit Eugène à l’oreille du garçon.

— Mes filles vous ont dit qu’elles allaient venir, n’est-ce pas, Christophe ? Vas-y encore, je te donnerai cent sous. Dis-leur que je ne me sens pas bien, que je voudrais les embrasser, les voir encore une fois avant de mourir. Dis-leur cela, mais sans trop les effrayer.

Christophe partit sur un signe de Rastignac.

— Elles vont venir, reprit le vieillard. Je les connais. Cette bonne Delphine, si je meurs, quel chagrin je lui causerai ! Nasie aussi. Je ne voudrais pas mourir, pour ne pas les faire pleurer. Mourir, mon bon Eugène, c’est ne plus les voir. Là où l’on s’en va, je m’ennuierai bien. Pour un père, l’enfer c’est d’être sans enfants, et j’ai déjà fait mon apprentissage depuis qu’elles sont mariées. Mon paradis était rue de la Jussienne. Dites donc, si je vais en paradis je pourrai revenir sur terre en esprit autour d’elles. J’ai entendu dire de ces choses-là. Sont-elles vraies ? je crois les voir en ce moment telles qu’elles étaient rue de la Jussienne. Elles descendaient le matin. « Bonjour, papa, » disaient-elles. Je les prenais sur mes genoux, je leur faisais mille agaceries, des niches. Elles me caressaient gentiment. Nous déjeunions tous les matins ensemble, nous dînions, enfin j’étais père, je jouissais de mes enfants. Quand elles étaient rue de la Jussienne, elles ne raisonnaient pas, elles ne savaient rien du monde, elles m’aimaient bien. Mon Dieu ! pourquoi ne sont-elles pas toujours restées petites ? (Oh ! je souffre, la tête me tire.) Ah ! ah ! pardon, mes enfants ! je souffre horriblement, et il faut que ce soit de la vraie douleur, vous m’avez rendu bien dur au mal. Mon Dieu ! si j’avais seulement leurs mains dans les miennes, je ne sentirais point mon mal. — Croyez-vous qu’elles viennent ? Christophe est si bête ! J’aurais dû y aller moi-même. Il va les voir, lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites-moi donc comment elles étaient ? Elles ne savaient rien de ma maladie, n’est-ce pas ? Elles n’auraient pas dansé, pauvres petites ! Oh ! je ne veux plus être malade. Elles ont encore trop besoin de moi. Leurs fortunes sont compromises. Et à quels maris sont-elles livrées ! Guérissez-moi, guérissez-moi ! (Oh ! que je souffre !… Ah ! ah ! ah !) Voyez-vous, il faut me guérir, parce qu’il leur faut de l’argent, et je sais où aller en gagner. J’irai faire de l’amidon en aiguilles à Odessa. Je suis un malin, je gagnerai des millions. (Oh ! je souffre trop !)

Goriot garda le silence pendant un moment, en paraissant faire tous ses efforts pour rassembler ses forces afin de supporter la douleur. — Si elles étaient là, je ne me plaindrais pas, dit-il. Pourquoi donc me plaindre ?

Un léger assoupissement survint et dura longtemps. Christophe revint. Rastignac, qui croyait le père Goriot endormi, laissa le garçon lui rendre compte à haute voix de sa mission.

— Monsieur, dit-il, je suis d’abord allé chez madame la comtesse, à laquelle il m’a été impossible de parler, elle était dans de grandes affaires avec son mari. Comme j’insistais, monsieur de Restaud est venu lui-même, et m’a dit comme ça : « Monsieur Goriot se meurt ? Eh bien ! c’est ce qu’il a de mieux à faire. J’ai besoin de madame de Restaud pour terminer des affaires importantes, elle ira quand tout sera fini. » Il avait l’air en colère, ce monsieur-là. J’allais sortir, lorsque madame est entrée dans l’antichambre par une porte que je ne voyais pas, et m’a dit : « Christophe, dis à mon père que je suis en discussion avec mon mari, je ne puis pas le quitter ; il s’agit de la vie ou de la mort de mes enfants, mais aussitôt que tout sera fini, j’irai. » Quant à madame la baronne, autre histoire ! je ne l’ai point vue, et je n’ai pas pu lui parler. « Ah ! me dit la femme de chambre madame est rentrée du bal à cinq heures un quart, elle dort, si je l’éveille avant midi, elle me grondera. Je lui dirai que son père va plus mal quand elle me sonnera. Pour une mauvaise nouvelle, il est toujours temps de la lui dire. » J’ai eu beau prier ! Ah ouin !… J’ai demandé à parler à monsieur le baron, il était sorti.

— Pas une de ses filles ne viendrait ! s’écria Rastignac. Je vais écrire à toutes deux.

— Pas une, répondit le vieillard en se dressant sur son séant. Elles ont des affaires, elles dorment, elles ne viendront pas. Je le savais. Il faut mourir pour savoir ce que c’est que des enfants… Ah ! mon ami, ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants ! Vous leur donnez la vie, ils vous donnent la mort. Vous les faites entrer dans le monde, ils vous en chassent. Non, elles ne viendront pas ! je sais cela depuis dix ans. Je me le disais quelquefois, mais je n’osais pas y croire.

Une larme roula dans chacun de ses yeux, sur la bordure rouge, sans en tomber.

— Ah ! si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si je ne la leur avais pas donnée, elles seraient là, elles me lécheraient les joues de leurs baisers ! je demeurerais dans un hôtel, j’aurais de belles chambres, des domestiques, du feu à moi ; et elles seraient tout en larmes, avec leurs maris, leurs enfants. J’aurais tout cela. Mais rien. L’argent donne tout, même des filles. Oh ! mon argent, où est-il ? Si j’avais des trésors à laisser, elles me panseraient, elles me soigneraient ; je les entendrais, je les verrais. Ah ! mon cher enfant, mon seul enfant, j’aime mieux mon abandon et ma misère ! Au moins, quand un malheureux est aimé, il est bien sûr qu’on l’aime. Non, je voudrais être riche, je les verrais. Ma foi, qui sait ? Elles ont toutes les deux des cœurs de roche. J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles en eussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride comme des chevaux sournois. Et j’étais à genoux devant elles. Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix ans. Si vous saviez comme elles étaient aux petits soins pour moi dans les premiers temps de leur mariage ! (Oh ! je souffre un cruel martyre !) Je venais de leur donner à chacune près de huit cent mille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus, être rudes avec moi. L’on me recevait : « Mon père, par-ci ; mon cher père, par-là ». Mon couvert était toujours mis chez elles. Enfin je dînais avec leurs maris, qui me traitaient avec considération. J’avais l’air d’avoir encore quelque chose. Pourquoi ça ? je n’avais rien dit de mes affaires. Un homme qui donne huit cent mille francs à ses deux filles était un homme à soigner. Et l’on était aux petits soins, mais c’était pour mon argent. Le monde n’est pas beau. J’ai vu cela, moi ! L’on me menait en voiture au spectacle, et je restais comme je voulais aux soirées. Enfin elles se disaient mes filles, et elles m’avouaient pour leur père. J’ai encore ma finesse, allez, et rien ne m’est échappé. Tout a été à son adresse et m’a percé le cœur. Je voyais bien que c’était des frimes, mais le mal était sans remède. Je n’étais pas chez elles aussi à l’aise qu’à la table d’en bas. Je ne savais rien dire. Aussi quand quelques-uns de ces gens du monde demandaient à l’oreille de mes gendres :

« Qui est-ce que ce monsieur-là ? — C’est le père aux écus, il est riche. — Ah, diable ! » disait-on, et l’on me regardait avec le respect dû aux écus. Mais si je les gênais quelquefois un peu, je rachetais bien mes défauts ! D’ailleurs, qui donc est parfait ? (Ma tête est une plaie !) je souffre en ce moment ce qu’il faut souffrir pour mourir, mon cher monsieur Eugène, eh bien ! ce n’est rien en comparaison de la douleur que m’a causée le premier regard par lequel Anastasie m’a fait comprendre que je venais de dire une bêtise qui l’humiliait : son regard m’a ouvert toutes les veines. J’aurais voulu tout savoir, mais ce que j’ai bien su, c’est que j’étais de trop sur terre. Le lendemain je suis allé chez Delphine pour me consoler, et voilà que j’y fais une bêtise qui me l’a mise en colère. J’en suis devenu comme fou. J’ai été huit jours ne sachant plus ce que je devais faire. Je n’ai pas osé les aller voir, de peur de leurs reproches. Et me voilà à la porte de mes filles. Ô mon Dieu, puisque tu connais les misères, les souffrances que j’ai endurées ; puisque tu as compté les coups de poignard que j’ai reçus, dans ce temps qui m’a vieilli, changé, tué, blanchi, pourquoi me fais-tu donc souffrir aujourd’hui ? J’ai bien expié le péché de les trop aimer. Elles se sont bien vengées de mon affection, elles m’ont tenaillé comme des bourreaux. Eh bien ! les pères sont si bêtes, je les aimais tant que j’y suis retourné comme un joueur au jeu. Mes filles, c’était mon vice à moi elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! Elles avaient toutes les deux besoin de quelque chose, de parures ; les femmes de chambre me le disaient, et je les donnais pour être bien reçu ! Mais elles m’ont fait tout de même quelques petites leçons sur ma manière d’être dans le monde. Oh ! elles n’ont pas attendu le lendemain. Elles commençaient à rougir de moi. Voilà ce que c’est que de bien élever ses enfants. À mon âge je ne pouvais pourtant pas aller à l’école. (Je souffre horriblement, mon Dieu ! Les médecins ! les médecins ! Si l’on m’ouvrait la tête, je souffrirais moins.) Mes filles, mes filles ! Anastasie, Delphine ! je veux les voir. Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force ! la justice est pour moi, tout est pour moi, la nature, le Code civil. je proteste ! La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. Oh ! les voir, les entendre, n’importe ce qu’elles me diront, pourvu que j’entende leur voix, ça calmera mes douleurs, Delphine surtout. Mais dites-leur, quand elles seront là, de ne pas me regarder froidement comme elles font. Ah ! mon bon ami, monsieur Eugène, vous ne savez pas ce que c’est que de trouver l’or du regard changé tout à coup en plomb gris. Depuis le jour où leurs yeux n’ont plus rayonné sur moi, j’ai toujours été en hiver ici ; je n’ai plus eu que des chagrins à dévorer, et je les ai dévorés ! J’ai vécu pour être humilié, insulté. Je les aime tant, que j’avalais tous les affronts par lesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance honteuse. Un père se cacher pour voir ses filles ! Je leur ai donné ma vie, elles ne me donneront pas une heure aujourd’hui ! J’ai soif, j’ai faim, le cœur me brûle, elles ne viendront pas rafraîchir mon agonie, car je meurs, je le sens. Mais elles ne savent donc pas ce que c’est que de marcher sur le cadavre de son père ! Il y a un Dieu dans les cieux, il nous venge malgré nous, nous autres pères. Oh ! elles viendront ! Venez, mes chéries, venez encore me baiser, un dernier baiser, le viatique de votre père, qui priera Dieu pour vous, qui lui dira que vous avez été de bonnes filles, qui plaidera pour vous ! Après tout, vous êtes innocentes. Elles sont innocentes, mon ami ! Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne les inquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds. J’aimais cela, moi. Ça ne regarde personne, ni la justice humaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s’il les condamnait à cause de moi. Je n’ai pas su me conduire, j’ai fait la bêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles ! Que voulez vous ! le plus beau naturel, les meilleures âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. Je suis un misérable, je suis justement puni. Moi seul ai causé les désordres de mes filles, le les ai gâtées. Elles veulent aujourd’hui le plaisir, comme elles voulaient autrefois du bonbon. Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs fantaisies de jeunes filles. A quinze ans, elles avaient voiture ! Rien ne leur a résisté. Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voix m’ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent. Oh ! oui, elles viendront. La loi veut qu’on vienne voir mourir son père, la loi est pour moi. Puis ça ne coûtera qu’une course. Je la paierai. Écrivez-leur que j’ai des millions à leur laisser ! Parole d’honneur. J’irai faire des pâtes d’Italie à Odessa. Je connais la manière. Il y a, dans mon projet, des millions à gagner. Personne n’y a pensé. Ça ne se gâtera point dans le transport comme le blé ou comme la farine. Eh ! eh ! l’amidon, il y aura là des millions ! Vous ne mentirez pas, dites-leur des millions, et quand même elles viendraient par avarice, j’aime mieux être trompé, je les verrai. Je veux mes filles ! je les ai faites, elles sont à moi ! dit-il en se dressant sur son séant en montrant à Eugène une tête dont les cheveux blancs étaient épars et qui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer la menace.

— Allons, lui dit Eugène, recouchez-vous, mon bon père Goriot, je vais leur écrire. Aussitôt que Bianchon sera de retour, j’irai si elles ne viennent pas.

— Si elles ne viennent pas ? répéta le vieillard en sanglotant. Mais je serai mort, mort dans un accès de rage, de rage ! La rage me gagne ! En ce moment, je vois ma vie entière. Je suis dupe ! elles ne m’aiment pas, elles ne m’ont jamais aimé ! cela est clair. Si elles ne sont pas venues, elles ne viendront pas. Plus elles auront tardé, moins elles se décideront à me faire cette joie. Je les connais. Elles n’ont jamais rien su deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins, elles ne devineront pas plus ma mort elles ne sont seulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui, je le vois, pour elles, l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à tout ce que je faisais. Elles auraient demandé à me crever les yeux, je leur aurais dit : « Crevez-les ! » je suis trop bête. Elles croient que tous les pères sont comme le leur. Il faut toujours se faire valoir. Leurs enfants me vengeront. Mais c’est dans leur intérêt de venir ici. Prévenez-les donc qu’elles compromettent leur agonie. Elles commettent tous les crimes en un seul… Mais allez donc, dites-leur donc que, ne pas venir, c’est un parricide ! Elles en ont assez commis sans ajouter celui-là. Criez donc comme moi : « Hé, Nasie ! hé, Delphine ! venez à votre père qui a été si bon pour vous et qui souffre ! » Rien, personne ! Mourrai-je donc comme un chien ? Voilà ma récompense, l’abandon. Ce sont des infâmes, des scélérates ; je les abomine, je les maudis, je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour les remaudire, car, enfin, mes amis, ai-je tort ? Elles se conduisent bien mal ! hein !… Qu’est-ce que je dis ? Ne m’avez-vous pas averti que Delphine est là ? C’est la meilleure des deux… Vous êtes mon fils, Eugène, vous ! aimez-la, soyez un père pour elle. L’autre est bien malheureuse. Et leurs fortunes ! Ah ! mon Dieu ! J’expire, je souffre un peu trop ! Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur.

— Christophe, allez chercher Bianchon, s’écria Eugène épouvanté du caractère que prenaient les plaintes et les cris du vieillard, et ramenez-moi un cabriolet. — Je vais aller chercher vos filles, mon bon père Goriot, je vous les ramènerai.

— De force, de force ! Demandez la garde, la ligne, tout ! tout ! dit-il en jetant à Eugène un dernier regard où brilla la raison. Dites au gouvernement, au procureur du roi, qu’on me les amène, je le veux !

— Mais vous les avez maudites.

— Qui est-ce qui a dit cela ? répondit le vieillard stupéfait. Vous savez bien que je les aime, je les adore ! Je suis guéri si je les vois… Allez, mon bon voisin, mon cher enfant, allez, vous êtes bon, vous ; je voudrais vous remercier, mais je n’ai rien à vous donner que les bénédictions d’un mourant. Ah ! je voudrais au moins voir Delphine pour lui dire de m’acquitter envers vous. Si l’autre ne peut pas, amenez-moi celle-là. Dites-lui que vous ne l’aimerez plus si elle ne veut pas venir. Elle vous aime tant qu’elle viendra. A boire ! les entrailles me brûlent ! Mettez-moi quelque chose sur la tête. La main de mes filles, ça me sauverait, je le sens… Mon Dieu ! qui refera leur fortune si je m’en vais ? Je veux aller à Odessa pour elles, à Odessa, y faire des pâtes. — Buvez ceci, dit Eugène en soulevant le moribond et le prenant dans son bras gauche tandis que de l’autre il tenait une tasse pleine de tisane.

— Vous devez aimer votre père et votre mère, vous ! dit le vieillard en serrant de ses mains défaillantes la main d’Eugène. Comprenez-vous que je vais mourir sans les voir, mes filles ? Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilà comment j’ai vécu depuis dix ans… Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n’ai plus eu de filles après qu’elles ont été mariées. Pères, dites aux Chambres de faire une loi sur le mariage ! Enfin, ne mariez pas vos filles si vous les aimez. Le gendre est un scélérat qui gâte tout chez une fille, il souille tout. Plus de mariages ! C’est ce qui nous enlève nos filles, et nous ne les avons plus quand nous mourons. Faites une loi sur la mort des pères. C’est épouvantable, ceci ! Vengeance ! Ce sont mes gendres qui les empêchent de venir. Tuez-les ! À mort le Restaud, à mort l’Alsacien, ils sont mes assassins ! La mort ou mes filles ! Ah ! c’est fini, je meurs sans elles !… Elles !… Nasie, Fifine, allons, venez donc ! Votre papa sort…

— Mon bon père Goriot, calmez-vous, voyons, restez tranquille, ne vous agitez pas, ne pensez pas.

— Ne pas les voir, voilà l’agonie !

— Vous allez les voir.

— Vrai ? cria le vieillard égaré. Oh ! les voir ! je vais les voir, entendre leur voix. Je mourrai heureux. Eh bien, oui, je ne demande plus à vivre, je n’y tenais plus, les peines allaient croissant. Mais les voir, toucher leurs robes, ah ! rien que leurs robes, c’est bien peu ; mais que je sente quelque chose d’elles ! Faites-moi prendre les cheveux… veux…

Il tomba la tête sur l’oreiller comme s’il recevait un coup de massue. Ses mains s’agitèrent sur la couverture comme pour prendre les cheveux de ses filles.

— Je les bénis, dit-il en faisant un effort… bénis…

Il s’affaissa tout à coup. En ce moment Bianchon entra.

— J’ai rencontré Christophe, dit-il, il va t’amener une voiture. Puis il regarda le malade, lui souleva de force les paupières, et les deux étudiants lui virent un œil sans chaleur et terne.

— Il n’en reviendra pas, dit Bianchon, je ne crois pas.

Il prit le pouls, le tâta, mit la main sur le cœur du bonhomme.

— La machine va toujours mais, dans sa position, c’est un malheur, il vaudrait mieux qu’il mourût !

— Ma foi, oui, dit Rastignac.

— Qu’as-tu donc ? tu es pâle comme la mort.

— Mon ami, je viens d’entendre des cris et des plaintes. Il y a un Dieu ! Oh ! oui, il y a un Dieu, et il nous a fait un monde meilleur, ou notre terre est un non-sens. Si ce n’avait pas été si tragique, je fondrais en larmes, mais j’ai le cœur et l’estomac horriblement serrés.

— Dis donc, il va falloir bien des choses ; où prendre de l’argent ?

Rastignac tira sa montre.

— Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veux pas m’arrêter en route, car j’ai peur de perdre une minute, et j’attends Christophe. je n’ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour.

Rastignac se précipita dans l’escalier, et partit pour aller rue du Helder chez madame de Restaud. Pendant le chemin, son imagination, frappée de l’horrible spectacle dont il avait été témoin, échauffa son indignation. Quand il arriva dans l’antichambre et qu’il demanda madame de Restaud, on lui répondit qu’elle n’était pas visible.

— Mais, dit-il au valet de chambre, le viens de la part de son père qui se meurt.

— Monsieur, nous avons de M. le comte les ordres les plus sévères…

— Si monsieur de Restaud y est, dites-lui dans quelle circonstance se trouve son beau-père et prévenez-le qu’il faut que je lui parle à l’instant même.

Eugène attendit pendant longtemps.

— Il se meurt peut-être en ce moment, pensait-il.

Le valet de chambre l’introduisit dans le premier salon où M. de Restaud reçut l’étudiant debout, sans le faire asseoir, devant une cheminée où il n’y avait pas de feu.

— Monsieur le comte, lui dit Rastignac, monsieur votre beau-père expire en ce moment dans un bouge infâme, sans un liard pour avoir du bois ; il est exactement à la mort et demande à voir sa fille…

— Monsieur, lui répondit avec froideur le comte de Restaud, vous avez pu vous apercevoir que j’ai fort peu de tendresse pour M. Goriot. Il a compromis son caractère avec madame de Restaud, il a fait le malheur de ma vie, je vois en lui l’ennemi de mon repos. Qu’il meure, qu’il vive, tout m’est parfaitement indifférent. Voilà quels sont mes sentiments à son égard. Le monde pourra me blâmer, je méprise l’opinion. J’ai maintenant des choses plus importantes à accomplir qu’à m’occuper de ce que penseront de moi des sots ou des indifférents. Quant à madame de Restaud, elle est hors d’état de sortir. D’ailleurs, je ne veux pas qu’elle quitte sa maison. Dites à son père qu’aussitôt qu’elle aura rempli ses devoirs envers moi, envers mon enfant, elle ira le voir. Si elle aime son père, elle peut être libre dans quelques instants…

— Monsieur le comte, il ne m’appartient pas de juger de votre conduite, vous êtes le maître de votre femme ; mais je puis compter sur votre loyauté ? eh bien ! promettez-moi seulement de lui dire que son père n’a pas un jour à vivre, et l’a déjà maudite en ne la voyant pas à son chevet.

— Dites-le-lui vous-même, répondit M. de Restaud frappé des sentiments d’indignation que trahissait l’accent d’Eugène.

Rastignac entra, conduit par le comte, dans le salon où se tenait habituellement la comtesse : il la trouva noyée de larmes, et plongée dans une bergère comme une femme qui voulait mourir. Elle lui fit pitié. Avant de regarder Rastignac, elle jeta sur son mari de craintifs regards qui annonçaient une prostration complète de ses forces écrasées par une tyrannie morale et physique. Le comte hocha la tête, elle se crut encouragée à parler.

— Monsieur, j’ai tout entendu. Dites à mon père que s’il connaissait la situation dans laquelle je suis, il me pardonnerait… Je ne comptais pas sur ce supplice, il est au-dessus de mes forces, monsieur, mais je résisterai jusqu’au bout, dit-elle à son mari. Je suis mère. — Dites à mon père que je suis irréprochable envers lui, malgré les apparences ! cria-t-elle avec désespoir à l’étudiant.

Eugène salua les deux époux, en devinant l’horrible crise dans laquelle était la femme, et se retira stupéfait. Le ton de M. de Restaud lui avait démontré l’inutilité de sa démarche, et il comprit qu’Anastasie n’était plus libre. Il courut chez madame de Nucingen, et la trouva dans son lit.

— Je suis souffrante, mon pauvre ami, lui dit-elle. J’ai pris froid en sortant du bal, j’ai peur d’avoir une fluxion de poitrine, j’attends le médecin.

— Eussiez-vous la mort sur les lèvres, lui dit Eugène en l’interrompant, il faut vous traîner auprès de votre père. Il vous appelle ! si vous pouviez entendre le plus léger de ses cris, vous ne vous sentiriez point malade.

— Eugène, mon père n’est peut-être pas aussi malade que vous le dites ; mais je serais au désespoir d’avoir le moindre tort à vos yeux, et je me conduirai comme vous le voudrez. Lui, je le sais, il mourrait de chagrin si ma maladie devenait mortelle par suite de cette sortie. Eh bien ! j’irai dès que mon médecin sera venu. Ah ! pourquoi n’avez-vous plus votre montre ? dit-elle en ne voyant plus la chaîne.

Eugène rougit.

— Eugène ! Eugène, si vous l’aviez déjà vendue, perdue… oh ! cela serait bien mal !

L’étudiant se pencha sur le lit de Delphine, et lui dit à l’oreille :

— Vous voulez le savoir ? eh bien ! sachez-le ! Votre père n’a pas de quoi s’acheter le linceul dans lequel on le mettra ce soir. Votre montre est en gage, je n’avais plus rien.

Delphine sauta tout à coup hors de son lit, courut à son secrétaire, y prit sa bourse, la tendit à Rastignac. Elle sonna et s’écria :

— J’y vais, j’y vais, Eugène. Laissez-moi m’habiller ; mais je serais un monstre ! Allez, j’arriverai avant vous ! Thérèse, cria-t-elle à sa femme de chambre, dites à monsieur de Nucingen de monter me parler à l’instant même.

Eugène, heureux de pouvoir annoncer au moribond la présence d’une de ses filles, arriva presque joyeux rue Neuve-Sainte-Geneviève. Il fouilla dans la bourse pour pouvoir payer immédiatement son cocher. La bourse de cette jeune femme, si riche, si élégante, contenait soixante-dix francs. Parvenu en haut de l’escalier, il trouva le père Goriot maintenu par Bianchon, et opéré par le chirurgien de l’hôpital, sous les yeux du médecin. On lui brûlait le dos avec des moxas, dernier remède de la science, remède inutile.

— Les sentez-vous ? demandait le médecin.

Le père Goriot, ayant entrevu l’étudiant, répondit :

— Elles viennent, n’est-ce pas ?

— Il peut s’en tirer, dit le chirurgien, il parle.

— Oui, répondit Eugène, Delphine me suit.

— Allons ! dit Bianchon, il parlait de ses filles, après lesquelles il crie comme un homme sur le pal crie, dit-on, après l’eau…

— Cessez, dit le médecin au chirurgien, il n’y a plus rien à faire, on ne le sauvera pas. Bianchon et le chirurgien replacèrent le mourant à plat sur son grabat infect.

— Il faudrait cependant le changer de linge, dit le médecin. Quoiqu’il n’y ait aucun espoir, il faut respecter en lui la nature humaine. Je reviendrai, Bianchon, dit-il à l’étudiant. S’il se plaignait encore, mettez-lui de l’opium sur le diaphragme.

Le chirurgien et le médecin sortiront.

— Allons, Eugène, du courage, mon fils ! dit Bianchon à Rastignac quand ils furent seuls, il s’agit de lui mettre une chemise blanche et de changer son lit. Va dire à Sylvie de monter des draps et de venir nous aider.

Eugène descendit et trouva madame Vauquer occupée à mettre le couvert avec Sylvie. Aux premiers mots que lui dit Rastignac, la veuve vint à lui, en prenant l’air aigrement doucereux d’une marchande soupçonneuse qui ne voudrait ni perdre son argent, ni fâcher le consommateur.

— Mon cher monsieur Eugène, répondit-elle, vous savez tout comme moi que le père Goriot n’a plus le sou. Donner des draps à un homme en train de tortiller de l’œil, c’est les perdre, d’autant qu’il faudra bien en sacrifier un pour le linceul. Ainsi, vous me devez déjà cent quarante-quatre francs, mettez quarante francs de draps, et quelques autres petites choses, la chandelle que Sylvie vous donnera, tout cela fait au moins deux cents francs, qu’une pauvre veuve comme moi n’est pas en état de perdre. Dame, soyez juste, monsieur Eugène, j’ai bien assez perdu depuis cinq jours que le guignon s’est logé chez moi. J’aurais donné dix écus pour que ce bonhomme-là fût parti ces jours-ci, comme vous le disiez. Ça frappe mes pensionnaires. Pour un rien, je le ferais porter à l’hôpital. Enfin, mettez-vous à ma place. Mon établissement avant tout, c’est ma vie, à moi.

Eugène remonta rapidement chez le père Goriot.

— Bianchon, l’argent de la montre ?

— Il est là sur la table, il en reste trois cent soixante et quelques francs. J’ai payé sur ce qu’on m’a donné tout ce que nous devions. La reconnaissance du mont-de-piété est sous l’argent.

— Tenez, madame, dit Rastignac après avoir dégringolé l’escalier avec horreur, soldez nos comptes. M. Goriot n’a pas longtemps à rester chez vous, et moi…

— Oui, il en sortira les pieds en avant, pauvre bonhomme, dit-elle en comptant deux cents francs, d’un air moitié gai, moitié mélancolique.

— Finissons, dit Rastignac.

— Sylvie, donnez les draps, et allez aider ces messieurs, là-haut.

— Vous n’oublierez pas Sylvie, dit madame Vauquer à l’oreille d’Eugène, voilà deux nuits qu’elle veille.

Dès qu’Eugène eut le dos tourné, la vieille courut à sa cuisinière :

— Prends les draps retournés, numéro 7. Par Dieu, c’est toujours assez bon pour un mort, lui dit-elle à l’oreille.

Eugène, qui avait déjà monté quelques marches de l’escalier, n’entendit pas les paroles de la vieille hôtesse.

— Allons, lui dit Bianchon, passons-lui sa chemise. Tiens-le droit.

Eugène se mit à la tête du lit et soutint le moribond, auquel Bianchon enleva sa chemise et le bonhomme fit un geste comme pour garder quelque chose sur sa poitrine, et poussa des cris plaintifs et inarticulés, à la manière des animaux qui ont une grande douleur à exprimer.

— Oh ! oh ! dit Bianchon, il veut une petite chaîne de cheveux et un petit médaillon que nous lui avons ôtés tout à l’heure pour lui poser ses moxas. Pauvre homme ! il faut la lui remettre. Elle est sur la cheminée.

Eugène alla prendre une chaîne tressée avec des cheveux blond cendré, sans doute ceux de madame Goriot. Il lut d’un côté du médaillon : Anastasie, et de l’autre : Delphine. Image de son cœur qui reposait toujours sur son cœur. Les boucles contenues étaient d’une telle finesse qu’elles devaient avoir été prises pendant la première enfance des deux filles. Lorsque le médaillon toucha sa poitrine, le vieillard fit un han prolongé qui annonçait une satisfaction effrayante à voir. C’était un des derniers retentissements de sa sensibilité, qui semblait se retirer au centre inconnu d’où partent et où s’adressent nos sympathies. Son visage convulsé prit une expression de joie maladive. Les deux étudiants, frappés de ce terrible éclat d’une force de sentiment qui survivait à la pensée, laissèrent tomber chacun des larmes chaudes sur le moribond qui jeta un cri de plaisir aigu.

— Nasie ! Fifine ! dit-il.

— Il vit encore, dit Bianchon.

— À quoi ça lui sert-il ? dit Sylvie.

— À souffrir, répondit Rastignac.

Après avoir fait à son camarade un signe pour lui dire de l’imiter, Bianchon s’agenouilla pour passer ses bras sous les jarrets du malade, pendant que Rastignac en faisait autant de l’autre côté du lit afin de passer les mains sous le dos. Sylvie était là, prête à retirer les draps quand le moribond serait soulevé, afin de les remplacer par ceux qu’elle apportait. Trompé sans doute par les larmes, Goriot usa ses dernières forces pour étendre les mains, rencontra de chaque côté de son lit les têtes des étudiants, les saisit violemment par les cheveux, et l’on entendit faiblement :

— Ah ! mes anges !

Deux mots, deux murmures accentués par l’âme qui s’envola sur cette parole.

— Pauvre cher homme, dit Sylvie attendrie de cette exclamation où se peignit un sentiment suprême que le plus horrible, le plus involontaire des mensonges exaltait une dernière fois.

Le dernier soupir de ce père devait être un soupir de joie. Ce soupir fut l’expression de toute sa vie, il se trompait encore. Le père Goriot fut pieusement replacé sur son grabat. À compter de ce moment, sa physionomie garda la douloureuse empreinte du combat qui se livrait entre la mort et la vie dans une machine qui n’avait plus cette espèce de conscience cérébrale d’où résulte le sentiment du plaisir et de la douleur pour l’être humain. Ce n’était plus qu’une question de temps pour la destruction.

— Il va rester ainsi quelques heures, et mourra sans que l’on s’en aperçoive, il ne râlera même pas. Le cerveau doit être complètement envahi.

En ce moment on entendit dans l’escalier un pas de jeune femme haletante. — Elle arrive trop tard, dit Rastignac.

Ce n’était pas Delphine, c’était Thérèse, sa femme de chambre.

— Monsieur Eugène, dit-elle, il s’est élevé une scène violente entre monsieur et madame, à propos de l’argent que cette pauvre madame demandait pour son père. Elle s’est évanouie, le médecin est venu, il a fallu la saigner, elle criait : « Mon père se meurt, je veux voir papa ! » Enfin, des cris à fendre l’âme…

— Assez, Thérèse. Elle viendrait que maintenant ce serait superflu, M. Goriot n’a plus de connaissance.

— Pauvre cher monsieur, est-il mal comme ça ! dit Thérèse.

— Vous n’avez plus besoin de moi, faut que j’aille à mon dîner, il est quatre heures et demie, dit Sylvie qui faillit se heurter sur le haut de l’escalier avec madame de Restaud.

Ce fut une apparition grave et terrible que celle de la comtesse. Elle regarda le lit de mort, mal éclairé par une seule chandelle, et versa des pleurs en apercevant le masque de son père où palpitaient encore les derniers tressaillements de la vie. Bianchon se retira par discrétion.

— Je ne me suis pas échappée assez tôt, dit la comtesse à Rastignac.

L’étudiant fit un signe de tête affirmatif plein de tristesse. Madame de Restaud prit la main de son père, la baisa.

— Pardonnez-moi, mon père ! Vous disiez que ma voix vous rappellerait de la tombe ; eh bien, revenez un moment à la vie pour bénir votre fille repentante. Entendez-moi. Ceci est affreux ! votre bénédiction est la seule que je puisse recevoir ici-bas désormais. Tout le monde me hait, vous seul m’aimez. Mes enfants eux-mêmes me haïront. Emmenez-moi avec vous, je vous aimerai, je vous soignerai. Il n’entend plus… je suis folle…

Elle tomba sur ses genoux, et contempla ce débris avec une expression de délire.

— Rien ne manque à mon malheur, dit-elle en regardant Eugène. M. de Trailles est parti, laissant ici des dettes énormes, et j’ai su qu’il me trompait. Mon mari ne me pardonnera jamais, et je l’ai laissé le maître de ma fortune. J’ai perdu toutes mes illusions. Hélas ! pour qui ai-je trahi le seul cœur (elle montra son père) où j’étais adorée ! Je l’ai méconnu, je l’ai repoussé, je lui ai fait mille maux, infâme que je suis !

— Il le savait, dit Rastignac.

En ce moment le père Goriot ouvrit les yeux, mais par l’effet d’une convulsion. Le geste qui révélait l’espoir de la comtesse ne fut pas moins horrible à voir que l’œil du mourant.

— M’entendrait-il ? cria la comtesse. Non, se dit-elle en s’asseyant auprès de lui.

Madame de Restaud ayant manifesté le désir de garder son père, Eugène descendit pour prendre un peu de nourriture. Les pensionnaires étaient déjà réunis.

— Eh bien, lui dit le peintre, il paraît que nous allons avoir un petit mortorama là-haut ?

— Charles, lui dit Eugène, il me semble que vous devriez plaisanter sur quelque sujet moins lugubre. — Nous ne pourrons donc plus rire ici ? reprit le peintre. Qu’est-ce que cela fait, puisque Bianchon dit que le bonhomme n’a plus sa connaissance ?

— Eh bien ! reprit l’employé du Muséum, il sera mort comme il a vécu.

— Mon père est mort ! cria la comtesse.

À ce cri terrible, Sylvie, Rastignac et Bianchon montèrent, et trouvèrent madame de Restaud évanouie. Après l’avoir fait revenir à elle, ils la transportèrent dans le fiacre qui l’attendait. Eugène la confia aux soins de Thérèse, lui ordonnant de la conduire chez madame de Nucingen.

— Oh ! il est bien mort, dit Bianchon en descendant.

— Allons, messieurs, à table, dit madame Vauquer, la soupe va se refroidir.

Les deux étudiants se mirent à côté l’un de l’autre.

— Que faut-il faire maintenant ? dit Eugène à Bianchon.

— Mais je lui ai fermé les yeux, et je l’ai convenablement disposé. Quand le médecin de la mairie aura constaté le décès que nous irons déclarer, on le coudra dans un linceul, et on l’enterrera. Que veux-tu qu’il devienne ?

— Il ne flairera plus son pain comme ça, dit un pensionnaire en imitant la grimace du bonhomme.

— Sacrebleu ! messieurs, dit le répétiteur, laissez donc le père Goriot, et ne nous en faites plus manger, car on l’a mis à toute sauce depuis une heure. Un des priviléges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut y naître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous. Profitons donc des avantages de la civilisation. Il y a soixante morts aujourd’hui, voulez-vous nous apitoyer sur les hécatombes parisiennes ? Que le père Goriot soit crevé, tant mieux pour lui ! Si vous l’adorez, allez le garder, et laissez-nous manger tranquillement, nous autres.

— Oh ! oui, dit la veuve, tant mieux pour lui qu’il soit mort ! Il paraît que le pauvre homme avait bien du désagrément, sa vie durant.

Ce fut la seule oraison funèbre d’un être qui, pour Eugène, représentait la Paternité. Les quinze pensionnaires se mirent à causer comme à l’ordinaire. Lorsque Eugène et Bianchon eurent mangé, le bruit des fourchettes et des cuillers, les rires de la conversation, les diverses expressions de ces figures gloutonnes et indifférentes, leur insouciance, tout les glaça d’horreur. Ils sortirent pour aller chercher un prêtre qui veillât et priât pendant la nuit près du mort. Il leur fallut mesurer les derniers devoirs à rendre au bonhomme sur le peu d’argent dont ils pourraient disposer. Vers neuf heures du soir, le corps fut placé sur un fond sanglé, entre deux chandelles, dans cette chambre nue, et un prêtre vint s’asseoir auprès de lui. Avant de se coucher, Rastignac, ayant demandé des renseignements à l’ecclésiastique sur le prix du service à faire et sur celui des convois, écrivit un mot au baron de Nucingen et au comte de Restaud en les priant d’envoyer leurs gens d’affaires afin de pourvoir à tous les frais de l’enterrement. Il leur dépêcha Christophe, puis il se coucha et s’endormit accablé de fatigue. Le lendemain matin, Bianchon et Rastignac furent obligés d’aller déclarer eux-mêmes le décès, qui vers midi fut constaté. Deux heures après, aucun des deux gendres n’avait envoyé d’argent, personne ne s’était présenté en leur nom, et Rastignac avait été forcé déjà de payer les frais du prêtre. Sylvie ayant demandé dix francs pour ensevelir le bonhomme et le coudre dans un linceul, Eugène et Bianchon calculèrent que, si les parents du mort ne voulaient se mêler de rien, ils auraient à peine de quoi pourvoir aux frais. L’étudiant en médecine se chargea donc de mettre lui-même le cadavre dans une bière de pauvre qu’il fit apporter de son hôpital, où il l’eut à meilleur marché.

— Fais une farce à ces drôles-là, dit-il à Eugène. Va acheter un terrain, pour cinq ans, au Père-Lachaise, et commande un service de troisième classe à l’église et aux Pompes funèbres. Si les gendres et les filles se refusent à te rembourser, tu feras graver sur la tombe : « Ci-gît M. Goriot, père de la comtesse de Restaud et de la baronne de Nucingen, enterré aux frais de deux étudiants. »

Eugène ne suivit le conseil de son ami qu’après avoir été infructueusement chez M. et madame de Nucingen et chez M. et madame de Restaud. Il n’alla pas plus loin que la porte. Chacun des concierges avait des ordres sévères.

— Monsieur et madame, dirent-ils, ne reçoivent personne ; leur père est mort, et ils sont plongés dans la plus vive douleur.

Eugène avait assez l’expérience du monde parisien pour savoir qu’il ne devait pas insister. Son cœur se serra étrangement quand il se vit dans l’impossibilité de parvenir jusqu’à Delphine.

« Vendez une parure, lui écrivit-il chez le concierge, et que votre père soit décemment conduit à sa dernière demeure. »

Il cacheta ce mot, et pria le concierge du baron de le remettre à Thérèse pour sa maîtresse ; mais le concierge le remit au baron de Nucingen qui le jeta dans le feu. Après avoir fait toutes ses dispositions, Eugène revint vers trois heures à la pension bourgeoise, et ne put retenir une larme quand il aperçut à cette porte bâtarde la bière à peine couverte d’un drap noir, posée sur deux chaises dans cette rue déserte. Un mauvais goupillon, auquel personne n’avait encore touché, trempait dans un plat de cuivre argenté plein d’eau bénite. La porte n’était pas même tendue de noir. C’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants, ni amis, ni parents. Bianchon, obligé d’être à son hôpital, avait écrit un mot à Rastignac pour lui rendre compte de ce qu’il avait fait avec l’église. L’interne lui mandait qu’une messe était hors de prix, qu’il fallait se contenter du service moins coûteux des vêpres, et qu’il avait envoyé Christophe avec un mot aux Pompes funèbres. Au moment où Eugène achevait de lire le griffonnage de Bianchon, il vit entre les mains de madame Vauquer le médaillon à cercle d’or où étaient les cheveux des deux filles.

— Comment avez-vous osé prendre ça ? lui dit-il.

— Pardi ! fallait-il l’enterrer avec ? répondit Sylvie, c’est en or.

— Certes ! reprit Eugène avec indignation, qu’il emporte au moins avec lui la seule chose qui puisse représenter ses deux filles. Quand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière, la décloua, et plaça religieusement sur la poitrine du bonhomme une image qui se rapportait à un temps où Delphine et Anastasie étaient jeunes, vierges et pures, et ne raisonnaient pas, comme il l’avait dit dans ses cris d’agonisant. Rastignac et Christophe accompagnèrent seuls, avec deux croque-morts, le char qui menait le pauvre homme à Saint-Etienne du Mont, église peu distante de la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps fut présenté à une petite chapelle basse et sombre, autour de laquelle l’étudiant chercha vainement les deux filles du père Goriot ou leurs maris. Il fut seul avec Christophe, qui se croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bons pourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoir prononcer une parole.

— Oui, monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave et honnête homme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre, qui ne nuisait à personne et n’a jamais fait de mal.

Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, qui consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.

— Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie.

Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu’au Père-Lachaise. A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n’y trouva rien, il fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses :

— À nous deux maintenant !

Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.

Saché, septembre 1834