Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/L’auberge de la Colombe victorieuse

II

L’AUBERGE DE LA COLOMBE VICTORIEUSE.


Lorsque Asselin fit une corvée pour brayer son lin, il y avait un mois que le muet avait été arrêté. Asselin savait ce qui s’était passé depuis l’incarcération du jeune homme, mais il ne savait pas la cause de la folie de Geneviève, et il soupçonna quelque crime nouveau. Quand il l’entendit appeler l’enfant, il éprouva de la joie, car il pensa : La petite est donc encore une fois perdue !

Nous laisserons les jeunes gens deviser sur l’incident qui a suspendu leur travail, et réparer le temps perdu par un redoublement d’ardeur ; nous laisserons monsieur et madame Asselin songer, la tête basse, aux paroles singulières de Geneviève, et nous raconterons ce qui s’est passé depuis ce temps, et ce qu’ont fait les personnages avec lesquels nous avons lié connaissance.

Le jour même de la condamnation du muet avait eu lieu, dans la rue Champlain, un petit événement qui n’intéressa pas tout le monde, mais qui avait fort intrigué la bonne femme Labourique. Les contrevents épais de la maison d’en face s’étaient ouverts, comme des yeux endormis depuis longtemps, et la lumière avait joué sous les vieux plafonds enfumés. Des meubles avaient été apportés. Des femmes s’étaient occupées à laver les vitres poudreuses, les planchers et les murs couverts d’arabesques faites au charbon. L’hôtelière de l’Oiseau de proie, assise dans sa fenêtre avec la Louise, avait pris un certain plaisir à voir la vie rentrer dans la solitaire demeure. Elle disait :

— S’il y a des filles chez nos voisins nouveaux, tu iras les voir, elles viendront ici, cela te désennuiera.

— S’il y a des jeunes gens, répondait la Louise, ils ne manqueront pas, j’espère, de se joindre à vos pratiques.

— Ce sera toujours quelques sous de plus.

Pendant que les deux femmes causent tranquillement, les yeux fixés sur la maison nouvellement louée, un homme appuie une échelle contre le mur de cette maison, vis-à-vis la porte.

— Que veut-il donc faire de cette échelle ? demande la Louise avec indifférence.

— Je n’en sais rien. Il n’y a rien à peinturer pourtant.

Un moment après, l’homme montait dans l’échelle, se tenant, d’une main, aux barreaux, et, de l’autre, portant quelque chose en bois qui ressemblait à une enseigne. La vieille Labourique frémit. La Louise dit :

— Sainte mère de Dieu ! est-ce qu’on va tenir une auberge dans cette maison ?

— C’est comme cela, repart la vieille, c’est comme cela ! si vous gagnez votre vie un peu honnêtement, tout en travaillant beaucoup, l’on vient de suite, se jeter en travers dans votre chemin et vous couper les vivres. Est-ce juste ?

— Nous sommes venues les premières ici et nous y resterons ! nous lutterons ! nous avons des amis.

Pendant que le dépit gonfle le cœur de la mère et le cœur de la fille, l’enseigne est clouée au-dessus de la porte. La mère Labourique n’y peut tenir ; elle se lève et fait un tour dans la chambre, en frappant du pied, et en menaçant de la main.

— Oui ! c’est de la provocation, cela, dit-elle, c’est de la malice toute pure ! Ah ! l’on veut nous abattre, nous mettre dans la rue ! eh bien ! rira bien qui rira le dernier ! La mère Labourique a encore du sang dans les veines !…

Elle s’approche de la fenêtre.

— Qu’est-ce qu’il y a d’écrit au bas de ces oiseaux ? Peux-tu lire ?

— Oui, mère : « La colombe victorieuse. »

— Ah ! je le savais bien, reprend la bonne femme, en marchant et gesticulant de nouveau, je le savais bien que c’était une provocation !…

L’enseigne que l’on venait d’apercevoir était la contrepartie de celle de l’Oiseau de proie. Une colombe blanche tenait, sous ses pieds délicats, un énorme oiseau peint en rouge et armé de longues griffes et d’un bec crochu. Cette enseigne ressemblait, en effet, à une provocation ; pourtant, la nouvelle hôtelière n’avait pas songé à malice. Elle avait trouvé l’idée originale ; et, comme le succès tient souvent à un détail insignifiant, elle arbora La Colombe victorieuse.

C’était donc une femme encore qui ouvrait cette cantine. La mère Labourique se serait crue moins offensée si c’eût été un homme. Chose plus singulière, cette femme n’avait, elle aussi, qu’une fille ; mais Emmélie était un beau brin de jeunesse, et quand elle mit la tête à la fenêtre pour la première fois, et qu’un rayon de soleil illumina sa blonde figure, la Louise se sentit mordre au cœur par la jalousie.

La nouvelle hôtelière pouvait être âgée de quarante cinq ans. Une profonde tristesse se lisait sur ses joues pâles. Elle avait souffert ; son œil doux et voilé le disait. Quand elle souriait, l’amertume coulait sur ses lèvres. Elle venait de vendre une terre qu’elle possédait depuis nombre d’années dans l’une des paroisses d’en-bas. Ses amis l’avaient conseillée d’ouvrir, à la ville, une maison de pension, près de la Place ou du marché. Elle aurait, pensaient-ils, moins de fatigue et plus de profit. La culture paie si peu quand on ne travaille pas soi-même, et qu’il faut tout confier aux étrangers !

Lorsque les habitués de l’Oiseau de proie redescendirent à la Basse-Ville, dans la relevée, après la condamnation du prétendu voleur, ils furent singulièrement surpris de trouver ouverte la maison depuis longtemps inhabitée, et plus surpris encore de voir l’enseigne provocatrice. Le chef entre le premier chez la mère Labourique.

— Bigraille ! la mère, on va boire à bon marché ! il y a compétition.

— Je ne sais pas quel est cette gueuse-là, répondit la vieille mégère.

— Le soleil luit pour tout le monde !

C’était Picounoc qui se permettait cette observation. L’aubergiste le regarda de travers :

— C’est comme cela, dit-elle, on se sacrifie toute sa vie, on ruine sa santé pour faire plaisir à ces messieurs et les servir comme il faut, et voilà comme ils sont reconnaissants.

— Ne vous fâchez pas, la mère, on ne vous abandonnera pas, continua le jeune homme ; on boira tout autant de mauvais rum que par le passé, on mangera tout autant d’omelettes au lard rance.

— Du mauvais rum ! du lard rance ! l’entendez-vous ? Il mériterait d’être foudroyé sur le champ.

— Par les yeux de cette jolie fille ! ajouta Picounoc, qui venait d’apercevoir et montrait de la main, la fille de La Colombe victorieuse.

La Louise se mordit les lèvres et sortit. Tout le monde regarda la belle voisine. Le maître d’école jura qu’on n’en trouvait pas d’aussi mignonnes derrière tous les rideaux. Les gens de cage se promirent de l’aller voir de plus près.

— Allez ! allez ! reprit la bonnefemme Labourique, froissée, vous êtes libres. Vous n’avez pas ce que vous désirez avoir ici. On vous soigne au bout de la fourche.

— Hé ! la mère, apaisez-vous ! apaisez-vous !… Ce que l’on boira à La Colombe sera du surplus. On ne prendra pas une goutte de moins ici, pour cela. Vous ne perdrez rien, et nous gagnerons quelque chose.

— C’est cela ! Picounoc, c’est cela ! dirent les autres.

La jeune fille, voyant qu’on la regarde, s’est retirée.

— Mère, dit-elle à la nouvelle hôtelière qui range les carafes et les verres sur les tablettes à peine achevées, mère, il entre beaucoup de monde dans l’auberge d’en face ; c’est curieux que personne ne vienne ici ; notre maison a pourtant l’air propre, et nos liqueurs doivent être bonnes.

— Ce sont des habitués, peut-être, des gens de la ville : les étrangers viendront ici, comme ils pourraient aller là.

La porte s’ouvre pendant que l’hôtelière parle, et deux jeunes garçons entrent. Ce sont l’ex-élève de troisième et Sanschagrin. On les reçoit avec politesse. Emmélie leur présente des chaises. Elle a l’air gênée : une rougeur subite colore ses joues.

Les deux amis causèrent longtemps avec les hôtes et burent assez peu. Quand ils se retirèrent, le soir était venu. Ils étaient tristes tous deux, à cause du châtiment infligé à leur jeune camarade. L’ex-élève emportait dans son cœur l’image fraîche et souriante de la jeune fille. Il alla rêver dans les endroits déserts de la ville, loin du bruit et de la foule. Emmélie prit son aiguille et se mit à coudre, près de la fenêtre ; et pendant que ses yeux bleus suivaient les points réguliers que formait le fil dans l’indienne, ses pensées se promenaient avec le charmant garçon qui venait de sortir.

La vieille Labourique avait vu l’ex-élève et son camarade entrer à La Colombe victorieuse :

— On connaît les saintes nitouches ! avait-elle marmoté entre ses dents, on connaît les rongeurs de balustres !…

— Je vous l’ai dit, l’autre jour, ces gens-là, avaient besoin de conversion, ils se sont convertis : c’est naturel !

— Veux-tu dire, Picounoc, que ceux qui fréquentent ma maison sont des coquins, ou des libertins, ou des voleurs ?

— Tut ! tut ! tut ! la mère, je me respecte plus que cela… Si je ne venais pas ici, je ne dis pas, mais…

— Vous ne demandez pas de nouvelles du procès, mère Labourique ? fit le maître d’école.

— Ces affaires-là me l’ont fait oublier. (Elle parlait de l’auberge voisine). A-t-il été trouvé coupable ?… contez-moi donc cela.

— Coupable ? oui ! pour le sûr. Et la preuve a été accablante, continua Racette.

— Je n’aurais jamais pensé cela de lui ! ça m’étonne, et j’en ai du chagrin. Je le regardais comme mon enfant, quoi ! vous le savez bien. Et quelle punition a-t-il ?

— Cinq ans de pénitencier.

— Cinq ans de pénitencier ! mais c’est bien long ; c’est trop !

— Pour un fripon de l’espèce, ce n’est pas assez.

— Monsieur Racette, vous êtes sévère.

— C’est la justice ! Il faut que les honnêtes gens soient protégés, il faut que la canaille soit traquée jusqu’en ses retraites les plus cachées.

— Bien dit ! fit le chef en se frappant dans les mains.

— Bien dit ! répétèrent les autres.

— As-tu remarqué, Picounoc, demande Poussedon à son ami, as-tu remarqué cet habitant qui disait, en sortant de la Cour, que la sentence est injuste et que Djos n’est point le coupable ?

— Je n’ai rien remarqué du tout, répond Picounoc.

— Un habitant disait cela ? reprend le maître d’école.

— Oui !… Quand je dis un habitant, je veux dire un homme habillé d’étoffe grise et chaussé de bottes tannées.

— Tu l’as entendu, toi ?

— Oui, monsieur Racette, je l’ai entendu comme je vous entends : c’est clair, n’est-ce pas ?

— Et que disait-il ?

— Tordflèches ! je viens de vous le rapporter, il criait à tous ceux qui voulaient ou ne voulaient pas l’entendre : Ce jugement est injuste ! ce jeune homme n’est pas le voleur ! Il faut que cette affaire se débrouille ! et cætera, et cætera !…

— C’est singulier ! pense le chef, et il ajoute tout haut : Est-ce tout ce qu’il a dit ?

— Je pense qu’il s’est proposé d’aller voir un avocat à ce sujet.

— Un avocat ?… Sais-tu, lequel ? a-t-il prononcé son nom ?

— Allez le lui demander, moi je ne le sais pas.

— Merci, mon garçon.

— Il n’y a pas de quoi, père.

Le chef était inquiet, et ses compagnons lisaient, sur sa figure méchante, l’anxiété de son âme. Robert dit, comme pour redonner de l’assurance aux autres :

— Bah ! une chose jugée est jugée : on n’y revient plus.

Le chef était morose. Après un instant de silence on l’entendit murmurer :

— Je voudrais bien connaître cet habitant !… Il faut que je le trouve !…