Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Geneviève Bergeron
II.
GENEVIÈVE BERGERON
Les funérailles de la malheureuse jeune mère eurent lieu deux jours après, avec beaucoup de solennité. Une suite nombreuse accompagna jusqu’à l’église les restes mortels de cette bonne chrétienne. Les trois cloches sonnèrent longtemps. Roulant sur leurs essieux ferrés, elles se tournaient vers les divers points des cieux pour jeter partout leurs plaintes touchantes. Les trois autels étaient garnis de tentures noires semées de tibias en croix et de langues de feu. La lampe avec son voile de crêpe ressemblait à un astre éteint. Autour de la tombe, les herses étincelantes élevaient, comme des soupirs d’amour, leurs flammes vers les voûtes blanches. L’orgue fit sortir de ses tuyaux métalliques des soupirs si tendres, des chants si tristes, des mélodies si ravissantes, que l’on croyait qu’un souffle céleste inspirait cette matière en la touchant. Les Jean-Louis chantèrent au chœur. Jamais leurs voix n’avaient été plus puissantes ou plus belles. Pendant les strophes sublimes du Dies iræ et du Libera, on sentait des frissons courir, on sentait des larmes venir aux yeux. Ah ! je n’entends jamais sans pleurer ces cris déchirants des âmes pécheresses vers leur Juge terrible et Tout Puissant.
Dans un banc, au dessous de la chaire, il y avait une jeune fille qui paraissait bien attristée. Elle était restée à genoux tout le temps du service, priant avec ferveur. Bien que l’église fut remplie de monde, personne n’était entré dans le banc où elle se trouvait. Cette fille, c’était Geneviève Bergeron. Élevée par une mère sans énergie et sans piété, la malheureuse avait aimé le monde. On la vit dans toutes les veillées : aux fêtes de la grosse gerbe, aux épluchettes de blé d’Inde, aux foulages d’étoffe ; et souvent elle y venait seule. Elle allait au devant des garçons trop timides. Nulle jeune fille ne dansait plus légèrement qu’elle. Infatigable, elle pouvait exécuter toutes les danses : le ril gai, la gigue simple, le cotillon échevelé. Elle glissait, roulait, se balançait, tourbillonnait toujours en cadence, sans perdre une mesure. Les mères prudentes lui prédisaient malheur. Un jour la pauvre fille s’oublia. Tant il est vrai que la dissipation, les jeux et la danse, surtout, prédisposent aux faiblesses du cœur et à la volupté. Ce fut un scandale. Alors la solitude se fit autour de l’infortunée. Elle resta seule avec sa honte. Une femme remplie de charité s’efforça pourtant de la relever et de la consoler. Elle lui parla si bien et si souvent de sainte Madeleine et de sainte Pélagie qui ont tant péché d’abord et ensuite tant aimé Dieu, qu’elle ramena la foi et l’espérance dans son cœur brisé. La jeune fille se repentit. Sa conduite devint admirable. Mais personne cependant ne semblait l’aimer, si ce n’est la femme de Jean Letellier. Les jeunes filles l’évitaient toujours, et les garçons, en la voyant, souriaient d’un air railleur.
Elle avait bien raison de prier et de pleurer sur la tombe de son amie. Elle allait de nouveau se trouver seule au milieu du monde qui l’avait charmée et perdue.