I

LES HÉROS ET LES DIEUX

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Mes derniers souvenirs du Japon datent des mois qui ont précédé la guerre. Je ne l’avais pas revu depuis quinze ans ; et je l’ai quitté le jour même où il lançait son ultimatum à l’empereur d’Allemagne. C’est déjà très loin. Si je n’écrivais pas maintenant les impressions qu’il m’a faites, je sens que je ne les écrirais jamais. Et peut-être n’est-il pas absolument inutile d’essayer d’en fixer la physionomie au moment où les circonstances l’ont engagé pour la première fois dans les conflits européens. Ces circonstances, personne ne les prévoyait. Mes notes sont aussi éloignées de toute préoccupation politique que je l’étais de la France. Une seule prend aujourd’hui, lorsque je la lis, une importance dont je ne me doutais certes pas en l’écrivant. J’habitais l’ancien quartier européen de Tsukiji que les Européens désertent de plus en plus, mais où se trouvent encore la Mission catholique française, son église et son évêché. Un matin, il y eut dans la grande rue pierreuse qui passe devant son portail, et sur les ponts qui entourent ce quartier, un mouvement inaccoutumé d’automobiles, de landaus et de riches kuruma. Les ambassadeurs, les plénipotentiaires, des officiers, des généraux, des ministres, le comte Okuma, président du Conseil, en descendirent et entrèrent à l’église. Ils venaient assister au service religieux que l’ambassade d’Autriche faisait célébrer pour le repos de l’âme des victimes de Sarajevo. Au bout de trois quarts d’heure, ils sortirent et se dispersèrent avec la hâte des gens qui craignent de déjeuner trop tard. Je remarquai la complète indifférence du petit peuple des boutiques que jadis ces uniformes et ces équipages auraient mis en l’air ; et ce fut ma seule raison de noter cet incident. Je revois encore l’éparpillement de ces dignitaires chamarrés, qui représentaient les grandes nations, dans ce quartier morne où de vieilles bâtisses européennes écrasent les ruelles japonaises ; mais je le revois à la lumière sinistre des jours révolus. Comme ils s’étaient vite séparés et comme ils couraient vers l’avenir ! Les trois ou quatre lignes où je m’étonnais de l’absence des badauds sur leur passage sont les seules de mes carnets qui aient gardé un peu d’actualité. Le reste n’en aura que pour ceux qui peuvent distraire un instant leur pensée de tout ce qui nous étreint le cœur et qui désireront se familiariser davantage avec un peuple dont la ferme attitude dans cette effroyable guerre nous montre mieux encore que ne l’ont fait ses progrès matériels de quel côté il place l’honneur et la gloire de la civilisation. Du reste, elle n’influera en rien sur les impressions qu’il m’a laissées ; et, en me reportant à ce passé si proche et pourtant si lointain, je ne me soucie que d’exactitude et de sincérité.


I. — PREMIÈRE RECONNAISSANCE

J’avais connu le Japon au moment où, silencieusement, il préparait sa revanche contre les Européens qui l’avaient forcé de lâcher la Chine et le prix de ses victoires. Seule, une grande guerre, où il battrait une nation européenne, pouvait lui assurer la liberté de ses allures dans l’Extrême-Orient. Il fallait que décidément l’Europe comptât avec lui. Mais cela, il ne le disait point ; et il ne semblait préoccupé que d’assimiler nos institutions et nos mœurs. Il y mettait un zèle qui ne nous paraissait pas sans danger pour lui. Sa vieille, société ne s’ouvrait qu’en craquant aux idées étrangères. Tout semblait menacé : le prestige de l’Empereur, le principe d’autorité, la morale traditionnelle, la conception de la famille, la production artistique et les belles manières. Mais tout demeurait encore à peu près debout. L’Européen s’irritait souvent d’une imitation maladroite qui était pourtant un hommage rendu à sa supériorité, mais qui lui gâtait le pittoresque qu’il était venu chercher et l’harmonie d’une civilisation si différente de la sienne. Et son agacement le rendait volontiers pessimiste. Les anciens résidens, qui regrettaient la vie moins chère et les affaires plus avantageuses du Japon d’autrefois, annonçaient des révolutions à brève échéance. Quand on parle de ce qui arrivera demain, dit un proverbe japonais, les rats du plafond rient. Les représentans de l’Europe ont souvent fait bien rire les rats des maisons japonaises. Pour moi, je n’avais échappé au pessimisme que par ma confiance dans la vitalité de ce peuple et dans la valeur morale de son armée. Mais j’étais assez convaincu qu’il ne parviendrait pas à concilier avec ses traditions les importations étrangères et que tout ce qu’il avait de singulier et de charmant succomberait tôt ou tard sous l’envahissement des formes de la vie occidentale. Et très sincèrement je le déplorais, sans me dissimuler qu’en reniant ainsi, et à contre-cœur, une grande partie de son héritage, le Japon ne faisait que prévenir la nécessité pour lui mieux obéir, pour lui obéir en maître. Il se déjaponisait par amour de lui-même. Mais enfin, il se déjaponisait. Et maintenant qu’après quinze années retentissantes, après Port-Arthur et Moukden et la mort de son vieil Empereur et ses agitations parlementaires, j’allais le revoir, je me demandais si je n’aurais pas quelque peine à le reconnaître. Je craignais de ne plus y retrouver ce qui naguère m’avait séduit, inquiété ou même gêné ; car, si amoureux que nous soyons du changement, nous n’aimons point qu’on nous change les représentations que nous nous sommes faites des choses ; et lorsque nous retournons aux endroits dont nous avons installé l’image en nous, et que nous constatons qu’elle ne s’accorde plus avec la réalité, nous regrettons jusqu’aux traits qui nous en avaient déplu.

C’était ce que je pensais par ce matin pluvieux où le paquebot japonais, qui m’amenait d’Amérique, entrait au port de Yokohama. Pendant qu’à travers la pluie drue je cherchais à distinguer la ville, j’aperçus à quelques pas de moi un de nos compagnons de voyage, un officier de marine japonais qui venait de séjourner deux ans en Allemagne. Il avait quitté ses vêtemens civils et revêtu son grand uniforme, la poitrine barrée d’une brochette de décorations qui étaient les seules splendeurs de ce lever du jour. À peine la passerelle du navire eut-elle touché le quai, un autre officier y grimpa, moins décoré que le nôtre et suivi de deux dames japonaises. Leurs socques de pluie, en forme de petits bancs, s’accrochaient péniblement aux tringles de la passerelle ; et le nœud de leur ceinture, qui relevait leur léger manteau de soie noire, leur donnait l’air de ployer sous un fardeau trop lourd. L’une de ces dames, fille de l’amiral Togo, était la femme de notre compagnon. Les deux époux se revoyaient après une longue séparation. Ils ne se serrèrent même pas la main. Elle s’inclina, aspira beaucoup d’air entre ses dents et prononça quelques paroles. Il s’inclina, un peu moins, aspira de l’air, pas tout à fait autant, et prononça quelques mots, plus brefs. Ce petit incident, au milieu du remue-ménage de l’arrivée, me reporta si loin dans le passé qu’il ne me sembla plus que j’avais quitté le Japon ; Mieux que tout ce qu’on pouvait me dire, l’attitude de ce mari et de cette femme me prouvait que les rapports entre les deux sexes étaient toujours les mêmes, ou qu’ils avaient du moins gardé leur ancienne étiquette.

Je gagnai rapidement la gare toujours aussi venteuse et aussi délabrée, et je pris le premier train qui partait pour Tokyo. C’était bien le wagon dont j’étais descendu jadis. Les hommes, que je m’attendais à trouver tous en veston ou en jaquette, portaient presque tous le costume national. Des femmes agenouillées sur les longues banquettes fumaient leur cigarette entre leur parapluie de papier huilé et leur paquet enveloppé d’un linge couleur de safran. Elles étaient un peu moins avenantes que la dernière fois que je les avais rencontrées, mais beaucoup plus que la première fois que je les avais vues. Je compris que je n’aurais pas besoin de me réaccoutumer à l’esthétique japonaise, que j’avais été une fois pour toutes vacciné contre les désillusions des premiers jours, que mes souvenirs n’avaient ni défiguré ni transfiguré cet aimable pays, et que de nous deux j’étais le seul qui eût vieilli.

Arrivé à Tokyo, j’eus l’impression que la capitale du peuple le plus révolutionné avait moins changé, dans ces quinze dernières années, que les villes américaines et même que Paris. On l’avait enlaidie, ce qui pourtant, était difficile. On en avait augmenté l’incohérence. Des ponts de fer remplaçaient de fameux vieux ponts de bois. Les tramways à trolley passaient dans des nuages de poussière sous un affreux réseau d« câbles. Des boulevards s’étaient élargis, comme le célèbre Ginza ; mais les petits saules qui les bordent n’avaient pas grandi d’un pouce. Des maisons européennes, des boutiques à l’européenne, des estaminets à l’européenne s’élevaient un peu partout, mais on n’avait qu’à les voir, et principalement les estaminets avec leur mobilier dépareillé de salle à manger bourgeoise, pour s’assurer que les dieux du Japon, amis de l’harmonie et de la netteté, n’avaient point étendu jusqu’à eux leur bénigne influence. L’immense terrain vague qui se déroule, au centre de la ville, devant les douves et les remparts du palais de l’Empereur et qui servait naguère de champ d’exercices à la cavalerie, était converti en un chantier d’où sortait déjà une rangée d’édifices en brique, banques et agences, qui semblaient avoir été transportés d’une ville américaine. Mais la beauté du parc impérial et son mystère restaient encore intacts.

Je pris un grand plaisir à sentir se ranimer en moi, au cours de ces premières promenades, des images depuis si longtemps endormies et à écouter les échos que réveillaient dans ma mémoire tous les bruits de la ville japonaise. Je m’arrêtai longuement devant les échoppes des écrivains publics. Agenouillés comme des saints dans leurs niches et baissant les paupières, ils semaient du bout de leur pinceau des caractères compliqués et vraiment artistiques, pendant qu’au bord de la rue, assis sur leurs talons, leur Vieux client ou leur jeune cliente les suivaient de l’œil, le porte-monnaie à la main. Le long d’une grande bâtisse, où l’on prenait des leçons d’escrime, je ralentis le pas pour mieux écouter le cliquetis des sabres en bois que, depuis des siècles, entend le peuple des Samuraï. Je m’amusai, comme jadis, des salutations qui cassent en deux les passans au coin des rues, surtout quand ces passans sont des femmes et qu’elles portent leur enfant sur leur dos. Au premier plongeon, les deux bébés se découvrent avec étonnement par-dessus les têtes profondément inclinées de leurs mères ; puis les corps se redressent, et ils ne se voient plus ; un second plongeon, ils sont heureux de se revoir, ils se reconnaissent ; un troisième, moins prolongé, et ils se contemplent pour la dernière fois. Je retrouvai les fouillis de bicoques coupés de canaux où glissent des radeaux chargés de légumes ; les dédales des ruelles silencieuses qui descendent les vallées et en remontent les pentes ; leurs palissades de bambou et leurs portes à auvent où le bec électrique remplaçait la lanterne ; et les marchés du soir dans les rues populeuses ; et les grands parcs et les temples et les théâtres avec leurs affiches suspendues à de longues perches comme des oriflammes. J’entrai au Meiji-za : c’était la même salle traversée d’un pont de bois où s’avancent les acteurs, le même public fumant, buvant et mangeant sur les nattes du parterre et des loges, la même scène tournante, la même voix chevrotante des chanteurs, les mêmes sons aigres du shamisen, les mêmes pièces qui reproduisent longuement et minutieusement les petits aspects comiques de la vie journalière.

Mais je ne pouvais supposer que l’ancien Japon fût remonté dans la lune, et le Japonais qui, revenant à Paris, écrirait : « Ô merveille ! Les Parisiens ont toujours des souliers ou des bottines ; on promène toujours les bébés dans de petites voitures ; les théâtres jouent toujours les mêmes pièces ; les gens chez qui je vais habitent toujours des appartemens, et, au rez-de-chaussée des maisons, on trouve toujours un concierge à qui parler, quand il n’est pas dans l’escalier, » ce Japonais ne me paraîtrait pas plus naïf que l’Européen qui se montrerait agréablement surpris de la persistance des Japonais à se servir de leurs socques en bois et des mères japonaises à porter leur enfant sur leur dos. En somme, rien n’avait changé. Je remarquai seulement, que les femmes mettaient plus de bijoux, que leurs doigts étaient souvent chargés de bagues, que leur coquetterie avait quelque chose de plus indépendant et de plus personnel. Au contraire, je crus distinguer chez les hommes un retour aux anciennes modes. Ceux qui étaient vêtus à l’européenne me semblaient beaucoup moins empruntés qu’autrefois.) Mais le plus grand nombre était revenu au costume national ; et les élégans se promenaient tête nue et les pieds nus dans leurs geta. En revanche, au théâtre, beaucoup s’asseyaient les jambes croisées comme si l’usage des sièges européens les avait déshabitués de leur pénible agenouillement.

Rien n’avait changé non plus dans les opinions et les jugemens des résidens européens. J’entendais les mêmes phrases que jadis sur le charme assez indéfinissable dont le Japon nous enveloppe, sur la difficulté de pénétrer le caractère des Japonais, sur leur façon de raisonner qui ne ressemble pas à la nôtre, sur leur orgueil, sur leur désir d’éliminer l’Européen et de démarquer ses inventions, sur les révolutions qui se préparent et qui éclateront sans doute la semaine prochaine. Comme l’étranger vieillit peu au Japon et comme il rajeunit quand il y revient ! Le personnel des ambassades s’était entièrement renouvelé. La plupart des anciens professeurs, ingénieurs, industriels, avaient disparu. Mais je n’avais qu’à fermer les yeux et à écouter leurs remplaçans pour les croire encore là. Au lieu de m’en réjouir, j’en éprouvai une vague tristesse. Un vieux missionnaire que je rencontrai hésita à me reconnaître, et j’eus la même hésitation, car nous ne pensions pas nous revoir en cette vie. Nous avons commencé par compter les morts. Les vieilles amitiés qui se rejoignent prennent si naturellement le chemin du cimetière ! Mais quoi ! nous ne mourons pas. La mort n’est qu’une illusion de notre misérable individualisme. Il faut que la pièce continue avec les mêmes rôles. Acteurs et figurans ne comptent guère. Ce sont les paroles qui durent, les vaines paroles. Mon vieil ami sourit et me dit : « L’homme ne repasse pas deux fois par le même chemin sans mélancolie. S’il ne le reconnaît plus, il se sent déjà comme poussé hors du monde. S’il n’y trouve aucune nouveauté, il sent le peu que nous sommes dans l’éternel recommencement de tout. Vous craigniez que le Japon ne fût plus votre Japon ; puis vous vous êtes félicité qu’il le fût toujours, et voici maintenant que vous allez vous attrister qu’il le soit trop. Vous vous apercevrez peut-être qu’il l’est plus encore et que c’est en cela qu’il a changé. »


II. — LES FUNÉRAILLES DE L’IMPÉRATRICE

La semaine de mon arrivée, le 24 mai 1914, eurent lieu les funérailles de l’Impératrice douairière. J’avais encore dans les yeux cette matinée d’avril où, en 1898, je l’avais vue près de l’Empereur, écoutant des discours qui célébraient la trentième année de leur règne à Tokyo. Elle portait ce jour-là une robe vieux rose aux reflets d’or qui la guindait. Mais sous cette carapace européenne, et malgré son visage fané, — fané comme une fleur, — où ses yeux faisaient deux points noirs et sa bouche une petite moue à peine teintée, elle gardait la gracilité de la jeunesse et donnait toujours l’impression d’une fragilité diaphane et d’un pas aussi léger que devait l’être son sommeil.

La pivoine rouge tomba dans le vase de pierre précieuse : le bruit éveilla le papillon et l’Impératrice.

Cette courte poésie d’une femme, un des meilleurs poètes du Japon moderne, me la ressuscite encore mieux que mon souvenir. Elle dort aujourd’hui, et l’écroulement de son palais ne la réveillerait pas. Elle est allée rejoindre l’Empereur. Avec elle le grand règne est tout à fait fini. Les impératrices du Japon ne sauront plus ce que c’est que d’adopter à trente ans le corset et les robes d’une Reine d’Angleterre. Elles ne sauront plus jamais ce que c’est que d’avoir vécu toute sa jeunesse dans une pénombre de sanctuaire et d’en être brusquement tirée et de paraître en plein jour au milieu des foules et de monter dans des trains et de visiter des navires de guerre et d’inaugurer des hôpitaux. Désormais elles trouveront naturel d’ouvrir des bals et de recevoir à leur table des ambassadeurs carnivores. Mais la petite princesse, qui aujourd’hui est accroupie dans son cercueil la tête voilée et les yeux clos, a passé par d’étranges métamorphoses, et elle ne trahit rien des émotions de son âme. Elle a tenu jusqu’au bout son rôle en perfection. La Japonaise la plus obéissante ne l’êtait pas plus qu’elle devant son impérial mari, qui, dans la demi-intimité de la cour ou du voyage, ne daignait point s’apercevoir de sa présence et, confortablement assis, la laissait indéfiniment sur ses pieds. Quand un Européen l’approchait, sa timidité, qui n’était point de la gaucherie, ajoutait seulement à sa dignité naturelle une grâce mystérieuse. Tous louaient sa délicatesse et sa bonté. On la disait curieuse d’apprendre comment vivaient les femmes dans les autres pays et désireuse, pour les Japonaises, d’une condition plus libre. Après la mort de l’Empereur, elle s’effaça ; elle semblait s’excuser de lui survivre. Je ne pense pas qu’il y ait eu de souveraine plus vraiment aimée du peuple japonais.

Elle s’était éteinte à Numazu, au bord de la mer. Mais, comme la tradition n’admet pas qu’un membre de la famille impériale puisse mourir hors de la capitale, sa mort ne fut point annoncée ; et le 10 mai, elle rentrait à Tokyo dans la nuit. Les princes et le monde de la cour se portèrent à la gare sans aucun signe de deuil. On avait tendu des voiles entre le wagon funèbre et les assistans. Le grand carrosse rouge s’avança, reçut le cercueil et s’éloigna à son allure habituelle ; et l’Impératrice mourut officiellement, à deux heures du matin.

Ses funérailles furent admirables. Si j’en crois ceux qui virent les funérailles de l’Empereur, les Japonais apportèrent à celles de l’Impératrice un recueillement plus profond, une piété plus intime. De combien de morts illustres peut-on dire qu’ils auraient souhaité la pompe et les hommages sous lesquels nous les enterrons ? Il n’y avait pas dans cette longue cérémonie un seul détail dont elle n’eût ressenti la beauté.

Dès trois heures de l’après-midi, on ne pénétrait que muni de carte sur la voie funèbre, qui partait du Palais et traversait toute une partie de la ville jusqu’à la station du chemin de fer où le train attendait la dépouille impériale pour l’emporter dans la ville sainte de Kyoto. Il faut se représenter de larges routes descendantes et montantes, bordées d’un fouillis de bicoques en bois ou côtoyant des terrains déserts, d’immenses quartiers sans caractère dans une ville sans couleur et sous un ciel brouillé. Sur toutes les chaussées on achevait d’étendre une couche de terre meuble et sombre où les pas s’amortissaient. Des deux côtés on ne voyait qu’une foule compacte assise sur ses talons ou sur des boites de bois qu’on vendait environ cinq sous. Les boutiques ouvertes avec leurs rangées de spectateurs, les uns agenouillés, les autres debout, ressemblaient à des loges de théâtre pleines. Les auvens servaient quelquefois de balcons ; et les balcons disparaissaient sous les grappes humaines. Pas un cri ne sortait de cette multitude évaluée à six ou sept cent mille personnes. Le service d’ordre était assuré par des sergens de ville et des délégués en redingote noire qui n’avaient presque rien à faire. J’étais à l’entrée d’une venelle qui donnait sur un terrain de manœuvres, une vaste plaine inculte. À deux pas de la foule, le silence était tel que j’aurais pu me croire dans un village. Derrière leurs palissades de bambou et leurs petits jardins, les maisonnettes semblaient vides ou endormies. Le champ de manœuvres était sillonné de kuruma qui menaient des personnages officiels aux tribunes réservées ; et l’on apercevait de loin les jambes noires des coureurs tricotant sous leur veste blanche. Le paysage, les rues, les maisons, les décorations, ces poteaux et ces grosses lanternes blanches, tout, sauf la foule prodigieusement silencieuse, aurait déçu par sa médiocrité l’étranger débarqué de la veille. Mais qu’il prenne patience, l’étranger !

Il est maintenant six heures du soir. Les soldats de la garde impériale apparaissent, et, pendant que les uns font la haie devant les spectateurs, les autres forment leurs rangs sur la chaussée et attendent, l’arme au pied, le signal de la marche. Le jour tombe : de tristes sonneries de clairons se font entendre. Les lanternes s’allument et les becs électriques donnent des lueurs jaunes. Enfin, ce fut la nuit, la nuit, négation de la lumière, où la tradition japonaise voulait qu’on ensevelît la négation de la vie. À huit heures, un coup de canon annonça que le cercueil de l’Impératrice quittait le Palais. Il n’y eut pas dans la foule le moindre soupir de soulagement, le plus faible murmure. Mais ceux qui avaient acheté des boîtes montèrent dessus, et quelques-unes craquèrent.

La troupe s’ébranla. Les soldats, le fusil tourné vers le sol, commencèrent à défiler. Leurs uniformes kaki se fondaient dans le crépuscule : on ne distinguait bien que la bande rouge de leurs képis. Et leur piétinement, assourdi par la terre molle, faisait le même bruit indéfini que la mer quand elle route loin de nous dans la nuit brumeuse et calme. Toutes les huit minutes, sans qu’un ordre fût crié, ils s’arrêtaient un instant. Et du bas de la côte, montaient sur ce grand silence les sons de la musique militaire qui jouait la Marche funèbre de Chopin. Sans doute, ils déchiraient toutes les oreilles japonaises encore rebelles à la musique occidentale. Du moins, ils ne leur parlaient pas le même langage qu’à nous. Et je songeais à l’Impératrice que ces cuivres avaient dû froisser jadis, les jours de parade. Mais que de choses l’avaient froissée qui lui devinrent peu à peu des signes de grandeur ! Cette musique, qui menait son deuil au milieu de ces soldats à l’européenne, avait eu pour elle des marches triomphales, dont les battemens de son cœur avaient scandé les rythmes étranges.

La musique passa : les musiciens, sanglés dans leur tunique rouge, oscillaient en mesure, et les marins de la flotte, qui marchaient derrière eux, suivaient leur mouvement. Sous le costume moderne ils obéissaient ainsi à la règle des cortèges d’autrefois ; mais ils corrigeaient l’ancien pas de danse excentrique en un pas simplement cadencé. Les derniers accens de la Marche funèbre s’éteignaient à peine qu’une musique perçante, glapissante, de flûtes et de fifres lui répondit, comme du fond des siècles. Les prêtres shintoïstes s’avançaient, coiffés de leur bonnet noir et vêtus d’une robe d’un vert pâle, presque gris dans l’ombre crépusculaire. Leurs torches inclinées éclairaient la poitrine des soldats immobiles. Ils portaient les emblèmes de la religion nationale, les deux arbrisseaux verts qui ressemblent au camélia, de longues banderolles qui symbolisent le soleil et la lune, des gongs, des boucliers, des arcs, des flèches, des tables pour les viatiques du mort, et ces viatiques : du riz, de l’eau, du sel, des rouleaux de soie blanche et de soie écarlate, une paire de sandales. Ces antiques présens funéraires passaient accompagnés d’une musique de faucheurs asiatiques soufflant dans leurs roseaux. Mais, par intervalles, des clairons coupaient d’une note sonore la voix aiguë des fifres. Le Japon du passé ne pouvait oublier que le Japon moderne était là.

Et tout à coup nous vîmes, se détachant de la pénombre aux flammes des torches et dominant la foule, le chariot funèbre. Il était laqué de noir et d’or, monté sur deux énormes roues et traîné par deux couples de bœufs qu’escortaient leurs piqueurs. Les hommes qui l’entouraient, habillés comme au vieux temps, venaient du village de Yasé près de Kyoto, qui a toujours fourni, au cours des âges, les nourrices des princes du sang et les porteurs de la litière impériale. L’Impératrice s’en allait dans un de ces chars attelés de bœufs comme ceux qui conduisaient, il y a douze cents ans, les Empereurs et leur cour à des plaisirs arcadiens, Aujourd’hui, c’est l’automobile ou le chemin de fer qui les y mène. Mais, le jour de la mort, ils retrouvent le lourd chariot et les bœufs au pas lent ; car ils sont aussi morts que les morts d’autrefois ; ce qui convenait aux uns convient aux autres, et il est bon qu’ils entrent tous de la même allure pacifique dans l’éternité.

À chaque tour de roue, ce char gémissait étrangement. Les essieux avaient été disposés de telle sorte qu’ils produisaient sept notes gémissantes. On me dit que l’artisan de Kyoto, dont ils étaient l’ouvrage, appartenait à une famille où, de père en fils, on se transmettait le secret de ces gémissemens, « qui doivent contracter les cœurs. » Ah ! comme je reconnais bien là le génie japonais ! Il ne se contente pas d’atteindre la grandeur par les moyens les plus simples : il lui faut de l’habileté. Et son habileté, sans être formellement de mauvais goût, a quelque chose de puéril et de précieux qui passe la mesure et qui diminue quelquefois l’impression de grandeur. Cette mécanique destinée à émouvoir m’a un instant gâté la simplicité majestueuse de ces funérailles. Un moment ma pensée s’est détournée de l’Impératrice morte et de l’immense ville recueillie et de tout ce concert de symboles pour aller chercher, dans sa carrosserie de Kyoto, l’habile fabricant de ces essieux pathétiques. Mais personne autour de moi ne sentait comme moi, et personne n’eût compris ma restriction. En revanche, je crois bien que les Japonais éprouveraient aussi vivement que nous l’ampleur et la mélancolie du vers de Hugo :


Les grands chars gémissans qui reviennent le soir…


Seulement, ils veulent être sûrs que le char gémira ; et ils s’y prennent en conséquence.

Derrière les prêtres shintoïstes et tous ces hommes revêtus de costumes anciens, marchaient en rangs obscurs des princes, des généraux, des dignitaires, dont les chamarrures sortaient de l’ombre aux lueurs des lanternes ou des becs électriques, comme les replis des vagues se dorent sous les rayons mobiles de la lune. On n’entendait plus qu’un long piétinement sourd qui se déroulait dans la nuit ; et, de temps en temps, les deux musiques se rejoignaient très haut, au-dessus de la ville.

Près de la station du chemin de fer, dans le quartier populeux de Yoyogi, sur une petite hauteur, s’élevait le temple provisoire où devait se terminer le cortège. Il était en bois blanc ; et son toit recourbé, en écorce de cèdre : une simple hutte, comme l’éternel temple shintoïste, mais d’un bois indiciblement pur. La loge où se tenait la famille impériale, celle des musiciens, celle des prêtres, celle où l’on dépose les alimens sacrés, étaient aussi des huttes ; et les galeries pour les invités étaient en bois blanc ; et les grands torii, ces portiques dont la poutre transversale a la forme d’une carène, étaient en bois blanc. Mais chaque lampadaire était formé de trois jeunes plus réunis que l’on n’avait point écorcés ; et toute la clôture était faite de bambous verts qui signifient la pureté. Il n’y avait d’autres ornemens que des cordes de paille, emblème shintoïste, et, sur les bambous, des cravates de crêpe noir, emblème européen. Aucun encens ne montait dans l’air, mais une odeur de forêt coupée. Le chariot funèbre atteignit l’enclos à onze heures et demie. La ville en fut avertie par un coup de canon. Les cloches sonnèrent dans les temples ; des sifflemens de vapeur leur répondirent dans les manufactures ; et les tramways s’arrêtèrent trois minutes. Durant trois minutes, le mouvement cessa d’un bout à l’autre de l’énorme ville en insomnie. Sur les ponts où brûlaient des torchères, le long des boulevards éclairés de lanternes blanches, autour des brasiers dont la flamme découpait des porches d’ombre à l’entrée des petites rues, la foule sembla pétrifiée. Trois minutes : tout ce que la vie peut donner à la mort !

Et maintenant l’Impératrice s’est à jamais éloignée de sa capitale. Elle retourne au Kyôto de sa jeunesse, à ce Kyôto dont le premier nom de Heian voulait dire calme, tranquillité. Mais ce n’est point au cœur de la ville qu’elle reposera. On lui prépare de grands ombrages à une demi-heure de la cité, près du tombeau de l’Empereur. J’y suis allé deux mois plus tard. Dans les bois, au flanc d’un coteau, l’Empereur dort sous un vaste tumulus qui couronne des étages de gazon vert, séparés par des murs de pierres sèches. La porte de bronze, où resplendit sur chaque battant un chrysanthème d’or, est le seul ouvrage apparent dont la main des hommes a façonné la matière. Les pierres des murs ont été choisies pour la beauté de leur forme et de leur grain. Les grèves de la Mer Intérieure ont fourni le sable qui recouvre le tumulus. Mais, alors que les tumuli des anciens Empereurs se sont désagrégés sous l’action du temps, celui-ci, fait en béton, résistera aux siècles. Tous les soirs, les lanternes de pierre y sont allumées. Elles le furent jour et nuit la première année. Et chaque jour des premières semaines y amena de vingt à trente mille pèlerins. On en comptait encore cinq mille quand je l’ai vu, et bien que ce fût l’époque des grands travaux de la campagne. Nous descendons par un sous-bois, et nous arrivons tout de suite à l’endroit où l’Impératrice attend son tumulus. La terre ne s’ouvrira pour la recevoir que cent jours après les funérailles. Elle attend dans une chapelle en bois blanc sur le versant de la colline ; et, au-dessous, dans une autre chapelle aussi simple, des offices sont célébrés chaque jour en présence des envoyés de la Maison Impériale. Un peloton de soldats gardait l’enceinte.

Cette pompe et ces spectacles n’avaient rien de très nouveau pour moi. Je savais que les Japonais excellent dans le déploiement de ces solennités où ils collaborent avec la mort et la nature. Il n’est guère de peuple qui tienne davantage aux douceurs fugitives de la vie et qui fasse meilleure figure à la mort. La tristesse qu’elle apporte devient chez eux comme une fête mélancolique de l’esprit. Et je ne connais point de pays où la force des coutumes et la discipline de la sensibilité donnent aux grandes démonstrations publiques une pareille unité d’impression. Acteurs et spectateurs, tous y concourent. À dire vrai, il n’y a que des acteurs. Ceux qui conduisaient le deuil n’étaient pas plus impeccables que ceux qui le regardaient passer. La foule jouait son rôle aussi parfaitement que les princes, les soldats, les prêtres, les fiers campagnards de Yasé et les nobles piqueurs de bœufs.

Mais c’était précisément cette unité que naguère on avait pu croire en péril. On craignait que les idées égalitaires introduites au Japon y eussent leur effet immanquable de dissocier la communauté japonaise : et elle m’avait paru plus solide que jamais. On redoutait pour la société et pour les âmes le conflit prolongé des deux civilisations. Mais, quand on avait assisté jadis aux tâtonnemens de la vieille culture japonaise et à sa démarche incertaine d’Asiatique éblouie à travers les innovations occidentales, on commençait à soupçonner, devant ces funérailles, qu’elle avait enfin trouvé son équilibre. Les élémens d’origine étrangère s’y accordaient harmonieusement aux rites de l’ancien, du plus ancien Japon. Ceux-là n’y paraissaient pas plus des importations que ceux-ci des archaïsmes. On prétendait que ce conflit émousserait sans doute la délicatesse esthétique du peuple japonais, inséparable de sa délicatesse morale : et elle s’était marquée non seulement dans tous les détails de cette cérémonie funèbre, mais dans l’attitude de la foule. Il nous semblait naguère que le culte de l’Empereur pâlissait, et d’aucune Impératrice le dernier sommeil n’avait été entouré d’une piété plus vive. Sur cette terre, où depuis douze cents ans le bouddhisme a régné, rien dans ces funérailles n’était emprunté à ses rites. La seule religion qui participait aux honneurs rendus à la dépouille impériale était celle dont il avait autrefois étouffé la voix grêle et recouvert la simplicité sous sa liturgie somptueuse. C’était le shintoïsme qui nationalise le Soleil, qui attribue à l’Empereur une origine céleste et qui fait graviter toutes les autres nations autour de la nation japonaise, fille des dieux ; le shintoïsme, la plus ancienne des religions du Japon, la plus ; orgueilleuse des religions nationales, aussi démesurée et aussi fantastique dans sa mythologie que sobre et naturelle dans son symbolisme.


III. — LE DERNIER SAMURAÏ

Un passé qui meurt lentement, ce sont les tombeaux des Shogun, dans le parc de Shiba. Ces lieutenans généraux de l’Empereur, qui avaient supplanté leur souverain, les Tokugawa, descendent peu à peu dans l’indifférence et dans l’oubli. On ne se souvient d’eux qu’avec hostilité. Ces dernières années, un journal interrogea ses lecteurs sur les héros qu’ils préféraient et sur ceux qu’ils n’aimaient pas : le premier des Tokugawa, le fondateur de la dynastie, réunit presque toutes les voix contre lui. Leurs temples étaient magnifiques. Ils le sont encore ; mais leur sanctuaire se dégrade, les châsses se dédorent, les laques rouges s’écaillent ; sur les hauts-reliefs, les fleurs et les oiseaux plus éclatans que les fleurs dépérissent. On commence seulement à réédifier le grand temple qui a brûlé depuis huit ans, et l’on ne sait même pas si l’on ira jusqu’au bout. Les deux ou trois fois que je m’y suis promené, je n’y ai rencontré personne. Les desservans se plaignent de leur pauvreté et sont au milieu de ces splendeurs comme le pâtre qui voit mourir son feu. L’idée religieuse s’en est éloignée, et, dès qu’elle s’éloigne, le Temps se réveille et se met à la besogne.

Cependant il y a, dans un des vastes quartiers de Tokyo, une petite maison que les pèlerins visitent assidûment et qui, tout ordinaire qu’elle soit, est plus sacrée que ces temples. C’est la maison du maréchal Nogi, le vainqueur de Port-Arthur. Mais ce n’est point le soldat victorieux dont on vient y adorer l’âme, c’est l’homme qui, le soir des funérailles de l’Empereur, au premier coup de canon, s’ouvrit le ventre, selon le rite des anciens Samuraï. Ce suicide ressuscita brusquement aux yeux du monde un Japon féodal qu’on croyait enterré. L’uniforme européen contrastait violemment avec une mort qui nous reportait à plus de mille ans en arrière, au temps où les serviteurs se tuaient encore sur le tombeau de leurs maîtres. Sa femme, la comtesse Nogi, n’avait pas voulu le laisser partir seul et s’était enfoncé un poignard dans le cœur. Les Japonais oublièrent presque la mort de l’Empereur pour ne plus songer qu’à ce couple sanglant qui le suivait « sur la route du ciel. » Le peuple fut remué jusque dans ses fibres les plus secrètes par tout ce que la beauté de cet acte avait de spécifiquement japonais. Devant ces deux cadavres, il revivait dix siècles de son histoire. Un témoin me racontait que, plusieurs étrangers s’étant écriés, dans un cercle japonais, que le maréchal était stupide ou fou, les Japonais ne s’en étaient point montrés froissés, et qu’ils avaient seulement souri. Ils ont le même sourire quand, au fond d’un temple, ils vous ouvrent avec précaution une boîte qui en contient une autre qui en contient une troisième et qu’ils tirent, emmaillotée dans des linges de safran, une coupe en terre rugueuse et craquelée, d’apparence grossière ; vous vous attendiez à un trésor et ils vous voient déçus : ils sourient alors et replacent dans sa boîte cette coupe dont le modelé remplit exactement leurs deux mains et qu’ils ont un instant tournée entre leurs doigts pour en admirer les bords légèrement onduleux. La mort de Nogi rentrait dans la catégorie des biens spirituels et sacrés dont se compose leur patrimoine national et que, par impuissance à en juger la valeur, les étrangers ne peuvent même pas leur envier.

Il faut cependant essayer de comprendre cet homme que le peuple appelle le dernier Samuraï. De son histoire que l’on m’a contée et que l’on m’a lue, je retiens seulement quelques épisodes, quelques images, mais qui la résument toute. Elle est un des témoignages les plus curieux de l’ancien Japon d’hier au confluent du Japon moderne.

Vers 1857, le 5 et le 16 de chaque mois, avant l’aube, on aurait pu voir sortir d’une maisonnette de Tokyo, très proche de la maison seigneuriale du prince Mori, un homme d’armes, accompagné d’un petit garçon d’environ huit ans. Ce Samuraï, précepteur du jeune prince, se nommait Nogi, et le petit garçon était son fils. Ses fonctions lui commandaient d’aller deux fois par mois saluer le tombeau de la famille princière au temple fort éloigné de Sengakuji. Pour l’enfant débile et nerveux, ces sorties matinales étaient à la fois un plaisir grave et un objet de terreur. On risquait toujours, dans le crépuscule, de buter contre un cadavre ou de faire rouler une tête sous son pied. Il existait encore en ce temps-là une coutume, qui ne fut abolie qu’en 1868 : le Tameshigiri ou Essai du sabre. Le Samuraï, possesseur d’un sabre neuf, se postait au coin d’une rue, la nuit, et en éprouvait le tranchant sur le premier venu qui passait sans escorte.

Mais quand, au jour levant, on arrivait au temple, le petit Nogi oubliait toutes ses craintes, et, pendant que son père s’acquittait au nom du prince des hommages funéraires, il ne se lassait point de contempler, dans le modeste enclos, quarante-sept tombes rangées autour d’un grand sépulcre, et pieusement entretenues comme des autels. C’était là que reposaient les quarante-sept Ronins, ces hommes d’armes dont l’aventure reste aux yeux des Japonais un des monumens parfaits de leur ancien héroïsme. Le jour même où ils avaient vengé leur seigneur en tuant son meurtrier, ils furent condamnés à s’ouvrir le ventre, et on les répartit dans un certain nombre de demeures princières, afin qu’ils y accomplissent « l’honorable cérémonie. » Plusieurs d’entre eux avaient été envoyés chez le prince Mori, où l’on gardait religieusement leur mémoire. Tous les enfans des Samuraï étaient familiarisés de bonne heure avec l’idée du suicide. Mais on peut dire que, sur ce point, le petit Nogi fut privilégié. Il grandit dans le culte presque intime des suicides les plus excitans de la Légende dorée du Japon.

Deux ou trois ans plus tard, le père et l’enfant, qui portait à sa ceinture les deux petits sabres inégaux des jeunes Samuraï, s’éloignaient de Tokyo. Ils n’étaient pas seuls, cette fois : ils escortaient à pied un palanquin où Mme Nogi avait pris place avec ses fillettes. Le père, dont le caractère inflexible et la franchise déplaisaient au prince, avait été frappé de la peine du Heimon, c’est-à-dire de la Porte close. Le Samuraï devait regagner son pays et s’enfermer pendant cinq mois dans sa maison. On clouait sur la porte deux bambous entre-croisés. Il lui était interdit de rire, de chanter ou même de parler à haute voix ; et cette défense s’étendait à toutes les personnes de sa famille. La ville où les Nogi se rendaient, Chofu, était au bout du Japon, près de Shimonoseki. Ils contournèrent le mont Fuji, suivirent jusqu’à Kyoto la grande route où montaient et descendaient les cortèges de daïmio, et s’embarquèrent à Osaka. Le père expliquait à son fils ce qu’ils voyaient et tout ce qu’avaient vu ces endroits célèbres. Quand ils débarquèrent, parens et enfans changèrent de vêtemens sur la grève avant d’entrer dans une petite auberge. M. Nogi, qui revenait à Chofu pour la première fois depuis dix ans et qui n’y possédait plus rien, finit par louer une bicoque, où toute sa famille se tassa comme dans une arche bien close et pour une longue traversée de silence.

Et voici maintenant le petit Nogi à l’école et dans une école telle qu’on n’en connaît plus de semblable au Japon. Les élèves faisaient eux-mêmes leur cuisine ; ils allaient, au cœur de l’hiver, puiser à la fontaine et ramasser du bois mort dans la forêt. Les maîtres ne leur enseignaient pas seulement la lecture, le calcul, la calligraphie, l’escrime ; ils les aguerrissaient contre le froid et contre la chaleur et contre les fantômes que nous portons en nous. Par les nuits les plus noires, ils les menaient dans les tristes lieux hantés. Si quelque bruit de feuille arrachait à l’un d’eux un sursaut ou un cri d’effroi, ses camarades le rouaient de coups et l’abandonnaient aux ténèbres. On ordonnait encore à celui qui semblait manquer de courage d’escalader dans l’ombre l’échafaud où étaient exposés les cadavres des criminels et d’en rapporter une tête coupée. Le petit Nogi, aussi timide qu’une fille, et qui se laissait battre par ses sœurs, souffrit horriblement ; mais il se raidissait et ne disait rien. Son père, plus sensible aux marques de sa nervosité qu’aux efforts qu’il faisait pour réagir, ajoutait à ce dur entraînement de l’école. Il l’envoyait souvent jusqu’à la ville de Hagi : dix-huit lieues de chemins impraticables, dans les montagnes, le jour sans rencontrer personne, la nuit au clair de lune, avec la peur des spectres. L’enfant avait pris en horreur le métier des armes, et l’étude lui apparaissait comme le seul refuge.

Quelques années se passent : il atteint sa seizième année et ose avouer à son père son ambition de devenir un savant. Un savant à cette heure où il n’y a pas, dans toute l’étendue de l’empire, un homme d’armes qui ne tende l’oreille aux murmures précurseurs de la guerre civile ! On a bien besoin de savans ! Samuraï ou paysan, qu’il choisisse ! Le père était opiniâtre ; le fils aussi. Un de leurs parens tenait à Hagi une école renommée, d’esprit très confucéen et de tendances nettement impérialistes, car, dans cette province excentrique, on n’avait jamais accepté l’usurpation des Tokugawa qu’en grinçant des dents. Le jeune Nogi se sauve de chez lui. Le chemin de Hagi lui était familier, et l’espoir qui le conduisait en avait écarté tous les spectres. Mais pour un jeune homme si désireux d’apprendre la philosophie chinoise, c’était un fâcheux début de désobéir à son père. Son parent refusa de le recevoir. Il errait, les yeux pleins de larmes, autour de cette maison de la science aux portes inexorables, quand la femme de ce parent l’aperçut et le prit en pitié. Elle fléchit son mari. On le mit d’abord aux travaux des champs, sous prétexte que les études demandent un corps aussi vaillant que le maniement des armes. Levé avant l’aurore, il partait pour les rizières ; et, le soir, le maitre lui payait le salaire de sa journée en lui expliquant les classiques chinois. Cette vie de campagnard fortifia ses membres, et la doctrine confucéenne acheva de lui tremper l’âme. L’amour de l’étude, dont il est possédé, est un des signes caractéristiques de sa génération. Parmi les jeunes gens de son âge, plus d’un se fût jeté à la nage pour gagner le navire européen qui souillait aux yeux de leurs pères les eaux sacrées du Japon, mais qui l’aurait emporté vers ces nouveaux mondes dont les Tokugawa avaient amputé leur misérable univers. Ils rêvent tous d’être savans. Les uns comprennent que la science à conquérir est au-delà de leur horizon ; les autres, comme Nogi, ne la cherchent encore que dans les livres chinois. La Restauration impériale les en tira brusquement et fit d’eux ses officiers et ses soldats.

Huit ans plus tard, en 1877, le futur maréchal se révéla dans la révolte des Salsuma ; il s’en fallut de peu qu’il n’y laissât la vie avec sa réputation naissante. Une première fois, son cheval s’emballa et traversa au galop les lignes ennemies ; une seconde fois, une balle lui brisa son épée, et, pressé par trois insurgés, il sauta dans la rivière. Blessé à une troisième rencontre, et transporté à l’hôpital, il n’attendit pas sa guérison et s’échappa furtivement la nuit, ce qui lui valut le surnom exceptionnellement glorieux d’officier déserteur. Une autre fois enfin, son régiment fut cerné ; il le sauva ; mais l’enseigne fut tué et le drapeau pris sur son cadavre. Nogi considéra qu’il était déshonoré. Ses officiers l’empêchèrent de s’ouvrir le ventre. Il consentit à vivre ou, du moins, à surseoir au châtiment que le code de l’honneur samuraï que lui commandait de s’infliger. Seulement, personne ne put le dissuader d’adresser au Trône une lettre de démission. L’Empereur refusa la démission et répondit qu’il appréciait hautement le courage du jeune capitaine. Ce fut le commencement de leur longue amitié, si toutefois on peut donner ce nom à un sentiment qui ne devait être chez le prince qu’une sympathie intelligente pour un serviteur exemplaire et qui allait chez Nogi jusqu’à la vénération passionnée. Depuis la perte de son drapeau, l’idée que sa vie n’était plus qu’un prêt consenti par la grâce du souverain s’installa dans son esprit et détermina ses actes. Personne ne s’appartint moins que lui. Dans toutes ses fonctions, il fut la fonction même.

Il avait hérité l’intransigeance de son père, et, à deux reprises, il fut inscrit sur la liste des officiers en retraite. Mais chaque fois les événemens le rappelèrent au service actif, et une volonté, qui ne pouvait être que la volonté impériale, l’y fit rentrer avec un grade supérieur. Les soldats l’admiraient et le redoutaient. Sa bonté naturelle n’intervenait pas plus en ce qui concernait la discipline que la douceur de la température n’influe sur la rigidité d’une barre de fer. Il était rude jusque dans ses saillies d’humour. On raconte que, du temps qu’il était gouverneur de Formose, comme les soldats, anémiés par le climat, se plaignaient de la nourriture et réclamaient de la viande, lui qui en était toujours resté aux menus traditionnels du vieux Japon, il répondit à celui qui lui transmettait leurs doléances : « Ils veulent donc manger du bœuf ? — Oui, Votre Excellence. — Mais dites-moi, que mange le bœuf ? — De l’herbe, Votre Excellence. — Eh bien, qu’on leur donne de l’herbe ! » Ses ennemis l’accusaient d’étroitesse d’esprit, et il avait contre lui les fournisseurs du gouvernement qu’il détestait autant que les bonzes et les femmes.

Au moment de la guerre russo-japonaise, il était général de division, et, à la tête de la troisième armée, il reçut l’ordre de prendre Port-Arthur. Cette place forte, dont le nom, — après celui de Verdun, — restera un des plus grands dans l’histoire des hécatombes, ne s’est pas relevée de ses ruines ni du silence qui suivit la capitulation. Ceux qui la visitent s’étonnent d’y voir adossées à de vastes demeures vides des maisonnettes japonaises qui semblent s’en constituer les gardiennes. Chacune de leurs planches a coûté des centaines de cadavres. Nogi ne serait jamais revenu au Japon si Port-Arthur n’avait succombé. D’ailleurs, dans la défaite, aucun général japonais n’aurait osé reparaître devant ses compatriotes. Le vieil esprit est encore si vivant qu’on ne pardonnerait pas à un vaincu de se dérober au suicide. Des officiers japonais, blessés sur le champ de bataille et prisonniers, ont préféré s’en aller dans la presqu’île malaise, où ils travaillent aux plantations de caoutchouc, plutôt que de retourner chez eux et d’y affronter le mépris de leurs camarades. Les régimens que Nogi précipitait à l’assaut des forts étaient fauchés jusqu’au dernier homme. Un témoin dit : « Nous ne voyions plus la terre. » Quand son fils aîné tomba, il prononça seulement ces mots : « C’est une belle mort. Vous aurez bientôt à préparer un second cercueil. » Mais ce ne fut pas le sien qu’on prépara ; on n’en prépara même aucun autre, car il voulut que son second et dernier fils, tué bientôt lui aussi, fût enterré sans bière comme les pauvres soldats dont il avait partagé l’héroïsme. On n’avait plus le temps de distinguer entre les cadavres. Pour lui, de son même pas sec et calme, il s’avançait aux endroits les plus périlleux. Mais il paraissait jouir de cette protection particulière accordée aux grands capitaines, même aux plus hasardeux, qui, selon Joseph de Maistre, sont rarement frappés dans les combats et seulement lorsque leur renommée ne peut plus s’accroître et que leur mission est remplie.

Quand on lui avait annoncé la mort de ses fils, son visage n’avait pas eu un tressaillement. Mais le soir, sous sa tente, il pleura, et, selon l’usage immémorial, sa douleur s’exhala dans une de ces courtes poésies qui sont toute la poésie japonaise : Sur la plaine et sur la montagne, — vestiges aimés des héros — qui tombèrent frappés à mort, — voici que s’épanouissent — des fleurs d’œillet. Mais par un jeu subtil d’allitérations et de mots poétiques à double sens, où se complaît le goût japonais et qui permet au poète d’obtenir des effets aussi variés que le rythme de ces uta est primitif, et d’éveiller des échos aussi prolongés que la forme en est brève, cette poésie signifie en même temps : Sur la plaine et sur la montagne, — ils sont tombés en héros, — et rien ne reste plus de ces douces fleurs, — mes enfans bien aimés. M. l’abbé Noël Péri, dont j’emprunte la traduction, ajoute : « Cette plainte d’un cœur de père voilée sous l’évocation des fleurs d’œillet devient poignante. »

Des généraux japonais qui revinrent au Japon, Nogi fut le seul qui ne connut pas l’ivresse du triomphe. Ce n’était pas seulement à cause de son deuil, mais parce que l’image des milliers et des milliers de gens qu’il avait envoyés à la mort ne le quittait pas. Ce vieil homme marchait entouré de plus d’ombres qu’il n’en faut pour peupler des enfers. Lorsque le navire qui le ramenait eut jeté l’ancre et que ses amis impatiens de le féliciter y montèrent, ils ne le trouvèrent ni sur le pont ni dans sa cabine. Ils finirent par le découvrir dans celle d’un domestique et s’arrêtèrent interdits, tant il était triste et abattu. « Je ne puis pas oublier, leur dit-il, tous mes braves soldats sacrifiés, et je ne me sens pas de force à recevoir les applaudissemens publics. » Il était là devant tout un peuple dressé sur le rivage et qui l’acclamait, devant toute sa patrie soulevée d’enthousiasme, aussi impressionné que jadis dans les ténèbres où sa main d’enfant timide tâtonnait et cherchait à saisir une tête sanglante.

Le sentiment de sa responsabilité continua de l’obséder. Il se demandait si un général plus habile n’aurait pas trouvé le moyen d’épargner un peu plus la vie de ses hommes. Lorsqu’il parut en présence de l’Empereur, les seules paroles qui lui montèrent aux lèvres témoignèrent du trouble de sa conscience. Elle ne retrouva peut-être jamais le calme. Dans ses dernières années, les Japonais, qui n’admirent longtemps et sans restriction que les morts, surpris de la vie très simple et presque réduite des Nogi, — car la comtesse portait plus souvent du coton que de la soie, — reprochaient tout bas au maréchal de thésauriser. On sait aujourd’hui où passait son argent, et les parens des soldats tombés à Port-Arthur le savaient déjà. Chaque fois qu’il rencontrait un pauvre homme dont le fils avait servi sous ses ordres et était mort comme les siens, il se sentait son débiteur et acquittait sa dette. Il essayait ainsi d’apaiser en lui-même les voix anxieuses qui lui répétaient : « Nous ne regrettons pas d’être morts pour la patrie ; mais comme vous avez été prodigue de notre sang ! Un autre que vous n’aurait-il pu faire ce que vous avez fait à meilleur compte ? » Et, dans ses longues promenades solitaires, le maréchal reprenait Port-Arthur plus économiquement. On ne se trompait pas tout à fait en le soupçonnant d’avarice.

L’Empereur le nomma, en 1907, Directeur de l’École des Nobles, choisissant pour les fils et les filles de sa noblesse non pas un brillant pédagogue, mais un homme de caractère. Il fut exactement dans ce rôle ce que son père avait été cinquante ans plus tôt, un éducateur inflexible. Il se couchait en même temps que l’es élèves, se levait une heure avant eux, partageait leur repas, n’admettait aucune réclamation. Mais on n’était plus au temps où les filles de Samuraï supportaient avec fierté les mêmes traitemens que leurs frères. Le vainqueur de Port-Arthur s’aperçut qu’il est souvent plus difficile d’obtenir l’obéissance des jeunes filles que d’entraîner les hommes au feu. L’hiver où il proscrivit les foulards autour du cou, il y eut presque une insurrection. Et tous les règlemens de toilette qu’il édicta eurent le sort habituel des lois somptuaires. Il fut vaincu dans sa lutte contre les robes de soie. Les fards et les cheveux ornés de riches épingles le bravèrent insolemment. S’il avait connu la Bible, il se serait senti de cœur avec le prophète Isaïe, qui maudissait les filles de Sion parce qu’elles étaient devenues orgueilleuses et qu’elles s’avançaient la tête haute, lançant des regards, et qu’elles allaient à petits pas et faisaient sonner les anneaux de leurs pieds. Les filles du Japon étaient appuyées dans leur résistance par leur Directrice, une dame imposante que la faveur de l’Impératrice rendait inamovible. Et l’entourage suivait d’un œil amusé les péripéties de ce duel entre une vieille institutrice et un vieil homme de guerre.

Pour moi, j’admire que ce vieil homme, arrivé au terme des honneurs et chargé de gloire, ait apporté à ces fonctions toutes nouvelles, dont aucun détail ne lui semblait indigne de lui, la même ardeur et la même conscience que si la réussite de toute une longue vie avait dû en dépendre. Il servait aussi sérieusement son pays à la tête d’une école qu’au front des armées. L’Empereur l’en récompensa en lui confiant l’éducation de ses petits-enfans, et voulut aussi qu’il accompagnât, avec l’amiral Togo, le prince envoyé en Angleterre au couronnement du roi George. À son retour, il réunit ses élèves et leur raconta ses impressions. Il avait été très étonné, dans son séjour à la Cour de Roumanie, que le petit prince et les princesses de la famille royale se fussent présentés chez lui sans aucune espèce d’apparat ; et, se tournant vers les trois princes impériaux, présens à sa causerie, il leur dit que le temps ne lui semblait pas venu pour eux d’imiter cet exemple, mais qu’il viendrait peut-être bientôt. Cela parut une grande hardiesse, que personne, même les réformateurs les plus radicaux, n’aurait osé se permettre à cette place et devant cet auditoire. Mais Nogi n’avait point conscience de son audace, car chacune de ses paroles lui était inspirée par l’amour de son souverain et de son pays.

Et l’Empereur mourut. Durant les quarante-cinq jours qui précédèrent les funérailles, on le vit chaque jour au Palais rendre ses hommages à la dépouille impériale ; et, chaque nuit, il veilla le cercueil. Le reste du temps, il le passait chez lui en prières et en purifications. Il ne manifestait aucune tristesse particulière. Selon son habitude, il causait familièrement avec les jeunes officiers qu’il rencontrait. Le matin du dernier jour, la comtesse l’accompagna dans sa visite au cercueil. Leur attitude n’éveilla point les soupçons. Mais ceux qui gardaient la porte remarquèrent qu’en s’en allant, le maréchal était singulièrement ému et que sa femme se cachait le visage sous son mouchoir. Il était rentré chez lui où il avait invité à déjeuner sa sœur, une vieille femme de soixante-treize ans. Il se montra à ce déjeuner d’une gaîté qui la surprit. Et ce qui la surprit davantage, ce fut l’attention qu’il apporta à la toilette de sa femme. Il lui donna même de la main deux ou trois petits coups sur le nœud de sa ceinture. Elle se retourna et lui sourit. Ils avaient prié un photographe de venir. Mais la lumière était mauvaise, et l’artiste, sans les avertir, enflamma un ruban de magnésium. L’explosion de lumière ne les fit broncher ni l’un ni l’autre. Vers quatre heures du soir, ils congédièrent leurs deux domestiques et montèrent dans leur chambre, une chambre nue comme toutes les chambres japonaises. À huit heures, le canon retentit. L’aide de camp et l’ordonnance du maréchal, inquiets du silence extraordinaire de la maison, frappèrent à la porte, puis l’enfoncèrent. Nogi en grand uniforme s’était ouvert le ventre et, n’ayant point de second pour lui trancher la tête, s’était percé la gorge. Sa femme, probablement après lui, s’était poignardée à deux reprises, sans que pourtant ses blessures fussent mortelles. Elle avait alors retiré le poignard de sa poitrine et, avec son doigt humide de sang, elle avait enfin trouvé la place du cœur. Mais il ne lui restait plus assez de force pour enfoncer le fer, et elle s’était laissée tomber sur la pointe. On croit communément que son mari ignorait sa résolution et qu’en tout cas il ne l’y poussa point.

L’enterrement eut lieu au bout de dix-huit jours. Jamais, depuis que le Japon était sorti des eaux, le convoi funèbre d’un simple sujet de l’Empereur n’avait attiré un pareil concours de peuple. Le cercueil du maréchal, posé sur un caisson, était traîné par des soldats ; le cercueil de la comtesse le suivait dans une voiture attelée de chevaux. Une foule immense passa la nuit autour des deux fosses ; et, encore aujourd’hui, dans le cimetière d’Aoyama, de la porte jusqu’à l’endroit où ils reposent, les marchands d’encens forment une chaîne ininterrompue.

Les grandes âmes sont rarement simples et peut-être moins qu’ailleurs au Japon, où la passion de la gloire revêt les formes les plus raffinées de la modestie et du désintéressement. Il y a assurément dans le suicide de Nogi, comme dans presque tous les suicides samuraïques, et dans la manière dont il le prépara, et dans le choix de l’heure où il l’accomplit, et dans l’appel du photographe, quelque chose d’ostentatoire qui nous semble, à nous Européens, exclure l’idée d’une douleur irrésistible. Mais cette ostentation un peu théâtrale n’en est pas une pour les Japonais, qui n’y voient que de la décence et de la noblesse et qui, depuis des siècles, attachent au suicide ainsi compris un caractère de grandeur aristocratique et même d’obligation religieuse. La mort de l’Empereur fut moins la cause que l’occasion du harakiri de Nogi. Une de ses lettres écrites avant de mourir rappelait l’épisode de la guerre civile où il avait perdu le drapeau de son régiment. « De ce jour, disait-il, j’ai cherché la mort sans la rencontrer, et j’ai continué de vivre et de jouir des faveurs impériales imméritées. » Je n’ose pas dire qu’en se coupant les entrailles selon l’ancien rite, il réalisait un rêve de sa jeunesse, mais il en payait une malchance dont rien dans son âme n’avait recouvert le souvenir. Seulement, il la payait comme un homme qui, ayant engagé toute sa fortune lorsqu’elle était insignifiante, la verserait, une fois millionnaire, à son créancier. Il jetait dans la fosse ouverte non plus l’obscure destinée d’un jeune officier que le hasard a desservi, mais toutes les décorations, tous les honneurs, tout le prestige, toute la gloire d’un maréchal victorieux. Il ne pouvait pas ne pas en avoir conscience. Sa plus vive jouissance d’amour-propre, cette volupté d’orgueil que ses victoires lui avaient refusée, il l’a peut-être ressentie dans la petite chambre où il attendait le signal du canon funèbre, lorsqu’il se représentait l’étonnement du peuple à la nouvelle de sa mort, les millions d’êtres qui en frémiraient d’émotion, et la place que son suicide lui assurait dans l’immortalité impériale.

Beaucoup d’Européens jugèrent son acte insensé. Un certain nombre d’intellectuels japonais, qui eurent bien soin de se taire, l’estimèrent d’un archaïsme regrettable. Nul ne pensa qu’il eût voulu faire de sa mort une protestation contre les nouveautés où risquait de sombrer l’esprit de sacrifice des anciens Samuraï. On ne lui prêta aucune intention philosophique. Mais la portée de nos actes les plus graves ne se limite point à notre personne. Et le suicide du maréchal Nogi, qui semble exhumé des vieilles annales romantiques, était, en un sens, plus actuel qu’il n’en avait l’air. Cette libation sanglante donnait un surcroît de vie à la divinité de l’Empereur.


IV. — UNE NOUVELLE RELIGION.

Depuis une quinzaine d’années, le Japon, s’il ne travaille pas précisément à se rejaponiser, s’est arrêté sur la pente de l’imitation européenne et s’y retient énergiquement à tout ce qu’il a pu trouver de plus vivace dans son passé. Les hommes qui le dirigent ont compris qu’après une révolution dont les conséquences presque immédiates avaient délié tous les citoyens de leurs obligations héréditaires, il importait de leur reconstituer un lien spirituel et, dans l’acception profonde du mot, une religion. Ils avaient bien une religion, ils en avaient même deux, mais l’une incapable de coopérer à l’unité nationale, et l’autre qui paraissait exténuée.

Le bouddhisme divisé en sectes, et chaque secte attendant toujours un réformateur qui ne vient pas, ne satisfait que les classes populaires, dont il entretient les superstitions, et quelques petits groupes d’étudians et d’étudiantes, d’hommes et de femmes du monde, qui se sont initiés à ses arcanes et qui, autant par mode que par besoin de silence, font autour de ses temples des retraites de méditation. Son pessimisme n’a aucune prise sur la classe bourgeoise. L’opinion publique s’en défie. La presse ne cesse de dénoncer les rapines et les débauches des bonzes. Les tribunaux sont à tout instant saisis d’un nouveau scandale. Cependant, le gouvernement ne le tracasse pas ; il l’encourage même, chaque fois qu’une de ses sectes, stimulée par l’exemple du christianisme, essaye d’en imiter les œuvres. Le ministre de l’Instruction publique assiste à l’inauguration d’une université religieuse. Le ministre de la Justice non seulement admet dans les prisons les aumôniers bouddhistes, mais il offre l’encens au service annuel qu’ils célèbrent pour les âmes des prisonniers et les félicite de leur ouvrir ainsi la voie de la suprême illumination. Le ministre de l’Intérieur exprime à ses préfets le vœu que les assemblées populaires se tiennent de préférence près des temples. On fonde pour les hôpitaux une association d’infirmières bouddhistes sous, le nom de Aisomé Kwai (Teinte d’Amour). Les employés des postes sont invités à suivre des conférences bouddhiques qui les instruiront de leurs devoirs professionnels. Mais la faveur du gouvernement ne s’étend pas plus loin ; et le bouddhisme est exclu des cérémonies nationales ou n’y paraît qu’à titre privé. Et, comme toutes ses tentatives de rajeunissement sont opposées à l’esprit qui l’a toujours animé, elles restent superficielles et à peu près inefficaces. Ses crises périodiques d’illuminisme n’ont d’autre effet que de mettre en marche des milliers et des milliers et encore des milliers de pèlerins. On lit dans les journaux que les battemens de mains ont crépité comme des feux d’artifice et que les offrandes ont résonné comme de la grêle. Mais il n’en retire aucune autorité sociale, et chacune de ses sectes peut chanter ces vers d’un vieux poème lyrique : Le Bouddha du passé nous a quittés depuis longtemps ; le Bouddha à venir n’a pas encore paru.

Quant au shintoïsme, qui, dans ses petits temples primitifs et vides, divinise les ancêtres et l’Empereur, la religion bouddhique avait volé ce pauvre en lui dérobant son culte des morts et quelques-uns de ses héros les plus renommés, et elle l’avait réduit pendant des siècles au plus complet dénuement. Il couchait sur la paille avec ses emblèmes sacrés et ses myriades de dieux. La Restauration impériale aurait dû le relever. Mais le gouvernement, qui garantissait la liberté religieuse, commença par supprimer le « Ministère des Dieux » et déclara qu’il ne reconnaissait aucune religion particulière. Il retint seulement du shintoïsme son enseignement patriotique, c’est-à-dire la soumission aux volontés de l’Empereur, descendant du Soleil. Les prêtres shintoïstes en furent officiellement chargés. Mais, en 1884, il abolit ces fonctions, et le Kannushi ne fut plus qu’un préposé à des cérémonies purement civiles.

On en était là lorsqu’une réaction naturelle se produisit contre les modes de l’Europe et que le Japon, plus conscient de sa force, s’affranchit d’une admiration qui allait lui peser comme une servitude. Mais les idées qu’il nous avait empruntées n’en continuaient pas moins d’agir en lui, et, entre autres, la notion, toute nouvelle en Extrême-Orient, d’une morale imposée par des dogmes précis. Le gouvernement en sentit le besoin, et, dans ces quinze dernières années, il a presque réalisé le chef-d’œuvre d’organiser une religion nationale.

Un de mes premiers étonnemens fut d’entendre parler communément autour de moi du Bushido. C’était le Bushido qui avait façonné l’âme japonaise. La grâce du Bushido avait opéré sur les champs de bataille de Mandchourie. Les cartes de visite que les pèlerins déposent toujours sur les tombes des quarante-sept Ronins attestaient la vitalité du Bushido. Le mot signifie Voie du guerrier. J’avais beau fouiller dans ma mémoire : il m’était impossible de l’y retrouver. Il parait en effet qu’avant 1900, personne ne l’employait et qu’on ne le rencontre dans aucun dictionnaire japonais. Il est vrai qu’aucun dictionnaire français ne porte jusqu’à la même date le terme de nationalisme. Mais le Bushido n’est pas seulement un [réveil du sentiment national sous la menace des influences étrangères. C’est tout à la fois, comme les Tables de Moïse, une théologie et un code de morale ; et c’est aussi le plus grand effort qu’ait fait le Japon pour opposer aux nations européennes une institution religieuse analogue aux leurs et qui prouvât sa supériorité morale. Rien n’est nouveau dans cette nouvelle religion que la manière dont elle se présente et dont elle s’impose.

Le dogme fondamental en est tiré du shintoïsme. Il remplit la première page du premier livre d’histoire des écoles primaires. J’ai eu la curiosité de comparer les éditions d’il y a quinze ans avec celles d’aujourd’hui. Le style, m’a-t-on dit, en a baissé d’un ton ; le récit est légèrement simplifié, mais les faits sont les mêmes. « L’ancêtre de Sa Majesté est Tensho Daijin ou Amaterasu O Mi Kami, et ses vertus étaient aussi hautes et répandues que les rayons du soleil. Daijin gu est le temple où nous honorons notre Ancêtre, à Isé. Le Japon a été d’abord gouverné par le prince Ninigi ne Mikoto, petit-fils d’Amaterasu. Avant qu’il devienne l’empereur du Japon, sa grand’mère lui dit : « Ce pays est la terre où nos descendants doivent régner ; vous allez le gouverner, et votre puissance impériale durera aussi longtemps que les astres et le monde. » C’est sur ces mots que notre Empire est fondé. Et la grand’mère donna à son petit-fils le miroir, le sabre et la pierre précieuse : telle est l’origine de nos trois trésors sacrés… Nous appelons cette première période de notre histoire l’Époque des Dieux… » On insiste peu sur cette période mythologique. On en a même diminué le nombre des empereurs, et l’on arrive tout de suite au fondateur historique de la dynastie, Jimmu Tenno, dont le couronnement eut lieu le 11 février 660 avant Jésus-Christ.

Donc l’Empereur est le dieu visible et présent. Les progrès de son peuple émanent de sa divinité. Les libertés constitutionnelles qu’il lui accorde ne sont que des présens auxquels ses sujets n’avaient aucun droit. Et les rescrits impériaux constituent l’évangile du Japon moderne. Celui de 1890 est un des plus commentés : « Nos ancêtres ont fondé cet Empire sur un magnifique et vaste plan ; ils ont établi leurs vertus sur des bases solides et profondes ; et nos nombreux sujets, loyaux envers leur souverain et pleins de respect pour leurs parens, ont montré dans chaque génération le beau spectacle de l’union la plus parfaite. Tels sont les principes essentiels de notre Constitution nationale. Tel doit être aussi le fondement de notre éducation. Vous donc, Nos sujets, soyez soumis à vos parens, affectueux pour vos frères, aimez-vous entre époux et soyez fidèles à vos amis. Que tout en vous respire la dignité et la modestie… Instruisez-vous et appliquez-vous au travail afin d’élever votre intelligence et de développer vos facultés morales. »

Ils ont évidemment peu à faire, car, en même temps qu’Amaterasu donnait à son fils l’investiture de l’Empire sur les îles du Japon, l’âme japonaise éclose à sa lumière reconnaissait le symbole de ses vertus naturelles dans les trois trésors sacrés : la pierre précieuse symbolise en effet la compassion et l’humanité ; le miroir, la pureté et la droiture ; le sabre, la décision et le courage. Ainsi le Bushido remonte à l’âge des dieux. Le guerrier japonais, le Bushi, est avant tout shintoïste. Ses plus belles qualités se ramènent à la simplicité de l’esprit et du cœur. Il obéit au souverain ; il vénère ses ancêtres ; il a une horreur insurmontable pour tout ce qui est tortueux et louche. Il n’a pris aux religions ou aux philosophies étrangères que ce qui lui révélait à lui-même ses généreux instincts. Il aurait inventé la doctrine de Confucius s’il ne l’avait trouvée en lui. Les enseignemens du bouddhisme n’ont fait que mettre en valeur sa résignation à l’inévitable, sa patience, sa politesse, son mépris de la mort. Tel a été, tel est, tel doit être l’homme japonais. La morale du Bushido complète le shintoïsme, mais sans avouer qu’il avait besoin d’être complété. Elle y introduit, par un détour ingénieux les règles du confucianisme et quelques-unes des vertus bouddhiques. Elle se suspend au dogme de la divinité impériale comme si elle en dépendait.

Dès 1901, les conférences et les livres la propagèrent à travers le pays. Ce fut une sorte de préparation mystique à la guerre. On l’illustrait par des exemples tirés de la légende ou de l’histoire et habilement dénaturés. Le dévouement féodal au prince se convertissait en dévouement à l’empereur. Toutes les images de vengeances, de suicides, de meurtres héroïques, d’abnégations sublimes, qui défraient le théâtre populaire, repassaient sous les yeux du peuple, non plus comme un divertissement, mais comme un sujet d’édification. L’effet en fut admirable. À Port-Arthur, un régiment refusait de marcher ; on lui lut un rescrit impérial : il se rua à la mort. Le Bushido électrisait les troupes. Plutôt que de se rendre, tous les soldats d’un transport, le Hitachi-Maru, surpris par l’ennemi, s’ouvrirent le ventre en criant le nom de l’empereur. Ce fut sur les vertus de l’empereur et de ses divins ancêtres que l’orl reporta l’honneur des grandes victoires. À chaque nouveau succès, un envoyé impérial partait pour le temple d’Isé et déposait devant l’autel de la déesse du Soleil les hommages reconnaissans de son petit-fils. Comme naguère les canons pris aux Chinois, les canons pris aux Russes furent répartis dans les temples shintoïstes. Jamais tant de gloire n’avait rejailli sur leur toit de chaume. Au temple de Yasukumi, à Tokyo, ou Temple de l’Invocation des âmes, élevé en 1869 pour les défenseurs de la cause impériale, le gouvernement fit célébrer des cérémonies émouvantes en l’honneur des soldats tombés à l’ennemi. On allumait, dans ses beaux jardins de pruniers et de cerisiers, des feux qui ne mouraient qu’au lever du jour, car les âmes des braves descendent du ciel avec les ombres de la nuit. On leur offrait des tables de bois blanc, chargées de gâteaux, de poissons et d’herbes. Le prêtre chantait sa longue mélopée, puis il prenait sur l’autel la pierre précieuse où étaient venues se poser les âmes, et allait l’enfermer dans un tabernacle que les fidèles adoraient.

Loin de se ralentir, le mouvement s’accentua au lendemain de la guerre. Le traité de paix avait été pour le peuple une déception cruelle, et, bien qu’il n’en accusât que ses diplomates, on jugea plus nécessaire que jamais d’entretenir en lui cette religion du Bushido, qui interdit aux mécontentemens de franchir le cercle des ministres et des conseillers du Trône et de s’élever jusqu’à l’empereur. On l’intronisa dans les écoles où le portrait du souverain tient à peu près la même place que jadis dans les nôtres le crucifix. On exhorta les prêtres shintoïstes à la prêcher dans les familles, puisqu’ils sont les seuls ministres de religion en concordance parfaite avec les enseignemens des rescrits impériaux. Les grands enterremens furent remis à leurs soins. Et la bureaucratie, de plus en plus forte, devint une sorte de clergé impérial. Au contraire des hommes de la Restauration, qui avaient trop laïcisé le shintoïsme, ceux d’aujourd’hui travaillent à lui rendre son caractère religieux. Il y a près du parc de Hibya, au centre de Tokyo, un temple shintoïste où maintenant il est de mode dans la haute société de venir se marier. Or, si l’on trouve bien à l’origine du mariage japonais un rite religieux, mais un rite purement domestique, depuis très longtemps les unions n’étaient que de simples contrats civils. Jamais on n’avait eu l’idée de les sanctifier devant les emblèmes du shintoïsme et de la divinité impériale. Imitation européenne à coup sûr, mais où les Japonais prennent surtout ce qui peut affermir le fondement mystique de l’autorité du souverain.

Une des préoccupations les plus constantes du gouvernement et des promoteurs du Bushido est d’atténuer entre l’ancien Japon et le Japon moderne un contraste susceptible d’inspirer des doutes sur l’omnipotence et l’omniscience du Mikado. On ne néglige rien pour donner au peuple l’illusion que rien n’a changé. Dans un livre de lecture populaire, publié en 1910, le comte Okuma inscrivait, en tête de chaque chapitre, une poésie de l’empereur conçue à cette intention : « C’est en méditant les anciens exemples, dit l’auguste poète, que je dois gouverner l’Empire renouvelé. Et encore : Mon seul désir est que les lois nouvelles ne dérogent pas aux antiques lois des dieux. Cet état d’esprit s’accuse quelquefois d’une façon assez déconcertante. Au mois de juillet 1910, la ville de Yokohama, désirant fêter le cinquantenaire de l’ouverture du port aux étrangers, inaugurait la statue du ministre d’un des derniers Shogun, qui, en 1858, sans en référer au fantôme impérial, sous la pression des circonstances, épargna à son pays de graves mécomptes en traitant avec les Européens, et qui, bientôt frappé par les Samuraï du prince de Mito, avait payé de sa vie son courage et sa clairvoyance. Le gouvernement se fit à peine représenter à cette inauguration. Mais, quelques jours plus tard, on fêta les meurtriers. Le président de la Chambre, les Altesses, les princes, l’état-major visitèrent en grande pompe leurs reliques, et l’empereur encouragea d’un don de cent yen leur exaltation. Ce n’était point une manifestation dirigée contre les Européens, ni même contre la politique shogunale, que l’empereur restauré avait reprise et continuée, — car les traités signés restèrent en vigueur trente ans, — mais contre un régime qui avait rabaissé la majesté impériale. On comprend maintenant toute l’actualité du suicide de Nogi et comment il s’encadrait favorablement dans la prédication du Bushido.

Cette nouvelle religion ne rencontre aucune résistance ouverte. « Je n’aime pas ces formes administratives de la tradition, » me disait un professeur de l’Université. Un autre, qui me parlait du Bushido enseigné dans les écoles, lui reprochait de mettre en formules scientifiques la sensibilité japonaise. (Ce qu’il appelait des formules scientifiques, nous l’appellerions plutôt des dogmes.) Mais, en somme, elle ne gêne que l’esprit critique qui n’est pas très développé au Japon. Les historiens sont tenus d’accepter, sous peine de sacrilège, des dates fabuleuses, comme celle du couronnement de Jimmu Tenno, en 660 avant Jésus-Christ, quand jusqu’au Ve siècle de notre ère il est impossible de trouver la moindre preuve de l’existence d’une monarchie japonaise. Les historiens et les moralistes sont également tenus de supposer que les Japonais ont toujours pratiqué envers leur souverain un loyalisme inconnu dans les autres pays, quand les annales du Japon sont pleines d’insurrections féodales et d’empereurs méprisés, déposés, fugitifs ou réduits à la misère. Il y en eut même d’assassinés : un très sûrement et un autre très probablement, à la veille de la Restauration. Mais enfin les injures que ces monarques eurent à supporter sont moins remarquables que la continuité ininterrompue de leur règne. Si le Bushido n’est pas tout à fait une fiction, il a le tort de s’appuyer sur des fictions et de se solidariser avec des légendes dont il est trop facile de prouver la vanité. Il a le grand tort d’élever autour de l’histoire officielle le même enclos que le shintoïsme autour de ses cérémonies funèbres. Ces barrières peuvent être faites de bambous verts qui symbolisent la pureté de l’intention ; elles n’en sont pas moins des barrières hostiles à la pensée et n’enferment que des ombres et des simulacres.

Je crois qu’en général les jeunes gens répugnent au Bushido. Mais la plupart entreront dans les services administratifs, et, par reconnaissance pour la force qu’il leur prête, ils s’en feront les soutiens. Et puis il ne faut pas s’imaginer que les idées, même modernisées, aient au Japon les mêmes arêtes vives que chez nous. Les mots par lesquels nous sommes bien obligés de les traduire, dieu, foi, religion, culte, leur donnent une figure qui produit une impression analogue à celle des paysages japonais dans la peinture européenne, quand on est habitué à la peinture japonaise : ce n’est plus cela. Les conséquences rigoureuses du Bushido rendraient impossible la vie des officiers et des fonctionnaires convertis au christianisme. L’ancien recteur de l’Université de Tokyo faisait preuve de logique, lorsqu’il déclarait que la constitution nationale ne permettait pas de placer au-dessus de l’Empereur et de ses ancêtres le Dieu des chrétiens, et lorsqu’il déplorait que deux cent mille Japonais se fussent mis en opposition avec la loi fondamentale de leur pays. Ces deux cent mille Japonais vivent cependant, non sans quelques tracasseries, mais sans persécution. La religion du Bushido n’empêche pas plus les fureurs de la politique. On n’attaque jamais l’Empereur ; mais on attaque ses conseillers et ses ministres. Les rescrits sont sacro-saints ; mais l’interprétation en reste libre. L’Empereur recommande-t-il à ses sujets l’économie et la simplicité dans les mœurs et dans les vêtemens ? On accueille son message avec vénération ; mais ceux dont il blesse les intérêts ou les goûts se tournent vers le premier ministre et le blâment âprement d’avoir sollicité ce nouveau rescrit ou de ne pas avoir su l’expliquer. La presse japonaise est une des plus indépendantes du monde. Le gouvernement ne la subventionne pas, et le Japonais écrit beaucoup plus sincèrement qu’il ne parle. L’écritoire lui communique la même franchise que ses petites tasses d’eau-de-vie de riz. Le fonctionnaire, oui, le haut fonctionnaire qui dans ses entretiens ne se départira pas d’une étrange circonspection, le pinceau à la main, critiquera le gouvernement sur le ton le plus agressif.

Ce sera d’ailleurs au nom du Bushido. C’est au nom du Bushido que les hommes politiques, les ministres, les états-majors, les bureaucrates seront violemment pris à partie. C’est au nom du Bushido qu’auront lieu des soulèvemens populaires qui feraient croire à une révolution prochaine. Dans les premiers mois de 1914, le Japon fut bouleversé par un scandale d’origine allemande dont presque toute l’administration de la marine était éclaboussée. Le ministère qui voulut tenir le coup ameuta le peuple contre lui. Le syndicat de la presse résolut d’en appeler à l’Empereur ; et, cet appel n’ayant eu aucun résultat, l’opposition parlementaire décida d’envoyer au temple d’Isé des délégués qui présenteraient une protestation motivée à la déesse du Soleil, aïeule de la lignée impériale. La même délégation se rendrait ensuite au tombeau du père de Sa Majesté, près de Kyôto. Avant qu’elle fût partie, le ministère avait donné sa démission. Ce geste des représentans de la nation, qui se tournent vers le Soleil et qui le font juge des noirs desseins ourdis autour de son petit-fils, ne manquerait pas d’une certaine grandeur, s’il ne fallait tenir compte du goût des Japonais pour les attitudes théâtrales et du désir des parlementaires d’impressionner la foule. Mais le moyen qu’ils employaient n’est pas à la portée des parlemens de toutes les monarchies constitutionnelles ; et il prouve chez cette foule la solidité d’une croyance dont je n’étais pas le seul à penser jadis que les idées européennes l’avaient mortellement atteinte. J’écrivais en 1902 : « Autant que j’en puis juger, la Restauration impériale aboutirait à l’idée consciente de la patrie moderne : loin de s’en trouver fortifiée, la fidélité à l’Empereur se dissoudrait dans un patriotisme plus large, mais qui, pour la sécurité du pays, gagnerait à s’y condenser. » Il semble s’y condenser de plus en plus. Et c’est tout le Bushido.

Il arrive quelquefois que les idées et les sentimens, comme les êtres et les plantes, ne paraissent jamais plus vivaces et plus beaux qu’à la veille de décliner et de mourir. Sommes-nous en présence d’une vieille tradition manufacturée, galvanisée et qui jette un suprême éclat, ou d’une foi rajeunie, plus profonde et qui aurait puisé jusque dans les toxiques européens une énergie nouvelle ? Le Bushido a pour lui des prodiges d’héroïsme et la gloire des champs de bataille et l’orgueil national. Il a contre lui toutes les importations étrangères… Je m’arrête. S’il y a des rats dans ma maison, c’est assez qu’il y en ait : je ne veux pas qu’ils rient.

André Bellesort.