Le Nommé Jeudi/Chapitre XII

Traduction par Jean Florence.
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 198-222).

CHAPITRE XII

LA TERRE EN ANARCHIE

Mettant leurs chevaux au galop, sans tenir compte de la rapidité de la descente, les fugitifs eurent bientôt pris sur les poursuivants une nouvelle avance. Et bientôt intervenait entre les uns et les autres, comme un rempart, la masse des premières maisons de Lancy.

La chevauchée avait été longue. Quand Syme et ses amis atteignirent le cœur de la ville, l’occident s’animait déjà des chaudes et capiteuses couleurs du couchant.

Le colonel proposa de s’attacher un certain personnage de sa connaissance qui pourrait être utile ; on se dirigerait ensuite vers le poste de police.

— Il y a, dit-il, dans cette ville, cinq individus fort riches. Quatre d’entre eux sont de vulgaires coquins. Je crois bien qu’en telle matière la proportion est sensiblement la même dans tous les pays. Le cinquième est un honnête homme, de mes amis, et, ce qui ne manque pas d’importance dans notre cas, il possède une automobile.

— J’ai bien peur, dit le professeur avec un sourire mélancolique et tout en jetant un regard en arrière, sur la route blanche, où la tache noire et rampante pouvait apparaître d’un moment à l’autre, j’ai bien peur qu’on ne nous laisse pas le temps de faire des visites…

— La maison du docteur Renard n’est qu’à trois minutes d’ici, dit le colonel.

— Et le danger n’est pas à deux minutes, dit Bull.

— Oui, dit Syme, en faisant diligence nous les laisserons en arrière, puisqu’ils sont à pied.

— Je vous répète, insista le colonel, que mon ami a une automobile.

— Êtes-vous sûr qu’il nous la donne ? demanda Bull.

— Mais oui ! Il est avec nous.

— Silence ! fit tout à coup Syme. Quel est ce bruit ?

Pendant une seconde, ils se tinrent immobiles, comme des statues équestres, et, pendant une, deux, trois secondes, la terre et le ciel aussi parurent s’immobiliser : et sur la route ils entendirent tous ce bruit cadencé, répété, indescriptible mais qu’il est impossible de méconnaître, le bruit que font des chevaux au trot.

La figure du colonel s’altéra instantanément comme si un éclair l’avait frappé sans l’endommager.

— Ils nous tiennent ! dit-il.

Et après un instant, sur le ton d’une ironie militaire :

— À vos rangs pour recevoir la cavalerie !

— Où diable ont-ils pu trouver des chevaux ? murmura Syme tout en faisant, machinalement, cabrer sa monture. Le colonel eut un moment de silence, puis d’une voix altérée :

— Je suis absolument sûr, dit-il, comme je vous l’ai déjà dit, qu’à vingt lieues à la ronde il est impossible de s’en procurer ailleurs qu’au Soleil d’Or.

— Non ! s’écria Syme violemment, non ! je ne puis croire qu’il ait fait cela, cet honnête homme, avec ses cheveux blancs !

— Peut-être a-t-il eu la main forcée, dit le colonel doucement… Ils sont cent, au moins… Si vous m’en croyez, au galop chez mon ami Renard qui a une auto !

Et, sans attendre de réponse, il piqua des deux et tourna un coin de rue. De toute la vitesse de leurs bêtes, les autres avaient peine à suivre la queue de son cheval.

Le docteur Renard habitait une haute et confortable maison, au point le plus élevé d’une rue montueuse, de sorte qu’en descendant à sa porte, les cavaliers purent apercevoir une fois de plus, dominant tous les toits de la ville, le vert sommet de la colline et la route blanche qui en dévalait. Ils respirèrent en constatant que la route était libre et ils tirèrent la sonnette.

Le docteur Renard était un homme de santé florissante, à la barbe brune, un remarquable exemplaire de cette espèce ancienne de médecins consciencieux, calmes, très actifs, comme on en rencontre plus fréquemment en France qu’en Angleterre. Quand on lui eut expliqué le cas, il éclata de rire devant la panique de l’ex-marquis. Avec son robuste scepticisme français, il assura qu’un soulèvement anarchiste universel était totalement impossible :

— L’anarchie, dit-il en haussant les épaules, quel enfantillage !

— Et ça ! dit tout à coup le colonel en invitant du geste son ami à regarder du côté de la colline, est-ce aussi de l’enfantillage ?

Ils virent tous alors un vol de cavalerie noire qui s’abattait sur la route du sommet de la colline avec toute l’irrésistible furie des hordes d’Attila. Mais les cavaliers, bien qu’ils allassent à toute allure, gardaient leurs rangs, et les masques noirs restaient exactement alignés à l’avant-garde, avec une rectitude toute militaire. Malgré l’allure précipitée, la masse ne fléchissait pas, mais une différence apparaissait maintenant dont ils purent se rendre compte comme si la pente de la colline eût été une carte disposée sur un plan incliné. Toute cette masse en mouvement formait un seul bloc. Toutefois, en tête de la colonne, un cavalier isolé galopait ; avec des gestes fous des mains et des talons, il excitait son cheval, et l’on eût plutôt cru voir un homme poursuivi par des ennemis qu’un homme à leur poursuite.

Or, même à cette grande distance, les détectives ne tardèrent pas à reconnaître, dans ce fanatique chevaucheur, le secrétaire de Dimanche.

— Je regrette vivement d’abréger une discussion savante, dit le colonel. Pourriez-vous, cher ami, me prêter votre automobile sur-le-champ ?

— J’ai une vague idée que vous êtes tous fous, observa le docteur avec un aimable sourire, mais, à Dieu ne plaise que la folie et l’amitié ne puissent faire bon ménage ! Allons au garage.

Le docteur Renard était un homme très bon et puissamment riche. Sa maison était un petit musée de Cluny, et il possédait trois automobiles, dont, personnellement, il faisait un usage très discret, ayant les goûts simples de la classe moyenne française. Nos gens perdirent quelques minutes à examiner les voitures, à s’assurer que l’une d’elles était en bon état de service, et ce ne fut pas sans peine qu’ils la poussèrent dans la rue, devant la porte du docteur.

En sortant du garage, ils s’aperçurent avec surprise que le jour s’éteignait : la nuit venait avec cette soudaineté qu’elle n’a qu’aux pays tropicaux. Avaient-ils mis à faire leur choix plus de temps qu’ils ne pensaient, ou s’était-il formé au-dessus de la ville quelque extraordinaire amas de nuages ? Ils regardèrent, le long de la rue en pente, et crurent distinguer un léger brouillard qui s’élevait de la mer.

— Maintenant ou jamais ! dit Bull. J’entends les chevaux.

— Non, corrigea le professeur : un cheval.

Ils écoutèrent attentivement : en effet, ce n’était pas la cavalcade entière qui se rapprochait, mais un seul cavalier, en avance sur l’armée, et c’était le forcené secrétaire.

La famille de Syme, comme la plupart de celles qui aboutissent à la vie simple, avait jadis possédé une automobile. Syme connaissait donc à merveille la manœuvre. Il s’était hissé sur le siège du chauffeur, et, de toutes ses forces, en se congestionnant, il tirait sur les rouages, hors d’usage depuis longtemps. Il appuya sur le volant :

— Je crains bien qu’il n’y ait pas moyen, dit-il avec un flegme irréprochable.

Il n’avait pas achevé, qu’un homme, droit en selle sur un cheval écumant, tournait le coin de la rue avec la rapidité, la rigidité d’une flèche. Le menton, crispé par un rictus, faisait saillie, comme disloqué. Le cavalier s’avança vers l’auto stationnaire, où les détectives étaient en train de monter, et mit la main sur le rebord de la capote. C’était le secrétaire. Un muet rire de triomphe tordait sa bouche.

Syme pesait toujours sur le volant. On n’entendait que la galopade furieuse de l’armée anarchiste entrant dans la ville. À ce bruit, tout à coup un autre bruit se mêla, celui du fer grinçant contre le fer, et l’auto s’enleva dans une brusque embardée. Elle arracha le secrétaire de sa selle, comme on tire une épée d’une gaine, le traîna pendant une dizaine de pas en le secouant terriblement, et finit par le jeter sur la route, où il tomba de tout son long, devant son cheval hennissant d’effroi.

Comme l’auto tournait le coin dans un magnifique virage, les détectives purent voir les anarchistes qui se répandaient dans la rue. Les premiers arrivants mirent pied à terre pour relever leur chef.

— Je ne puis comprendre que la nuit soit tombée si tôt, dit le professeur à voix basse.

— C’est un orage qui se prépare, dit le docteur Bull. Quel dommage que nous n’ayons pas de lanterne, ne fût-ce que pour y voir !

— Nous en avons une ! s’écria le colonel en ramassant dans le fond de la voiture une lourde lanterne démodée en fer forgé.

C’était, évidemment, un objet fort ancien. Sa destination première avait dû être religieuse, car, sur l’un de ses côtés, elle portait une croix, grossièrement figurée.

— Où donc avez-vous trouvé cela ? demanda le professeur.

— Où nous avons trouvé l’auto, répondit le colonel, chez le meilleur de mes amis. Pendant que notre chauffeur s’escrimait contre le volant, j’ai couru à la porte, où se tenait Renard qui nous regardait partir. « Je pense, lui ai-je dit, qu’il n’est plus temps de chercher une lampe. » Il leva les yeux en souriant aimablement vers le splendide plafond voûté de son vestibule : cette lanterne y était suspendue par des chaînes d’une admirable ferronnerie ; c’est un des mille trésors anciens de son trésor. À la force du poignet, il arracha cette lampe du plafond : les panneaux peints se fendirent, deux vases bleus tombèrent en même temps. Et il me tendit cette lanterne que je me hâtai de placer dans l’auto. Avais-je tort de dire que Renard méritait d’être connu ?

— Vous aviez raison, dit Syme, gravement.

Et il plaça la lourde lanterne devant lui.

Il y avait comme une allégorie de leur aventure dans le contraste de cette auto, si moderne, et de cette lampe, étrangement ecclésiastique.

Jusqu’à présent, ils n’avaient encore traversé que les parties les plus paisibles de la ville ; ils n’avaient encore rencontré que deux ou trois piétons dont l’aspect ne leur permettait de rien préjuger des dispositions sympathiques ou hostiles de la population. Mais maintenant les fenêtres s’allumaient une à une ; on se sentait dans un lieu habité, entouré d’humanité.

Le docteur Bull se tourna vers Ratcliff, et avec un de ses sourires d’amitié :

— Ces lumières vous remontent un peu le cœur, dit-il.

L’inspecteur Ratcliff fronça le sourcil.

— Il n’y a qu’une lumière qui puisse me remonter le cœur, répliqua-t-il, c’est celle du poste de police que je vois à l’autre bout de la ville. Plaise à Dieu que nous y parvenions avant dix minutes !

Le bon sens et l’optimisme de Bull se révoltèrent. Il s’écria :

— Tout cela n’est que folie et sottise ! Si vous croyez vraiment que de bons bourgeois, dans leurs bonnes maisons bourgeoises, nourrissent des sentiments anarchistes, c’est que vous êtes vous-même plus fou qu’un anarchiste ! Si nous retournions pour nous battre avec ces misérables, nous aurions toute la ville avec nous !

— Non, dit l’autre avec une simplicité déconcertante, c’est pour eux que toute la ville prendrait parti. D’ailleurs, vous allez voir…

Tandis qu’ils parlaient, le professeur, soudainement inquiet, s’était penché en avant :

— Qu’est-ce encore que ce bruit ? fit-il.

— Les chevaux ! dit le colonel. Je croyais pourtant que nous avions du chemin entre eux et nous !

— Les chevaux ? dit le professeur. Non ! Ce ne sont pas des chevaux ! Et le bruit ne vient pas de derrière nous.

Au même moment, au bout de la rue devant eux et en travers, deux formes éclairées passèrent avec un bruit de ferraille. Elles s’évanouirent dans un éclair, mais chacun avait reconnu des automobiles, et le professeur se leva tout pâle et jura que c’étaient celles qu’ils avaient laissées dans le garage du docteur Renard.

— Je vous dis que ce sont les siennes, répéta-t-il, et elles étaient pleines d’hommes masqués !

— Absurde ! fit le colonel. Jamais Renard ne leur aurait livré ses autos !

— On les lui aura prises, dit Ratcliff tranquillement. Je vous dis que toute la ville est contre nous.

— Vraiment, demanda le colonel incrédule, vous avez cette conviction ?

— Et ce sera bientôt la vôtre, fit Ratcliff, avec le calme du désespoir.

Il se fit un silence embarrassé. Puis, le colonel reprit tout à coup :

— Non ! Je ne puis le croire ! C’est pure folie ! Les bonnes et simples gens d’une paisible petite ville française…

Il fut brutalement interrompu par une détonation, tandis qu’une soudaine lueur l’éblouissait. Dans sa course, l’auto laissa derrière elle une fumée blanche. Syme avait entendu une balle siffler à ses oreilles.

— Bon Dieu ! fit le colonel, on nous tire dessus !

— Que cela n’interrompe pas notre conversation, dit Ratcliff. Je vous en prie, colonel, poursuivez vos judicieuses observations : vous disiez, je crois, que les simples gens d’une paisible petite ville française…

Le colonel n’était plus en état de s’arrêter aux ironies du détective ; il regardait tout autour de lui, en grommelant :

— C’est extraordinaire ! Tout à fait extraordinaire…

Syme ajouta :

— Un gêneur dirait même que…

— Que c’est désagréable ! n’est-ce pas ? Mais je pense que ces lumières, au bout de la rue, dans le faubourg, sont celles de la gendarmerie. Nous allons y arriver.

— Non, dit Ratcliff, nous n’y arriverons jamais.

Il s’était levé pour regarder au loin ; il s’assit, en lissant ses cheveux d’un geste las.

— Que voulez-vous dire ? demanda Bull, sèchement.

— J’ai dit et je répète que nous n’atteindrons jamais le poste, répondit le pessimiste placide. Les anarchistes ont déjà placé deux rangs d’hommes armés en travers du chemin ; je les vois d’ici. La ville est en armes, comme je l’avais prévu. Je ne puis que me reposer dans le délicieux sentiment de n’avoir commis aucune erreur de calcul.

Et Ratcliff, s’installant d’une manière confortable, alluma une cigarette, tandis que les autres se levaient précipitamment et sondaient la rue de leurs regards inquiets.

Syme avait peu à peu modéré l’allure de l’auto, dans la mesure où les plans des fugitifs perdaient de leur décision ; il fit halte à l’angle d’une rue qui descendait vers la mer par une pente très rapide.

Presque toute la ville était déjà plongée dans l’ombre, bien que le soleil n’eût pas encore disparu de l’horizon. Tout ce qu’il touchait du bout de ses rayons se colorait d’or ardent, et ces derniers feux du couchant étaient aigus et minces comme des projections de lumière artificielle dans un théâtre. L’auto, atteinte par ces clartés, brillait comme un char enflammé. Mais, autour d’elle, et surtout aux extrémités de la rue, tout était déjà dans la nuit. Pendant quelques secondes, les détectives ne purent rien voir. Enfin, Syme, de qui la vue était singulièrement perçante, eut un petit rire amèrement ironique :

— C’est parfaitement vrai, dit-il. Il y a une foule, ou une armée, ou je ne sais quoi d’analogue, au bout de cette rue.

— Dans ce cas, fit le docteur Bull, il s’agit d’autre chose. Cette foule se livre peut-être à quelque réjouissance locale ; par exemple, elle célèbre la fête du maire, ou quelque chose dans ce genre. Je ne puis ni ne veux admettre que les habitants de cette honnête ville se promènent avec de la dynamite dans leurs poches. Avançons un peu, Syme, et voyons de plus près.

L’auto fit une centaine de mètres. Tout à coup, le docteur Bull partit d’un grand éclat de rire qui étonna tout le monde.

— Eh bien ! s’écria-t-il, que vous disais-je, sots que vous êtes ? Ces gens-là sont aussi doux et respectueux des lois que des moutons, et s’ils ne l’étaient pas ils seraient de notre bord.

— Qu’en savez-vous ? demanda le professeur, étonné.

— Chauve-souris aveugle ! s’écria Bull. Voyez donc qui les commande !

Ils regardèrent de tous leurs yeux.

— C’est Renard ! s’écria le colonel d’une voix enrouée.

En effet, un groupe d’hommes, ou plutôt d’ombres, formait au bout de la rue une masse indistincte ; mais, détaché de cette masse et éclairé par la lumière du soir, le docteur Renard faisait les cent pas. C’était lui, c’était bien lui, avec sa barbe brune, qu’il caressait, et son chapeau blanc. Mais, dans sa main gauche, il tenait un revolver.

— Fou que j’étais ! dit joyeusement le colonel, ce brave garçon est venu à notre aide !

Bull étouffait de rire. Tout en brandissant l’une des épées du duel, négligemment, comme il eût fait d’une canne, il sauta à terre en criant :

— Docteur Renard, hé ! docteur Renard !

L’instant d’après, Syme crut que ses yeux étaient devenus fous dans sa tête : le philanthropique docteur Renard avait délibérément braqué son revolver et fait feu sur Bull, par deux fois. La double détonation éveillait tous les échos de la rue.

Au flocon de fumée qui s’élevait de la main du docteur Renard, la cigarette du cynique Ratcliff répondit par un mince nuage bleu. Comme ses compagnons, Ratcliff avait pâli, mais il ne cessait de sourire.

Cible vivante, le docteur Bull, dont les balles avaient frôlés les cheveux, resta un instant immobile au milieu de la rue, sans manifester aucune peur, puis, lentement, se retourna et se hissa dans l’auto. Il avait deux trous à son chapeau.

— Eh bien ! dit lentement le fumeur de cigarettes, qu’en pensez-vous, à présent ?

— Je pense, répondit le docteur Bull avec beaucoup de précision, je pense que je suis couché dans mon lit, au numéro 217 de Peabody Buildings, et que je vais bientôt me réveiller en sursaut. Ou bien encore je pense que je suis dans une petite cellule matelassée de Hanwell et que le médecin désespère de mon cas. Mais, si vous voulez savoir ce que je ne pense pas, je vais vous le dire. Je ne pense pas ce que vous pensez. Je ne pense pas et je ne penserai jamais que la multitude des honnêtes gens du commun soit composée de sales penseurs modernes. Non, Monsieur, je suis un démocrate, et je ne crois pas que Dimanche puisse convertir un manœuvre ou un saute-ruisseau, non ! Je suis peut-être fou, mais l’humanité n’est pas folle.

Syme tourna vers lui son regard bleu clair, et, avec une gravité insolite :

— Vous êtes un bien brave garçon, dit-il. Votre bon sens croit à celui des autres, qui n’est pas nécessairement le vôtre. Et vous avez raison quand vous parlez ainsi de l’humanité en général, des paysans, par exemple, ou de l’aubergiste du Soleil d’Or. Mais vous vous trompez sur le cas de Renard. Je l’ai tout de suite soupçonné. C’est un rationaliste, et, circonstance aggravante, il est riche. Si le sentiment du devoir et la foi religieuse doivent un jour disparaître, ce sera par la faute des riches.

— Le devoir et la religion ont dès maintenant disparu, dit Ratcliff en se levant, les mains dans les poches : voici les diables qui s’avancent.

Ils regardèrent tous, avec inquiétude, dans la direction que désignait le regard rêveur de Ratcliff, et virent que tout le régiment massé au bout de la rue marchait sur eux, le docteur Renard en tête, furieux, la barbe au vent.

Le colonel bondit hors de l’auto :

— Messieurs ! cria-t-il, cela n’est pas possible, cela n’est pas ! Ce ne peut être qu’une plaisanterie. Si vous connaissiez Renard comme je le connais !… Autant vaudrait dire que la reine Victoria est un dynamitard ! Si vous aviez dans la tête la moindre idée du caractère de cet homme…

— Dans son chapeau, du moins, Bull a quelque idée de ce précieux caractère, dit Syme sardonique.

— Je vous dis que c’est impossible ! répéta le colonel en frappant du pied. Renard s’expliquera ; il m’expliquera tout, à moi.

Et le colonel fit un pas en avant.

— Ne vous pressez pas tant ! murmura Ratcliff. Il nous aura bientôt tout expliqué, à nous tous à la fois.

Mais le bouillant colonel, sans plus rien écouter, marchait à l’ennemi. Renard, dans l’ardeur du combat, leva de nouveau son revolver. Toutefois, en reconnaissant l’homme qu’il avait devant lui, il hésita, et le colonel l’aborda en faisant des gestes de remontrance.

— Il perd son temps, dit Syme, il n’y a rien à espérer de ce vieux païen. Je serais d’avis de foncer à travers cette foule, bang ! comme les balles ont passé à travers le chapeau de Bull. Nous serions probablement tués, mais du moins nous tuerions en retour, bon nombre de ces enragés.

Pas d’ça, mon vieux ! fit Bull avec l’accent faubourien où sonnait sincèrement sa vertu démocratique. Peut-être ces pauvres gens font-ils erreur. Laissons parlementer le colonel.

— Retournons en arrière, alors, proposa le professeur.

— Non, dit Ratcliff, froidement : la rue est fermée derrière nous aussi. D’ailleurs, il me semble que j’y aperçois un autre de vos amis, Syme.

Syme retourna vivement l’auto et vit un corps irrégulier de cavaliers qui s’approchaient d’eux dans l’ombre. Au-dessus de la selle du cheval de tête, il aperçut le reflet argenté d’un sabre, et bientôt le reflet argenté des cheveux d’un vieillard. Aussitôt, il remit l’auto en marche en sens inverse, à toute vitesse, dans la direction de la mer. Un homme décidé au suicide n’aurait pas agi autrement.

— Qu’y a-t-il, que diable ? s’écria le professeur en lui saisissant le bras.

— L’étoile du matin est tombée ! dit Syme.

Et l’auto elle-même se précipitait dans la nuit comme une étoile qui tombe.

Les autres, sans comprendre l’énigmatique parole de Syme, regardaient autour d’eux avec désespoir. Mais, en se retournant, ils virent la cavalerie lancée à leur poursuite : en avant galopait le bon aubergiste du Soleil d’Or, et son visage flamboyait dans l’innocence des derniers feux du soir.

— Le monde est devenu fou ! gémit le professeur en se cachant la figure dans ses mains.

— Non, protesta Bull avec l’entêtement d’une humilité plus solide que le diamant, c’est moi qui suis fou.

— Qu’allons-nous faire ? demanda le professeur.

— Pour le moment, répondit Syme du ton précis d’un observateur désintéressé, nous allons cogner un réverbère.

La seconde d’après l’automobile, avec un bruit de catastrophe heurta un objet de fer. L’instant d’après les quatre hommes s’étaient à grand-peine dégagés d’un chaos de métal et au bord de la jetée, un réverbère tordu et courbé ressemblait à la branche d’un arbre brisé.

— Allons, dit le professeur avec un léger sourire, nous avons cassé quelque chose, c’est une consolation.

— Deviendriez-vous anarchiste ? gronda Syme, tout en secouant par un instinct de propreté la poussière de ses habits.

— Tout le monde l’est, affirma Ratcliff.

Cependant, l’aubergiste et son escadron descendaient la rue dans un bruit de tonnerre, tandis qu’une autre troupe poussait des cris et formait la haie, le long de la mer.

Syme saisit une épée entre ses dents, en plaça deux autres sous ses bras, en empoigna de la main gauche une quatrième, et, la lanterne dans la main droite, bondit du quai sur le rivage.

Les autres sautèrent derrière lui, se ralliant au parti qu’il prenait et abandonnant à la foule les débris de l’auto.

— Il nous reste une dernière chance, expliqua Syme en ôtant l’épée d’entre ses dents. Quoi que puisse signifier ce pandémonium, je pense que la police nous viendra en aide. La route, il est vrai, nous est fermée, nous ne pouvons atteindre le poste. Mais distinguez-vous ce brise-lames qui entre dans la mer ? Nous pouvons y tenir assez longtemps, comme Horatius Coclès, vous savez, quand il défendait le pont. Tâchons de résister au moins jusqu’à l’arrivée des gendarmes. Suivez-moi !

Ils descendirent, le long du rivage, jusqu’à ce qu’ils sentissent sous leurs pieds, non plus le gravier naturel, mais de larges pavés. Ils suivirent alors une longue et basse jetée qui s’engageait dans la mer bouillonnante, et, quand ils eurent atteint l’extrémité de cette jetée, ils comprirent qu’ils étaient au bout, aussi, de leur histoire.

Ils se retournèrent, face à la ville.

Cette ville ! La révolte l’avait transformée.

Tout le long du quai, c’était un fleuve confus et mugissant d’hommes qui agitaient les bras en dardant vers la mer des yeux ardents. Des torches et des lanternes trouaient, çà et là, cette épaisse ligne sombre. Mais, même sur les figures qu’on ne voyait point, même dans les gestes qu’on pouvait à peine deviner dans le tréfonds des ténèbres, on sentait une haine concertée.

Il était évident que la malédiction universelle s’acharnait sur eux. Mais pourquoi ?

Deux ou trois hommes sautèrent du quai sur le rivage comme ils avaient fait eux-mêmes. On eût dit des singes tant ils paraissaient petits, tant ils étaient agiles et noirs. Ils s’engagèrent sur le sable en poussant des cris horribles et tentèrent de gagner à gué la jetée. Leur exemple fut suivi, et toute la masse hurlante se déversa par-dessus le parapet du quai, comme une noire marmelade.

Parmi les premiers arrivants, Syme reconnut le paysan qui avait mis sa charrette à leur disposition. Il s’élançait dans l’écume, monté sur un grand cheval de trait en brandissant sa hache de bûcheron.

— Les paysans ! s’écria Syme : ils ne s’étaient pas révoltés depuis le moyen âge !

— Même la police, si elle survenait, ne pourrait rien contre cette foule, dit le professeur tristement.

— Folie ! fit Bull désespéré, il y a sûrement encore des êtres humains dans cette ville !

— Non, dit Ratcliff. Le genre humain va disparaître. Nous en sommes les derniers représentants.

— Peut-être, répondit le professeur, d’un air distrait ; puis il ajouta de sa voix rêveuse : comment est-ce donc, la fin de la Dunciade ? Vous rappelez-vous ?… « Tout s’éteint, le feu de la nation comme celui du citoyen. Il ne reste ni le flambeau de l’homme ni l’éclair de Dieu. Voyez, ton noir Empire, Chaos, est restauré. La lumière s’évanouit devant ta parole qui ne crée pas. Ta main, grand Anarque, laisse tomber le rideau et la nuit universelle engloutit tout ! »

— Silence ! cria Bull, voici les gendarmes !

En effet, devant les fenêtres éclairées du poste de police défilaient hâtivement des ombres, et, dans la nuit, on entendait le cliquetis d’une cavalerie disciplinée.

— Ils chargent la foule, continuait Bull, fou de joie, ou peut-être de peur.

— Non, dit Syme, les gendarmes se rangent le long du quai.

Bull se mit à danser :

— Ils ont épaulé leurs carabines ! s’écria-t-il.

— Oui, concéda Ratcliff, pour tirer sur nous.

On entendit une décharge de mousqueterie, et les balles grêlèrent sur les pierres de la jetée.

— Les gendarmes sont avec eux ! fit le professeur en se frappant la tête des deux poings.

— Je suis dans le cabanon des fous furieux, déclara Bull avec résignation.

Tous se turent. Ratcliff considéra la mer gris-violet, et dit :

— Fous ou sages, qu’importe ? Nous serons tous morts tout à l’heure.

— Vous avez donc perdu tout espoir ? lui demanda Syme.

M. Ratcliff observa le silence d’un rocher.

— Non, ce qu’il y a de plus étrange, répondit-il enfin, c’est que je n’ai pas perdu tout espoir. Je sens palpiter en moi un tout petit espoir insensé, que je ne puis chasser de mon esprit. Toutes les puissances de la planète sont coalisées contre nous. Et je ne puis m’empêcher de me demander si cette folle petite espérance est tout à fait déraisonnable.

— En qui ou en quoi espérez-vous ? questionna Syme, curieux.

— En un homme que je n’ai jamais vu, répondit l’autre en se tournant vers la mer de plomb.

— Je sais qui vous voulez dire, répondit Syme à voix basse, l’homme de la chambre obscure. Il y a longtemps que Dimanche l’aura tué !

— Peut-être. En tout cas, c’est le seul homme que Dimanche ait pu avoir quelque peine à tuer.

— J’ai entendu ce que vous avez dit, intervint le professeur, qui leur tournait le dos ; moi aussi, je crois fermement en ce que je n’ai jamais vu.

Syme qui était là comme aveuglé à force de réfléchir se tourna tout à coup et s’écria brusquement comme un homme subitement réveillé :

— Où est le colonel ? Je le croyais avec nous !

— Le colonel ? répéta Bull. Ah ! oui, où est donc le colonel ?

— Il est parti pour conférer avec Renard, dit le professeur.

— Nous ne pouvons l’abandonner à ces brutes ! dit Syme. Mourons en gens d’honneur, si…

— Ne vous apitoyez pas trop sur le sort du colonel, fit Ratcliff avec un pâle sourire de mépris. Le colonel est tout à fait à son aise, il est…

— Non ! Non ! Et non ! interrompit Syme avec une sorte de fureur. Qui vous voudrez, mais pas le colonel ! Je ne le croirai jamais !

— En croirez-vous vos yeux ? demanda l’autre en montrant le rivage.

Beaucoup de leurs ennemis étaient entrés dans l’eau en serrant les poings. Mais la mer était mauvaise, et ils ne pouvaient atteindre la jetée. Deux ou trois, pourtant, avaient réussi à gagner les marches de pierre et continuaient à s’avancer, prudemment. La lueur d’une lanterne éclaira la figure des deux premiers. L’une portait un masque, au-dessous duquel la bouche se tordait avec une telle frénésie nerveuse que la barbe, agitée par le mouvement de la mâchoire inférieure, se retournait en tous sens, comme quelque chose de vivant et d’inquiet. L’autre avait le visage rouge et la moustache grise — la moustache du colonel Ducroix. Les deux hommes se consultaient gravement.

— Oui, lui aussi a déserté, dit le professeur en s’asseyant sur une pierre. Tout est perdu. Je suis perdu. Je n’ai aucune confiance en ma propre personne. Il se pourrait très bien que ma propre main se levât contre moi pour me frapper.

— Quand ma main se lèvera, déclara Syme, c’est un autre que moi qu’elle frappera.

Et il se dirigea le long de la jetée vers le colonel, une épée dans une main, la lanterne dans l’autre.

Comme pour dissiper les dernières espérances ou les derniers doutes, le colonel, dès qu’il l’aperçut, le mit en joue et fit feu de son revolver. La balle manqua Syme, mais frappa son épée qu’elle brisa près de la garde. Syme s’élança en brandissant la lanterne au-dessus de sa tête.

— Judas avant Hérode ! cria-t-il.

Et il abattit le colonel sur les pierres de la jetée.

Puis il se tourna vers le secrétaire, dont la bouche écumait. Il élevait la lanterne dans un geste si étrangement solennel que l’autre, un instant stupéfié, resta immobile et fut forcé de l’écouter.

— Voyez-vous cette lanterne ? cria Syme d’une voix terrible. Voyez-vous la croix qu’elle porte gravée ? Voyez-vous la lampe qu’elle protège ? Vous n’avez pas forgé cette lanterne ! Vous n’avez pas allumé cette lampe ! Ce sont des hommes meilleurs que vous, ce sont des hommes qui savaient croire et obéir qui ont travaillé les entrailles de ce fer, qui ont préservé la légende du feu. Tout, la rue où vous passez, l’habit que vous portez, tout a été fait comme l’a été cette lanterne, par une négation de votre philosophie de rat et de poussière. Vous ne pouvez rien édifier. Vous ne savez que détruire. Détruisez donc l’humanité, détruisez le monde. Que cela vous suffise ! Vous ne détruirez pas cette vieille lanterne chrétienne ! Elle ira là où votre empire de singes n’aura jamais la malice de la trouver !

Il frappa de la lanterne le secrétaire, qui chancela sous le coup, puis, la faisant tournoyer par deux fois au-dessus de sa tête, il la précipita au loin dans la mer, où elle jeta une dernière lueur comme une fusée et s’engloutit.

— Des épées ! clama Syme en tournant sa face enflammée vers ses trois compagnons : chargeons ces chiens ! L’heure de mourir a sonné !

Les trois compagnons venaient, l’épée au poing. Syme était désarmé ; mais, terrassant un pêcheur, il lui arracha des mains un gourdin, et les quatre détectives allaient s’élancer sur la foule et périr — quand il se fit dans l’action un brusque arrêt.

Depuis que Syme avait parlé, le secrétaire était resté là, comme ébloui, la tête dans ses mains. Tout à coup, il arracha son masque.

Ainsi exposée à la lueur des réverbères, cette pâle figure révélait moins de rage que d’étonnement.

— Il y a erreur, dit-il. Monsieur Syme, je doute fort que vous vous rendiez compte de votre situation. Au nom de la loi, je vous arrête.

— Au nom de la loi ? répéta Syme, en laissant échapper son gourdin.

— Certainement, répondit le secrétaire ; je suis un détective de Scotland Yard.

Et il tira de sa poche une carte bleue.

— Et que croyez-vous donc que nous soyons, nous ? demanda le professeur en levant les bras au ciel.

— Vous, dit le secrétaire d’un ton glacial, vous êtes, je le sais pertinemment, membres du Conseil Suprême des Anarchistes. Déguisé comme l’un de vous, j’ai…

Le docteur Bull lança son épée dans la mer.

— Il n’y a jamais eu de Conseil Suprême des Anarchistes, dit-il. Nous sommes tous de stupides policemen qui perdions notre temps à nous espionner les uns les autres. Et tous ces braves gens, qui nous tiraient dessus, nous prenaient pour des dynamiteurs ! Je savais bien que je ne me trompais pas, au sujet de la foule, ajouta-t-il en jetant sur l’énorme multitude qui s’agitait au loin un regard rayonnant : les gens du vulgaire ne sont jamais fous. J’en sais quelque chose, car moi-même j’en suis, du vulgaire ! Maintenant, allons à terre. Je paye à boire à tout le monde !