Le Nommé Jeudi/Chapitre V

Traduction par Jean Florence.
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 73-86).

CHAPITRE V

LE REPAS ÉPOUVANTABLE

Tout d’abord, Syme crut l’escalier de pierre désert comme une pyramide. Mais, avant d’avoir atteint le dernier degré, il se rendit compte qu’il y avait un homme accoudé au parapet, et que cet homme regardait le fleuve. Son aspect était très ordinaire. Il portait un chapeau de soie et une redingote correcte ; il avait une fleur rouge à la boutonnière. De marche en marche, la distance diminuait entre eux ; l’homme ne bougeait pas. Syme put l’approcher d’assez près pour observer, à la pâle lumière du matin, que la figure de l’inconnu était longue, blême, intelligente et se terminait par une touffe de barbe noire, les lèvres et les joues étant soigneusement rasées, et ces quelques poils semblaient oubliés là, par simple négligence. Cette figure anguleuse, ascétique, noble à sa façon, était de celles auxquelles la barbe ne sied pas.

Et, tout en faisant ces remarques, Syme se rapprochait toujours ; et l’homme restait toujours immobile.

Au premier regard, Syme avait eu l’intuition que cet homme était là pour l’attendre. Puis, ne lui voyant faire aucun signe, il avait cru s’être trompé. Mais, de nouveau, il revenait à la certitude que cet homme devait jouer un rôle dans sa folle aventure. Un individu frôlé, presque, par un étranger ne reste pas à ce point immobile et calme sans raison. Il était aussi inerte et à peu près aussi énervant, par là même, qu’une poupée de cire. Syme considérait toujours cette figure pâle, délicate et digne, dont le regard éteint ne se détournait pas de la rivière, et tout à coup, tirant de sa poche le document qui lui conférait le titre de Jeudi, il le mit sous les yeux tristes et doux de l’inconnu. Alors, celui-ci sourit, d’un sourire inquiétant, d’un sourire « d’un seul côté », qui haussait la joue droite et abaissait la gauche.

Raisonnablement, toutefois, il n’y avait là rien d’effroyable. Bien des gens ont ce tic nerveux, ce rictus grimaçant, et il en est même chez qui c’est une grâce. Mais, dans les circonstances où se trouvait Syme, sous l’influence de cette aurore menaçante, avec la mission meurtrière dont il était chargé, dans la solitude de ces grandes pierres ruisselantes, il reçut de cet accueil une impression étrange, qui le glaça, qui le paralysa. Ce fleuve silencieux, cet homme silencieux, au visage classique… Et, comme touche finale au cauchemar, ce sourire grimaçant.

Mais cette grimace s’effaça instantanément, et la physionomie de l’anarchiste reprit son expression d’harmonieuse mélancolie. Sans plus de questions ni d’explications, il parla comme on parle à un vieux collègue.

— En nous dirigeant tout de suite vers Leicester Square, dit-il, nous arriverons juste à temps pour déjeuner. Dimanche tient beaucoup à déjeuner de bon matin. Avez-vous dormi ?

— Non.

— Moi non plus, répondit l’autre d’une voix égale. Je tâcherai de dormir après déjeuner.

Il parlait avec une civilité négligente, mais d’une voix extrêmement monotone qui faisait un vif contraste avec l’ardeur fanatique de sa physionomie. On eût juré qu’il s’acquittait de ces gestes et propos de bonne grâce comme d’insignifiantes obligations, et qu’il ne vivait que de haine. Après un silence, il reprit :

— Sans nul doute, le président de la section vous a dit tout ce qu’il pouvait vous dire. Mais la seule chose qu’on ne puisse jamais dire, c’est la dernière idée de Dimanche car ses idées se multiplient comme les végétations d’une forêt tropicale. Pour le cas où vous ne le sauriez pas, je vous dirai donc qu’il a résolu de nous cacher en ne nous cachant pas du tout. Au début, naturellement, nous nous réunissions sous terre, dans une cave, comme font les membres de votre section. Puis, Dimanche nous convoqua dans un cabinet de restaurant. Il disait que, si nous ne paraissions pas nous dissimuler, personne ne se défierait de nous. Je sais bien qu’il n’a pas son pareil au monde ; mais, vraiment, je crains parfois que son vaste cerveau ne se détraque un peu, avec l’âge : car, maintenant, nous nous exposons aux yeux du public, nous déjeunons sur un balcon — un balcon, remarquez-le bien, qui domine Leicester Square.

— Et que disent les gens ? demanda Syme.

— Ils disent, reprit son guide, que nous sommes de gais compagnons, des gentlemen qui se prétendent anarchistes.

— L’idée de Dimanche me paraît très ingénieuse.

— Ingénieuse ! Que Dieu punisse votre impudence ! s’écria l’autre d’une voix aiguë qui étonnait et jurait avec son personnage tout autant qu’avec son rictus. Ingénieuse ! Quand vous aurez vu Dimanche le quart d’une seconde, vous perdrez l’envie de traiter ses idées d’ingénieuses !

Sur ces mots, ils atteignirent le terme d’une rue étroite, et Leicester Square leur apparut, baigné dans la lumière du matin.

On ne saura jamais, je pense, pourquoi ce square a un aspect si étranger et, en quelque manière, continental. On ne saura jamais si c’est son aspect étranger qui attira les étrangers ou si ce sont les étrangers qui lui donnèrent son aspect étranger. Justement, ce matin-là, ce caractère de Leicester Square était particulièrement clair et évident. Le square ouvert et les feuilles ensoleillées des arbres, la statue et la silhouette sarrasine de l’Alhambra, évoquaient on ne savait quelle place publique de France ou d’Espagne. Syme eut de plus en plus nettement une sensation qui devait se reproduire bien des fois au cours de son aventure, la sensation aiguë qu’il s’était égaré dans une planète nouvelle. En fait, il n’avait cessé d’acheter de mauvais cigares aux environs de Leicester Square, depuis sa jeunesse. Mais, ce jour-là, en découvrant au tournant du coin les coupoles mauresques et les arbres, il eût juré qu’il débouchait sur la « Place de Chose ou Machin » de quelque ville étrangère.

En angle, au coin du square, se profilait un hôtel, dont la façade principale donnait sur une rue latérale. Au-dessus d’une grande porte-fenêtre, sans doute la porte d’un café, un balcon énorme faisait saillie, dominant le square, un balcon assez spacieux pour qu’une table y fût mise. Sur ce balcon, il y avait, en effet, une table, une table à déjeuner, et, autour de cette table, visible de la rue et en plein soleil, un groupe d’hommes bruyants et bavards, tous habillés avec l’insolence de la mode, le gilet blanc et la boutonnière fleurie. Quand ils plaisantaient, on les entendait parfois de l’autre bout du square. Le grave compagnon de Syme fit sa grimace si peu naturelle, et Syme comprit que ces joyeux convives étaient les membres du conclave secret des dynamiteurs européens.

Puis, comme il ne pouvait détourner son regard de ce groupe, il y remarqua quelque chose qui tout d’abord lui avait échappé. Et cela lui avait échappé, parce que c’était trop grand pour être vu tout d’abord. À l’une des extrémités du balcon, interceptant la perspective, c’était le dos d’une gigantesque montagne humaine. En l’apercevant, Syme pensa tout de suite que le balcon de pierre allait céder sous le poids de cette masse de chair. Et ce n’était pas seulement parce qu’il était extraordinairement haut de stature, et incroyablement gros, que cet homme paraissait si ample : la cause réelle de l’impression d’excessif qu’il produisait était dans l’ordonnance des plans de sa personne, dans les proportions originales selon lesquelles cette statue vivante avait été exécutée. Vue de derrière comme la voyait Syme, la tête, couronnée de cheveux blancs, paraissait plus haute et plus large que nature, les oreilles paraissaient plus grandes que des oreilles humaines. Tout était en proportion. Auprès de ce colosse, tous les autres hommes se rapetissaient, devenaient des nains. À les voir, assis tous les cinq autour de la table, on eût dit que le grand homme offrait le thé à des enfants.

Comme Syme et son guide approchaient de l’hôtel, un garçon vint à eux souriant de toutes ses dents.

— Ces messieurs sont là-haut, dit-il ; ils causent joyeusement ; ils prétendent qu’ils veulent jeter des bombes sur le roi !

Et le garçon, sa serviette sous le bras, s’éloigna rapidement, fort amusé lui-même de l’exceptionnelle frivolité de ces messieurs.

Les deux hommes gravirent l’escalier en silence.

Syme n’avait pas un instant songé à demander si ce monstre qui remplissait le balcon était bien le grand Président dont les anarchistes ne pouvaient prononcer le nom sans trembler. Il le savait, il l’avait su immédiatement, sans qu’il lui eût été possible de préciser les motifs de sa certitude. Syme était un de ces hommes qui sont sujets aux influences psychologiques les plus obscures, à un degré qui ne va pas sans quelque danger pour la santé de l’esprit. Inaccessible à la peur physique, il était beaucoup trop sensible à l’odeur du mal moral. Plusieurs fois déjà pendant cette nuit, des choses insignifiantes avaient pris à ses yeux une importance capitale, lui donnant la sensation qu’il était en route vers le quartier général de l’enfer ; et cette sensation devenait irrésistible, maintenant qu’il allait aborder le grand Président. Elle prit la forme d’une suggestion puérile et pourtant détestable. Comme il s’avançait vers le balcon en traversant la pièce qui le précédait, il lui sembla que la large figure de Dimanche s’élargissait encore, s’amplifiait toujours, et Syme fut pris de terreur à la pensée que cette figure serait bientôt trop vaste pour être possible, et qu’il ne pourrait s’empêcher de jeter un cri. Il se rappelait qu’enfant il ne pouvait regarder le masque de Memnon au Musée britannique, parce que c’était une figure, et si grande.

Par un effort plus héroïque que celui qu’il faudrait pour se précipiter du haut d’une falaise, il se dirigea vers un siège vacant auprès de la table et s’assit. Les autres le saluèrent avec bonne humeur, avec familiarité, comme s’ils l’avaient connu de longue date. Il retrouva un peu de sérénité en constatant que ses voisins étaient convenablement et normalement vêtus, que la cafetière était brillante et solide. Puis, il jeta de nouveau un regard sur Dimanche : oui, son visage était fort grand, mais il ne dépassait tout de même pas les proportions permises à l’humanité.

Comparée au Président, toute la compagnie avait l’air passablement vulgaire. Rien de frappant, à première vue, sinon que, pour obéir au caprice du maître, tous les membres du Conseil étaient mis comme pour un gala, si bien qu’on se fût cru à un festin de noce.

L’un de ces individus se distinguait, pourtant, à l’examen le plus superficiel. On pouvait reconnaître en lui le dynamiteur vulgaire et pour ainsi dire vulgaris. Il portait bien, comme les autres, un grand col blanc et une cravate de satin : l’uniforme. Mais, de ce col et de cette cravate émergeait une tête indisciplinable. Pas moyen de s’y tromper. C’était une broussaille étonnante de barbe et de cheveux bruns où luisaient les yeux d’un terrier, ou plutôt peut-être les yeux tristes d’un moujik russe. Cette figure n’était pas terrifiante, comme celle du Président ; mais elle avait toute cette diablerie qui est un effet de l’extrême grotesque. Si de ce col avait surgi une tête de chat ou de chien, le contraste n’eût pas été plus déconcertant.

Cet homme, paraît-il, se nommait Gogol. Il était polonais et, dans ce cycle des jours de la semaine, portait le nom de Mardi. Sa physionomie et son langage étaient incurablement tragiques, et il n’était point en état de jouer le rôle frivole et joyeux que lui imposait Dimanche. Justement, comme Syme entrait, le Président, avec ce mépris audacieux de la suspicion publique dont il avait fait un principe, était en train de railler Gogol, lui reprochant d’être réfractaire aux manières et grâces mondaines.

— Notre ami Mardi, disait le Président de sa voix profonde et calme, ne saisit pas bien mon idée. Il s’habille comme un gentleman, mais on voit qu’il a l’âme trop grande pour se tenir comme un gentleman. Il ne peut renoncer aux attitudes des conspirateurs de mélodrame. Qu’un gentleman coiffé du haut-de-forme, vêtu de la redingote classique, se promène dignement dans Londres, personne ne soupçonnera en lui un anarchiste. Mais si, tout bien mis qu’il soit, il se met à marcher à quatre pattes, alors, certes, il attirera l’attention. C’est ce que fait le frère Gogol. Il a mis une si profonde diplomatie à marcher à quatre pattes qu’il éprouve maintenant une réelle difficulté à se tenir sur ses pieds.

— Che ne suis bas habile à me téguiser, fit Gogol d’un air farouche, avec un fort accent étranger. Che n’ai bas honte de la gause.

— Mais si ! répliqua le Président avec gaîté, et la cause a honte de vous. Vous vous efforcez autant qu’un autre de vous cacher, mais vous n’y réussissez pas, parce que vous êtes un âne. Vous prétendez concilier deux méthodes inconciliables. Quand un propriétaire trouve un homme sous son lit, naturellement il prend note de cette circonstance. Mais, si c’est un homme coiffé du haut-de-forme qu’il trouve sous son lit, il est peu probable, vous en conviendrez avec moi, mon cher Mardi, qu’il l’oublie facilement. Or, quand on vous trouva sous le lit de l’amiral Biffin…

— Je ne suis pas habile à tromper le monde… répondit Gogol rougissant.

— Parfaitement, mon ami, parfaitement, mon ami, interrompit le Président avec une lourde bonhomie : vous n’êtes habile à rien.

Tandis que la conversation se poursuivait, Syme examinait les hommes qui l’entouraient. Et de nouveau il se sentait opprimé par l’horreur que lui causaient toujours les monstruosités psychiques.

Les commensaux de Dimanche, Gogol excepté, lui avaient d’abord paru des gens assez normaux et même vulgaires, somme toute. Mais, en les étudiant avec plus d’attention, il observait en chacun d’eux, comme chez l’homme qui l’avait attendu sur le quai, un caractère démoniaque. Au rictus grimaçant qui défigurait soudain les traits de son guide correspondait chez tous quelque déformation. Ils avaient tous quelque chose d’exceptionnel, qui se dérobait à la première analyse, et ce quelque chose d’exceptionnel était quelque chose d’à peine humain. Syme se formula à lui-même sa propre pensée en se disant que ces gens-là lui apparaissaient comme auraient fait des gens à la mode et bien élevés avec la légère touche qu’y aurait ajoutée un miroir faussé, concave ou convexe.

Des précisions individuelles pourront seules rendre compte de cette secrète anomalie. Le cicérone de Syme était Lundi, secrétaire du Conseil. Après le rire abominablement réjoui du Président, rien de plus affreux que le rictus du secrétaire. Mais, maintenant que Syme pouvait le considérer à loisir et au grand jour, il distinguait en lui d’autres singularités. Ce visage noble, mais invraisemblablement émacié, dénonçait-il les ravages de la maladie ? L’intensité même de la détresse qu’on lisait dans ses yeux protestait contre cette hypothèse. Cet homme ne souffrait pas d’un mal physique. Sa souffrance était purement intellectuelle : c’était sa pensée qui faisait sa torture.

Et ce trait apparentait entre eux tous les membres du Conseil. La folie de Mardi se trahissait plus vite que celle de son voisin Lundi. Mais n’était-ce pas un fou aussi que Mercredi, — un certain marquis de Saint-Eustache, figure aussi peu banale que les deux autres ? Au premier abord, on ne trouvait rien d’inusité chez lui. De tous, c’était le seul qui portât ses habits élégants comme s’ils eussent été vraiment les siens. Il arborait une barbe noire, taillée en carré, à la française ; mais sa redingote affectait la plus pure coupe britannique. Syme ne tarda pas à s’apercevoir qu’on respirait autour de ce personnage une atmosphère terriblement capiteuse, capiteuse à en étouffer. Cela faisait songer aux odeurs enivrantes, aux lampes mourantes des plus mystérieux poèmes de Byron ou de Poe. Tout, chez lui, prenait un accent spécial ; le drap noir de son habit paraissait plus riche, plus chaud, teint d’une couleur plus intense que celle des ombres noires qui l’entouraient. Le secret de ce noir, c’est qu’il était une pourpre trop dense. Et le secret aussi de sa barbe si noire, c’est qu’elle était d’un bleu trop foncé. Dans l’épaisseur ténébreuse de cette barbe, la bouche, d’un rouge ardent, étincelait, sensuelle et méprisante. D’où qu’il vînt, il n’était certainement pas français. Peut-être un juif ; mais, vraisemblablement ses racines plongeaient plus profondément encore au sombre cœur de l’Orient. Dans les tableaux joyeusement bariolés et sur les briques de la sombre cour de Perse, qui représentent des tyrans en chasse, on voit de ces yeux en amande, de ces barbes noires aux reflets bleus, de ces lèvres écarlates et féroces.

Puis venait Syme, et puis un très vieux monsieur, l’illustre professeur de Worms, occupait le siège de Vendredi. Du moins, il l’occupait encore, mais on pouvait chaque jour s’attendre à ce qu’il le laissât vacant. Encore que son cerveau gardât toute son activité, le professeur penchait au dernier période de la décadence sénile. Son visage était aussi gris que sa longue barbe grise. Une ride profonde, expression d’un doux désespoir, creusait son front. Nul autre, pas même Gogol, ne faisait avec son habit de fiancé un contraste plus pénible. La fleur rouge de sa boutonnière accusait, exagérait encore la lividité d’un visage littéralement décoloré, plombé. On eût dit un cadavre que quelques dandies ivres auraient affublé de leurs habits mondains. Chaque fois qu’il devait se lever ou s’asseoir, ce qui n’allait pas sans peine, ses mouvements trahissaient quelque chose de pire qu’une simple faiblesse, quelque chose d’indéfinissablement lié à l’horreur de toute la scène. Une idée détestable traversa l’esprit frémissant de Syme. Ce n’était pas seulement de la décrépitude, c’était déjà de la pourriture ! Il ne put s’empêcher de penser qu’à chaque mouvement le professeur pouvait très bien laisser choir un de ses bras ou une de ses jambes.

Samedi tenait le bout de la table. Le plus simple de tous ; non pas le moins étonnant. Ce petit homme trapu, au visage carré et rasé de près, portait le nom de Bull : le docteur Bull. On observait chez lui ce mélange de désinvolture et de familiarité polie qui caractérise souvent les jeunes médecins. Il portait ses beaux habits hardiment plutôt qu’avec aisance, et un sourire vague restait figé sur ses lèvres. Seul signe particulier : il avait sur le nez une paire de lunettes aux verres noirs, presque opaques. Pourquoi ces disques sombres épouvantèrent-ils Syme ? Peut-être le crescendo d’imaginations délirantes qui l’agitait le prédisposait-il à tout prendre au tragique. Il se remémora aussitôt une affreuse histoire, à demi oubliée, où il était question de sous qu’on incrustait dans les yeux des morts. Le regard de Syme ne pouvait se détacher de ces lunettes noires, de ce sourire figé. Sur le nez du vieux professeur ou du pâle secrétaire, elles ne l’eussent point surpris. Elles ne convenaient pas à ce jeune homme râblé, dont elles rendaient la physionomie bizarrement énigmatique. Elles cachaient pour ainsi dire ce qui en eût été la clé. Que signifiait son éternel sourire ? Que voulait dire sa gravité ? Cette singularité, jointe à cette virilité vulgaire dont tous les autres, sauf Gogol, étaient privés, persuada Syme que le docteur aux yeux noirs devait être le pire d’entre ces mauvais. Il pensa même que le docteur ne se cachait ainsi les yeux que parce qu’ils étaient trop horribles à voir.