Charpentier (p. 335-352).

LE VAUDEVILLE

Je ne me charge pas de raconter les Dominos Roses, la nouvelle pièce en trois actes que MM. Delacour et Hennequin ont fait jouer au Vaudeville. C’est une de ces pièces compliquées, d’une ingéniosité d’ébénisterie sans pareille, un de ces petits meubles chinois, aux cents tiroirs se casant les uns dans les autres, qu’il faut replacer avec une exactitude scrupuleuse, si l’on veut ne rien casser.

Les auteurs ont appelé leur œuvre comédie. Voilà un bien grand mot pour une pièce de cette facture. J’aurais préféré vaudeville. Une comédie ne va pas, selon moi, sans une étude plus ou moins poussée des caractères, sans une peinture quelconque d’un milieu réel. Or, les auteurs ne sont en somme que d’aimables gens, bien décidés à récréer le public, en faisant tourner devant lui le quadrille de leurs marionnettes. Leur art consiste à machiner leur joujou, de façon que les personnages obéissent à chaque tour de la manivelle et viennent occuper sur les planches l’endroit précis qui leur est assigné. C’est du théâtre mécanique, des bonshommes, joliment campés, dont les pas sont réglés comme par un maître de ballets. Ils vont à gauche, ils vont à droite, ils s’entrecroisent, se mêlent et se dégagent, pour le plus grand plaisir des yeux du public. Et, je le répète, cela demande des mains exercées. On parle souvent du métier au théâtre. Eh bien ! les Dominos Roses sont un produit immédiat du métier, sans aucune faute. De la mémoire, de l’adresse, et rien de plus. Mais on voit que le métier n’est décidément pas à dédaigner, puisqu’il peut suffire au succès.

On parlait du Procès Veauradieux, des mêmes auteurs, pendant la représentation. Les deux pièces, en effet, ont beaucoup de ressemblance, sortent tout au moins du même moule. Rien de plus naturel, d’ailleurs. MM. Delacour et Hennequin ont pensé, avec raison, que les spectateurs applaudiraient plus volontiers ce qu’ils avaient déjà applaudi. Les nouveautés troublent le public dans sa quiétude, lui causent une secousse cérébrale désagréable. L’éternel quiproquo des maris qui embrassent les bonnes, en croyant embrasser leurs femmes, ne suffit-il pas à la gaieté d’une soirée ? Rien de plus digestif que ce jeu du quiproquo. Il est à la portée de tout le monde, il soulève toujours le même éclat de rire, comme ces calembours de province qui sont, pendant un quart de siècle, la joie d’un salon. Et l’on s’en va, la tête libre, sans fatigue intellectuelle, en se souvenant des petits jeux de société de sa jeunesse.

J’ai bien suivi les impressions du public, au courant des trois actes. D’abord, j’ai constaté un peu de froideur. On voyait les auteurs venir avec leurs gros sabots, et l’on échangeait des regards comme pour se dire qu’on savait bien la suite. Même, derrière moi, un monsieur très ferré sans doute sur le répertoire de nos vaudevilles, citait les pièces où la même idée se trouvait déjà ; et il y en avait une longue liste, je vous assure. Mais l’intrigue se nouait, le charme opérait peu à peu. Je m’imaginais apercevoir les auteurs derrière une coulisse, tendant leur piège avec la tranquillité d’hommes qui connaissent la bonne glu. Tous les vieux mots portaient. A mesure que les spectateurs se retrouvaient davantage en pays de connaissance, ils devenaient bons enfants, s’amusaient aux endroits où ils s’amusent depuis leur âge le plus tendre. Certes, ils étaient de plus en plus certains du dénouement, tous vous auraient dit comment tourneraient les choses, il n’y avait pas dans leur émotion le moindre doute sur la félicité finale des personnages ; mais cela les ravissait d’assister une fois de plus au dévidage adroit de cet écheveau dramatique si bien embrouillé.

Les auteurs allaient-ils prendre le fil à gauche ou à droite ? Et cette seule alternative suffisait à leur bonheur. Puis, il y avait encore le hasard des nœuds ; innocentes catastrophes, aussi vite réparées que survenues, qui accidentaient la route parcourue tant de fois. Dès le second acte, la salle ravie se croyait encore au Procès Veauradieux, et applaudissait à tout rompre. Grand succès.

II

Il s’agit dans Bébé, la pièce de MM. de Najac et Hennequin, d’un de ces grands enfants que les mères gardent jusqu’au mariage, autour de leurs jupes, et auxquels elles ne peuvent jamais se décider à donner la clef des champs. Tel est le bébé, un bébé de vingt-deux ans, et qui a déjà de la barbe au menton. Gaston est adoré par sa mère, la baronne d’Aigreville, qui le cajole, le dodeline et lui parle encore en zézayant, comme s’il portait toujours des robes et un bourrelet.

Quant au sujet philosophique,—il y a un sujet philosophique,—il repose sur cette idée qu’un jeune homme, avant de se marier et de faire un bon mari, doit parcourir trois périodes, la période des femmes de chambre, celle des cocottes et celle des femmes mariées. C’est le cousin Kernanigous qui dit cela, et le cousin s’y connaît, lui qui, chaque année, quitte sa ferme modèle de Bretagne pour venir faire ses farces à Paris.

Naturellement, Gaston, que sa mère croit encore un ange de pureté, a déjà fait de nombreux accrocs à sa robe d’innocence. La baronne lui a meublé un entresol, dans la même maison qu’elle, pour qu’il puisse étudier son droit tranquillement ; mais Gaston, en compagnie de son ami Arthur, n’utilise guère son entresol que pour recevoir des dames. Ajoutez que le baron est une absolue ganache ; ce digne homme passe sa vie à lire les journaux, chez lui et à son cercle, ce qui fatalement a influé d’une façon déplorable sur son intelligence. Il ne s’occ upe de son fils que pour lui adresser la morale la plus drôle du monde. Ainsi, lorsque les farces de Bébé se découvrent, et que celui-ci s’excuse en rappelant à son père les folies que lui-même a dû faire dans sa jeunesse, le baron répond gravement : « Monsieur, en ce temps-là, je n’étais pas encore votre père. » Le mot a fait beaucoup rire.

Donc, Gaston parcourt les trois phases. La première est représentée par la femme de chambre de sa mère, Toinette ; la seconde, par une dame galante, Aurélie ; et la troisième par sa cousine, madame de Kernanigous elle-même. Des trois, c’est Toinette que je préfère. Elle est adorable, cette enfant, qui s’écrie, lorsque Gaston veut l’abandonner : « Ah ! monsieur, vous n’aurez pas le cœur de quitter la femme de chambre de votre mère ! » Elle adore son maître, lui recoud ses boutons, pleure au dénouement, quand on le marie. Les auteurs, en rendant la femme de chambre si aimable, auraient-ils eu des intentions démocratiques ?

Tout le sujet est là, mais les auteurs connaissent trop leur métier pour ne pas avoir compliqué ce sujet à l’aide des quiproquos les plus inextricables. M. Hennequin persévère naturellement dans un genre qui lui a valu trois grands succès : les Trois Chapeaux, le Procès Veauradieux et les Dominos Roses. Sa part de collaboration est certainement dans les singulières complications de l’intrigue. Je renonce à raconter ces complications, mais je puis les indiquer. Aurélie la cocotte, est en même temps la maîtresse de Gaston et celle du cousin Kernanigous ; elle est encore la femme légitime d’un répétiteur de droit, Pétillon, dont je parlerai tout à l’heure. Alors, se produit la débandade obligée. C’est d’abord madame de Kernanigous qu’on prend pour Aurélie ; puis, c’est Aurélie qu’on prend pour madame de Kernanigous ; la brune et la blonde se mêlent, le public lui-même finit par ne plus savoir au juste ce qu’il doit croire. A un moment, il y a jusqu’à quatre personnes cachées derrière des portes. Et l’on rit.

On rit, parce que tous les personnages courent sur la scène. Cette débandade qui entre, sort, se cache, reparaît, fait claquer les portes, étourdit les spectateurs et les charme. Cela, d’ailleurs, pourrait continuer éternellement. S’il n’y a pas de raison pour que cela commence, il y en a encore moins pour que cela finisse. Enfin, les auteurs veulent bien aboutir à un mariage entre Gaston et une nièce de Kernanigous. L’honneur de la cousine est sauf. La baronne et le baron sont convaincus que leur fils n’est plus un bébé, et ils consentent à le traiter en homme.

Ce genre de pièces à quiproquos est toujours d’un effet sûr. Seulement, je trouve qu’il fatigue vite. Un acte suffirait. Au troisième acte de Bébé, je commençais à être ahuri. Rien d’énervant à la longue comme de voir tous les personnages se précipiter les uns derrière les autres ; on voudrait qu’ils se tinssent enfin tranquilles, pour les entendre causer comme tout le monde. S’ils n’ont rien à dire, pourquoi ne se contentent ils pas de jouer une pantomime ? cela serait aussi réjouissant. En somme, je le répète, le genre est gros et absolument inférieur. Le succès vient de ce que le public croit entrer de moitié dans la pièce.

Mais ce qui donne à Bébé une certaine valeur, c’est une pointe littéraire, où l’on sent la collaboration de M. de Najac. Il y a, dans les deux premiers actes, quelques scènes fort jolies, d’un comique très fin. Ces scènes sont fournies par la baronne et par Pétillon, le répétiteur de droit.

La baronne a voulu donner un répétiteur à son fils, pour le hâter dans ses examens. Il faut dire que Gaston est un véritable cancre. Or, Pétillon a une façon de professer qui est un poème de tolérance ; il laisse ses élèves, Gaston et Arthur, causer de leurs maîtresses et de leurs parties fines, entre deux commentaires du Code ; il se mêle lui-même à la conversation, avec le rire sournois et gourmand d’un cuistre voluptueux qui n’est pas assez riche pour contenter ses passions. Une des scènes les plus drôles est celle-ci : le baron surprend ces messieurs tapant sur le piano, dansant avec des dames ; et Pétillon sauve les garnements, en expliquant que sa méthode consiste à apprendre le Code en musique. Il va jusqu’à chanter plusieurs articles. C’est là une bonne extravagance. La salle entière a été prise d’un fou rire.


III

MM. de Najac et Hennequin ont voulu donner au Gymnase un pendant à Bébé, et ils ont écrit la Petite Correspondance.

Je ne crois pas nécessaire d’entrer dans une analyse de cette pièce. Quel singulier genre ! Prendre des bouts de fil, les emmêler, mais d’une façon adroite, de manière qu’ils paraissent noués ensemble, en un paquet inextricable ; puis, tirer un seul bout, celui qu’on a ménagé, et rembobiner le tout d’un tr ait, sans la moindre difficulté. La littérature est absente, on s’intéresse à cela comme à un jeu de patience ; et quand on s’en va, on éprouve un vide, une déception, avec cette pensée vague que ce n’était pas la peine de se passionner, puisqu’on était certain à l’avance que cela finirait comme cela avait commencé. Au théâtre, lorsqu’on n’emporte aucun fait nouveau, aucune observation à creuser, on garde contre la pièce une sourde rancune, de même qu’on s’en veut lorsqu’on a lu un livre vide ou qu’on s’est arrêté à causer dix minutes avec un bavard imbécile, qui vous a noyé d’un déluge de mots.

Je songeais au succès de Bébé, en voyant la Petite Correspondance, et je me disais qu’en somme ce succès était mérité. A coup sûr, ce qui a charmé si longtemps le public, ce n’est pas l’imbroglio de la pièce, ce sont deux ou trois scènes d’observation amusante qu’elle contenait. Et ce qui prouve qu’une série de quiproquos ne suffit pas au succès, même lorsqu’ils sont travaillés par des mains expérimentées, c’est que la Petite Correspondance a été accueillie froidement. Question de sujet, et surtout question de types et de situations, je le répète. Dans Bébé, on a trouvé drôle cette histoire de grand garçon dégourdi, que sa mère traite toujours en enfant, lorsqu’il se lance dans toutes les fredaines, et qu’il a la femme de chambre pour maîtresse. Bien que cela rappelât Edgard et sa bonne, l’aventure a paru piquante, prise sur le vrai, dans le courant de la vie quotidienne. Peut-être le public ne fait-il pas ces réflexions-là ; mais, à son insu, il subit les courants qui s’établissent, il ne supporte plus que difficilement les inventions de pure fantaisie, et se plaît davantage aux choses prises sur la réalité.

Je parlais des types. La fortune de Bébé a été faite par le répétiteur Pétillon. Ce maître, si tolérant pour ses élèves, le nez tourné à la friandise, et se régalant le premier des fredaines de la jeunesse, était certes une caricature, mais une caricature sous laquelle on sentait la vie. Il vivait, ce cuistre sournoisement voluptueux, brûlé de tous les appétits, sous son cuir de pédant qui court le cachet. Et quelle bonne folie que la scène où il sauve les deux chenapans auxquels il donne des répétitions de droit, en racontant à une vieille ganache de père qu’il a mis le Code en couplets ! Cela est extravagant ; seulement, derrière l’extravagance, on sent l’observation, on se rappelle des pauvres diables de cet acabit qui gagnent leurs cachets, en baisant les bottes des petits gredins qu’ils sont chargés d’instruire.

Faut-il voir une leçon donnée aux auteurs dans l’accueil relativement froid fait par le public à la Petite Correspondance ? Je n’ose l’affirmer. Et pourtant MM. de Najac et Hennequin, qui sont très expérimentés, ne peuvent manquer de faire le raisonnement suivant : « Pourquoi le grand succès de Bébé, et pourquoi la demi-chute de la Petite Correspondance ? Évidemment, c’est que les imbroglios ne satisfont plus entièrement le public, car jamais nous n’en avons noué un de plus entortillé ni de plus heureusement dénoué. Il est donc temps d’abandonner cette formule commode et de chercher des situations vraies et des types réels, comme dans Bébé. Notre intérêt l’exige : soyons vivants, si nous voulons toucher de beaux droits d’auteur. »

Ce raisonnement serait excellent, et je voudrais l’entendre faire par tous les auteurs ; d’autant plus qu’il est logique et exact. Questionnez les plus habiles, ils vous diront que le goût du public tourne au naturalisme, d’une façon continue et de plus en plus accentuée. C’est le mouvement de l’époque. Il s’accomplit de lui-même, par la force même des choses. Avant dix ans, l’évolution sera complète. Et vous verrez les dramaturges et les vaudevillistes, réputés pour leur habileté, se ruer alors vers la peinture des scènes réelles, car ils n’ont au fond qu’une doctrine : satisfaire le public en toutes sortes, lui donner ce qu’il demande, de manière à battre monnaie le plus largement possible.


IV

Une circonstance m’a empêché d’assister à la première représentation de Niniche, le vaudeville en trois actes que MM. Hennequin et Millaud ont fait jouer aux Variétés. Je n’ai pu voir que la quatrième, et j’ai été vraiment surpris de la gaieté débordante du public. Quel excellent public que ce public parisien ! Comme il est bon enfant, comme il rit volontiers ! La moindre plaisanterie, eût-elle trente années d’âge, le chatouille ainsi qu’au premier jour, lorsqu’elle est dite par la comédienne ou le comédien favori. On prétend que les artistes tremblent, lorsqu’ils paraissent à Paris pour la première fois. Ils ont bien tort. J’ai connu, en province, un théâtre où le public était autrement exigeant et maussade. On y sifflait avec une brutalité révoltante. J’estime qu’il faut trois fois plus d’efforts pour dérider un spectateur de provi nce que pour faire rire aux éclats un spectateur de Paris.

J’ai été d’autant plus étonné de là gaieté de la salle, que l’on avait jugé Niniche très sévèrement devant moi, le lendemain de la première représentation, C’était un four, disait-on. Voilà un four qui prenait tous les airs d’un grand succès. J’avais particulièrement à côté de moi des dames, d’honnêtes bourgeoises à coup sûr, qui faisaient scandale, tant elles s’amusaient. Les moindres mots, d’ailleurs, soulevaient une tempête de joie, du parterre au cintre. Et cela ne cessait point, les trois actes ne se sont pas refroidis un instant. Je me doute bien que les interprètes sont pour beaucoup dans cette gaieté. D’autre part, peut-être suis-je tombé sur une représentation exceptionnelle, sur un soir où toute la salle avait bien dîné ; il y a de ces rencontres, de ces jours d’électricité commune, que connaissent les artistes, et qu’ils constatent en disant : « La salle est très chaude aujourd’hui. » Mais le fait ne m’en a pas moins préoccupé vivement.

Ai-je ri moi-même ? Mon Dieu, je crois que oui. J’avais beau me dire que tout cela était très bête, que la pièce avait été faite cent fois ; j’avais beau trouver les actes vides, l’esprit grossier, le dénouement prévu à l’avance : ce grand et bon rire de la salle me gagnait. En vérité, les spectateurs sans malice s’amusaient trop pour qu’on ne s’égayât pas de leur propre gaieté. Au fond, j’étais très triste. Si vraiment il suffit d’une si pauvre farce pour procurer une heureuse soirée aux braves bourgeois parisiens, nous avons tous très grand tort de nous empêtrer dans des questions littéraires. A quoi bon le talent, à quoi bon l’effort, si cela satisfait pleinement le public ? Je déclare que jamais je n’ai vu des gens mis dans un pareil état de joie par les chefs-d’œuvre de notre théâtre. Devant un chef-d’œuvre, le public se méfie toujours un peu ; il a peur que le chef-d’œuvre ne se moque de lui. Mais, devant une Niniche, il se roule, il est comme ces enfants qui rencontrent un trou d’eau sale et qui s’y vautrent avec délices, en se sentant chez eux.

Oh ! le rire, quelle bonne chose et quelle chose bête ! Toute la sottise est là et tout l’esprit. Contestez les mérites de Niniche, on vous répondra que le public s’amuse, et vous n’aurez rien à répondre, car les théâtres ne sont faits en somme que pour amuser le public. En voyant cette salle rire à ventre déboutonné d’inepties dont on serait révolté, si on les lisait chez soi, on se sent ébranlé dans ses convictions les plus chères, on se demande si le talent n’est pas inutile, s’il y a à espérer qu’une œuvre forte touche jamais autant les spectateurs dans leurs instincts secrets qu’une parade de foire. Le théâtre serait donc cela ? Les effluves d’une foule mise en tas, l’aveuglement du gaz, l’air surchauffé d’une salle trop étroite, l’odeur de poussière, toutes les sollicitations et toutes les demi-hallucinations d’une journée d’activité terminée dans un fauteuil dont les bras vous étouffent et vous brûlent, ce serait donc là cette atmosphère du théâtre qui déforme tout et empêche le triomphe du vrai sur les planches ?

J’ai eu ainsi la sensation très nette de l’infériorité de la littérature dramatique. En vérité, l’œuvre écrite est plus large, plus haute, plus dégagée de la sottise des foules que l’œuvre jouée. Au théâtre, le succès est trop souvent indépendant de l’œuvre. Une rencontre suffit, une interprétation heureuse, une plaisanterie qui est dans l’air, une bêtise tournée d’une certaine façon qui répond à la bêtise du moment. Si le rire ou les larmes prennent,—je ne fais pas de différence, car les larmes sont une autre forme de la bonhomie du public,—voilà la pièce lancée, il n’y a plus de raison pour qu’elle s’arrête. Depuis deux ans bientôt, je querelle mes confrères pour leur prouver qu’ils font du théâtre une chose trop sotte. Mon Dieu ! est-ce qu’ils auraient raison, est-ce que ce serait réellement si sot que cela ?

Maintenant, il me faut juger Niniche. Grande affaire. J’avoue que je ne sais par quel bout commencer. Il y a, en critique dramatique, toute une école qui, dans un cas pareil, se tire d’embarras le plus galamment du monde. La recette consiste à ne pas parler de la pièce, à enfiler de jolies phrases sur ceci et sur cela, jusqu’à ce que le feuilleton soit plein. Puis, on signe. Je crois que Théophile Gautier a été l’inventeur de l’article à côté. Il maniait la langue avec l’aisance et l’adresse que l’on sait, il était toujours sûr de charmer son public. Aussi la pièce ne l’inquiétait-elle jamais. Il avait des formules toutes faites, il admirait tout, les petits vaudevilles et les grandes comédies, enveloppant le théâtre entier dans son large dédain. Gautier a laissé des élèves.

Le malheur est que je ne puis entendre la critique ainsi. J’aime bien à me rendre compte. J’estime que les choses ont des raisons d’être. Mais où mon anxiété commence, c’est lorsqu’il faut distinguer les nuances du médiocre. Ce serait une erreur de croire qu’il n’existe qu’un médiocre. Les genres au contraire en sont très nombreux, les espèces pullulent à l’infini. Je me souviens toujours de mon professeur de quatrième, qui nous disait : « Je classe encore assez vite les dix premières copies dans une composition ; ce qui m’exténue, c’est de vouloir être juste et d’assigner des places aux trente dernières. » Eh bien ! ma situation est pareille à celle de ce professeur, je ne sais le plus souvent comment classer certaines pièces, de façon à satisfaire absolument ma conscience.

Vouloir être juste, c’est tout le rôle du critique. La passion de la justice est la seule excuse que l’on puisse donner à cette singulière démangeaison qui nous prend de juger les œuvres de nos confrères. Mon professeur avouait parfois que, désespérant d’établir une différence appréciable du mauvais au pire dans les toutes dernières copies, il les plaçait au petit bonheur, en tas. Voilà ce qu’il faudrait éviter. Où diable placer Niniche ? car Niniche m’a fait rire, et elle a droit à une place. Est-ce que Niniche vaut mieux que telle ou telle pièce, dont les titres m’échappent ? Grave question. Je creuserais cette étude pendant des journées sans pouvoir peut-être trouver des arguments décisifs. Pourtant, je veux être équitable. Les critiques qui font profession de toujours partager l’avis du public et qui trouvent bon ce qui l’amuse, croient en être quittes avec Niniche, en la traitant de vaudeville amusant. C’est là un jugement trop commode. Niniche est un symbole, la pièce idiote qui a un succès comme jamais un chef-d’œuvre n’en aura, et qui gratte la foule à la bonne côte, la côte joyeuse, selon le joli mot de nos pères. Les belles filles tombent en pâmoison, lorsqu’on avance les mains vers leur taille. Pourquoi le public se pâme-t-il, quand on lui joue Niniche ? J’exige un commentaire.

L’intrigue est la première venue. Un diplomate polonais, le comte Corniski a épousé la belle Niniche, une « hétaïre » parisienne, sans avoir le moindre soupçon de sa vie passée. Il la ramène en France, où il est chargé d’une mission. Mais la comtesse est reconnue à Trouville par le jeune Anatole de Beau-persil. Elle apprend, grâce à lui, qu’on va vendre ses meubles, et elle se désole, à la crainte d’un scandale, car elle a laissé dans une armoire des lettres compromettantes, que lui a adressées autrefois le prince Ladislas, le propre fils du roi de Pologne. Justement la mission du comte Corniski est de s’emparer de ces lettres. Dès lors, commence une chasse, les lettres circulent, passent dans les mains du mari, qui finit par les rendre sans les avoir lues. J’ai négligé un baigneur de Trouville, le beau Grégoire, qui baigne ces dames par goût, et qui redevient le plus correct des gandins, lorsqu’il a quitté son costume. Il y a aussi une veuve Sillery, une vieille dame passionnée, sans compter deux pantalons, dont les rôles sont très développés, et qui produisent un effet énorme : le premier, un pantalon bleu, poursuivi par un mari jaloux, passe de jambes en jambes ; le second, un pantalon nankin, se déchire jusqu’à la ceinture, ce qui cause chez les dames une hilarité folle. Peut-être bien que le succès de la pièce est là.

Décidément, je renonce à classer Niniche. Hélas ! je le crains, la justice n’est pas de ce monde. J’ai la vague sensation que Niniche a sa place entre les Dominos Ruses et Madame l’Archiduc ; mais est-ce entre les deux, est-ce avant, est-ce après ? c’est ce que je n’ose affirmer. Il faudrait peser les œuvres, consulter les nuances, se livrer à une étude de comparaison qui demanderait des délicatesses infinies. Et voilà l’embarras où se trouvent les critiques consciencieux, lorsqu’ils veulent tenir compte des fameux arrêts du public. Le public rit, l’œuvre en vaut sans doute la peine, examinons-la ; et, lorsqu’on veut l’examiner, on ne sait par quel bout la prendre, on se donne un mal infini pour la classer, sans y parvenir. Un succès comme celui de Niniche ne peut donner à un honnête homme qu’un désir, celui d’être sifflé. Cela soulagerait, vraiment.


V

Justement, l’autre soir, en écoutant à l’Ambigu Robert Macaire, je songeais à la farce moderne, telle que des auteurs de talent et d’esprit pourraient l’écrire. Comparez à nos plats vaudevilles, ce rire de la satire sociale qui sonnerait si vaillamment. Je sais bien qu’il faudrait accorder aux auteurs une grande liberté, leur ouvrir surtout le monde politique où se joue la véritable comédie des temps modernes. Pour moi, la veine nouvelle est là, et pas ailleurs.

Robert Macaire, que la personnalité de Frédéric Lemaître avait animée d’un large souffle, nous paraît aujourd’hui, il faut bien le dire, d’une grande innocence. Les mots drôles abondent, et il en est quelques-uns qui sont même profonds. Mais ce qu’il y a encore de meilleur, ce sont les dessous que nous mettons nous-mêmes dans l’œuvre. Rien n’est au fond plus terrible que cette figure de Robert Macaire, blaguant tout ce qu’on respecte, la vie humaine, la famille et la propriété, la force armée et la religion ; seulement, elle se promène dans u ne telle farce, elle parle d’un style si plat et elle évite si soigneusement de conclure, que le public ne saurait la prendre au sérieux, ce qui la sauve du mépris et de la colère. J’ai fait une fois de plus cette remarque : le mauvais style excuse tout ; il est permis de mettre des monstruosités à la scène, pourvu qu’on les y mette sans talent. Imaginez la lutte épique de Robert Macaire contre les gendarmes écrite par un véritable écrivain, tirée des puérilités grossières de la charge, et aussitôt la censure intervient, et tout de suite le public se fâche.

Ainsi donc, ce qui nous plaît, dans Robert Macaire, c’est ce que nous y mettons. Sous les calembours, sous les scènes de parade, sous le décousu du dialogue et l’enfantillage de l’intrigue, nous voulons voir une satire amère contre la société exploitée par deux fripons, qui, non contents de la voler, la bafouent et la salissent. Nous poussons les situations jusqu’à leurs conséquences logiques, nous élargissons le cadre. Souvent, il n’y a qu’un mot vraiment fort ; mais ce mot nous suffit pour ajouter tout ce que les auteurs n’ont pas dit. Ce qui m’a frappé, c’est que peu de scènes sont faites ; le talent a manqué sans doute, les scènes ne sont qu’indiquées, et faiblement. Ainsi, je prends une scène faite, la scène d’amour romantique entre Robert Macaire et Eloa, cette scène qui parodie si drôlement le lyrisme de 1830. Elle est remarquable et produit encore aujourd’hui un effet énorme, parce qu’elle reste dans une gamme d’esprit très fin et de bonne observation. Prenez, au contraire, la plupart des autres scènes, toutes celles par exemple qui ont lieu entre Robert Macaire et les gendarmes ; pas une ne satisfait pleinement, parce que pas une n’est réalisée avec l’ampleur nécessaire, avec la maîtrise qui met de la réalité sous les exagérations les plus folles. Tout cela ne tient pas, les faits ne font illusion à personne et les personnages sont des pantins. Dès lors, la satire tombe dans le vaudeville.

Il est vrai que le Robert Macaire pensé et écrit, tel que je le rêve, serait sans doute impossible sur la scène. Nous ne sommes pas habitués au rire cruel. Il ferait beau voir un coquin mettant fortement le monde en coupe réglée. La farce moderne ne m’en paraît pas moins devoir être dans cette peinture de la sottise des uns et de la coquinerie des autres, poussée à la grandeur bouffonne. Songez à un Robert Macaire actuel qui s’agiterait dans notre monde politique et qui monterait au pouvoir, en jouant de tous les ridicules et de toutes les ambitions de l’époque. Le beau sujet, et quelle farce un homme de talent écrirait là, s’il était libre !