Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/15

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 72-75).

CHAPITRE XV

.......Le temps et le chagrin
Ont détaché son cœur, aigri son caractère.
N’importe, il faut le voir, s’offrir à sa colère ;
Conduisez-nous vers lui........

Spencer. La Reine des Fées.

La personne qui entra était M. Ratcliffe, Ellieslaw, dans le trouble qui l’agitait, ayant oublié de révoquer l’ordre qu’il avait donné de le faire venir. Mais ne voyant qu’Isabelle : — Miss Vere est seule ! s’écria-t-il ; seule, à genoux et en pleurs !

— Je ne puis vous écouter, monsieur Ratcliffe ! Recevez mes adieux, et laissez-moi pour l’amour du ciel !

— Dites-moi seulement s’il est vrai que ce monstrueux mariage doit avoir lieu ce soir même. J’ai entendu les domestiques en parler.

— Épargnez-moi, de grâce, monsieur Ratcliffe.

— Mariée à sir Frédéric ! cette nuit même ? cela ne sera pas.

— Il faut que cela soit ! la vie de mon père en dépend.

— Vous vous sacrifiez pour sauver celui qui… Je trouverais plus d’un moyen d’empêcher ce mariage. Mais le temps presse ; il faut, miss Vere que vous imploriez la protection du seul être humain qui ait le pouvoir de conjurer les maux qu’on vous prépare.

— Et qui peut être doué d’un tel pouvoir ?

— Celui qu’on nomme Elshender, le solitaire de Mucklestane-Moor. Cet être a le moyen de mettre un obstacle invincible à cet odieux mariage.

— Et d’assurer les jours de mon père ?

— Oui… Mais comment parvenir à lui parler ce soir ?

— J’espère y parvenir, dit Isabelle se rappelant tout à coup la rose qu’il lui avait donnée. Je me souviens qu’il m’a dit que je pouvais recourir à lui dans l’adversité ; que je n’aurais qu’à lui montrer cette fleur.

— Heureux événement !

— Que faut-il donc que je fasse ?

— Sortir du château à l’instant, et courir vous jeter aux pieds de cet être ; mon cheval est sellé, je vais en préparer un pour vous. La plaine de Mucklestane n’est pas éloignée d’ici ; nous pourrons être de retour avant qu’on se soit aperçu de votre absence. Venez me joindre dans deux minutes à la petite porte du jardin.

Dès que M. Ratcliffe fut sorti, Isabelle se rendit dans le jardin. Ratcliffe l’attendait avec deux chevaux, et ils se mirent en marche.

— De quelle manière un être si misérable pourra-t-il me secourir ?

— Miss Vere, dit Ratcliffe, je suis lié par la promesse d’un secret inviolable ; il faut que, sans exiger de moi d’autre explication, vous vous contentiez de l’assurance solennelle que je vous donne qu’il en a le pouvoir.

— J’ai en vous une confiance sans bornes, monsieur Ratcliffe.

— Vous souvenez-vous, ma chère miss, que lorsque vous me priâtes d’intercéder auprès de votre père en faveur d’Haswell et de sa malheureuse famille, et que j’obtins de lui le pardon d’une injure, j’y mis pour condition que vous ne me feriez aucune question sur les causes de l’influence que j’avais sur son esprit ? Vous ne vous êtes pas repentie de votre confiance : pourquoi n’en auriez-vous pas autant aujourd’hui ?

— Mais la vie extraordinaire de cet homme, sa retraite absolue.

— Le seul dégoût du monde a fait naître en lui l’amour de la retraite. Je puis encore vous dire qu’il possédait une grande fortune que son père voulait augmenter en l’unissant à une de ses parentes qui était élevée dans sa maison. Vous connaissez sa figure. Jugez de quels yeux la jeune personne dut voir l’époux qu’on lui destinait. Cependant, habituée à lui dès l’enfance, elle ne montrait aucune répugnance ; et les amis de sir… de l’homme dont je parle, ne doutèrent pas que le vif attachement qu’il avait conçu pour elle, les excellentes qualités de son cœur n’eussent surmonté l’horreur que son extraordinaire laideur devait naturellement inspirer à une jeune fille.

— Et se trompèrent-ils ?

— Vous allez l’apprendre. Il se rendait justice à lui-même, et savait fort bien ce qui lui manquait. — Je suis, me disait-il…, c’est-à-dire, disait-il à un homme en qui il avait confiance, — je suis, en dépit de tout ce que vous voulez bien me dire, un pauvre misérable proscrit, qu’on eût mieux fait d’étouffer au berceau. Celle qu’il aimait s’efforçait en vain de le convaincre de son indifférence pour les formes extérieures. — Je vous entends, répondait-il ; mais vous parlez le langage du froid stoïcisme. Consultez tous les livres que nous avons lus, un extérieur avantageux, ou du moins une figure qu’on puisse regarder sans horreur, ne sont-ils pas toujours une des premières qualités exigées dans un amant ? Un monstre tel que moi ne semble-t-il pas avoir été exclu par la nature du partage de ses plus douces jouissances ? Sans mes richesses, tout le monde, excepté vous et peut-être Letitia, ne me fuirait-il pas ?

Se trouvant à ses propres yeux comme séparé du reste des hommes, il se croyait obligé de chercher à se les attacher par des libéralités excessives et souvent mal placées ; il croyait que ce n’était qu’à force de bienfaits qu’il pouvait, malgré sa conformation extérieure, forcer le genre humain à ne pas le repousser de son sein. Il n’est pas besoin de dire que maintes fois sa bienveillance fut déçue, sa confiance trahie : ces événements ne sont que trop ordinaires : mais son imagination les attribuait à la haine et au mépris que faisait naître, selon lui, sa difformité. Il finit par devenir l’être le plus ingénieux à se tourmenter. Il n’existait que deux personnes sur la bonne foi et sur l’amitié desquelles il parût compter : l’une était la jeune fille qu’il devait épouser ; l’autre, un ami qui paraissait lui être sincèrement attaché. Le père et la mère de cet être si disgracié moururent à peu d’intervalle l’un de l’autre, et la célébration du mariage fut retardée. Pourtant la future épouse ne changea pas de détermination. Il recevait presque journellement l’ami dont je vous ai parlé. Sa malheureuse étoile voulut qu’il acceptât l’invitation que lui fît cet ami d’aller passer quelques jours chez lui. Il s’y trouva des hommes qui différaient d’opinions politiques. Un soir, après une longue séance à table, les têtes étaient échauffées par le vin : une querelle sérieuse survint ; plusieurs épées furent tirées ; le maître de la maison fut renversé et désarmé par un de ses convives ; il tomba aux pieds de son ami. Celui-ci, tout contrefait qu’il est, possède une force peu commune ; il crut son ami mort ; il tira son épée, et perça le cœur de son antagoniste. Il fut arrêté, jugé, et condamné à un an d’emprisonnement. Cet événement l’affecta d’autant plus que celui qu’il avait tué jouissait de la meilleure réputation, et qu’il n’avait mis l’épée à la main pour se défendre que poussé à la dernière extrémité. Depuis ce jour-là, je remarquai… je veux dire, on remarqua que sa teinte de misanthropie se rembrunissait de plus en plus ; que le remords ajoutait à sa susceptibilité naturelle ; enfin, que toutes les fois que le meurtre qu’il avait commis se représentait à son imagination, il tombait dans des accès de frénésie. — À l’expiration de sa peine il se flattait de trouver près d’une tendre épouse et d’un ami chéri, la consolation de ses chagrins : il se trompait ; il les trouva mariés. Il ne put résister à ce coup : c’était le dernier câble qui retient un navire, et qui en se rompant le laisse en butte à la fureur des flots. Sa raison s’aliéna ; il fallut le placer dans une maison destinée aux infortunés qui sont dans cette cruelle position ; mais son faux ami, qui par alliance était devenu son plus proche parent, fit durer la détention longtemps après que la cause n’en existait plus, afin de conserver la jouissance de son immense fortune. Il existait un homme qui devait tout à cette victime : cet homme n’avait ni crédit, ni puissance, ni richesses, mais il ne manquait ni de zèle ni de persévérance : après de longs efforts, il finit par obtenir justice ; le malheureux fut remis en liberté et rétabli dans la possession de ses biens, qui bientôt après s’augmentèrent même de tous ceux de la femme qu’il devait épouser : elle mourut sans enfants mâles, et ces biens lui revenaient à titre d’héritier substitué. Mais la liberté n’avait plus de prix à ses yeux, et sa fortune, qu’il méprisait, ne fut plus pour lui qu’un moyen de se livrer aux bizarres caprices de son imagination. Il avait abjuré le catholicisme, mais peut-être quelques-unes des doctrines de cette religion continuaient-elles d’exercer leur influence sur son âme, qui parut désormais ne plus connaître que les inspirations du remords et de la misanthropie. Depuis cette époque, il a mené alternativement la vie d’un pèlerin et celle d’un ermite. Tous ses discours annoncent l’aversion la plus invétérée contre les hommes, et toutes ses actions tendent à les soulager. Mais je ne vous ai pas encore parlé d’une circonstance qui va peut-être vous alarmer, et c’est même pour cela que je ne l’ai pas mentionnée plus tôt… Maintenant que nous voici près de sa retraite, — il ne m’est pas possible de vous accompagner chez lui ; vous devez vous y présenter seule.

— Seule ? Je n’ose !

— Il le faut. Je vais rester ici et vous attendre.

— Vous n’en bougerez pas ? — Mais si je vous appelais, croyez-vous que vous pourriez m’entendre ?

— Bannissez toute crainte, et surtout gardez-vous bien de lui en montrer aucune. Il prendrait votre timidité pour l’expression de l’horreur qu’il croit que sa figure cause immanquablement. Adieu pour quelques instants : souvenez-vous des maux dont vous êtes menacée, et que la crainte qu’ils doivent vous inspirer triomphe de vos scrupules et de vos terreurs.