Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/13

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 60-66).

CHAPITRE XIII

Il faut que le drapeau de la rébellion
Par de vives couleurs frappe l’attention ;
Qu’il attire les yeux de cette sotte engeance,
Mécontents novateurs bouffis d’extravagance,
Qui, la bouche béante et se frottant les mains,
Approuvent à grands cris les discours des mutins

Henry IV, partie II.


On avait fait de grands préparatifs au château d’Ellieslaw pour recevoir, en ce jour mémorable, non seulement les gentilshommes du voisinage attachés à la dynastie des Stuarts, mais encore les mécontents de bas étage que le dérangement de leurs affaires, l’amour du changement, le ressentiment contre l’Angleterre, avaient déterminés à tremper dans la conspiration. Il ne s’y trouvait pas un grand nombre de personnes. La plupart des grands propriétaires attendaient prudemment l’événement ; la noblesse du second ordre et les fermiers pratiquaient généralement le culte presbytérien, de sorte que, quoique mécontents de l’Union, ils étaient peu disposés à s’engager dans une conspiration jacobite. On y voyait pourtant quelques riches gentilshommes que leurs opinions politiques, leurs principes religieux, ou leur ambition, rendaient complices de celle d’Ellieslaw ; et quelques jeunes gens qui, pleins d’ardeur et d’étourderie, ne cherchaient, comme Mareschal, que l’occasion de se signaler par une entreprise hasardeuse, du succès de laquelle devait résulter, suivant eux, l’indépendance de leur patrie. Les autres membres de cette assemblée étaient des hommes d’un rang inférieur qui étaient prêts à se soulever dans ce comté d’Écosse, comme ils firent depuis, en 1715, sous Foster et Derwentwater.

Une longue table occupait la sombre et vaste enceinte de la grande salle d’Ellieslaw-Castle. Ellieslaw était en habit de cérémonie. Sir Frédéric Langley était à sa droite, et Mareschal Wells à sa gauche ; après eux venaient toutes les personnes de considération, parmi lesquelles M. Ratcliffe ; le reste des convives ne se composait que de subalternes : et ce qui prouve qu’un soin scrupuleux n’avait pas présidé au choix de cette partie de la société, c’est que Willie de Westburnflat eut l’audace de s’y présenter. Il espérait sans doute que la part qu’il avait prise à l’enlèvement de miss Vere n’était connue que des personnes qui avaient intérêt elles-mêmes à ne pas divulguer le secret.

On servit un dîner somptueux. Contenus par le respect qu’ils éprouvaient pour les personnages illustres dans la société desquels ils se trouvaient pour la première fois, les convives du bas bout gardèrent quelque temps le silence. Mais bientôt, à force de vider et de remplir leurs verres, ils finirent par briser la glace du cérémonial ; et autant ils s’étalent montrés d’abord réservés et tranquilles, autant ils devinrent bruyants.

Au contraire, ni le vin, ni les liqueurs spiritueuses, n’eurent le pouvoir d’échauffer l’esprit des personnes placées au haut bout de la table : elles éprouvaient ce serrement de cœur, ce froid glacial qui se fait souvent sentir lorsque, à la suite d’une détermination désespérée, on se trouve dans une position où il est aussi dangereux d’avancer que de reculer. Plus ils approchaient du précipice, plus ils le trouvaient profond ; et chacun attendait que ses associés lui donnassent l’exemple de la résolution en s’y précipitant les premiers. Sir Frédéric était distrait et boudeur. Ellieslaw lui-même faisait des efforts si pénibles pour échauffer l’enthousiasme général, qu’évidemment le sien était considérablement refroidi. Mareschal conservait son étourderie et sa vivacité.

— Pourquoi donc notre courage semble-t-il éteint aujourd’hui ? s’écria ce dernier ; on dirait que nous sommes à un enterrement.

— De grâce, Mareschal, dit Ellieslaw, trêve de folies.

— Eh bien, je vais vous étonner, je vais vous donner une leçon de sagesse. Si nous nous sommes avancés comme des fous, il ne faut pas reculer comme des lâches. Nous en avons fait assez pour attirer sur nous les soupçons et la vengeance du gouvernement. Attendrons-nous la persécution, sans rien faire pour l’éviter ?… Quoi ! personne ne parle ! Eh bien, je sauterai le fossé le premier.

Alors Mareschal se leva, remplit son verre d’un bordeaux généreux, puis, étendant la main pour obtenir du silence, il engagea toute la compagnie à l’imiter. Quand tous les verres furent pleins, tous les convives debout : — Mes amis, s’écria-t-il, voici le toast du jour : À l’indépendance de l’Écosse et à la santé de son souverain légitime, le roi Jacques VIII, déjà débarqué dans le Lothian, et, je l’espère, en possession de son ancienne capitale. — À ces mots, il vida son verre, puis, le jetant par-dessus sa tête : — Il ne sera jamais profané par un autre toast, ajouta-t-il.

Chacun suivit son exemple ; et au milieu du bruit des verres qui se brisaient, on jura de ne quitter les armes qu’après avoir réussi dans le dessein qui les avait fait prendre.

— Vous avez effectivement sauté le fossé, dit Ellieslaw à voix basse à son cousin, et vous l’avez fait devant témoins. Au surplus, il était trop tard pour renoncer à notre entreprise. Un seul homme a refusé le toast, ajouta-t-il en jetant les yeux sur Ratcliffe, mais nous en parlerons dans un autre moment.

Alors, se levant à son tour, il prononça un discours plein d’invectives contre le gouvernement. En faisant vibrer cette corde, il était sûr de toucher le cœur de tous ceux qui l’écoutaient.

— Nous sommes donc tous d’accord que cet état de choses ne peut se supporter plus longtemps ? demanda Ellieslaw.

— Tous…, sans exception…, jusqu’au dernier !… tel fut le cri général.

— Pas tout à fait, Messieurs, dit M. Ratcliffe qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le commencement du dîner. Je ne prétends pas vouloir calmer les violents transports qui viennent de s’emparer de vous si subitement ; mais autant que peut valoir l’opinion d’un seul homme, je dois vous déclarer que je n’adopte pas tout à fait les principes que vous venez de manifester ; je proteste donc formellement contre les mesures insensées que vous paraissez disposés à prendre pour faire cesser des sujets de plainte dont la justice ne me paraît pas encore bien démontrée. Je suis très porté à attribuer à la chaleur du festin, tout ce qui vient de se passer ; mais il faut songer que certaines plaisanteries peuvent devenir dangereuses quand elles transpirent, et que souvent les murs ont des oreilles.

— Les murs peuvent avoir des oreilles, monsieur Ratcliffe, s’écria Ellieslaw en lançant sur lui un regard de fureur, mais un espion domestique n’en aura bientôt plus, s’il ose rester plus longtemps dans une maison où son arrivée fut une insulte, où sa conduite a toujours été celle d’un homme présomptueux qui se mêle de donner des avis qu’on ne lui demande pas, et d’où il sera chassé comme un misérable, s’il ne se rend justice en sortant sur-le-champ.

— Je sais parfaitement, Monsieur, répondit Ratcliffe avec un sang-froid méprisant, que la démarche inconsidérée que vous allez faire vous rend ma présence inutile, et que désormais mon séjour ici serait aussi dangereux pour moi que désagréable pour vous ; mais en me menaçant vous avez oublié votre prudence ; car bien certainement vous ne seriez pas charmé que je fisse à ces messieurs, à des hommes d’honneur, le détail des causes qui ont amené notre liaison. Au surplus, j’en vois la fin avec plaisir. Cependant, comme je crois que M. Mareschal et quelques autres personnes de la compagnie voudront bien me garantir pour cette nuit mes oreilles et surtout mon cou, pour lequel j’ai quelques raisons de craindre davantage, je ne quitterai votre château que demain matin.

— Soit, Monsieur, répliqua Ellieslaw. Vous n’avez rien à redouter, parce que vous êtes au-dessous de mon ressentiment, et non parce que j’ai à craindre que vous ne découvriez quelque secret de famille. Vos soins et votre entremise sont fort inutiles à un homme qui a tout à perdre ou tout à gagner. Adieu.

Ratcliffe lança un regard expressif qu’Ellieslaw ne put soutenir sans baisser les yeux, puis, saluant la compagnie, il se retira.

Cette conversation avait produit, sur une partie de ceux qui l’avaient entendue, une impression qu’Ellieslaw se hâta de dissiper en faisant tomber l’entretien sur les affaires du jour. On convint que l’insurrection serait organisée sur-le-champ. Ellieslaw, Mareschal et sir Frédéric Langley en furent nommés les chefs avec pouvoir de diriger toutes les mesures ultérieures. On fixa, pour le lendemain de bonne heure, un lieu de rendez vous où chacun se trouverait en armes avec tous les partisans qu’il pourrait rassembler.

Tout ayant été ainsi réglé, Ellieslaw demanda à ceux qui restaient encore à boire avec Westburnflat et le vieux contrebandier la permission de se retirer avec ses deux collègues, afin de délibérer librement sur les mesures qu’ils avaient à prendre. Cette excuse fut acceptée d’autant plus volontiers qu’il y joignit l’invitation de ne pas épargner sa cave. Le départ des chefs fut salué par de bruyantes acclamations, et les santés d’Ellieslaw, de sir Frédéric, et surtout celle de Mareschal, furent portées plus d’une fois en grand chorus pendant le reste de la soirée.

Lorsque les trois chefs se furent retirés dans un appartement séparé, ils se regardèrent un moment avec une sorte d’embarras. Mareschal fut le premier à rompre le silence. — Eh bien, Messieurs, dit-il avec un éclat de rire, nous voilà embarqués. — Vogue la galère !

— C’est vous que nous devons en remercier, dit Ellieslaw.

— Cela est vrai ; mais je ne sais si vous me remercierez encore quand vous aurez lu cette lettre. Je l’ai reçue au moment de nous mettre à table ; elle avait été remise à mon domestique par un homme qu’il ne connaît pas, et qui est reparti au grand galop sans vouloir s’arrêter une minute. — Lisez.

Ellieslaw prit le papier d’un air d’impatience, et lut ce qui suit :

« Edimbourg.

« Monsieur, — Ayant des obligations à votre famille, et sachant que vous êtes en relation d’affaires avec Jacques et compagnie, autrefois négociants à Londres, maintenant à Dunkerque, je crois devoir me hâter de vous faire part que les vaisseaux que vous attendiez n’ont pu aborder, et ont été obligés de repartir sans avoir pu débarquer aucune marchandise de leur cargaison. Leurs associés de l’ouest ont résolu de séparer leurs intérêts des leurs, les affaires de cette maison prenant une mauvaise tournure. J’espère que vous profiterez de cet avis pour prendre les précautions nécessaires à vos intérêts. Je suis votre très humble serviteur.

Nihil Mameless[1]

« À Ralph Maheschal de Mareschal-Wells. » (Très pressé.)

Sir Frédéric pâlit, et son front se rembrunit encore.

— Si la flotte française qui avait le roi à bord a été battue par celle d’Angleterre, comme ce maudit griffonnage semble le donner à entendre, le principal ressort de notre entreprise se trouve rompu, et nous n’avons pas même de secours à attendre de l’ouest de l’Écosse. Et où en sommes-nous donc ? s’écria Ellieslaw.

— Où nous en étions ce matin, je crois, dit Mareschal toujours riant.

— Pardonnez-moi, monsieur Mareschal. Ce matin nous n’étions pas encore compromis, nous ne nous étions pas déclarés publiquement, comme nous venons de le faire, grâce à votre inconséquence : et dans quel moment ? celui où vous aviez en poche une lettre qui ajoute aux difficultés de notre entreprise et en rend la réussite presque impossible.

— Oh ! je savais bien tout ce que vous alliez me dire ; mais d’abord cette lettre de mon ami anonyme peut ne pas contenir un mot de vérité ; ensuite, sachez que je suis las de me trouver dans une conspiration dont les chefs ne font tout le jour que former des projets qu’ils oublient la nuit. Aujourd’hui le gouvernement est dans la sécurité, il n’a ni troupes ni munitions, et dans quelques semaines il aura pris ses mesures. Le pays est plein d’ardeur pour une insurrection ; donnez-lui le temps de se refroidir, et nous resterons seuls. J’étais donc bien décidé à me jeter dans le fossé, et j’ai pris soin de vous y faire tomber avec moi. Vous voilà dans la fondrière ; il faudra bien maintenant que vous preniez le parti de vous évertuer pour en sortir.

— Vous vous êtes trompé, monsieur Mareschal, au moins quant à l’un de nous, répondit sir Frédéric, car je vais demander mes chevaux.

— Vous ne me quitterez pas, sir Frédéric, dit Ellieslaw ; nous avons notre revue demain matin.

— Je pars à l’instant même, et je vous écrirai mes intentions.

— Oui-da ! répliqua Mareschal, et vous les enverrez sans doute par une compagnie de cavalerie de Carlisle qui nous emmènera prisonniers ? — Écoutez-moi, sir Frédéric : je ne suis pas un de ces hommes qui se laissent abandonner ou trahir. Si vous sortez du château d’Ellieslaw, ce ne sera qu’en marchant sur mon cadavre.

— N’êtes-vous pas honteux, Mareschal ? dit M. Vere : comment pouvez-vous interpréter ainsi les intentions de notre ami ? Il a trop d’honneur pour penser à déserter notre cause ; et d’ailleurs il ne peut oublier les preuves que nous avons de son adhésion à nos projets. Il doit savoir aussi que le premier avis qu’on en donnera au gouvernement sera bien accueilli, et qu’il nous est facile de le gagner de vitesse.

— Dites moi, et non pas nous, quand vous parlez de gagner de vitesse pour se déshonorer par une trahison, s’écria Mareschal ; quant à moi, jamais je ne monterai à cheval dans un tel dessein.

— Un joli couple d’amis pour leur confier sa tête ! ajouta-t-il entre ses dents.

— Ce n’est point par des menaces qu’on m’empêche d’agir comme je le juge convenable, dit sir Frédéric, et je partirai bien certainement. Je ne suis point obligé, ajouta-t-il en regardant Ellieslaw, de garder ma parole à un homme qui a manqué à la sienne.

— En quoi y ai-je manqué ? dit celui-ci ; de quoi avez-vous à vous plaindre ?

— D’avoir été joué relativement à l’alliance à laquelle vous aviez consenti, et qui devait être le gage de notre liaison politique. Cet enlèvement de miss Vere, si admirablement concerté, sa rentrée si miraculeuse, la froideur qu’elle m’a témoignée, les excuses dont vous avez cherché à la couvrir, ce sont là autant de prétextes dont vous êtes bien aise de vous servir pour conserver la jouissance des biens qui lui appartiennent, et auxquels vous devez renoncer en la mariant. Vous ayez voulu faire de moi un jouet pour vous en servir dans une entreprise désespérée, et voilà pourquoi vous m’avez donné des espérances sans avoir l’intention de les réaliser.

— Sir Frédéric, je vous proteste par tout ce qu’il y a de plus sacré…

— Je n’écoute pas vos protestations.

— Mais songez donc que si nous nous divisons, votre ruine est aussi certaine que la nôtre. De notre union seule dépend notre sûreté.

— Laissez-moi le soin de la mienne ; mais, ce que vous dites fût-il vrai, j’aimerais mieux mourir que d’être encore votre dupe.

— Rien ne saurait-il vous convaincre de ma sincérité ? Ce matin j’aurais repoussé vos injustes soupçons comme une insulte ; mais dans la position où nous nous trouvons…

— Vous vous trouvez obligé d’être sincère ? interrompit sir Frédéric en ricanant ; vous n’avez qu’un moyen de m’en convaincre, c’est de célébrer, dès ce soir, mon mariage avec votre fille.

— Si promptement ? impossible !

— Je n’écoute rien. Il y a une chapelle dans ce château ; le docteur Hobbler est au nombre de vos hôtes : donnez-moi cette preuve de votre bonne foi. Si vous me la refusez en ce moment où votre intérêt doit vous porter à consentir à ma demande, comment puis-je espérer que vous me l’accorderez demain.

— Et si je consens à vous nommer mon gendre ce soir, notre amitié se trouvera-t-elle solidement renouée ?

— Très certainement, et de la manière la plus inviolable.

— Eh bien, quoique votre demande soit prématurée, ma fille sera votre épouse.

— Ce soir ?

— Ce soir, avant que l’horloge ait sonné minuit.

— De son consentement, j’espère, s’écria Mareschal : car je vous préviens, Messieurs, que je ne resterais pas paisible spectateur d’une violence exercée contre les sentiments de mon aimable cousine.

— Pour qui me prenez-vous, Mareschal ? croyez-vous que ma fille ait besoin de protection contre son père ? Soyez persuadé qu’elle n’a aucune répugnance pour sir Frédéric. La seule chose qui m’embarrasse, poursuivit Ellieslaw, c’est le peu de temps qui nous reste ; mais si elle faisait trop d’objections, je me flatte que sir Frédéric lui accorderait…

— Pas une heure, monsieur Vere. Si je n’obtiens pas la main de votre fille ce soir, je pars, fût-ce à minuit. Voilà mon ultimatum.

— Eh bien, j’y consens ; je vais préparer ma fille à un événement auquel elle ne s’attend pas.

À ces mots M. Vere sortit.

  1. Sans nom. Anonyme.