Le Népal (Isabelle Massieu)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 327-370).
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LE NÉPAL

II.[1]

S’il fallait en croire la tradition, les plus anciens monumens religieux du Népal remonteraient à une antiquité vénérable. L’empereur Açoka, au IIIe siècle avant notre ère, le grand apôtre du bouddhisme, aurait édifié dans la vallée quelques-uns des 84 000 stoupas que lui attribue la légende. C’est, en tous cas, sous ce jour que l’on présente, au centre et à chacun des quatre points cardinaux de la ville de Patan, cinq tchaityas ou stoupas, petits mausolées hémisphériques en terre et en briques qui rappellent les topes des Indes et qui sont sûrement les plus anciens du pays. Le temple de Swayambhou, où me mène ma course du lendemain, n’est pas d’une antiquité aussi haute. Swayambhou « Celui qui existe par lui-même, » est ici un attribut du Bouddha. Le monument s’élève sur un mamelon qui domine la ville, couvert d’une brousse verdoyante de laquelle émerge seulement la pointe pyramidale et dorée qui le surmonte.

Deux rivières encadrent Katmandou, la Vichnoumati et la Baghmati, la rivière sacrée ; on traverse cette dernière, et peu après, on prend le sentier qui mène au Swayambhounath, le long duquel les singes narguent les pèlerins de leurs gambades. Deux escaliers étroits et resserrés dans la forêt gravissent hardiment jusqu’au faîte. Cinq cents marches, — je ne les ai pas comptées, — et l’on est arrivé. Sur certaines pierres du pavage, je remarque les deux triangles entre-croisés avec un cercle en relief au milieu, le Trikanla, un symbole de la Trinité des Bouddhistes, du triple objet de leur vénération : le Bouddha, la Loi, l’Église ; le point central représente Adi-Bouddha, la cause de toutes choses, comme la fleur de lotus qui s’épanouit sur d’autres pierres.

Ce grand tchaitva, que l’on fait remonter au premier ou au second siècle de l’ère chrétienne, recouvre, comme une immense cloche très évasée, le sommet de la montagne. Il est formé du dôme de terre lui-même, revêtu de briques et bordé d’une sorte de haute plinthe reposant sur une étroite terrasse circulaire. Des chapelles encastrées aux quatre points cardinaux enferment des images du Bouddha sous un treillis de cuivre formé d’anneaux qui sont reliés par une fleurette. L’hémisphère est surmonté d’une tour carrée couronnée d’un cône pyramidal.

Sur la large plate-forme, le Devi-mahé, qui fait étinceler dans le soleil couchant l’or de ses toits relevés à la chinoise, voisine avec la grosse tour de Baghouan. L’indigène qui m’accompagne prétend qu’elle a plus de mille ans ! Et partout alentour et sur les pentes mêmes, une centaine de temples grands et petits, variés de forme et d’inspiration. Quelques-uns, en ruines, donnent vie à de grands arbres, tels autres se terminent en linga. C’est que le Bouddhisme se meurt, vaincu par le Brahmanisme dont il est issu et dans lequel il se fond à nouveau ; dans l’Inde, il est depuis longtemps complètement absorbé. Ici, des concessions successives, ont adapté les institutions brahmaniques aux populations bouddhistes et peut-être djaïnes du Népal, car il semble bien que le Djaïnisme ait partagé avec le Bouddhisme son frère la conquête de l’Himalaya[2] ; certains stoupas trahissent nettement l’influence brahmanique. Dans quelques hautes pyramides côtelées dont la brique est revêtue d’un enduit, comme celles que j’apercevrai de-ci, de-là, dans les villes, il me semble retrouver l’influence de ces grands constructeurs djaïnas, qui paraissaient attacher tant de prix à multiplier les sanctuaires. H me souviendra toujours de cette ville qui couvre entièrement le sommet du Satroundjaya dans la presqu’île de Kattivar et qui est tout entière composée de temples, ville de pèlerinage où l’on ne réside pas. Je voyais au matin les fidèles Djaïnes s’y presser en nombre, le bandeau sur la bouche de peur d’aspirer quelque atome vivant.

Ici non plus, le temple n’est pas isolé ; des annexes, des chapelles, des décors, quelquefois plus importuns que l’édifice primitif, se groupent autour du monument. Lenclos sacré mérite véritablement le nom de Poura (ville), qu’il reçoit parfois dans la nomenclature religieuse et qui s’applique si bien au Swayambhounath, et mieux encore à l’immense et pittoresque ensemble de Paslipati, le sanctuaire hindou le plus honoré du Népal. Des ouvriers se hâtent de nettoyer, pour la Dessera qui commence demain, le vieil hémisphère bouddhique couvert de mousse que les singes et les oiseaux souillent abondamment. La gent simiesque pullule près des temples qui lui assurent une nourriture abondante ; car les offrandes que déposent discrètement les fidèles sont avidement guettées et souvent détournées avant de parvenir au prêtre, lama ou pujari[3].

Le second escalier mon le droit, d’un seul jet. Il est dominé, sur la plate-forme, par un vajra en cuivre, long de près de deux mètres, posé sur un large et très vieux piédestal rond et sculpté qui représente l’année tibétaine en une ronde de douze animaux désignant chacun l’un des douze mois. Le vajra, le « foudre d’Indra, » est privé de trois de ses cornes qui sortent de la bouche de l’éléphant, le dieu Ganesa ; c’est pourquoi j’hésite un instant à l’assimiler au dordja, petite tige à chaque extrémité de laquelle viennent s’arc-bouter quatre défenses d’éléphant liées en faisceau par un anneau central et que j’ai rencontré si souvent au Ladak dans la main des lamas en prières.

Le vajra du Swayambhou fut élevé au XVIIIe siècle par ce même Pratapa Malla qui, pour charmer et distraire son épouse, fit creuser la Rami-Pokhri. Le Bouddhisme a emprunté le « Foudre d’Indra » au Brahmanisme ; le souverain du Panthéon Védique, qui le brandissait contre ses ennemis, « souffrit un jour l’humiliation » de le céder au Bouddha, et il est devenu l’emblème de puissance le plus sacré du prêtre bouddhiste. Ses cornes recourbées se retrouvent dans la flèche des tchaityas ; il forme encore la poignée symbolique de la sonnette de la pagode bouddhique et du fourba aux trois lames que les Tibétains jettent aux mauvais esprits. Le vajra est devenu comme un mot de passe dans les développemens modernes du Bouddhisme au Népal et au Tibet ; il est ici considéré, dans des spéculations d’un mysticisme superstitieux, comme l’élément mâle qui représente le Bouddha ; à côté, la ghanta (la cloche), élément féminin, symbolise flatteusement Prajna, la sagesse, formant avec elle le couple organique, comme le linga et la yoni qui deviennent le lotus et la source.

Il paraît indiscutable que les missionnaires bouddhistes n’ont été précédés au Népal que par des colons chinois, dont l’histoire se perd dans la légende, mais qui semblent y avoir importé les premiers élémens de la grande organisation chinoise, de son commerce, de sa culture, de ses mœurs. La montagne de Swayambhou joue un grand rôle dans la préhistoire. Au travers de fables merveilleuses et diffuses, je crois comprendre que Swayambhou, ou tout autre représentant d’une divinité supérieure, est apparu sous forme de lumière sur l’éminence qui se dresse au milieu de la vallée.

C’était le temps où cette vallée était occupée par un immense lac. Un saint personnage, le bodhisatva Manjouçri vint de Mahatchina (la grande Chine) prier trois nuits sur la montagne, puis se dirigea vers le Sud et entreprit de tailler un passage aux eaux du Nag-Hrad. Il plaça alors les deux déesses Barda et Mokashda de chaque côté de lui, sur deux hauteurs opposées, et prenant son cimeterre, coupa la montagne en un lieu qu’il appela Kotwal ; par la brèche, les eaux s’écoulèrent et firent place à la plantureuse vallée. De fait, la Baghmati, l’une des plus importantes rivières du pays, en sort à Kotwaldar.

Je ne saurais énumérer toutes les merveilles qui se succédèrent au Swayambhou, tant sont apparus de lumières et de dieux sous les formes les plus variées ! Brahma, Vichnou, Çiva, sont mêlés à l’affaire ; et, je le constate avec effroi, nul n’apparaît sans donner un nom nouveau à la montagne et aux divers lieux ; chacun fait de nouvelles fondations de temples et de monastères, puis « s’en retourne à son ancienne demeure, » selon la formule liturgique. La vache, l’animal sacré dans tout l’hindouisme, dont le respect constitue chez beaucoup de Newars, quelques superstitions mises à part, le seul article de foi, tient son rôle dans ces récits, et nous saurons même comment elle mentit par la bouche et dit la vérité avec sa queue.

Çiva, sous le nom de Maheçvara et sous la forme d’une gazelle, vint sur la montagne, s’y fit lumière, et cette lumière s’étendait si loin que Vichnou et Brahma en recherchèrent chacun de son côté les limites. Or, ils ne les pouvaient trouver, car c’était la lumière qui traverse les sept firmamens au-dessus et au-dessous de la terre. Vichnou et Brahma ayant fini par se rejoindre, le premier déclara qu’il n’avait pas trouvé le terme de la lumière, et le second prétendit l’avoir dépassé. Vichnou, mis en défiance, demande des témoins ; Brahma produit Kamdhenou, et la vache céleste corrobore par sa bouche l’assertion de Brahma, mais secoue la queue en signe de dénégation. Vichnou a compris ; il décrète dans sa colère que l’image de Brahma ne sera nulle part adorée en ces lieux, puis déclare la vache impure par la bouche et sacrée par la queue. C’est à ne plus oser manger de langue de bœuf !

Le meurtre de l’animal, devant lequel chacun s’écarte respectueusement dans le bazar, est puni de mort, et la moindre violence commise sur lui se paie de l’emprisonnement à vie. On me citait jadis, au Kachmir, le cas d’un homme enfermé à perpétuité dans la forteresse de Srinagar pour avoir, dans un moment où il mourait de faim, mangé un morceau de sa propre vache morte de maladie. Les Gourkhas ont dû lutter, longtemps encore après les Mallas brahmanistes, pour imposer aux Newars autochtones du Népal la vénération de leur animal sacré.

En face du Swayambhounath, les dernières lueurs du couchant font étinceler, assises sur leurs hautes colonnes, les statues en cuivre doré des deux déesses qui présidèrent à l’écoulement des eaux. Elles sont nimbées d’une fleur de lotus, elles tiennent une fleur de lotus à la main, elles reposent sur la fleur du lotus épanouie qui forme le chapiteau de la colonne. Tout autour de l’antique tchaitya sont disposées en une ligne circulaire des lampes de cuivre en forme de coupes. De-ci, de-là, des secoundahs, petites cruches à huile, récipiens et lampes à la fois, sont munis à l’avant d’une coupelle pour recevoir la mèche ; une petite cuillère appropriée sert à prendre l’huile ; en arrière, sur l’anse aux formes diverses, se hausse toujours l’idole. Des pdnus, sortes de hauts chandeliers très variés et finement ciselés, spéciaux au Népal comme les secoundahs, sont placés à côté. Avec l’huile et la mèche de la lampe, le plateau creusé qui les surmonte reçoit le plus souvent la mourtti', idole qui est tout un tableau. Quelquefois aussi le pdnus porte un mandir[4] hindou et une lampe sur chacune de ses faces. Son plateau est orné de lamelles de cuivre taillées en forme de feuilles ajourées et disposées en frange, mobiles et sonores au souffle du vent. Il se nomme alors Krichna-Dewal, lumière de Krichna. Tous les objets anciens du culte sont d’un art délicat et d’une extrême perfection.

Dans le soir qui tombe, un vieux lama de Lassa, très misérable dans ses vêtemens rouges, tourne autour du grand temple et déroule les cent huit grains de son chapelet, graines de rondraskas consacrées aux dieux. Les temples de Swayambhou sont en effet sous la direction religieuse des lamas de Lassa ; une de leurs familles, qui vit dans une maison voisine, assure de temps immémorial la garde du feu sacré : symbole de la divinité jadis descendue du ciel, il ne doit jamais s’éteindre.


A la Résidence britannique les soirées sont très agréables. On s’y plaît à deviser des choses du Népal et d’autres encore. Le docteur, parfois, nous tient compagnie. Un officier instructeur monte des Indes pendant quelques semaines chaque année pour exercer les cipayes de l’escorte ; le jeune lieutenant, qui se trouve là pendant mon séjour, sera souvent mon fidèle compagnon d’excursion. Le coup de canon qui, à dix heures, marque le couvre-feu nous trouve souvent réunis. Personne dès lors dans la « city, » bourgeois ni manans, ne doit plus circuler jusqu’au lendemain quatre heures, heure un peu bien matinale pour ce pays, où les ouvriers se mettent difficilement au travail avant neuf heures du matin.

Le 2 octobre, à trois heures de l’après-midi, le grand landau du Maharaja, qui est chaque jour à ma disposition, vient nous chercher pour la « Grande Parade. » Le Résident et le docteur sont en grand uniforme. Le lieutenant et le capitaine népalais attaché à la Résidence nous accompagnent à cheval. 15 000 hommes de rouge habillés sont rangés autour du champ de manœuvre situé dans le plus beau panorama du monde. Un cadre pittoresque de verdure forme le premier plan, qu’enveloppe un cercle de riantes montagnes. Dans le lointain se profile la grande chaîne de l’Himalaya dont les hauts pics se découpent sur le ciel bleu : de la blancheur neigeuse émerge la pointe du Gaurisankar-Everest.

Le Maharaja premier ministre, son frère le général commandant en chef et beaucoup de généraux et maharajas nous attendent, au milieu de la pelouse, sur une double terrasse superposée, autour du tronc d’un arbre sacré dont la ramure centenaire porte un feuillage léger. Les présentations commencent. En attendant la venue du Roi, le premier ministre m’invite à passer en voiture devant le front des troupes composées d’infanterie et d’artillerie avec ses petits canons de campagne. Derrière les soldats une foule joyeuse, aux costumes multicolores qui éclatent dans la lumière du soleil, est perchée dans les arbres, grimpée sur quelques pavillons ou disséminée dans les prés. A peine avons-nous parcouru la moitié du cercle qu’un cavalier nous rappelle : le Roi est arrivé avec son état-major où il compte beaucoup de frères, Kchatryas des montagnes, véritables Rajpoutes, fils des Thakours, comme la lignée de. Jang Bahadour, tous Maharajas, issus de Dravia Sali, le conquérant du XVIe siècle et l’ancêtre de tous ces seigneurs Gourkhas. Le Roi n’est que le symbole extérieur de la royauté, une sorte de monarque mérovingien aux mains des maires du Palais. Ce gros garçon est évidemment d’une intelligence calme, il sait peu l’anglais d’ailleurs, et ne fait que tendre l’oreille. Il ne paraît pas savoir bien exactement que faire de son personnage. Depuis plus d’un siècle, la réalité du pouvoir est aux mains du Maharaja premier ministre, assisté d’un conseil composé des principaux seigneurs du royaume. C’est lui qui nous reçoit : Chander Sham Sher Jang Rana Bahadour a une figure ouverte, pétillante d’intelligence, exprimant, dans les traits et dans le regard, l’habitude héréditaire du commandement. Il est très au fait des formes et de la courtoisie européenne qui facilitent l’accueil et servent en même temps de défense.

La parade commence pur une canonnade. Chaque pièce lire six coups ; les feux se succèdent à intervalles réguliers, la fumée s’élève en nuages épais, la montagne change la détonation en bruit de tonnerre, les chevaux se cabrent, quelques-uns s’affolent. Le spectacle est magnifique. La musique militaire joue à l’européenne avec un talent surprenant. La revue s’achève par une marche connue qui éveille des souvenirs dans mon oreille, tandis qu’un officier supérieur, monté sur le cheval du Roi, caracole en cadence autour des musiciens groupés en cercle devant notre belvédère et exécute un véritable exercice de manège. A la fin de la cérémonie, je sollicite du premier ministre la permission de faire visite à sa Maharani en son palais. Comme le Résident ne saurait s’exposer à un refus, je présente ma requête moi-même. Son Excellence Chander Sham Sher l’accueille avec plaisir et me demande mon jour. Il a été Parisien pendant une semaine ; le protocole anglais ne lui avait pas accordé davantage. Mais il adore Paris, rêve d’y revenir et veut bien m’assurer qu’il sera charmé de m’y voir. Tous les autres Maharajas et le Roi sont intrigués et amusés par ma présence : à part quelques Anglaises, femmes de hauts fonctionnaires, je suis la première Européenne qui pénètre dans leur pays.

Le lendemain, on célébra, selon la coutume, la fête annuelle en l’honneur de Dourga, qu’on appelle aussi Kali, la déesse féroce, par une grande tuerie de buffles. Mon cher hôte s’abstient, par politique ou par goût, de paraître à cette boucherie, et il me fut facile de comprendre que la présence d’une femme étrangère ne convenait pas à semblable cérémonie. Elle a lieu dans le sombre palais du Kott, de sanglante mémoire, où Jang Bahadour, en 1846, avec la complicité d’une odieuse Rani, lit massacrer, pour venger son oncle Bhim Sena, quarante-cinq des principaux ministres et notables du royaume avec une centaine de personnages de moindre marque, dit un rapport officiel anglais dont on me donne communication. Le palais appartient à l’autorité militaire et c’est le Maharaja, commandant en chef, frère du premier ministre, qui préside.

Le docteur et le lieutenant, qui ont le privilège d’être de la fête, m’en racontent les détails. Les victimes des sacrifices sont offertes par les familles riches du pays. Chaque officier est tenu d’en donner une. Les pauvres s’acquittent avec des chèvres, voire même des poules, dans les villages. Le comité des fêtes, la gatti, qui joue au Népal, comme dans la Grèce antique les liturgies, un rôle prépondérant dans la vie publique, désigne les familles qui doivent concourir successivement à la présente solennité et, par ailleurs, dans chaque caste, à tour de rôle, les membres qui doivent offrir une pouja (fête). Le buffle, le buffalo, généralement jeune, les plus gros coûtant plus cher, est lié à un pilier ; un homme le maintient immobile et un officier lui abat la tête au ras des épaules. Elle est toujours détachée d’un seul coup, donné d’une seule main avec le grand couteau du pays, véritable couperet dont la courbe savante ajoute au poids de la lame élargie et alourdie par le bout. Bien manier le koukhri est un sport. Plusieurs fois, par coquetterie, l’officier sacrificateur fait montre d’une habileté remarquable en remplaçant le koukhri par le sabre. C’est beaucoup plus difficile, car il faut que l’épée tombe juste au point de section, sinon elle tourne ; mais ses coups ont toujours réussi. On jette les têtes en tas et les corps sont écartés pour faire place ; un autre animal est amené et le tout se fait avec une rapidité surprenante. Autrefois le commandant en chef devait tremper ses mains dans le sang répandu et les appliquer sur les deux faces des drapeaux ; on lui apporte maintenant une coupe dans laquelle le tchandan, poudre rouge qui sert à faire les signes rituels sur le visage, a été délayé ; il y trempe ses mains et, les joignant d’un coup sec, les imprime sur les drapeaux. La tuerie ayant commencé à six heures du matin, on devine devant quelle mare de sang se trouvèrent ces messieurs qui vinrent assister à la cérémonie entre neuf et dix heures.

Toute cette viande est distribuée au peuple. Dans l’après-midi, je vois partout dans les rues ces animaux décapités qu’on traîne vers les demeures et qui laissent derrière eux un sillage de sang. Ici, c’est un buffalo qu’on fait rôtir tout entier. Là, le dépeçage des bêtes a lieu en plein air. Ces viandes coupées en minces tranches sécheront contre les maisons et sur des nattes étendues par terre. Près du palais du Kott, se dresse l’image de Bhaïrab, le dieu de la guerre et de la mort, l’époux de Kâli, la déesse féroce, aux multiples mains l’un et l’autre. Dans l’une, il porte un trident, le trisoul, dans une autre, un faisceau de têtes de morts. Le soleil et la lune, qui, avec les pieds du Bouddha, figurent dans les armes de Katmandou, sont placés à ses côtés. Sa statue est entièrement barbouillée de sang et de minium et le poteau d’attache planté devant elle pour les sacrifices en porte encore la trace. Cette énorme et monstrueuse effigie, baignant dans une odeur de sang qui flotte sur toute la ville, donne comme une hantise de tuerie et de sauvagerie.

Une foule énorme se presse dans Katmandou, des figures nouvelles s’y mêlent, venues de loin ; les gens de la montagne sont descendus ; je reconnais bien vite des Lepchas et des Tibétains avec leur bonne physionomie riante et leurs yeux clairs. Dans des sacoches posées en besace sur le dos de leurs moutons, ils apportent la provision de sel ; puissent-ils avoir apporté aussi leurs turquoises ; elles sont loin d’avoir la pureté de coloris à laquelle nous sommes habitués, mais leurs tons variés mis ensemble sont d’un agréable effet. Tout le monde s’est paré de ses plus beaux costumes. Les plus pauvres Népalais ont fait la toilette du visage, après laquelle ils apparaissent moins teintés. Tous ont refait à neuf les signes rituels. Des grains de riz blancs ou passés au minium ornent les fronts, les couvrant tout entiers ou disposés en arabesques. Comme le Roi à la « Parade, » les hommes portent des colliers de fleurs. Ils affectionnent le pantalon, blanc la plupart du temps, large dans le haut, très collant aux genoux et bridant comme des guêtres sur les pieds. Ils portent en dehors la chemise que les Occidentaux mettent en dedans. C’est là d’ailleurs la plus visible des mille contradictions qui distinguent, dès la Russie, l’Orient et l’Occident. Des épis dorés et je ne sais quelles grappes jaunes d’une fine herbacée sont accrochés derrière l’oreille, à la manière d’un plumet.

Les femmes Gourkhas portent généralement d’immenses pantalons bouffans, mis à la mode pur Jang Bahadour, qui les avait imposés dans son palais. Ils mesurent environ deux mètres de tour de jambe et donnent aux dames l’air d’évoluer sur deux ballons qui rouleraient sous elles. Les femmes Newars mettent en guise de jupe, sous un corsage collant, une pièce d’étoffe abondamment plissée et serrée à la ceinture, tombant par devant et remontant par derrière jusqu’à mi-jambe. Dans la rue, relevant de côté cette masse deux fois plus grosse qu’elles, leurs mouvemens ne manquent pas de grâce et, lorsqu’elles ont à traverser l’eau, elles retroussent allègrement ce volumineux paquet sans en paraître plus embarrassées que de l’enfant ballotté sur leur des ou balancé à leur côté.

Elles disposent avec grâce, pendantes à leurs oreilles ou dressées sur leur tête, quelques pailles dorées, ou bien les enchaînent et s’en font des colliers ; d’autres fois, elles étendent une feuille légère sur leur front, au-dessous d’une touffe de fleurs posée dans les cheveux. La poitrine est chargée d’épais colliers de perles de couleur supportant parfois une ligne de porte-charmes, les uns en or, d’autres en argent, en turquoises ou en cuivre ; des bracelets d’argent ou de verre, de nuances et de décors fort heureux, couvrent les bras, et d’autres en métal, plus larges, leur retombent sur les pieds. Ces femmes doivent souvent porter sur elles leur fortune tout entière si j’en juge par le poids d’or ou d’argent de certains de ces bijoux toujours massifs. Les hommes les affectionnent aussi et les coolies, selon leurs moyens, n’en sont pas dépourvus.

Je remarque encore au poignet des hommes et des femmes une petite ficelle nouée que j’ai supposée pleine d’intentions et qui m’avait fort intriguée pendant le voyage. On me dit qu’à la Djani-Pouri, la fête de Djani, qui coïncidait cette année avec la pleine lune d’août, un brahmane doit passer ce cordon au poignet droit des hommes et au poignet gauche des femmes, en récitant des mantras, prières, pour leur assurer la santé ; on ajoute qu’au jour de Lakshmi-Pouja, la fête de Lakshmi, déesse de la Fortune, femme de Vichnou-Narayana, on délie ce cordon pour l’attacher à la queue d’une vache. Je suis bien sûre d’avoir vu ce bizarre bracelet en Rajpoutana avant la pleine lune d’août, ce qu’explique le retard du calendrier népalais sur le calendrier hindou.

Ce qui me plaît sur ces femmes qui vont toujours en cheveux, c’est le disque en or de douze centimètres de diamètre qu’elles portent dressé contre le chignon, au sommet ou parfois sur le côté de la tête[5]. Leur abondante chevelure noire est toujours ornée de fleurs ; en cette saison, ce sont surtout de petits soucis brillans et chiffonnés comme des œillets d’or.

Toujours flânant, nous sommes arrivés sur une grande place hors la « city, » au milieu de laquelle se trouve une pagode. C’est l’extraordinaire et pyramidale tour de Bhim Sen Thapa, qui se dresse en manière de campanile à deux cents pieds du sol dans une large enceinte ajourée par le haut. Près de là, sur la même place, une de ces curieuses fontaines spéciales au Népal, une dhara, qu’on ne découvre qu’en s’approchant, se creuse en piscine quadrangulaire, entourée de terrasses superposées à travers lesquelles un escalier central descend pour amener les fidèles à l’heure des ablutions, aussi bien que les ménagères avec leurs grandes cruches de cuivre au ventre rebondi et brillant. De délicates nervures bordent les terrasses. Couvertes de rouge, toujours pour la Dessera, deux idoles, dans leurs petits mandirs (temples hindous), dominent les robinets d’ablutions dont les belles gargouilles aux têtes d’animaux, en cuivre doré, étincellent au soleil à côté des vases luisans et des torses nus. Le général Bhim Sena, le sage administrateur qui gouverna trente-trois ans le Népal et dont nous connaissons la fin tragique, fut le créateur de ces deux monumens vers 1825, quatorze ans avant sa mort, au beau temps de sa plus grande puissance.


Je songe à commencer mes excursions à travers le pays.

Une visite matinale en compagnie du colonel Macdonald nous conduit à Baladgi, à quelques milles de Katmandou. Le site est charmant avec ses murailles claustrales percées à jour ; à travers l’entrelacement des baies, on aperçoit des champs silencieux et verdoyans où se cachent quelques modestes mandirs. A l’entrée du village, nous descendons de voiture, et nous nous engageons sous une haute et épaisse futaie dont le mystère abrite une grande vasque de verdure, au milieu de laquelle baigne Narayana, couché sur un lit de cobras dont les neuf têtes redressées auréolent la tête du dieu colossal en marbre noir. C’est une réplique du Narayana de Nilkanta qui se trouve dans les limites du territoire que le Roi n’a pas le droit de franchir ; car, jadis, le pieux Pratapa Malla, ayant amené au Palais royal l’eau sacrée, décréta que les rois du Népal ne devraient plus, s’ils tenaient à la vie, paraître dans la région de la source sacrée.

A côté de ce sanctuaire de Narayana dont la statue a la signification religieuse d’un temple, se trouve un vaste réservoir, un tank rectangulaire, appuyé d’une part à la colline, maintenu de l’autre par un mur de soutènement de dix mètres de haut, couronné par une spacieuse terrasse d’où l’on domine une succession de prairies qui s’étendent en pente à perte de vue. A chaque extrémité de la terrasse, deux escaliers conduisent à la fontaine. Dans le bas, ce mur est décoré d’idoles assises dans un cadre en haut relief, au pied desquelles, par vingt et une gargouilles fantastiques en cuivre doré, chères à tous les peuples jeunes, l’eau jaillit et s’écoule, par de gais canaux qui miroitent au soleil, dans la rivière dont une rangée d’aulnes dessine le cours au milieu des prés. C’est la plus grande et la plus pittoresque de ces pranali, dont le nom hindou désigne le canal par lequel l’eau s’écoule, et que j’entends nommer dhara dans la langue de la montagne, le Parbatya, et nithi par les Newars.

Daris cette solitude apparaît une jolie fille : elle est préposée aux repas des énormes poissons, semblables à des carpes, qui peuplent le tank, si gloutons qu’il en meurt plusieurs par semaine. Je l’ai photographiée, son plateau d’osier chargé de provisions sur les bras, et avec elle les femmes du Subadar et du Jemadar, capitaine et lieutenant de l’escorte britannique. Mon appareil a eu l’étrenne de leurs uniformes neufs ; jaquette rouge, culotte bleu foncé, bandes noires, patti aux jambes, et, sur la tête, le turban bleu, blanc, jaune, joliment tourné sur le toquet en pointe métallique qui dépasse.

Le temps me presse de me rendre à Bhatgaon, à 14 kilomètres de Katmandou. Ancienne capitale des princes Newaris, Bhatgaon, avec ses 40 000 habitans, dont un tiers est encore bouddhiste, mérite une longue visite. La ville est peuplée de temples ; le Panthéon du Bouddhisme et du Brahmanisme amalgamés compte d’innombrables dieux. L’enceinte à peine franchie, le grand temple de Narayana me retient longuement. Il se dresse au-dessus de plusieurs terrasses disposées en gradins et, sur l’escalier de la façade, deux rangées d’animaux symboliques montent la garde : éléphans, sardouls ou chimères, bœufs et personnages. Un double étage de toitures hardies fait briller haut dans le ciel des pointes de cuivre. Tout auprès, le Dharm-sala, destiné aux pèlerins, présente au rez-de-chaussée une longue galerie ouverte dont j’admire les charmantes colonnes en bois sculpté. Au premier plan sont assis deux animaux de bronze à l’aspect féroce. La façade est ornée d’élégantes fenêtres diversement disposées et ouvragées, fermées souvent par de fins treillis formant moucharabiés. Au-dessus, s’avance un long balcon fermé dont les panneaux de bois brun ajouré se perdent sous la grande ombre du toit.

Les édifices religieux se succèdent et, dans les cours des uns, à l’extérieur des autres, on voit tout un monde grouillant, coloré et bizarre, de statues et de bas-reliefs. Plus loin, une grande place s’impose aux regards ; le Palais royal, le remarquable Durbar de Bhopatindra Malla, achevé en 1697, en occupe tout un côté ; sur le pourtour et au milieu, s’amoncellent les pagodes et les temples aux toits coloriés ou dorés, variés de forme et de décor. Les plus beaux temples brahmaniques se dressent auprès de la demeure du Roi très religieux qui fit élever le plus important, le Nyatpola Deval, le « Temple à cinq Étages, » si mystérieux et si sacré que ses prêtres ont seuls le droit d’y entrer, et que le peuple ne sait même pas quelle divinité l’habite. Le roi de Bhatgaon en apporta lui-même les trois premières briques en 1702. Sous ses cinq toitures pyramidales, insensiblement relevées aux angles, ce sont toujours des terrasses coupées par le même escalier, sur lequel veillent les mêmes animaux. Deux statues d’hommes qui encadrent les premières marches sont pourtant à noter. Ce sont Jayamalla et Phattas, les deux champions du Roi, à qui l’on attribue la force de dix hommes. Au-dessus, les éléphans dix fois plus forts qu’eux, puis les lions dix fois plus forts que les éléphans ; ensuite les sardouls, dix fois plus forts que les lions, précèdent les deux déesses du cinquième étage, Byahrini et Singhrini, qui symbolisent le pouvoir surnaturel. Avec des variations de détail, cherchées dans la figuration de rhinocéros, de chevaux, de chameaux, ce type de pagode est maintes fois répété. Les toits inférieurs, souvent couverts de tuiles, rouges ou vertes, les toits supérieurs, parfois en bronze doré, reposent tous sur un système de chevrons arc-boutés, ornés de sculptures prodigieuses représentant quelquefois des personnages aux multiples bras. Des boules de cuivre superposées, au diamètre décroissant, se terminent en pointes brillantes sur le faîte des temples que surmonte le fameux trisoul (trident).

Tous ces monumens, disent les érudits, ne remontent pas au-delà du XVe siècle et le plus grand nombre semble dater du XVIIe. Le Bhaïrotan, autre temple sur la place, est flanqué à l’avant, à un mètre de distance, de grands étendards de cuivre d’une hauteur surprenante ; des guirlandes de fleurs naturelles sont suspendues à profusion pour la Dessera, des animaux de bronze défendent l’idole et devant elle des flaques de sang remémorent les sacrifices de buffles et attirent les chiens. La grande fête met tout le monde en joie, beaucoup de gens, ici, transportent, comme avant-hier à Katmandou, leurs quartiers de viandes ; nos personnes intriguent et amusent une foule désœuvrée et flâneuse que les gens de police écartent devant nous.

A côté des pagodes de grande allure, quelque mandirs, en pierre, posés sur des terrasses semblables, sont absolument différens de forme et d’une élégance exquise. A la base du « Grand Deval, » dont la pyramide curviligne rappelle un peu celle des Djaïnas du Kattivar, quatre petits mandirs marquent les quatre faces. Plus artistique encore m’apparaît un mandir analogue, au dôme étage en pyramide ; la même pyramide, réduite, forme porche au-dessus de charmantes colonnes construites exactement sur le modèle des colonnes de bois d’une pagode voisine, ainsi que l’a remarqué si justement le docteur Le Bon. Il abrite un encadrement de porte délicieusement ouvragé.

Tout attire et retient l’attention dans la vieille capitale des Newars. Le Durbar aux quatre-vingt-dix-neuf cours, que je n’ai pas comptées, je l’avoue, présente une façade décorée des plus curieuses et des plus délicates ouvertures dues à ces artistes incomparables dans le bois et la pierre, qu’ont été les ouvriers newaris. Que dire encore de ces colonnes monolithes déjà aperçues à Katmandou, plus fréquentes à Bhatgaon et dont j’admirerai le si bel effet à Patan : grands piliers isolés, ronds ou carrés, cannelés ou biseautés, le plus souvent surmontés du lotus épanoui qui leur sert de chapiteau ? Ces monolithes, dit-on, sont semblables aux colonnes commémoratives qu’Açoka faisait élever plus de deux siècles avant notre ère et dont le Népal seul a conservé l’antique coutume. Ils sont généralement réservés à la statue du souverain qui a fait édifier le temple. C’est celle du Raja Bhopatimal qui étincelle dans la lumière sous son parasol en forme de cloche ; là, c’est un Garouda, le dieu oiseau, le véhicule de Vichnou, qui y déploie ses ailes. Certaines de ces statues, affirme-t-on, sont en or ; je croirais plutôt à l’un de ces beaux alliages dont les Népalais eurent le secret et dans lequel entre pour une notable partie le précieux métal.

Nous avons traversé tout le bazar, longé toutes les échoppes dont les toits, au-dessus des façades plates, surplombent dans la rue au point de ne laisser apercevoir qu’une étroite bande de ciel ; les enfans risquent de se faire écraser pour mieux me voir, des têtes de femmes s’encadrent, à la Gérard Dow, dans les plus délicates fenêtres. Je ne vois pas une seule maison banale ; des pavillons tout en bois sont posés sur des colonnades qui forment en quelque sorte le rez-de-chaussée. Ces colonnes, très ouvragées, portent un merveilleux étage, abrité à peine derrière une autre colonnade, sous deux toits successifs très élégans. L’un de ces remarquables pavillons domine une belle dhara, plus ancienne que celle de Bhim Sen à Katmandou.

L’heure nous presse. Dans le lointain, les montagnes laissent tomber leurs voiles et apparaissent blanches et roses sous le soleil couchant. Sur ma route, près des villages ou isolés dans la campagne, on rencontre des pagodes et des temples dont les plus modestes comme les plus riches offrent toujours un dharmsala au voyageur qui s’y repose ou s’y abrite. Ce n’est souvent qu’une simple toiture en auvent, reposant sur des colonnes et couvrant un plancher surélevé à 30 centimètres du sol. A mi-chemin de Bhatgaon et de Katmandou se trouve la Sida-Pokhri, un autre grand tank, en forme de rectangle allongé, protégé par une ceinture de murailles et dans lequel on accède par des escaliers disposés tout autour. Quatre portes sur les quatre faces donnent accès aux pèlerins qui viennent faire leurs ablutions ; ce sont d’élégans pavillons à colonnettes ou de style divers. Dans la lumière du soir, leur silhouette légère se mire dans l’eau, sur laquelle se reflètent aussi les montagnes vertes et blanches. Mais l’ombre descend avec l’heure et m’invite à hâter le pas pour rentrer chez mon hôte.


Les jours se suivent, toujours remplis, offrant à chaque instant des spectacles nouveaux. Le moment est venu de me rendre au Palais pour faire une visite à la Maharani. Situé dans l’axe de la vallée, il est séparé de la ville par le champ de manœuvre et quelques prairies. De construction récente, en style moitié italien, moitié anglais, il m’apparaît immense avec sa façade blanche d’une longueur surprenante, ses colonnades et ses toits plats. Des ailes le flanquent de chaque côté, formant avec les bâtimens de derrière de vastes cours quadrangulaires : c’est comme un Louvre qui n’aurait que trois ans, au milieu d’arbres qui ont besoin de vieillir. Je m’y suis rendue dans le grand landau qui est chaque jour à ma disposition ; le garde à cheval marche en avant, les deux sais à l’arrière, un soldat se tient sur le siège près du cocher.

Le fils aîné du Maharaja me reçoit à la descente de voiture et, par un assez bel escalier, me conduit dans la grande salle du « Durbar » qui occupe toute une partie de la façade ; elle donne sur la large galerie ouverte qui découvre entre ses colonnes le merveilleux panorama de la vallée. Son Excellence m’attendait à la porte opposée. Elle s’avance aussitôt au-devant de moi, de telle sorte que nous nous rencontrons auprès de la vasque centrale que surmonte un grand lustre de cristal et qu’entoure une ceinture de réflecteurs électriques, destinés à illuminer et à colorer la fontaine. Le premier ministre me conduit à un divan et nous causons un instant. Je lui dis toute la joie que j’éprouve d’avoir pu visiter son beau pays ; je me montre particulièrement ravie de Katmandou qui se distingue de toutes les autres villes indigènes d’Orient par son air de capitale. Sir Chandra Shum Sher, comme disent les Anglais, qui donnaient déjà ce titre à Jang Bahadour, très fin, très courtois, lit et parle l’anglais facilement, reçoit des journaux, s’intéresse aux affaires extérieures, s’occupe lui-même de son armée qui est, me dit le Résident, de 45 000 hommes ; il rend la justice et contrôle l’administration.

Ses fils me conduisent chez la Maharani et me servent d’interprètes, car elle ne parle que le parbatya, la langue des Gourkhas et de tous les peuples de la montagne, les Parbatyas ; langue et peuple ont le même nom. Dans une galerie qui se développe au second étage, le long des appartemens, j’entrevois, en passant, un lit de parade, puis j’entre dans un grand salon. Là, sur un large canapé placé au milieu de la pièce et faisant presque face à l’entrée, une femme est assise comme dans un nuage bleu. Elle se lève pour me recevoir ; après échange de salutations et de sourires, elle me fait asseoir auprès d’elle et se rassied sur ses jambes. Elle paraît émerger de deux ballons en satin bleu pâle, recouverts d’une robe à rayures tissée en Europe, de gaze plus pâle encore et qui « mousse » autour d’elle. Les manches, au contraire, d’une légère étoffe orientale, sont assez collantes. Ses grands yeux de Junon sont agrandis encore par un cercle noir. Vraiment, je me plais, moi, dans ma toilette de voyageuse, à contempler sa riche parure de diamans qui représentent peut-être une valeur d’un ou deux millions. Son buste disparaît sous une rivière à trois rangs de pierres d’une grosseur peu commune, tandis qu’un beau pendentif orne son cou ; deux grands nœuds Louis XV, rapportés récemment d’Angleterre, et si étonnés de se trouver au Népal, font fête à ses épaules. Sur les tempes et jusqu’au-dessus de la nuque, des diamans soulignent encore la majesté du haut diadème qui couronne la tête. Bien qu’elle ait le profil légèrement asiatique, elle me paraît charmante dans la splendeur de ses dix-huit ans. J’ai pu sans flatterie en faire compliment au Maharaja, qui s’en est montré fort satisfait.

Derrière le canapé de la Maharani, deux demoiselles d’honneur se tiennent debout pendant l’entretien, assez jolies, me semble-t-il dans leurs beaux atours, malgré des lèvres un peu épaisses. Elles viennent, sans doute, comme leur maîtresse, soit des provinces du Nord, soit du Tibet où les Maharajas ont coutume de choisir leurs femmes. La Maharani paraît gaie, son rire est jeune et agréable. Ma visite a dû beaucoup l’amuser, puisqu’elle n’a jamais connu qu’une Anglaise, Mrs Manners Smith, la femme du titulaire de la Résidence en congé présentement. Elle est l’unique femme du Maharaja, qui l’a épousée il y a trois ans, après la mort de la mère de ses grands enfans. Il n’a jamais voulu avoir qu’une femme, tout comme un Anglais. C’est peut-être affaire de mode, encore que ce scrupule, commun à nombre" d’Hindous de qualité, apparaisse comme un progrès de civilisation et fasse honneur à cette « respectability » anglaise qu’on a bien vite fait de traiter d’hypocrisie, mais qui semble toujours un hommage plus ou moins direct rendu à la « vertu. » Les autres Maharajas ne sont pas monogames, et le Roi, naturellement, possède tout un sérail. C’est sa distraction.

Le premier ministre m’attendait toujours dans le Durbar, il me fait les honneurs du Palais et de la grande galerie extérieure dans laquelle je reconnais une copie de l’encadrement du trône du dernier roi de Mandalay, grand portique de bois finement travaillé en Birmanie et de nature à engager les Népalais d’aujourd’hui à ne pas oublier l’art de leurs ancêtres newaris. Devant un portrait qui attire mon attention, il me parle avec affection et fierté de sa première femme, la mère de ses fils, plus fine que la Rani actuelle dont il est cependant fort épris. Il me fait hommage de sa photographie ainsi que de la sienne. Et comme j’admire en redescendant les magnifiques peaux de tigres tendues dans le hall, il m’explique, en me montrant les plus belles, qu’il les rapporta du Téraï, où, dans une seule chasse et sans accident, il tua onze grands félins. Le Maharaja actuel est le digne émule de Jang Bahadour et de ses ancêtres.


On ne se lasse jamais de flâner sur les routes et dans la ville, au hasard des rencontres toujours amusantes, au milieu de ce peuple en fête. Un jour, c’est le Dhiraj que je croise dans sa voiture attelée à la Daumont, avec son escorte de cavaliers et qui me fait un salut empressé ; un autre jour, c’est le Maharaja, premier ministre, accompagné d’une trentaine de cavaliers et d’un nombre plus considérable d’hommes à pied courant à sa suite, le fusil à la main. En me demandant s’il ne régnerait pas une certaine défiance dans les relations de la famille princière, je me souviens qu’à son retour d’Europe, Chander Shum Sher tint secret le jour de son entrée à Katmandou et s’arrangea même pour y arriver à une heure matinale et imprévue.

Ce qui donne, au premier abord, un aspect moderne à la capitale du Népal et ce qui surprend vivement à l’arrivée, avant qu’on ait pénétré dans la vieille cité, ce sont ces luxueux palais blancs mi-européens, mi-orientaux, de style bâtard et un peu tapageur. Ils enveloppent d’un côté, à belle distance, le champ de manœuvre, le Tandi Khel ; d’un autre côté, se groupent les ateliers militaires, les casernes, l’arsenal, la fonderie de canons ; d’un autre encore, les écoles pour garçons et filles, l’école supérieure, Durbar School, où l’on enseigne le sanscrit et l’anglais ; les hôpitaux pour hommes et pour femmes.

Le vieux temple de Mokental, en dehors de la ville comme les établissemens modernes, est très achalandé. Bouddhistes, Çivaïtes et Vichnouïtes s’entendent pour s’y trouver chez eux. les Bouddhistes veulent voir dans le Civa brahmanique un ancien Bouddha, par l’effet de ce mélange intime qui ne permet pas toujours de reconnaître aux symboles le culte dont relève le temple.

La Dessera a fait le vide dans les maisons d’éducation, et les établissemens de charité, si étonnamment installés à l’européenne, sont délaissés aussi à cause de la fête. Nous ne sommes pas à la saison où l’état sanitaire laisse le plus à désirer et tous les malades qui le pouvaient sont retournés chez eux. L’infirmité la plus fréquente est le goitre ; ils m’apparaissent si énormes qu’il ne me souvient pas d’en avoir jamais vu de pareils. Les affections des yeux ne sont pas rares, effet de la malpropreté probablement ; et nombreux sont les cas de cataracte. La fièvre ne sévit qu’au Téraï et l’on en meurt avant d’avoir eu le temps de tenter un remède. Les opérations chirurgicales ne sont pas inconnues au Népal. Les Tibétains viennent volontiers se faire vacciner à Katmandou ; il en descend même de Lassa. Une femme médecin, venue du Bengale, dirige l’hôpital des femmes ; un docteur, Bengali également, dirige celui des hommes.

Chez les particuliers, le médecin homme n’est appelé près des femmes que dans les cas désespérés, il ne peut mettre le pied sur le tapis de leur lit et ne doit s’approcher d’elles que le moins possible. Le frère aîné ne voit généralement pas les femmes de ses jeunes frères, tandis que ceux-ci peuvent voir la femme de l’aîné. Mais si une jeune belle-sœur se trouve dans la même pièce que le frère aîné, elle doit aussitôt se voiler la face en signe de respect : c’est l’usage des gens de qualité. Le Maharaja fait preuve de largeur d’idées en laissant ses grands fils voir leur belle-mère. De telles restrictions n’ont rien de surprenant, étant donné la jalousie féroce des Gourkhas. La vertu de la femme répondant de la pureté de la caste, la bastonnade et la prison perpétuelle punissent la femme adultère. Depuis Jang Bahadour qui a adouci le code népalais, le mari outragé n’a plus le droit de se faire justice et doit s’en remettre au juge du soin de la réparation. Ce n’est qu’après décision du tribunal qu’il peut exécuter lui-même, avec son koukhri, l’insulteur. Celui-ci aurait bien la possibilité d’échapper à la mort en acceptant de passer sous la jambe levée du mari ; mais une telle lâcheté n’est presque jamais commise : on y perdrait la caste.

Chaque pays a ses usages. Je relaterai ici quelques particularités qui marquent la distance de l’Orient à l’Occident. C’est ainsi que la singulière manière de dire « oui » sans ouvrir la bouche, en hochant la tête d’un mouvement lent, peut être prise pour un « non » et donner lieu à de fâcheux malentendus. Le geste d’appel se fait, non pas les doigts en l’air, mais la main repliée vers le sol. On écrit au-dessous et non au-dessus de la ligne tracée sur le papier.

En fait d’écriture, on peut se demander si la coutume des caractères latins ne s’étendra pas peu à peu à l’hindoustani. Le jeune lieutenant, qui m’accompagne souvent dans mes promenades, me dit qu’un certain nombre de colonels anglais les font apprendre dans les écoles de régiment des Indes. Ils sont indispensables tout au moins pour les nécessités de la télégraphie. Il est évident que les lettrés ne s’y prêteraient pas, mais les hommes de troupe acceptent cette méthode très volontiers, ils se l’assimilent plus rapidement que la leur. Dans les alphabets locaux, les caractères s’enchaînent sans séparation de mots, ce qui offre une difficulté de plus aux Européens. Un fonctionnaire m’avouait autrefois qu’il n’était pas capable de relire couramment et rapidement la lettre écrite par lui huit jours auparavant. Beaucoup se font aider par des scribes indigènes.

L’esclavage tend progressivement à disparaître et on ne croit pas qu’il reste maintenant plus d’un millier d’esclaves au Népal. Le Résident titulaire m’a affirmé n’avoir jamais entendu dire que de mauvais traitemens leur fussent infligés ; ils sont en quelque sorte des serviteurs et il arrive très souvent qu’ils sont affranchis par leur propriétaire. Un homme libre ne peut être réduit en servitude et seuls peuvent être vendus et achetés les esclaves et enfans d’esclaves. Le prix varie de 100 à 300 roupies ; les filles se paient plus cher que les garçons. Toute esclave, est une prostituée ; son maître lui assure la nourriture et elle doit pourvoir à son vêtement. Au Népal, l’esclavage s’est heurté au préjugé des castes, à la nécessité douloureuse pour des parens pauvres d’être parfois obligés de vendre leurs enfans à une famille au-dessous d’eux. L’enfant perdait alors sa caste et c’est la pire déchéance.

Les Newars, qui habitent plus particulièrement la cité, passent le temps de la Dessera à jouer ; les places, les rues sont encombrées de gens assis en cercle, jouant aux cartes ; quelques-uns se servent de toiles cirées posées à terre et marquées de lignes blanches. Au passage de ma voiture, sur l’injonction de la police, ils se lèvent à peine et se garent le moins possible, restant parfois à quelques centimètres des roues ; ils regardent et rient comme des gens heureux : c’est à croire qu’il n’y a pas de perdans ! Dans les faubourgs, où sont rejetées les castes qui n’atteignent même pas le niveau de celles dont on peut recevoir l’eau, et dans la campagne, l’enjeu est souvent fait de païs et de cauris, l’infime monnaie. Il n’en va pas de même des notables de Katmandou ; il est arrivé à certains gros négocians de la « city » de perdre, pendant le peu de jours où le jeu est toléré, de trente à cinquante mille roupies ; ils y mettent pourtant, dit-on, une certaine prudence : ils risquent 10 000 roupies, mais, s’ils les perdent, ils se retirent du jeu et attendent une meilleure chance. A pied, je tourne autour des cercles, sur les places, et m’attarde à regarder enjeu et joueurs. J’imagine que, malgré la défense, ce n’est pas dans la rue que se jouent tes grosses parties.

L’aisance est grande dans le pays ; les famines sont inconnues et les crimes très rares chez ces peuples qui vivent de si peu et à si bon marché. Il n’y a pas de banque à Katmandou, mais, ayant eu besoin de 600 roupies, il m’a suffi de faire traite sur le Comptoir d’escompte de Bombay pour que l’argent me fût rapporté du bazar une heure après.

J’aperçois de-ci, de-là, suspendus à quelques temples, des accessoires bizarres ; des cornes de buffles immolés voisinent avec des ustensiles domestiques : vases de cuivre, plats, poêle à frire, miroirs, chromolithographies saisissantes, images chinoises. Dans quelle pensée ce bric-à-brac désuet est-il exposé, je n’ai pu le savoir. Souvent aussi, dans les villes ou à la campagne, de longues cordes chargées de chiffons multicolores couverts de prières, de mantras, rattachent le temple principal, le tchaitya bouddhique, soit aux quatre plus petits qui l’entourent souvent, soit à quelque maison. Les mantras agitées et récitées par les vents chassent les mauvais esprits.

Bien que les nouvelles constructions des Gourkhas soient dépourvues des boiseries artistiques des Newars, l’aspect des maisons, même à Katmandou, est très agréable. Parfois, l’étage inférieur est fait de briques unies dont la couleur ocre contraste avec les panneaux de bois, sculpté et noirci par le temps, qui forment les étages supérieurs toujours intéressans sous leurs grands toits. C’est depuis la construction du haut temple de Talejou que les maisons à étages superposés furent autorisées dans la ville. Tous les voyageurs se sont plaints de la saleté excessive et de l’odeur infecte des villes du Népal ; je dois rendre témoignage des soins apportés par le Maharaja à la voirie. Le désordre m’y a paru moindre que dans la plupart des villes d’Orient et l’odeur du radis fermenté qu’affectionnent Newars et Gourkhas est, le grand air aidant, vraiment supportable.

Un soir, il y avait fête dans les palais des Mabarajas ; dans le plus voisin de la Résidence, dont je distinguais, à travers les arbres, la toiture illuminée à l’électricité, l’orchestre a, jusqu’à onze heures, joué de la musique européenne. Ils célèbrent, eux aussi, la Dessera qui commémore, nous le savons, le triomphe des dieux sur les démons. La lutte fut longue et difficile ; ce fut la Devi Dourga qui assura la victoire définitive. Un grand démon, le plus terrible de tous, s’était caché dans le corps d’un innocent buffle. La déesse, avec son cimeterre, coupa la tête de l’animal, puis, lorsque le démon, obligé de sortir, apparut, elle le tua avec son trisoul et mit tous les autres en fuite.

Pendant cette nuit de fête, une jeune princesse de la famille royale mourut d’une fièvre puerpérale. Dès la première heure du matin, on vint demander au Résident un passeport pour les Indes ; car des hommes devaient partir tout de suite pour Bénarès et porter au Gange un morceau détaché du crâne de la malheureuse. Elle avait dû être enlevée de son palais avant qu’elle n’eût rendu le dernier soupir, la coutume étant de transporter à Pashpati, au bord de la sainte Baghmati, les moribonds. Les malades sont couchés sur une pierre inclinée de manière que les pieds touchent l’eau et qu’un léger glissement suprême leur permette de mourir à demi baignés dans la rivière sacrée. Petit voyage et bain froid qui donnent toute assurance aux prévisions les plus pessimistes. La jeune princesse dut être brûlée le lendemain sur un bûcher semblable à celui que je vis préparer un jour pour un autre cadavre déposé sur la plus basse marche des ghats, enveloppé de ses laines blanches.


Il me reste à visiter la plus pittoresque des trois capitales du Népal, Patan. La ville est peuplée, dit-on, de 30, 40 ou 60 000 habitans, selon les diverses estimations. Ces chiffres varient comme ceux de la population totale ; il n’y a jamais eu de recensement, mais le Résident britannique titulaire, qui est au Népal depuis un certain nombre d’années, évalue la population du pays à cinq millions d’habitans.

Ce qui frappe le plus, en arrivant à Patan, c’est que toutes les maisons sont sculptées et coloriées de rouges et de bleus éteints qui, mêlés à l’or, composent un ensemble d’une harmonie parfaite. Les poutrelles des toits, les linteaux racontent de longues histoires. Une série de batailles sculptée sur la frise d’un ancien vihara, monastère situé dans une petite rue, m’a retenue longtemps. Le reste de la façade est décoré d’ouvrages de bois finement travaillés et finissant en franges qui tremblent au vent. Ailleurs, l’artiste a pris comme sujet de décoration de grandes chasses dont les panneaux forment un balcon évasé que clôt un moucharabié d’un dessin si charmant que l’Egypte n’en a jamais rêvé de semblable. Les châssis des fenêtres sont fouillés avec une fantaisie inouïe. Parfois, de petites lucarnes aux délicieuses oreilles détachées, surmontent des façades dont toutes les ouvertures seraient des pièces de musée.

Les anciens viharas des temples bouddhiques paraissent plus nombreux dans la ville attribuée à Açoka : grandes maisons qui ont l’apparence des autres avec une grande cour de cloître à l’intérieur. Construites pour les bonzes et les pèlerins, elles sont le plus souvent occupées maintenant par des familles qui trouvent moyen d’y vivre constituées en sortes de clans. Les grandes pagodes en briques et en bois font tinter à la brise leurs clochettes, au bord des toits superposés en pyramides, toujours finement relevés aux angles, et dont le rouge ou le vert des tuiles joue, atténué dans la lumière, avec les cuivres dorés, parmi les colonnades et les décors de bois brun. Bien qu’aucune d’elles, ici comme à Bhatgaon, ne soit antérieure au XVe et même peut-être au XVIe siècle, on les rattache volontiers à l’architecture en bois que l’Inde a connue avant les monumens de pierre.

Ce qui donne à Patan un aspect vraiment féerique, ce sont, mêlés à ses pagodes toujours variées, ces blancs mandirs de pierre dressés sur leurs terrasses en gradins, comme à Bhatgaon, mais plus importans, plus parfaits encore et moins surchargés d’animaux symboliques. L’influence hindoue y est indéniable, bien qu’ils gardent un cachet d’originalité tout à fait remarquable. Le temple de Râdha-Krichna[6] serait, en tout pays, une merveille. Ses étages en retrait l’un sur l’autre, ce qui me paraît être le caractère dominant de l’architecture du Népal, développent leurs colonnades aériennes en trois lignes de pavillons superposés, sous une élégante pyramide côtelée, surmontée de clochetons de cuivre qui s’achèvent en lune et en lotus.

Isolées en face des temples, les colonnes monolithes, plus fréquentes encore qu’à Bhatgaon, mettent une originalité de plus dans les décors. Le Garouda, l’être fabuleux couvert de plumes, à la tête d’oiseau, aux membres humains, le vahana de Vichnou, sa monture consacrée, sous ses ailes d’or regarde le Râdha-Krichna. Ailleurs, des groupes de bronze doré surmontent des chapiteaux en forme de large lotus. C’est un raja en prière à l’abri d’un cobra sur lequel un petit oiseau se pose, ou bien c’est un autre souverain Malla qui étincelle sous ses dorures à côté de sa Hani minuscule. Ce symbole donne quelque soupçon de l’opinion que Narendra professait à l’égard des femmes. Tous les styles, tous les cultes asiatiques, toutes les époques se rejoignent au Népal, depuis les antiques stoupas du grand Açoka jusqu’aux pagodes qui ont peut-être servi de modèle à la Chine, en passant par les temples hindous, empruntés au Brahmanisme ou même au Jaïnisme, et par les vieux tchaityas que fréquentent encore les Tibétains. Le plus grand de ces monumens est le Bouddbnath. Rentrée de Patan à Katmandou, j’allai le visiter le lendemain.

Dès le matin, le temps est magnifique. La clarté de l’atmosphère permet d’apercevoir, derrière un premier cercle de montagnes verdoyantes, les pics de la grande chaîne blanche émergeant des nuées. Là, une pointe fuse ; ici un cône ou bien une pyramide fait saillir son arête ; ailleurs, une longue ligne court et réapparaît de distance en distance. Dans la vallée, les vieux arbres développent leur superbe membrure. Bien qu’on ne rencontre pas au Népal les grandioses forêts du Cachemire et du Wardwan ou celles que j’ai traversées, sur la route du Tibet, dans le Sulledj, à une bien plus haute altitude, les arbres ont ici, cependant, une belle puissance. Les rosiers, les buissons fleuris répandent dans l’air leur parfum ; mais ils embaument bien plus encore au printemps, lorsque les orangers, les citronniers, les lilas sont en fleurs.

Partout, dans les villages, contre les murs et sur les nattes étendues au soleil, les viandes de la Dessera, coupées en lanières, sont déjà desséchées et durcies. Il m’est arrivé, au Tibet, de manger sans déplaisir des viandes préparées de la même façon et conservées un an ou deux, mais dans un air tout à fait sec que ne connaît point l’humide et plantureuse vallée népalaise. C’est aussi le temps des cerfs-volans et des balançoires. Celles-ci sont suspendues partout aux branches des grands arbres, ou bien au point de jonction de trois perches, ou encore attachées à une traverse portée par quatre montans. Les hommes lancent l’escarpolette à des hauteurs vertigineuses et les femmes s’y risquent bravement avec leur flot d’étoffe ramassée dans les jambes. Le chemin raccourci que mes hommes imaginent de prendre pour gagner le Bouddnath n’est pas fait pour des voitures ; mais les solides landaus du Maharaja passent partout, avec leurs grands chevaux d’Australie. Venus de la Nouvelle-Galles du Sud, que de soins n’a-t-il pas fallu pour les faire monter jusqu’ici !

Le grand temple bouddhique, le Bouddhnath, que j’entends communément nommer le « Grand Bôdh, » est particulièrement fréquenté par les Tibétains ; une troupe de pèlerins est en train de prendre ses ébats dans le voisinage. Ils ne sont certes pas beaux, mais quelles bonnes faces réjouies et aimables, chez les femmes surtout ! Quel air franc, ouvert, sympathique ! Comparés à leurs voisins de la haute montagne, les Gourkhas révèlent évidemment le croisement avec l’Hindou. Leur visage est plus allongé, leurs yeux plus grands, leur nez mieux détaché du front, mais leur physionomie est moins épanouie.

Charmante et naïve est la légende bouddhique des origines du grand tchaitya. Une divinité ayant d’aventure pleuré de pitié, une vierge naquit de la larme céleste. Mais ayant cédé à la tentation de voler des fleurs au Paradis, elle se vit renaître sur terre dans une famille de pêcheurs. Devenue grande, mariée, ne s’enrichit-elle pas dans le commerce des oies ? Ayant résolu alors de faire bâtir un tchaitya, maligne, elle vint trouver le Roi et lui demanda, pour le construire, l’espace de terrain qu’une peau de bête arriverait à délimiter. Or, découpée en minces lanières, la peau parvint à ceindre une surface inattendue ; en vain, les gens de la Cour protestèrent, le Roi fut fidèle à sa parole. Quand la fondatrice mourut, ses fils achevèrent le monument et y déposèrent des reliques du Bouddha Kacyapa.

Au centre d’une grande place carrée, bordée régulièrement de maisons qui servirent de monastères aux bonzes et qui sont habitées aujourd’hui par des artisans newars, un vaste hémisphère, surélevé sur une plate-forme à trois étages, est dominé par une tour carrée revêtue de cuivre. Elle présente sur chaque face deux grands yeux ouverts, les yeux du Bouddha que je rencontre si souvent sur les portes et les ouvertures des maisons, un œil sur chaque vantail. La tour se couronne d’une de ces hautes pyramides dont la conception architecturale est, d’après le docteur Le Bon, issue de la superposition des primitifs parasols multipliés et décroissais soudés ensemble. Un édicule en forme de cloche la termine. Sur chacune des faces est un sanctuaire ; d’autres, plus petits, sont placés aux angles. Dans le mur d’enceinte, des moulins à prières posés tout autour, dans des niches, devant l’image du Bouddha, cinq par cinq, sont pieusement mis en branle par les fidèles. Les moulins à prières sont de petits cylindres fabriqués par des Newars et sur lesquels sont gravés les caractères fatidiques : Om Mani Padmé Houm ; une longue bande de papier roulée à l’intérieur les répète à l’infini. Et tout en faisant tourner le moulin sur son axe, les Tibétains murmurent la même formule connue dans tout le monde bouddhiste du Nord. Il me souvient d’avoir vu, au Ladak, les fameux moulins dont parle le Père Huc, immenses machines mues par la force hydraulique, et qui rendent la prière singulièrement facile.

Consciencieusement, comme les pèlerins, je fais le tour du sanctuaire. Un barbier opère tranquillement en plein air, à l’ombre du mur ; à côté, un pauvre homme pince les deux ou trois cordes d’une mandoline creusée dans le bois massif et joue son grand air, en mon honneur peut-être ; un jeune garçon aux longs cheveux, à la figure expressive, me suit pas à pas ; des têtes de femmes s’encadrent agréablement dans les fenêtres sculptées ; des pimens rougissent sur le sol et mettent dans l’air une éclatante gaieté.

Sur la route de retour, meilleure que celle d’aller, je rencontre le « Petit Bôdh, » réduction exacte du grand, mais qui, lui, ne domine pas le pays. Le jeune lieutenant que je devais rejoindre à une croisée de chemin ne se trouve pas au rendez-vous ; il faut s’informer ; pouchno-sahib. Des gens l’ont rencontré, il y a deux heures et voici notre hasiri, le déjeuner, qui se promène aussi à ma recherche sur le dos d’un cooly ; mon boy, qui le surveillait, remonte sur le siège de la voiture, non sans plaisir.

Pour la seconde fois, je retourne à Pashpati, où je ne sais comment mon landau parvient à passer. Dans son cadre verdoyant et pittoresque, tout à fait original, cet extraordinaire village, si je puis le nommer ainsi, me paraît enfermer plus de temples que de maisons ; il m’accueille parmi ses mandirs et ses pagodes, ses dharmsalas, ses viharas, ses dharas, ses colonnades, l’armée de ses arbres et toute une population en fête.

Ici encore, la Dessera bat son plein et je suis le mouvement de la foule. Une rivière, des ponts, des berges échelonnées, un peuple qui fait ses ablutions, toutes les couleurs sous le soleil ; le tableau est saisissant ; et puis, en face de moi, sur un grand pan de mur, s’étagent des mandirs alignés, tous pareils, sous la grande forêt qui se perd avec d’autres temples dans le ciel bleu. Je passe vite la rivière pour gagner l’ombre qui s’étend au pied et où je suis absolument seule. La Baghmati sacrée coule entre deux berges de grands escaliers de pierre, des ghats qui présentent à mes yeux une foule colorée, hommes et femmes, procédant à ses ablutions rituelles et à ses prières. Derrière eux, encore des mandirs, des temples, des escaliers superposés qui grimpent de temple en temple, tout là-haut, jusqu’à la grande pagode de Pashpatinath, une des plus vénérées du Népal et dont aucun étranger ne peut approcher. Tout auprès est le lieu réservé au bûcher des veuves. Je crois qu’il n’est plus utilisé.

Au milieu de la rivière dont le courant est assez fort, des hommes prennent le bain complet ; tous conservent le tangouti et, à demi baignés ou sur le bord des gradins, ils s’immergent la tête à maintes reprises en récitant des formules, se frottent par tout le corps avec cette eau qu’ils boivent pieusement. Certains, avant d’achever le bain, aspergent abondamment un grand linga qu’ils vont encore caresser tout en s’habillant. Les femmes laissent leurs plus volumineux jupons sur les ghats et descendent enroulées dans de longues draperies, dont elles peuvent encore, tout en se baignant, laver des mètres sans se trouver dévêtues. Elles procèdent en tout avec prudence et s’abstiennent de plonger la tête pour ne pas déranger leur coiffure. De même que les hommes, elles s’arrosent de leurs mains et boivent. Puis, sur la berge, chacun procède à sa petite lessive, et je vois des hommes presser leurs vêtemens mouillés pour en exprimer l’eau. Avec l’aide du soleil, les fines mousselines sèchent à vue d’œil et, bientôt, tout le monde paraît vêtu de frais. Toutes ces claires draperies et ces rites font revivre à mes yeux les belles Indes du Sud dans un cadre plus verdoyant. C’est tout l’Hindouisme vainqueur du Bouddhisme, les forces fécondes de la nature adorées dans la libre lumière du soleil à côté des beaux arbres qui plongent, quelques pas plus loin, dans la rivière.

Je ne sais ce que l’on pense de ma présence, mais elle fait quelque sensation ; sans m’en émouvoir, je contemple à plaisir les scènes pittoresques et je photographie sans relâche, montant et descendant la rive pour trouver le meilleur point. Je vois pourtant là-haut, sur la galerie d’une grande pagode, toute une foule de sadhous et de yogis, religieux et saints, qui me regardent ; assis tout contre la balustrade, un homme parle. A sa voix, je le prends d’abord pour une femme. Il vitupère avec de grands gestes, des contorsions de tout le corps et des cris à faire frémir. Malgré ses voisins qui veulent le faire taire, en dépit de mon garde du corps, le soldat, qui m’a rejoint et qui lui jette quelques mots de commandement, il continue de crier avec une précipitation anormale, de hurler aigrement. C’est un fou chez qui ma présence a déterminé une crise.

En revanche, un jeune yogi vient me rejoindre sur mon belvédère. C’est un très joli garçon. Son compagnon est moins intéressant ; mais tels qu’ils m’apparaissent, en belle lumière, je voudrais les photographier. Comment leur faire comprendre qu’il faut s’arrêter ? Le soldat ne sait pas un mot d’hindoustani. Un geste de demande, un sourire et le jeune fakir sourit à son tour dans sa petite barbe noire, puis s’arrête, ses longs cheveux sur le dos, une peinture blanche couvrant le front comme le ferait un bandeau de mousseline et, dans la main, une fleur. Le déclic de mon appareil se fait entendre. Merci et salam. Le voilà qui veut me parler ! il est aisé de deviner qu’il m’adresse une requête et que son portrait, il le voudrait avoir. Mais où te retrouverais-je, jeune fakir inconnu ? D’autres tableaux m’attendent près du petit pont ; voici une jeune femme fort gentille, puis un autre yogi plus âgé, fortement musclé, le visage encadré d’une épaisse barbe noire et tout le corps à peu près nu, enduit de cendre. Il tient à la main une sorte de canne très courte dont la poignée recourbée est tournée vers le sol. Une longue barre rouge, le signe de Çiva, coupe le front verticalement, un petit pointillé jaune vif tachette le visage ; le langouti, avec un gros collier, roudraksahmala, formé d’énormes nœuds et graines de l’arbre consacré aux dieux, c’est tout le costume. Ces colliers et chapelets sont spéciaux aux yogis et aux brahmanes.

Le lieutenant est enfin retrouvé. Il s’agit maintenant de choisir pour déjeuner un site agréable, ombragé et discret. Nous longeons la rivière en aval et nous grimpons dans un bois de beaux arbres très vieux, dont la colonnade fait mieux valoir les horizons. La nappe est vile étendue, les sandwichs sortent du panier avec la viande et le bon pain frais de la Résidence. Les sandwichs aux œufs sont particulièrement recommandables. Bientôt, l’on se remet en marche. Inutile de chercher à revoir les belles foules du matin ; elles se sont abritées et ne reparaîtront un peu qu’à la fin de la journée. Alors, grimpons dans la forêt et gagnons le plateau d’où la vue sur toutes les montagnes est si émouvante. Chemin faisant, nous longeons des temples, perdus sous les bois, à l’entour desquels les singes pullulent, gardiens et pensionnaires de ces vieux sanctuaires. Certains sont fort gros et l’un d’eux, facétie ou méchanceté, fait mine de vouloir s’élancer. La canne doit intervenir et notre ferme attitude arrête les hostilités. C’est toujours Pashpati, le centre vénéré du monde çivaïte. La grande fête de Çiva-Pashpati attire des Indes des foules pieuses, avides d’adorer le linga aux quatre faces. On monte alors sans formalités et sans droits à payer, à moins que la peste ne sévisse aux Indes ; dans ce cas, l’entrée du Népal est interdite. Le Roi lui-même vient alors accomplir la pouja, et, dans l’après-midi, une grande revue réunit ses troupes au beau champ de manœuvre de Tandi-Khel.

Une fois sur l’immense camping du plateau, où le lieutenant viendra bientôt avec ses hommes pour les manœuvres, nous apercevons un grand nombre de villages répartis tout autour de notre horizon et nous nous dirigeons, au milieu d’un troupeau de buffles en gaîté, vers des habitations. Partout, les façades de ces maisons villageoises réjouissent l’œil par de charmans détails de sculpture ; la case reconstruite ou restaurée a gardé les vieux bois, les deux ou trois colonnes de la galerie du rez-de-chaussée, les encadremens des fenêtres, les balcons à panneaux clos qui remplaçaient les vitres inconnues, tous travaux d’art des anciens Newars que les maîtres actuels n’ont pas encouragés. Toujours en tuiles ou en chaume, les toitures sont en parfait état, ce qui, dans nos campagnes, est toujours signe d’aisance. Malgré l’ardent soleil qui darde, il y a ici de l’air, et sous mon grand casque, je circule aisément pendant deux ou trois heures. Puis, de nouveau, l’on se rapproche des sanctuaires et des singes qui, très nombreux, se dégourdissent de leur sieste et dont nous troublons les ébats. A la lisière de la forêt, au milieu des grands arbres, c’est toute une ville de temples : chose extraordinaire au Népal, tous se ressemblent et répètent avec régularité le dôme en forme de cloche qui domine à Pashpati dans cette architecture du XVIIe siècle. Devant tous les mandirs blancs les lingas traditionnels ; quelques-uns sont décorés des quatre visages, tels que ceux qui couronnent les tours des palais d’Angkor-Tom au Cambodge, car tout se retrouve et se confond dans ces cultes asiatiques. Ailleurs, le Nandi, le taureau de Çiva, est accroupi devant le temple, comme dans les Indes du Sud.

J’ai peine à m’arracher à ce merveilleux décor. Aux extrémités du plateau, deux escaliers grandioses, creusés dans la montagne, me sollicitent et je prends celui qui nous ramène à notre point de départ. Véritable splendeur de pierre blanche au cœur de la verdure, l’escalier ne dresse passes parois verticales, mais les écarte : et les étage en hauts gradins et larges assises. Les ghats où se pressait la foule sont maintenant rentrés dans le calme et l’ombre ; c’est un rêve évanoui. Et le soleil brûle les mandirs qui m’abritaient le matin. C’est le moment de les photographier. Des gens commencent à circuler ; quelques passans sur le pont voisin donneraient de la vie au tableau. Justement, une jeune femme assez belle arrive précipitamment, elle tourne autour du petit temple, parlant seule ou plutôt déclamant avec une énergie surprenante ; appuyée ensuite au parapet qui précède le pont, elle continue toujours son incantation. Je voudrais bien l’amadouer et, profitant d’un moment d’accalmie, je lui souris. Elle répond par un sourire étrange, à pleines dents : de blanches perles et de splendides yeux la font admirablement belle. Je passe alors mon appareil au lieutenant qui m’accompagne, et comme elle est un peu dans l’ombre, je voudrais l’inciter à s’avancer. Mais au moment où j’étais assez près pour pouvoir la toucher, sacrilège que je me serais bien gardée de commettre pour ne pas lui faire perdre sa caste, elle pousse un cri horrible, semblable à celui d’une bête blessée et, bondissant, elle est déjà sur le pont. De là, elle profère, paraît-il, toutes les imprécations possibles contre les « diables d’Occident, » comme diraient mes chers Chinois. C’était une folle en état d’ivresse.

On respecte ici les fous comme les innocens en beaucoup de pays. La boisson les excite pendant les ripailles de la Dessera ; on ne s’enivre qu’aux jours de grande fête, avec le raksi, l’eau-de-vie de riz, et j’ai déjà vu plusieurs hommes dans un état inquiétant ; l’un d’eux est même venu ce matin m’insulter tandis que j’étais seule et j’ai dû le faire chasser par le saïs.

Au retour, je passe à gué la Baghmati ; sur le bord du chemin, à peu de distance de la rivière, gît un squelette blanchi par les eaux, amené là et abandonné par une crue. Non loin une nuée de grands vautours repus se repose sur la falaise rocheuse, tandis qu’une seconde équipe s’acharne sur un cadavre d’homme ou d’animal qu’emporte le flot sacré.


Ma dernière grande promenade est pour le temple de Changou-Narayana, le plus riche du Népal, dit-on, comme le « Temple aux cinq Etages » à Bhatgaon en est le plus grand, et Matsyendra Natha (le dieu des poissons), à Patan, le plus honoré. Il est à une heure de voiture de Katmandou. On y accède, Dieu sait par quels chemins, bien meilleurs encore que ne le promettaient les sentiers d’arrivée. J’ai vu parfois le grand landau surplomber les chevaux dans les descentes et, dans, les montées, les chevaux se dresser menaçans au-dessus de ma tête. Au point où la route cesse d’être carrossable, une dandi nous attend avec un cheval pour le lieutenant, qui ne pourra guère l’utiliser, et un cooly pour porter le panier du tiffin, notre déjeuner. Nous gravissons de petits cols entre des vais en forme de cuves sur les pentes desquels s’étagent en terrasses des plantations de riz ; puis les cols se rétrécissent, les pentes deviennent abruptes et le sentier, défoncé par les pluies de la dernière « mousson » qui ont entraîné le sol sablonneux, n’est praticable qu’un pied devant l’autre, le long d’un ravin d’où l’on entrevoit des éboulemens de dix et vingt mètres. Lorsque nous redescendons dans la vallée formée par les contreforts du Mogarjoun, où la rivière Mono-Harakaolah festonne son ruban blanc, avant de se jeter dans la Baghmati, le sentier emprunte une digue surélevée au-dessus des rizières. Bien qu’elle soit ravinée et étroite, je reprends la dandi ; je ne sais comment les quatre pieds des hommes, emboîtés les uns dans les autres, peuvent trouver place sur la digue. Une dégringolade dans cette eau bourbeuse serait fort désagréable, mais l’appareil est merveilleusement équilibré et lorsqu’un des hommes doit descendre, la dandi ne s’éloigne pas trop de la perpendiculaire.

Le temple de Changou Narayana se dresse au centre de la vallée sur un mamelon de 1000 mètres de hauteur. On y grimpe par des escaliers taillés dans des pentes abruptes et, une fois devant l’enceinte, nous avons grand’peine à nous en faire ouvrir la porte basse et étroite, surveillée par les yeux grands ouverts du Bouddha et gardée de chaque côté par deux divinités : Ganeça, à la tête d’éléphant, et une autre, plus terrible, couronnée d’une guirlande de crânes.

Le temple est au milieu d’une cour entourée par les galeries ouvertes du vihara dont les fines colonnettes, au rez-de-chaussée, forment cloître. Aux deux étages, de jolies fenêtres varient à l’infini leurs encadremens de bois sculpté : au premier, les ouvertures peu saillantes sont à double meneau dans les parties centrales, tandis qu’au-dessus un balcon clos par des grillages historiés s’évase vers le ciel et se perd sous l’avancée du toit.

La pagode, posée sur une étroite plate-forme, présente, sur ses quatre faces, trois grands portails que surmonte un fronton et que prolongent des panneaux sculptés revêtus, sur la façade d’entrée, de très beaux cuivres dorés. Les jambettes de force, qui supportent les toits de bronze doré superposés, sont décorées à profusion de feuillage, de fruits, de personnages aux bras multiples. Des lions ou des éléphans sont au bas des quatre escaliers et de petites coupelles de cuivre pour l’huile des lampes bordent la plate-forme. Aux angles de la première façade se détachent deux hauts piliers indépendans. L’un biseauté, posé sur une énorme tortue et couronné d’un chapiteau en lotus épanoui, sur lequel se dresse une haute coquille enroulée, la çankha, décorée d’une branche de lotus. L’autre se pare d’un bouclier, le disque de Vichnou, qui remplace un ancien Garouda brisé. Ce pilier posé à même le sol, carré à sa naissance, prend plus haut la forme octogonale, puis se multiplie en seize faces pour s’achever arrondi. Il porte à la base la fameuse inscription de Mana Deva, datée de 386 après Jésus-Christ, hommage glorieux rendu par le fils à sa mère, la reine Rajayvali.

En avant du temple, un personnage de grandeur naturelle, le cou entouré d’un naga (serpent), est incliné sur un genou ; il a le beau nez aquilin de certains Bouddhas et répond assez bien au portrait du Garouda brisé, sans les ailes. Un léger portique au cintre arrondi est élevé en son honneur devant une pyramide de toits parasolés, nouvelle marque de respect. Les gens qui m’entourent l’appellent Jataï, mot qui veut dire vautour. Après enquête, Jataï est bien le Garouda tombé du pilier de Mana Deva que M. Sylvain Lévi avait vu brisé, abandonné dans un coin. C’est la monture, le « véhicule » de Vichnou qui ne transpire pas seulement à la fête des serpens mais encore en cas de cyclone. Un peu en arrière, une chapelle reliquaire tout en fer délicieusement ouvragé enferme un Raja et sa Rani, en or prétend-on. Bien plus curieux m’apparaît un bijou de petit mandir à Râdhâ-Krichna, tout en marbre poli. Une sculpture très pure encadre la porte entre deux colonnettes auxquelles s’appuie un couple de divinités, si mignonnes sous leur couronne de nagas, qu’on les voudrait avoir en poche. Quelques pèlerins ou curieux surviennent et frappent consciencieusement les battans des grosses cloches suspendues aux portiques placés de chaque côté des portails, et les petites clochettes accrochées aux toitures chantent seules à la brise. Ce sont toujours des sons fort doux, pleins, justes, souvent argentins ; car les Népalais ont l’art des alliages mélodieux.

En admirant ces monumens d’un art si original et si complet, je songeais au passé de ce peuple, qui a donné tant de preuves de sa prodigieuse vitalité artistique et chez lequel s’est développée, à une époque où l’Europe était encore barbare, une civilisation si raffinée. Dès les premiers siècles de notre ère, Bouddhistes et Jaïnas rivalisaient dans l’apostolat. Au Ve siècle, on cite un célèbre docteur jaïna qui serait venu au Népal avec cinq cents disciples et le nombre des moines aurait alors, dit-on, beaucoup augmenté. Ils entrent en lutte avec le Brahmanisme qui s’infiltre par le Sud et qui peu à peu absorbe ces cultes, jadis issus de lui, comme il l’a fait si complètement dans les Indes, sauf pour quelques communautés jaïnas. C’est sous la grande dynastie des Malla que le Brahmanisme triomphe et s’assimile la société bouddhiste, que la civilisation et l’art des Newars atteint l’apogée de son éclat. La constitution du grand roi législateur Prithivi le Malla dicte encore les décisions juridiques à l’égard de la communauté bouddhique assujettie elle-même, sur la base, des métiers, à l’organisation hindoue des castes. La nation sera désormais instruite et policée par l’Inde, mais ce qui restera bien népalais ce sera l’art des ouvriers newaris.

Un système de poids et mesures est dû à Java Sthiti Malla, un de ses successeurs écrit un ouvrage sur l’Astrologie et sur « les saisons favorables ; » tel autre, souverain de vingt-six villes et bourgs, fait recueillir des traditions sur leurs origines ; amateur de danses, il réforme et invente de nouveaux rythmes. C’est encore l’un de ces princes qui donne son nom aux mohars d’argent (valant 8 annas) qui aideront aux échanges avec les Indes ; le Tibet, en les adoptant pour monnaie, fera leur fortune.

Au XVIe siècle, un roi de Bhatgaon s’occupait lui aussi de musique, de danse et de théâtre, il composait des « opéras, » écrivait des « Commentaires sur les questions relatives à l’art dramatique, » traitait, bien avant Louis de Bavière, de « la quintessence des arts musicaux. » Un roi de Katmandou décidait les marchands et les artisans newaris à s’établir à Lassa et son ministre obtenait du Tibet qu’en cas de mort, leurs biens fissent retour au Népal. Tel autre établit des rites de purification pour les marchands qui reviennent du Tibet. Dans les trois royaumes, tous composent à l’envi des hymnes qu’on grave sur la pierre, des drames musicaux dont la prose est abandonnée à l’initiative de l’acteur ; au XVIIe siècle, Pratapa Malla, l’auteur de la fameuse inscription en quinze langues différentes du palais de Katmandou, s’intitule « Prince des Poètes, » sur ses inscriptions et ses monnaies. Partout les vertus et les gloires des souverains Malla sont racontées et vantées par eux ou leurs successeurs. La vie religieuse est intense, l’astrologie et les présages jouent un rôle prédominant, l’exaltation mystique crée les poètes, les artistes, les constructeurs ; les austérités çivaïques et les sacrifices sanglans succèdent aux désordres et les rois rivalisent d’émulation pour les plus belles fondations. Sous leurs ordres, les murailles des villes, les escaliers bordant les rivières et les lacs sacrés, les plus beaux temples et les plus magnifiques palais sortent de terre, créés par d’incomparables artisans.

C’est aux Newars que sont dus tous les beaux monumens du Népal, presque tous construits avant la conquête gourkha. Les Newars ont créé un art, ou plutôt, transformant celui des autres, ils l’ont marqué d’une originalité propre et d’un sens de la ligne assez rare. Quelles que soient les influences diverses qui se sont croisées ici, la pagode du Népal se rattache à l’architecture antérieure de l’Inde. Le type classique de la pagode népalaise aux toits superposés aurait en revanche, d’après M. Sylvain Lévi, servi de modèle aux Tibétains et aux Chinois et, par la Corée, serait parvenu au Japon ; il a fait la gloire de l’Extrême-Orient. Nulle part ailleurs qu’ici les proportions ne m’en sont apparues plus sobrement et plus délicatement ménagées.

Le P. Huc[7] affirme qu’on recherche les Newars jusqu’au fond de la Tartarie pour construire les grandes lamaseries ; il partage l’admiration des Asiatiques « pour ces belles toitures dorées des temples bouddhiques, qui résistent à toutes les intempéries des saisons et conservent toujours une fraîcheur et un éclat merveilleux, » et pour leurs bijoux « qui ne feraient pas déshonneur à des artistes européens. » La colonie newari, que le missionnaire français a connue à Lassa, compte aujourd’hui 3 000 individus.

Aujourd’hui les descendans de ces Newars restent encore séparés de la société gourkha ; ils ne servent pas dans l’armée, ils vivent partagés en deux communautés : Bouddhistes pour deux tiers et Brahmanistes pour le dernier. Le respect de la caste, du fait des femmes bouddhistes principalement, doit bien subir quelques atteintes. Le Newar n’a qu’une femme légitime, qui doit être de sa caste, mais il peut prendre ses concubines dans des castes inférieures, sans toutefois franchir la limite de celles dont sa caste « peut recevoir l’eau. » Il n’a pas la jalousie féroce du Gourkha et pratique aisément à l’endroit des femmes une douce et pacifique philosophie. En cas d’adultère, le divorce est de droit et le complice doit restituer au mari tous les frais du mariage. En dehors de la haute société, qui affecte les préjugés hindous, on prétend que la jeune fille jouit avant le mariage de beaucoup de liberté, elle s’absente pendant une ou deux semaines sans en rendre compte à sa famille ; mariée, pour quitter son mari, il lui suffit de mettre deux noix de bétel sur le lit et de se retirer. En l’absence du mari, elle peut prendre un intérimaire, mais il lui est défendu de choisir au-dessous d’elle ; il serait vraiment bien difficile de lui accorder un régime plus libéral.

Ce peuple d’artistes, d’industriels, de cultivateurs, ce peuple qui, seul parmi ceux de l’Himalaya, possède une littérature, serait noyé depuis longtemps dans la grande Inde anglaise sans le batailleur et arrogant Gourkha qui l’a soumis. La vertu militaire domine tout en lui, et les arts de la paix le laissent indifférent. Moins affiné, moins bien doué que le Newar, il se plaît au milieu des champs, il aime à compter ses jours par les minutieuses cérémonies de son culte, la vie de société ne le tenté pas. A la chasse qu’il adore, il est prodigieux d’adresse et de courage, mais il ne peut guère s’y livrer que dans le Téraï. Il se plaisait autrefois aux violens et dangereux exercices, à ces luttes à coups de pierre après lesquelles les blessés et prisonniers des deux partis étaient immolés en sacrifice ; mais un jour qu’un Résident anglais assistant au combat fut blessé, Jang Bahadour en profita pour interdire le terrible jeu de ces sauvages héros. Ces deux races si différentes ont cependant des points communs, le patriotisme, la religiosité et l’amour de l’astrologie, qui joue toujours un grand rôle dans la vie népalaise.

Si le peuple accueille gaîment comme un spectacle curieux l’étranger isolé, le Gourkha des hautes classes reste méfiant et soupçonneux à juste titre, il prépare sans défaillance la défense du pays et se tient constamment armé. Le colonel Résident anglais me parle de 45 000 hommes de bonnes troupes, mais, aux Indes, on donne un chiffre plus élevé. Une telle armée d’ailleurs, pour garder les chemins d’accès que nous savons, munie de petits canons de montagne, doit constituer déjà une force très sérieuse. Il faudrait, pour la vaincre, des sacrifices que le gouvernement des Indes ne fera pas, dans le temps surtout où son grand empire lui prépare bien d’autres embarras. Seule une révolution népalaise suscitant chez l’un des partis l’appel à l’étranger pourrait lui ouvrir le pays. L’Angleterre n’aurait-elle pas plus d’intérêt à s’y garder un allié voisin et dévoué ?

Les Gourkhas, les Gouroungs, les Magars, les Limbous, races pastorales de la montagne, sont autorisés à émigrer aux Indes pour s’engager dans l’armée anglaise. Ils y sont nombreux ; soldats dans l’âme et ne pouvant plus satisfaire leur tempérament belliqueux dans des guerres intestines, ils deviennent volontiers mercenaires. Aussi, à leur retour, après dix ans de service, les meilleurs fournissent-ils de parfaits officiers et sous-officiers de l’armée népalaise, qui a maintenant adopté toutes les méthodes indo-anglaises ; les autres constituent une importante réserve, qui formerait instantanément, en cas de besoin, un excellent contingent. La cavalerie est peu nombreuse, elle serait inutile dans ce pays de montagnes. Trois régimens de l’armée népalaise, uniquement composés de Gouroungs, n’admettent que des hommes au-dessus de cinq pieds six pouces.

La contribution foncière, les douanes, divers monopoles, le maigre produit des mines qui pourraient rapporter bien davantage, tout cela ne doit pas assurer au Népal un budget très considérable. On paie les troupes surtout en nature par des attributions de terres appartenant à l’Etat, comme dans l’antiquité les vétérans de Rome, et l’on emploie les hommes à des travaux d’utilité publique : confection de routes, de ponts, etc. La valeur des terres concédées à, l’armée, à la religion et à quelques institutions s’élève à 400 millions de francs environ.

Tout l’effort du gouvernement a dû porter sur la fabrication des armes. La grosse difficulté fut d’abord de se procurer des modèles de fusils et de canons. Du côté de l’Inde, les prohibitions les plus sévères et les plus rigoureuses mesures de douane s’opposent à l’importation d’armes aux Indes d’abord et ensuite au Népal. On a dit qu’il en est venu de Pékin lorsque les Tibétains voulurent bien ne pas piller au passage les caravanes. Malgré ces difficultés, les Gourkhas sont bien armés et possèdent même de nombreux petits canons qui feraient d’excellente besogne. Ces mercenaires montagnards dont nous avons parlé plus haut servent dans l’armée anglo-indienne sous le nom de Gourkhas et constituent un de ses meilleurs élémens. Je puis apprécier sur place la différence de type entre le naturel qui vit dans la vallée, relativement basse, de Katmandou, et le soldat gourkha que je rencontrais à Kieng-Tong et ailleurs, qui vient de la haute chaîne. Ceux-ci, à la face très large, très mongolique, ne se recommandent pas, il est vrai, par leur beauté plastique. Mais quel éloge en font leurs officiers ! J’ai remarqué un peu partout, et particulièrement aux Indes, le plaisir que trouvent les officiers à vanter leurs hommes ; les plus jeunes, les plus en contact avec le soldat, y apportent une nuance affectueuse et protectrice tout à fait plaisante. Sous la froideur anglaise, elle m’a toujours paru très marquée. Le jeune lieutenant, mon compagnon de promenade, de passage comme moi à Katmandou, me parle avec conviction des recrues gourkhas de son régiment. Un nombre prodigieux d’engagés arrive chaque année, tentés particulièrement, chose qui peut surprendre, par les écoles de régimens. Excellentes recrues, durs à la fatigue, hardis et indépendans, mais fidèles, ils professent un rare mépris pour les natifs de l’Inde et se rapprochent bien plus volontiers de l’Européen. Ils l’admirent pour la supériorité de ses connaissances, pour sa force et son courage qu’ils aiment et imitent. L’officier peut toujours compter sur eux.


L’heure vient, hélas ! de quitter ce Népal qui m’a plus vivement intéressée que je n’ai su le dire et le faire sentir, il faut remercier mon excellent hôte et lui dire un chaleureux « au revoir. » En une heure un quart, je suis redescendue à Pathankot, disant adieu à toutes choses. Voici le bel étang de Rani-Pokhri où je voyais chaque jour se mirer palais et mandirs. Plus loin, au milieu du champ de manœuvre, le grand arbre sur sa double terrasse projette toujours la grande ombre qui nous abritait avec les Maharajas et les généraux, le jour de la Grande Parade. Le long de la route s’alignent les palais blancs ; je revois le campanile de Bhim Sena qui est toute une pagode dans son enceinte close, et, en arrière, la « city » de Katmandou, puis les neiges qui se dépouillent lentement, pointe par pointe, des brumes du matin. Des coolies montent au-devant de nous et portent dans de grandes hottes les provisions de bois pour l’hiver, où le thermomètre sera chaque matin au-dessous de zéro, pour remonter, dans le jour, au degré de l’insolation.

Sur le dos des femmes, de petites têtes d’enfans émergent des draperies, ballottées, sans aucun soutien, et j’en ai grand-pitié ; il faut pourtant convenir que les enfans ne semblent pas mal se trouver de ce régime. Droits, bien portans, toujours dehors et trottant seuls à l’heure où nous les veillons encore, ils pullulent dans les villes et les villages. Tout le monde circule sous les beaux arbres au menu feuillage dont j’ignore toujours le nom et qui détachent légèrement sur le ciel bleu leurs grappes de grains d’or. Les paddy-birds, les grèbes, sont nombreux dans la vallée ; l’un d’eux se dresse joliment sur la plus haute branche. Les rizières s’étagent jusque sur les pentes les plus extraordinaires, sillonnées de canaux d’irrigation. Le riz constitue le fond de la nourriture de ce peuple avec les légumes bouillis et l’ail cru. Du riz, ainsi que du froment, ils tirent leur eau-de-vie, le raksi. Le radis joue un rôle prépondérant dans l’alimentation ; enfoui d’abord jusqu’à fermentation, puis séché au soleil, il dégage alors une odeur très déplaisante. D’autres champs sont couverts de plantes qui ont une tête ronde ajourée, de la grosseur de notre pavot. C’est, en hindoustani, du marouâ, en népalais du kôdô, dont on fait du pain noir.

A Pathankot, la dandi m’attend avec le cipaye d’escorte de la Résidence et le soldat de garde du Maharaja. Ragages et bearer sont partis la veille. En moins de cinq minutes je suis installée, tandis que des coolies se chargent de mes deux petits paquets et du panier de provisions. Je jette un coup d’œil de reconnaissance sur la prairie où m’attendait la tente de l’arrivée, et bientôt commence la rude escalade du Tchandraghiri dont je n’avais entrevu, en venant, que les cascades ruisselant sur nos têtes et sur le chemin. Nous grimpons sous bois le long d’un ravin escarpé, par des escaliers inégaux, polis par les eaux. On a dressé mon appareil la tête en avant, tandis que ma proue, aux tournans, plonge deux heures durant sur des gouffres de verdure. De temps en temps m’apparaît, tout au fond, la grande vallée que je ne reverrai jamais. Quelle mélancolie se dégage des choses qui ne seront plus ! Et, là-haut, derrière les chaînes étagées, planent toujours les sommets blancs du Tibet.

Cinq minutes de repos au haut de la montée, un dernier adieu, et puis la descente. En deux lignes de biais avant et arrière, quatre hommes de front, enlacés deux par deux et s’épaulant, soutiennent et retiennent la machine jusqu’à Tchitlong, où nous arrivons à midi et demi, près de ses trois tchaityas et de son long dharmsala. Après un rapide déjeuner expédié à l’ombre de quelques arbres, entre les deux villages de Tchitlong, on se remet en route. Et jusqu’à la passe de Sissaghuri, ce ne sont plus que petits cols à monter et à descendre, nombreuses rivières à passer. La Dessera est officiellement terminée ; cependant les fêtes semblent continuer dépassant les dix jours consacrés, à moins que ce ne soit bien plutôt une autre fête qui commence. Sur la montée du Tchandraghiri, toutes les femmes que je rencontrais avaient au sommet de la tête des toupets de fleurs violettes nuancées, grandes labiées fréquentes sur la montagne, tandis que des hommes portaient pieusement des présens sur de petits plateaux ; fleurs, graines ou huile. Beaucoup de mes porteurs ont les doigts couverts de bagues. Mais je ne vois plus à leur poignet droit le bracelet de ficelle qu’y a mis le brahmane en récitant les montras pour leur conserver la santé. Où sont-elles maintenant, les ficelles ? Peut-être encore à la queue d’une vache, d’une de ces vaches sacrées qui, mises en liberté par leur propriétaire, cherchent leur nourriture partout où il leur plaît, sans que personne ait le droit de les repousser. Je remarque au passage un enfant de cinq ou six ans qui tient une faucille minuscule. Une assez grosse hotte est devant lui, pleine de l’herbe qu’il a coupée. Il attend gentiment qu’on la lui charge sur le dos.

Pareils à certains chevaux, mes hommes grimpent au galop les petites montées. Le soleil brûle, et la brise, au passage des moindres cols, fait plaisir. Encore une petite chaîne au-dessus de Markoukow et nous revoyons le grand pavillon blanc du Maharaja déjà remarqué à l’arrivée. Nous allons plonger vers la prairie qui lui fait ceinture et j’admirerai une seconde fois les vieux bois sculptés de Markou-Dharmsala ; puis nous suivrons la rivière jusqu’au pont de Koulikâna, où pagodes et dharmsalas se pressent au pied du Sissaghuri, la dernière passe qui ferme le Népal. Je revois là, en grand nombre, maisons peinturlurées, minuscules pagodes et images religieuses. Au bout de grandes perches se balance la banderole recouverte de prières, le plus souvent un pauvre chiffon, dont le vent débite les oraisons.

Tandis qu’à reculons et la tête en amont je reprends l’ascension, des coolies montagnards, parmi lesquels des femmes, montent et causent joyeusement derrière moi. C’est une caravane tibétaine. Les femmes qui rient à belles dents sont couvertes de colliers, de bracelets, de beaucoup d’argent et de turquoises. Les hommes eux-mêmes ne se privent pas de bijoux. Un collier me plairait. Tenter le marché, je n’ose ; tout est trop long à faire comprendre et à traiter, et l’heure me presse. A cinq heures seulement nous avons doublé le sommet et nous voici bientôt redescendus au petit bungalow de Sissaghuri appuyé à sa forteresse. Mon bearer, le sourire aux lèvres, m’attend sur la route ; l’eau bout sur un petit feu allumé au pied du mur. Du thé, les reliefs du déjeuner : ce sera tout mon dîner. Il durera un quart d’heure à peine, et nous voici en pleine dégringolade sur des pierres roulantes et coupantes qui contraignent mes hommes à mettre des chaussons de paille ; et en une heure nous sommes à Bhimpodi, au pied de la muraille qui tombe à pic.

Le nouveau service de coolies m’attend là, avec le palki. Mauvaise surprise. On m’a rapporté celui que j’avais refusé au départ de Raxaoul. Ses deux barres de bois pour m’étendre seront dures pendant deux nuits : du fond de cette affreuse boîte, laissant grands ouverts les deux vantaux de côté, je vois, à la nuit tombée, les gens élever devant leurs maisons des sortes de lanternes sphériques en papier huilé ; de petites lumières brillent dans toutes les échoppes et les cases. La fête se poursuit toujours. Puis la campagne recommence, semée d’autres villages, car le pays est très peuplé. Je suis frappée par la circulation intense, même la nuit. Elle a lieu souvent par groupes. La pleine lune fait son apparition, des cascades mugissent, partout des bruits d’eau et souvent des gués à passer. Sur un grand pont nous stationnons pour attendre la caravane attardée. Le plaisir de voir et mon inconfortable boîte me tiennent en éveil : le spectacle est admirable. Les porteurs, assez médiocres d’ailleurs, crient et font du tapage. Il est cinq heures du matin quand ils m’apportent, tête en bas, au bungalow de Churia, après dix heures et demie de course sur ces maudites barres !

Après le tub, le lit est vite installé ; j’essaie de dormir, mais en vain, tant les hommes font de bruit. Il faut attendre midi pour goûter enfin la douce paix que trouble seul le chant des oiseaux. J’en profite pour mettre mon journal à jour et à quatre heures, après dîner, je repars avec mon escouade île quarante coolies, plus nombreux que la relève évidemment, car une vingtaine me paraissent courir les mains vides. Mon nouveau garde du corps népalais est venu me saluer avant que nous ne nous soyons mis en marche ; il trotte comme les autres, toujours courant, son parapluie sous le bras, à la ceinture ce houkjri qui abat un buffle d’un seul coup et, de quelques-uns, un arbre.

Nous redescendons dans le lit de la grande Rapti, que j’ai déjà suivie la nuit précédente ; et, pendant deux bonnes heures, mes hommes courront et descendront sur les pierres. De hautes falaises se dressent presque à pic sous une jolie et légère végétation au milieu de laquelle de grands arbres cherchent le ciel. Des bœufs lourdement chargés nous croisent avec gravité. L’un d’eux, sans doute, ne se range pas selon les règles ; un de mes hommes l’ayant frappé, la caravane a voulu venger l’animal, d’où pugilat et coups de bâton. Mes gens, en vérité, ont la tête près du « turban blanc. » Un facteur, un oulak, toujours courant, avec son bâton muni de grelots à la main, nous dépasse non sans venir me saluer respectueusement au passage. La rivière s’élargit, forme des îlots, et à mesure que nous descendons, elle se fait vallée. Les chevaux d’une grande caravane y paissent librement et les lourds tins (bidons carrés) à pétrole, que des coolies porteront dans la montagne, les attendent.

Vers six heures du soir, nous sommes à Bitchakoh ; le Maharaja premier ministre y possède un pavillon et il y a fait construire une piscine carrée avec un jet d’eau et des robinets d’ablutions. On y voit quelques riches maisons, mais c’est le pays de la fièvre, de l’aoul ; à la nuit tombante, on la sent sourdre de terre. Nous ne sommes plus qu’à 333 mètres d’altitude et les habitans de la zone marécageuse du Téraï se nomment des aoulias. Mes hommes profitent d’un quart d’heure d’arrêt pour s’asseoir en cercle et manger. Puis, à la tombée subite de la nuit, nous nous engageons dans une autre vallée, que nous suivons jusqu’à la route de plaine. Des chariots attelés de buffles commencent à circuler. A Semrabassa, les coolies font khana, dîner. Il est huit heures et demie ; sous un beau clair de lune qui filtre à travers la brousse, le long de la route, je m’endors et ne me réveille plus qu’à une heure du matin, devant mon bungalow de Raxaoul.


La route du retour est propice aux réflexions. Dans le train qui m’emporte vers Darjeeling, je songe avec mélancolie à cette « vallée interdite » où plus jamais je ne remonterai ; je repasse dans mon esprit les jours charmans que je viens de vivre là-haut, et qui déjà ne sont plus que des souvenirs. Quand je compare l’accueil si courtois, si distingué qui a été fait, à Katmandou, à la voyageuse française, avec la défiance générale que les Népalais témoignent pour tout ce qui vient du dehors, je suis pénétrée par un double sentiment de gratitude d’abord, d’admiration ensuite. J’admire l’énergie de ces montagnards qui défendent non seulement leur autonomie, mais aussi l’originalité de leur civilisation, contre la pénétration étrangère. La résistance de ce petit pays à l’invasion, sous quelque forme qu’elle se produise, n’est pas inspirée par une xénophobie grossière et brutale, mais par une légitime conscience de son individualité historique. Perdu dans ses montagnes, traversé par les sentiers effroyables qui mènent des vallées hindoues aux plateaux tibétains et, au-delà, jusqu’aux plaines chinoises, le Népal a été la station intermédiaire où deux grandes civilisations, celle de l’Inde et colle de la Chine, ont échangé, outre leurs marchandises, leurs conceptions religieuses, sociales, artistiques. Nous avons noté cette double influence au cours de nos pérégrinations dans la vallée. Parmi les populations du Népal, les unes sont venues du Nord, par le Tibet, les autres du Sud. Du mélange de ces deux courans est issue une civilisation originale qui, à son tour, a rayonné sur les peuples voisins. Le Népal n’est plus l’Inde, mais il n’est pas encore la Chine ; entre les deux pays et les deux cultures, il forme la transition.

Il est curieux d’observer une fois de plus que les montagnes, si élevées qu’elles soient, si inaccessibles qu’elles paraissent, ne forment jamais entre les peuples une barrière infranchissable ; il n’est massif si épais qui ne recèle des vallées bien abritées, fertiles, où les gens des plaines viennent échanger des marchandises et troquer des idées ; il n’est chaîne si abrupte où ne s’ouvrent des brèches par où passent les marchands, les pèlerins et les soldats. Les Chinois, nous l’avons vu, sont venus plusieurs fois jusqu’au Népal par les plateaux Tibétains et l’on sait que, tout dernièrement, des soldats de l’Empire du Milieu ont pénétré jusqu’à Lassa et ont chassé le Dalaï-lama de son sanctuaire si longtemps inviolé. Ainsi, de nouveau, les influences chinoises se rapprochent du Népal : peut-être son rôle d’intermédiaire entre l’Inde et la Chine n’est-il pas fini. Lord Cromer ne citait-il pas, récemment, le Népal comme l’une des réserves d’hommes d’où pourront sortir un jour des défenseurs de l’Inde et de la civilisation européenne contre la poussée des Jaunes ? Le Népal, en effet, semble se réserver pour l’avenir. En présence de la compénétration générale des races et des civilisations qui est l’un des traits caractéristiques de notre temps, il est curieux de voir ce petit peuple, perché dans un nid d’aigle, retranché derrière ses rochers, défendre avec obstination, même contre la route ou le fil télégraphique, son individualité historique et son particularisme. Il n’ignore pas la civilisation européenne, mais l’attirail scientifique et compliqué dont elle s’enorgueillit ne l’éblouit pas ; il a conscience qu’elle ne s’adapterait pas à sa nature ; qu’elle ne s’harmoniserait pas avec ses traditions, et il ne lui emprunte que juste ce qu’il faut pour lui résister, ses armes.


ISABELLE MASSIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Selon la tradition Djaïna, le patriarche Bhadrabahu vint au Népal vers le IVe siècle avant J.-C.
  3. Officiant hindou.
  4. Temple brahmanique.
  5. Ces disques valent souvent de 2 à 400 francs.
  6. Krichna est une personnification de Vichnou. Râdha est la principale des bergères parmi lesquelles le fait vivre la légende.
  7. P. Huc, Souvenir d’un voyage au Tibet, t. II, p. 207.