Le Népal (Isabelle Massieu)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 862-898).
II  ►
LE NÉPAL

I

Il est des pays qui nous hantent, nous fascinent, nous appellent. Et quand on les a une fois visités, on ne se résigne jamais sans serrement de cœur à ne plus les revoir. Leur attrait vient tantôt de la nature qui les a parés plus généreusement, tantôt des hommes qui les habitent. Les pays neufs n’ont point de secret, mais les vieilles terres d’histoire et de civilisation, où tant de générations ont senti, pensé, aimé, adoré, gardent je ne sais quoi de mystérieux et de profond qui nous enveloppe et nous captive. L’impénétrabilité des âmes ajoute encore au charme des lieux et au mystère attirant des temps évanouis.

Dix mois passés dans les Indes et dans l’Himalaya me laissaient avec la hantise du revoir, la mélancolie des choses incomplètes, le regret de ces États qu’il ne m’avait pas encore été donné de parcourir. Je me souvenais avec reconnaissance de l’accueil empressé et charmant que j’avais reçu des Anglais et, — détail pratique qui a son importance, — je savais que là, mieux peut-être qu’ailleurs, il me serait possible de décider et d’organiser rapidement une excursion intéressante. C’était la saison de la « mousson » et des pluies d’été ; il ne pouvait être question de voyager dans la péninsule. Mais, par-delà les plaines chaudes, par-delà le Téraï fiévreux, mon imagination revoyait, dans leur robe de glace, les cimes inviolées du majestueux Himalaya ; je savais par expérience qu’entre ses chaînes formidables s’ouvrent des vallées fraîches, se cachent des sanctuaires vénérés et de petits royaumes peu connus.

Le plus inaccessible est, de par la volonté de ses habitans, le Népal. Nos yeux d’enfans l’ont vu sur les vieilles cartes rudimentaires de jadis, allongé comme une étroite bande à la frontière nord des Indes : il nous paraissait juché tout au sommet de l’Himalaya, et, au-dessus du mot « Népal » ou « Népaul, » nos regards épelaient le nom prestigieux de la reine des montagnes, le Gaurisankar-Everest ! Plus tard, lorsque nous avons rêvé de l’Orient lumineux, lorsque nos esprits se sont tournés vers les civilisations asiatiques, vers le grand monde bouddhiste, vers les Indes, ses légendes, ses religions, le Népal nous est apparu comme le pays du mystère auquel les savans demandent ses secrets.

Lors de mon premier voyage aux Indes, tandis que je redescendais du Ladak et du lac Pangong, je songeais déjà au jour où je remonterais à Katmandou. Le petit Népal a su demeurer, au milieu de la poussée conquérante des nations, un des rares peuples qui aient gardé auprès des grands Empires voisins une indépendance assez réelle et qu’il défend encore jalousement. Un climat différent, une enceinte de montagnes réputées inaccessibles en ont fait un pays à part et lui ont maintenu une existence isolée, séparée de l’Inde.

C’est ainsi qu’il est resté le conservatoire du bouddhisme dans la péninsule hindoue, et bien qu’il ait été envahi par les sectes brahmanistes, c’est à lui que la science est redevable d’une grande partie de la littérature bouddhique rédigée en sanscrit. L’art lui est venu de l’Inde ; il l’a développé avec un grand sens de l’harmonie, des dons minutieux et particuliers.

Ce pays, vers lequel tant de regards se sont portés, devait particulièrement m’attirer, après deux voyages dans le grand Empire des Indes. Je le savais fermé à la curiosité des étrangers, surtout aux Anglais, quoique, seule pourtant, l’Inde Britannique ait le droit d’obtenir du Maharaja népalais, pour elle ou pour ses élus, la permission de visiter la mystérieuse vallée. Depuis un siècle, en effet, à quelques intermittences près, le gouvernement des Indes entretient à Katmandou, capitale du Népal, un fonctionnaire anglais qui porte le titre de Résident et dont les fonctions sont plutôt analogues à celles d’un ambassadeur ou d’un Consul. Ce Résident, sous la garde d’une soixantaine de cipayes, n’a avec lui, à l’heure actuelle, d’autres nationaux que deux « assistans, » plus ou moins half-castes et un docteur anglais. Il doit rester confiné dans la vallée qui a donné son nom à l’État et dont les trois vieilles capitales ont vu se dérouler toute l’histoire du pays. S’il veut sortir, il doit en informer le capitaine népalais attaché au service de la Résidence, pour qu’une escorte, ou tout au moins un cavalier d’honneur, l’accompagne. Honneur et surveillance tout à la fois.

L’autorisation de monter à Katmandou n’est accordée qu’à deux ou trois personnes chaque année, parfois quatre. Elle ne peut s’obtenir que par l’intermédiaire du Résident et est réservée, le plus souvent, à de grands personnages anglais du monde politique ou de la haute aristocratie. Le gouvernement met d’autant plus de prudence dans ses demandes qu’il ne peut, ni ne veut, s’exposer à un refus. C’est pour cette raison que, quelques mois après mon voyage, un prince de sang royal, venu d’Europe aux Indes, sollicita en vain la permission de visiter le Népal. Dans toutes les Indes et dans l’entourage du vice-roi, je n’ai rencontré qu’une seule personne, ayant été à Katmandou : le général commandant en chef, lord Kitchener, qui me déclarait d’ailleurs, en me vantant la remarquable intelligence des Népalais, que le Népal était la province la plus intéressante. C’est parce que je savais toutes ces choses et prévoyais les difficultés, qu’aussitôt le projet résolu dans mon esprit, je partis pour Londres, munie de chaleureuses recommandations près de l’India-Office, où je possédais d’ailleurs plus d’amis que je ne supposais, mes hôtes très aimables de jadis, dont j’ignorais le retour en Angleterre. L’accueil charmant du secrétaire d’Etat à la direction des Affaires des Indes, sir Richmond Ritchee, et ses bienveillantes lettres d’introduction me firent tout de suite augurer favorablement de la réponse officielle que je devais obtenir du vice-roi.

A la fin de juillet 1907, je quittais donc Paris avec cette espérance et débarquais à Bombay en pleine « mousson. » Après un court séjour à Kirkee[1], chez le gouverneur de Bombay, en quarante-huit heures de chemin de fer, dans une buée chaude, sous la pluie fréquente qui, depuis trois mois, s’épandait sur la péninsule, j’arrivai à Simla, résidence d’été du gouvernement général des Indes, située à 2 200 mètres d’altitude, sur les pentes de l’Himalaya.

Il m’était donné de revoir le joli Simla qui rayonnera toujours pour moi dans le souvenir de gai printemps où je le vis pour la première fois, au milieu de ses forêts de rhododendrons empourprés de fleurs. Quinze fois ces fleurs se sont fanées, mais je les vois encore. Rien ne peut donner une idée de cette ville dispersée sur des collines tournantes et abruptes au-dessus de profondes vallées, de ces rhododendrons hauts comme des chênes dressant les uns sur les autres leurs millions de boules fleuries qui éclatent dans la lumière, de ces montagnes boisées qui se superposent comme des vagues jusqu’à la grande ligne des neiges de l’Himalaya, détachée sur un ciel imperturbablement bleu. Plus nombreux que jadis et toujours noyés dans la verdure, ainsi que les ministères et les Offices gouvernementaux, de jolies villas et de rustiques bungalows[2], accrochés sur les crêtes et les pentes les moins accessibles, abritent pendant six mois les fonctionnaires du gouvernement général et du gouvernement de la province du Punjab. La saison d’été comporte trois mois de moussons pendant lesquels la vie mondaine bat son plein, sous les cataractes du ciel ouvertes largement. Des sentiers escarpés mènent aux habitations et seuls y accèdent les cavaliers et les infatigables coolies-ritchau[3] menant, à quatre, la petite voiture qu’un vice-roi emprunta au Japon. Tout au contraire de nos coloniaux français qui, dans leur besoin de sociabilité et peut-être d’aide mutuelle, rapprochent leurs maisons les unes des autres en manière de village et de ville, au risque de se devenir à charge, les Anglais s’attachent à sauvegarder l’indépendance de leur « home, » à séparer les uns des autres leur nombreux personnel domestique, à se mettre le plus loin possible du bazar[4] et de la « city » indigène. Liberté et hygiène tout à la fois.

Dans ce site merveilleux, j’avais encore la joie d’être reçue par sir Louis Dane, lieutenant gouverneur de Panjab, et lady Dane, qui m’avaient si bien accueillie à Peschawar, en 189k De gracieuses invitations m’appellent chez le vice-roi et la vice-reine, comte et comtesse Minto, chez le colonel Dunlop Smith, secrétaire privé du vice-roi, chez M. Butler, le chef du Foreign Department, qui veut bien tout prévoir pour moi avec le Résident du Népal. Pendant quelques jours, grâce à mon hôte, je circule en voiture à chevaux le long des délicieux chemins tournans qui, N en bordure de précipice, festonnent les montagnes ; cette faveur, est réservée, par mesure de sécurité publique, à trois personnes et à leurs maisons : le vice-roi, le commandant en chef, le lieutenant-gouverneur du Punjab.

Les autorisations demandées me sont accordées : mon programme se précise, le voyage au Sikkim suivra et complétera celui du Népal. Les dernières pluies ont cessé devant les premiers froids et tandis que les sangsues rentrent en terre dans le Téraï marécageux, je fais dans la vallée du Sutledj un « raid » que je raconterai plus tard, au cours duquel je devais être le premier Européen à saluer, sur la route du Tibet, M. Sven Hedin revenant de son mémorable voyage dans l’Asie Centrale.

Mon « raid » dura vingt-cinq jours. Revenue à Simla, je partis pour Raxaoul, le point terminus du chemin de fer des Indes au Népal. Neuf heures de trajet de Simla à Kalka par la petite ligne qui contourne les montagnes comme le sentier des coolies. Huit trains successifs doivent, en deux jours, me conduire à la terre promise, par Moghal Saraï, près de Bénarès, et Bankipore, près de Patna, jusqu’où il me faut redescendre et où je fais une première étape confortable de vingt-quatre heures. Les six autres changemens de train et la traversée du Gange en bateau, — une heure de navigation sous le ciel étoile — sont réservés à la seconde nuit de voyage. Aux embranchemens de Sonepore et de Muzaflarpore je suis encore aux aguets. A l’aube de la troisième journée de route, j’arrive à Segowlie, dans le Téraï, et, vers huit heures, à Raxaoul, station frontière du territoire britannique.

Quatre ou cinq notables personnages attendent devant mon wagon, parmi lesquels l’Havildar, chef de la petite cité, entouré de tout un monde de curieux et de coolies prêts à m’emporter avec mes bagages. Un appareil est nouveau pour moi sur le quai ; je distingue, posée à terre, sur quatre pieds très courts, une grande boîte oblongue, haute d’environ un mètre, avec de vastes ouvertures coulissées sur les côtés ; c’est un palki, le palanquin qui m’est destiné pour deux nuits. Je me glisse dans la boîte tendue de rouge à l’intérieur. L’avant et l’arrière de mon appareil sont munis chacun d’un gros bâton rattaché aux quatre angles par des tiges de fer ; quatre coolies porteurs, des kahars, enlèvent prestement la boîte et son contenu. Le manque d’équilibre m’oblige à m’allonger sur le mince matelas recouvert d’une simple toile, la tête sur l’oreiller, pour me rendre au Rest-House, le bungalow[5] du Résident du Népal, où nous serons dans dix minutes.

Le bungalow est confortablement installé dans la plaine du Téraï, longue zone marécageuse qui s’étend au Sud de l’Himalaya, sur 900 kilomètres de longueur et 50 de largeur. L’aoul, fièvre meurtrière, y sévit, redoutée des indigènes qui ne sont pas de la région, aussi bien que des Européens ; les Népalais se gardent de l’assainir parce qu’elle constitue, en quelque sorte, une première défense naturelle et dangereuse des deux passes escarpées, gardiennes gigantesques de la douce vallée qui n’est plus qu’à l’altitude de 1 200 et 1 300 mètres.

Autour du Rest-House, un petit cercle de fleurs et la fuite infinie des champs sous le soleil de flamme, dès l’heure matinale. Dans une salle à manger ouverte aux quatre points cardinaux, la table servie m’offre du thé et des œufs, spectacle plein de charme pour le voyageur qui n’a pas dîné la veille. Avant de déjeuner, je prends possession des lieux : un grand parloir avec tables et fauteuils de paresse, puis deux chambres, deux cabinets de toilette et salles de bain. Vite au tub, avant que mon estomac ne s’avise d’avoir trop faim. Mon sac-draps posé sur un tcharpaï, cadre de lit, serait tentant pour rattraper la nuit ; mais il y a 34 et 35° de chaleur à neuf heures du matin ; ce n’est plus l’instant de dormir, mieux vaut s’occuper. On me remet une lettre du colonel Macdonald, mon futur hôte, qui remplit les fonctions de Résident au Népal en l’absence de M. Manners Smith, le titulaire du poste. Il me propose de partir en palki le soir même, après dîner, pour Churia, une étape de 30 milles dans la première nuit. Le Khansamah du Rest-House m’y accompagnera et je l’y laisserai, tandis qu’un autre cuisinier viendra à ma rencontre le surlendemain, à Sissaghouri ; me plaira-t-il alors de continuer directement jusqu’à Katmandou ? Certes oui.

C’est parfait, mais je ne puis remercier le colonel par dépêche ; le gouvernement népalais est trop ombrageux pour admettre un contact avec l’administration anglaise. Les lettres circulent dans l’Etat avec les timbres indigènes et prennent à la frontière les timbres anglais. Le télégraphe n’existe pas au Népal ; lettres et messages télégraphiques sont apportés matin et soir à Raxaoul, ou bien par courrier spécial en cas d’urgence, en vingt-quatre heures de route, par le moyen de douze coureurs successifs, des oulaks qui, secouant le bâton chargé de grelots pour éloigner tout obstacle et chasser les fauves, ne s’arrêtent qu’aux relais. On raconte que les salves de canon en l’honneur du couronnement d’Edouard VII ont été tirées au jour tout d’abord fixé, bien que la maladie du Roi ait fait différer la cérémonie ; mais le Durbar n’ayant été avisé de cette remise qu’après coup, tint la politesse pour faite.

Le Maharaja s’oppose à toute mainmise de l’administration anglaise ; il ne veut pas non plus que, sous prétexte de sport et de villégiature, son pays ait le sort du Kachmir. Lorsque je suis allée à Srinagar, il y a quinze ans, sauf deux ou trois fonctionnaires attitrés dans le Protectorat et que le Maharaja logeait dans des maisons à lui, les Anglais n’avaient le droit ni de posséder un lopin de terre, ni d’avoir pignon sur rue ; ils ne pouvaient habiter sous des toits et devaient vivre en nomades, soit sous la tente, soit à bord de bateaux-maisons flottant sur le grand fleuve Djhilam, ou amarrés sur les lacs splendides qui font de ce pays une merveille sans égale. Le climat, à 1 800 mètres d’altitude, est délicieux ; aussi les Anglais sont-ils accourus nombreux. Des hôtels et des bungalows se sont maintenant construits sur les montagnes avoisinant la capitale, et Srinagar et la « Vallée heureuse » sont devenues « ville et stations de santé, » d’autant plus facilement que beaucoup de fonctionnaires de l’Inde, pour économiser la dépense, toujours à leur charge, des voyages dans la Mère patrie, passent leur congé en cure d’altitude. Le Népal leur offrirait les sites pittoresques et les nids d’aigles qu’ils affectionnent pour leur santé.

La difficulté de la langue commence à se faire sentir et complique un peu les choses. Tout le monde ne va plus parler que les langues népalaises. Seuls l’Havildar, le plus haut fonctionnaire de Raxaoul, le Khansamah du bungalow et mon bearer[6] parlent hindoustani. Mais celui-ci ne sait pas le népalais et il embrouille tout sous prétexte de placer devant les autres des mots anglais dépourvus de leur vrai sens ou tout à fait inédits. L’hindoustani, l’ourdou, pour employer son vrai nom, la langue de la horde apportée dans les camps par les Mogols musulmans est, dans les Indes, la langue interprète par excellence. Les Anglais l’ont adoptée d’une façon générale, chaque fonctionnaire doit la savoir, sans préjudice des plus importantes langues parmi les deux cents qui se pratiquent aux Indes. Ils ont compris l’intérêt de premier ordre qu’il y a pour l’administrateur d’entrer en contact direct avec la population en se servant de sa langue. Nul fonctionnaire ne peut entrer au Civil Service sans savoir, outre l’hindoustani, deux autres langues indigènes. Espérons que, peu à peu, la même idée fera son chemin dans notre Indo-Chine et que l’obligation pour les fonctionnaires coloniaux de connaître la langue locale sera strictement appliquée et supprimera définitivement l’ingérence et les méfaits de la classe des interprètes.

Mais revenons au bungalow de Raxaoul, dans la grande plaine chaude ; là, il faut remanier tout le bagage et emporter le moins possible, me dit-on, bien qu’une caravane importante soit commandée. Quand vient l’heure du dîner, mon journal se trouve au courant, et tout un paquet de lettres est prêt pour les Indes et pour la chère France.

J’aurais voulu partir avant la fin du jour, mais les coolies s’attardent à manger, et c’est dans la nuit noire, avec les lampes qui achèvent d’aveugler, qu’il faut organiser tout le chargement et mon palki. Pour comble de malheur, le petit matelas qui, le matin, adoucissait les planches du palanquin a disparu, et le gros de mes bagages, que le bearer a cessé de surveiller à l’un de nos nocturnes embranchemens, est en souffrance avec mon bedding[7]. Or, le nouveau palki que l’on m’amène est muni d’une traverse à la hauteur des reins dont je n’augure rien de bon. Enfin, et malgré mon serviteur, je parlemente si obstinément qu’on me rend le premier palki, un peu plus lourd sans doute, mais aussi plus hermétique à la pluie.

Les préparatifs se prolongent. Une vraie meute est autour de moi composée d’une quarantaine de coolies qui crient, se querellent et s’arrachent mes bagages, sous l’œil calme de la police népalaise et d’un cipaye de la résidence anglaise. Enfin, les kahars, — porteurs de palanquin, — qui se considèrent comme bien supérieurs aux porteurs de matériel, s’ébranlent ; huit sont affectés au portage de mon bearer, huit à celui de mon cuisinier ; cinq coolies se partagent les petits bagages et le panier de provisions, deux portent ma valise suspendue à un bâton aussi lourd qu’elle-même. Seize à vingt kahars sont affectés à mon palki qu’ils portent à quatre dans la plaine, se relayant toutes les deux, trois ou quatre minutes, sans jamais interrompre le trot ; couchée sous mes châles, de peur du froid qui me donnerait la fièvre tout comme les piqûres de moustiques, je tâche de me faire au mouvement rude de l’appareil. Tantôt sur un côté, tantôt sur l’autre, je dois encore veiller à ne pas déranger l’équilibre, et je ne change de position qu’au moment où les hommes, en se relayant, provoquent un arrêt presque imperceptible.

Nous menons un bruit d’enfer, tous les hommes crient, s’interpellent ; on nous regarde passer, et j’aperçois des lumières aux fenêtres des cases. La pleine lune s’est levée sur nos têtes et illumine les espaces découverts. Mes gens courent inlassablement, toute l’escouade les accompagne sur les flancs, et leurs élans me montrent mieux la rapidité de la marche ; mes porteurs scandent leur course d’un halètement rauque ; trois syllabes rudes lancées par un porteur d’arrière marquent la mesure qu’achève, en les répétant deux fois, un des kahars d’avant, et le rythme recommence sans cesse comme un gémissement. On se fait au mouvement, il finit même par bercer. Partis vers 7 heures et demie, les hommes ne s’arrêtent qu’à 11 heures, et la halte est d’environ une demi-heure. Toute la troupe alors, accroupie autour de moi, fume un affreux tabac qui m’empeste, parmi des lampes qui m’aveuglent. Aussi l’ai-je assez dit à l’arrêt et pendant la marche, quand le cooly-bati, le porteur du phare, me le mettait dans les yeux : « Bâti Djallo, bâti Djallo (lampe en avant) ! »

Malheureusement, à mesure que nous avancerons dans la nuit, les arrêts se multiplieront. Le soldat qui commande l’escouade est relevé trois fois, et, chaque fois, il faut bien mettre la main à la poche. Nouvel obstacle au sommeil. Soudain, je suis réveillée par un bruit d’eau effroyable, tandis qu’une troupe pousse à distance des cris auxquels répondent mes hommes ; c’est probablement l’annonce d’un passage difficile. Nous traversons une série de petits cours d’eau, nous nous engageons dans une sorte de ravin et les hommes roulent maintenant sur des pierres traîtresses dans le lit du torrent qu’ils remontent avec peine, tandis que l’aube s’apprête à paraître. Hier soir, quand les kahars de la relève, tels de grands oiseaux, couraient joyeusement à mes côtés, d’un long élan, leurs torses bruns, leurs bras en sueur, leurs jambes souples aux mouvemens rythmés luisaient à la lueur des lanternes. Ils riaient, gambadaient, jasaient, s’excitaient comme des enfans, pas plus malheureux, je pense, que leurs pareils en Occident.

À sept heures du matin, nous sommes au bungalow de Ghuria, modeste, mais riche en fourmis. J’y trouve pourtant l’essentiel, le bain, les œufs et le thé du premier déjeuner. Après le court repas, j’ai beau connaître la joie de pouvoir me déshabiller, emballée dans mon sac, le sommeil ne vient pas. Nous n’avons plus cependant que 27 à 28°, c’est tout à fait raisonnable ; mais la relève des coolies destinés à remplacer ceux de Raxaoul, est arrivée un jour d’avance et les deux escouades font tapage dans le vallon jusqu’à deux heures de l’après-midi, bien que les hommes de la première nuit veuillent repartir le soir. L’un d’eux a entonné une complainte qui va durer des heures ! Je reçois pendant ce temps une nouvelle lettre du colonel Macdonald m’annonçant qu’une tente et un « tiffin[8] » m’attendront à Thankot et que, peu après, une voiture me mènera à Katmandou. Quelle espèce de voiture ce peut-il être ?

Mes gens n’ont-ils pas inventé de me faire partir à quatre heures, sans manger, sous prétexte du mauvais chemin ? Je consens à partir à quatre heures et demie, après dîner, et nous voilà de nouveau dans le lit de la rivière torrentueuse où les pierres sont cruelles aux pieds nus. Les porteurs de bagages marchent librement où ils veulent, mais les kahars ont dû s’attacher aux pieds des semelles de paille tressée. Le ravin devient bientôt un étroit fossé, aux parois rapprochées, puis le torrent s’élargit et prend une ampleur de lac avec l’appoint de nouveaux cours d’eau. Parfois dans le lit même de la rivière, un bel arbre se dresse solitaire ; d’autres grimpent très haut sur les pentes ils découpent sur le ciel leurs branchages de dentelle, et, entre leurs troncs, une ligne de collines bleues ondule sous un couchant blanc d’argent. Plus loin, les montagnes de fond apparaissent à 1 500 ou 2 000 mètres et des villages s’accrochent à leurs flancs pour grimper jusqu’au faîte.

Quand les nuées ont cessé de développer sur le ciel toute la délicate et ravissante gamme des gris, la nuit vient. Le sommeil me prend si bien que je dors même aux arrêts. Les deux larges portes à coulisses de mon palki restent complètement ouvertes ; un voile de gaze, enveloppant ma tête et mon oreiller, me garantit des moustiques et protège mes yeux contre l’air de la nuit.

Dans le clair matin, je me réveille à Bhimpedi, au pied de la passe de Sissaghouri. A 1 200 mètres d’altitude, ce village important entasse, au pied du mur de rochers qui ferme la vallée, ses maisons, son temple et son grand dharmsala, asile des pèlerins et voyageurs hindous qui montent nombreux chaque année aux sanctuaires du Népal. La haute muraille se précipite à pic de toutes parts ; au sommet de la passe, veillent les canons de la forteresse.

C’est là qu’il faut déménager et changer de portage et de coolies. Je laisse le palki pour la dandi, autre appareil beaucoup plus léger, dans lequel on m’a promis le mal de mer, tant les gens se plaisent à exagérer. C’est une sorte de pirogue à fond plat, très étroite et profonde de 40 centimètres. Une planchette où s’appuient les pieds raccourcit la dandi par un bout, tandis que le dossier et le siège la raccourcissent par l’autre. Sous les deux pointes qui figurent la poupe et la proue, sont assujetties des traverses mobiles et tournantes que les hommes portent à deux, sur la même épaule, quitte à en changer de temps en temps. Ils marchent ainsi un peu de côté, obliquement ; le porteur d’avant pour assurer la marche s’appuie sur un bâton qu’il repasse au camarade l’instant d’après lorsque celui-ci reprend l’avant à son tour. Mes hommes ont la précaution de me faire monter à reculons, ce qui me laisse la tête en amont, heureusement, car la dandi me menace d’une verticale très prononcée. Et toujours les pierres qui roulent de degrés en degrés, sur d’invraisemblables pentes, pour atteindre les 2 500 mètres dont il faudra redescendre l’équivalent !

A sept heures du matin, halte au bungalow, encastré dans le fort même qui commande la passe à 1 900 mètres d’altitude. Nous stoppons devant les soldats du Maharaja et la population rassemblée. La curiosité est intense. Caché derrière un rideau d’arbres, le bungalow est plus simple que les autres, mais le cuisinier, que le colonel Macdonald a envoyé au-devant de moi ; m’y sert un déjeuner frugal auquel l’absence du dîner de la veille me rend néanmoins très sensible. Dès huit heures, ma toilette est faite ; je reprends la course avec les hommes du colonel, cuisinier et cipayes, et deux soldats du Maharaja chargés de la surveillance des coolies. Mon bearer voyage dans la dandi populaire et primitive : un hamac suspendu à une longue et pesante tige de bois que portent quatre hommes, au moyen de deux barres mobiles adaptées aux extrémités.

En une demi-heure de montée, nous atteignons le sommet, à 2 500 mètres. Malgré les nuées qui me voilent la grande chaîne blanche et la passe de Chandraghiri, qui se dresse en face à la même altitude et me masque encore le Népal mystérieux, la vue est splendide. Le sentier plonge au-dessous de nous et se perd à chaque tournant dans le vide. Avant dix heures, nous arrivons auprès d’un long et joli pont suspendu qui m’oblige à quitter la dandi et à rompre la cadence du pas. On passe à la file indienne, sur cinq planches juxtaposées et branlantes, en face d’une grande pagode moderne près de laquelle se trouve un dharmsala, qui dénote plus de richesse que d’art. Par-delà les sauvages escarpemens, nos yeux découvrent une grande vallée sinueuse où la Panoni que nous allons suivre et remonter roule ses eaux claires. Dans ce cadre de verdure, l’œil se réjouit de rencontrer des maisons à étages, en bois brunis, de petits temples teintés de rouges, enluminés et de belle apparence, sous leurs toits de menu chaume admirablement entretenu et toujours en bon état. De jeunes femmes circulent ; elles ont la grande natte pendante dans le dos et, sur la tête, un toupet de fleurs dont le jaune éclate sur leurs cheveux noirs. Les fillettes surtout attirent mon attention ; toutes semblent porter uniformément les cheveux attachés en queue de cheval. Cette chevelure qui fait saillie, s’évase et retombe en lourde mèche derrière la tête, est d’un étrange effet. C’est la coiffure virginale ; il me souvient d’avoir déjà vu en Birmanie la mèche pendante, échappée du chignon des jeunes filles.

Un peu plus loin, nouveau pont. Ce n’est pas une œuvre d’art ; sur des piles de pierres sèches entourées d’osier, sont jetés trois ou quatre rondins plus ou moins bien liés ensemble, qui permettent tout au plus de passer à pied. Après un quart d’heure de marche, voici un troisième pont avec deux pauvres rondins que l’on n’a pas attachés du tout. Cette fois-ci, je reste dans ma dandi et mes kahars passent à pleine eau ; c’est encore plus commode. La rivière est poissonneuse et des filets sont suspendus sur toutes les murailles. Les rives sont très cultivées, les champs s’étagent en riches terrasses et l’irrigation accomplit des merveilles. Les maisons, environnées de cultures, se multiplient ; les portes et les fenêtres, dans leurs châssis de bois ouvragé, respirent l’aisance. A l’intérieur d’une case que nous longeons, une fillette remue sa marmite qui bout sur un faisceau de brindilles. Elle porte dans la narine ces boutons d’ornement que j’ai vus au Punjab et un anneau passé dans le cartilage du nez.

Nous arrivons maintenant à Markoukoh, et j’aperçois, non sans surprise, un grand pavillon moderne, au creux de la vallée, dont la façade et les balcons blancs se détachent sur le fond vert d’une prairie ; c’est le bungalow de passage du Maharaja. Combien me plaît davantage, près du nouveau pont voisin, une vieille maison oblongue, en bois sculpté ! Comme j’en aime la galerie à colonnades, ouverte au rez-de-chaussée, et les fenêtres closes de moucharabiés. C’est encore un dharmsala à l’usage des pèlerins et des voyageurs, et qui sont comme une annexe rituelle des monumens religieux. Ces précieux chefs-d’œuvre de la sculpture sur bois, qui fait la gloire du peuple newar, s’offriront en grand nombre à mon admiration, dans Katmandou.

Non loin de là vont commencer les premières pentes du Chandraghiri qui nous mèneront au cul-de-sac de Chitlong et au pied même de la passe. Autour de nous, tout est verdoyant, bananiers, orangers et grands pins. Un bel arbre échevelé marie la couleur lilas de ses fleurs à des graines jaunes qui retombent en grappes. Près des maisons, je remarque souvent, placées en avant, de chaque côté de l’entrée, d’élégantes meules de maïs, très bien faites, avec les épis en dehors, et montées sur pilotis à deux mètres de terre ; elles s’élèvent en hautes pyramides que dépasse, comme une flèche, la pointe de la pique qui les maintient dans leur allure de dagoba.

La température devient de plus en plus lourde ; de gros nuages ne prédisent rien de bon ; quelques coups de vent bienfaisant sont eux aussi de mauvais signes précurseurs de la pluie qui commence bientôt à tomber, d’abord fine et intermittente, vers midi, elle s’installe, le tonnerre gronde et le sentier est inondé. Une petite capote m’abrite la tête, des châles me couvrent les genoux, mais j’avais compté sans la trahison de la dandi. Par les fissures l’eau s’introduit peu à peu sans que je m’en aperçoive, et je finis par être noyée. J’éprouvais en ce moment le faible contre-coup d’un terrible cyclone de la mer des Indes, qui s’abattit jusqu’au centre du Dekkan, le couvrit de je ne sais plus combien de pouces d’eau, fit périr 50 000 personnes, et détruisit en partie la belle ville hindoue d’Haïderabad. Comment aurions-nous idée en Europe de ces bouleversemens maritimes et terrestres qui dévastent tout un immense pays !

Tantôt montant, tantôt redescendant les pentes abruptes du Chandraghiri, nous avons de nouveau atteint 2 000 mètres au gros village de Chitlong, intéressant par ses trois vieux tchaityas[9] et son beau dharmsala, pareil à celui que j’ai décrit tout à l’heure, mais dont les angles sont ornés de sujets qui mériteraient examen. Mes porteurs pensent de même sans doute, car ils s’empressent de vouloir m’introduire dans cette sorte de caravansérail. Mais je ne veux pas manquer la tente préparée par les soins du Résident et où un déjeuner m’est promis, de l’autre côté du col. Je proteste si vivement qu’on se remet en route aussitôt, malgré le déluge.

La course est plus dure que je ne pensais. Nous commençons tout de suite l’ascension du second et dernier contrefort qui ferme le Népal ; c’est une pente à pic et boisée. Toute l’équipe des kahars est à ma dandi ; ils peinent sur ces escaliers plus ou moins bien taillés par la nature, sur ces marches étrangement inégales et toutes ruisselantes. Il faut une heure pour gravir cinq cents mètres et atteindre de nouveau la cote 2 500. Puis, vient la descente vertigineuse et si, sur un espace de sept ou huit cents mètres, des gradins informes n’étaient aménagés, le passage serait impraticable. Cinq et même sept hommes se donnent la main à la barre de devant ; ils sont enfin je ne sais combien à la retenir par derrière ; deux ou trois de chaque côté maintiennent l’équilibre de la boîte dans laquelle je me tiens à peu près debout, les yeux plongeant dans le vide. C’est fou, en vérité, mais la pluie tombe avec violence et l’eau roule si fort en cascade que je ne pourrais tenir sur mes pieds. Un des hommes de police du Maharaja découvre quatre ou cinq coolies abrités sous un pli de terrain ; il les requiert et les attelle d’office. On croit toujours être au fond, mais la descente toujours continue.

Enfin, nous atteignons ce qu’on nomme « la Petite Vallée » du Népal, à 1 050 mètres d’altitude environ. Un village, son grand bazar, ses cases : c’est Thankot. Plus loin, au milieu d’une prairie, je trouve la tente promise, avec sa double toile et ses deux avancées formant véranda : l’une, ouverte, est affectée en ce moment au service qu’elle abrite de la pluie ; l’autre, par derrière, est close et réservée à ma toilette. Un tapis à raies grises et bleues a été tendu sur un lit de paille ; un fauteuil m’invite à la petite table où m’attend un exquis poulet froid et des œufs, avec du thé bien chaud. Mais, à peine restaurée, je demande à partir aussitôt. Tous les domestiques plient lestement bagage, et la dandi m’amène en dix minutes devant une voiture que ne me laissaient pas espérer les chemins d’arrivée : c’est un grand landau attelé de deux gros chevaux gris, que le Maharaja met à ma disposition. Les saïs[10], juchés par derrière, portent des turbans très serrés, rayés, de toutes les couleurs et bizarrement enroulés. La route étant défoncée, ils descendent à chaque instant pour maintenir les traits ; de leur siège, ils ne cessent de crier aux passans de ne pas se faire écraser, heureux encore quand ils ne sont pas obligés de les prendre par les épaules pour les faire se garer. A moitié route, je suis tout étonnée d’apercevoir sur un pont, rangés de chaque côté, deux chevaux de relais qui nous attendent pour faire une course de seize milles aller et retour. En un clin d’œil, ils sont attelés.

La pluie a cessé. Après avoir traversé plusieurs villages, nous arrivons à Katmandou. Nous contournons la « City[11], » sans y entrer ; le premier aspect me surprend et me ravit. Des pagodes aux curieuses toitures dominent le site, à côté de grands espaces verts, un vaste champ de manœuvre, d’immenses édifices, des palais modernes et blancs, tout cela dans un rayon de soleil couchant ! La ville paraît avoir une importance de capitale que je ne soupçonnais pas ; mais nous l’avons à peine touchée que nous nous éloignons, nous longeons un merveilleux étang dans lequel se mire, au centre, un joli temple ou pavillon, et après une marche de trois ou quatre kilomètres, nous franchissons une grille, devant laquelle veille une sentinelle abritée dans sa petite guérite en pierre. Au milieu d’un jardin luxuriant dont les pelouses débordent de fleurs, se trouve, dans un fourré verdoyant, un chalet de bois brun : je suis au seuil de la Résidence Anglaise.

Le colonel Macdonald est charmant, tel que me l’annonçaient ses lettres et ses procédés. C’est un vrai gentilhomme, et il parle aisément le français. Esprit fort ouvert, il s’intéresse aux événemens du monde entier et n’a pas cette sorte de détachement des choses d’Europe qu’un long exil donne souvent aux fonctionnaires des Indes. Avec quel plaisir commenterons-nous ensemble, dans quelques jours, les dépêches relatives aux affaires d’Orient, de Turquie et de Bulgarie, qui m’intéresseront si vivement !

Mon rêve est devenu réalité : me voici dans ce Népal que si peu d’Européens ont visité et qui défend si jalousement contre l’étranger son originalité, ses vieilles mœurs et son particularisme. La riche vallée du Népal, qui a donné son nom à l’ensemble du royaume Gourkha, m’apparaît, au premier aspect, comme une large cuvette, oasis verdoyante suspendue à 12 ou 1 300 mètres d’altitude, entre la majesté des glaciers et des pics de l’Himalaya et les abrupts rochers des montagnes escarpées que j’ai franchies pour parvenir jusqu’ici. Le bassin népalais s’étend sur trente kilomètres d’Est en Ouest, au pied de la grande chaîne, sur vingt kilomètres de largeur moyenne. D’autres vallées obéissent au souverain Gourkha, mais le Népal proprement dit est tout entier sous mes yeux ; c’est l’unique domaine dont l’accès soit ouvert à mes ambitions, mais il suffira largement à occuper les jours trop courts que je vais passer à le parcourir.

Dans les monumens de ses trois capitales, Katmandou Bhatgaon et Palan, survit, écrit ou sculpte dans la pierre et le bois, toute une héroïque et dramatique histoire ; un art original a pris ici un prodigieux essor et a exercé son influence bien loin. Au fond des monastères, viharas, loin du fanatisme musulman, des manuscrits, des livres ont été conservés ; sur les murs, les stèles des innombrables monumens de la vallée, de longs textes sont écrits ; la science contemporaine a trouvé là une magnifique moisson de documens précieux pour l’histoire des civilisations et des religions de l’Inde. Les Anglais les ont utilisés les premiers[12]. Deux savans français, les seuls compatriotes, je crois, qui m’aient précédée dans ce pays, ont apporté à l’étude des antiquités du Népal une très brillante contribution : le docteur Gustave Le Bon a séjourné ici en 1885, et M. Sylvain Lévi en 1898. Le premier, dans un beau livre[13], s’est particulièrement occupé de l’art népalais. Le second, utilisant les documens épigraphiques, a écrit une histoire du Népal où il embrasse tout le passé de la vallée dans une savante synthèse[14] qui nous servira de guide.

Cette histoire va revivre sous mes yeux ; l’aspect des lieux, la visite des monumens, les noms des sites et des personnages fameux vont l’évoquer et raconter une succession d’événemens et de figures dramatiques qui seraient incompréhensibles sans feuilleter les annales du pays.

Au milieu des hautes montagnes, une riche vallée comme celle du Népal est un centre d’attraction, un foyer de civilisation ; les populations misérables d’alentour se la disputent ; elle subit des conquêtes successives : ç’a été le sort du Népal. « Retranché entre ses glaciers et ses marécages, » il a été l’objet des convoitises, tantôt des maîtres de l’Inde qui cherchaient à s’emparer des passages de l’Himalaya, tantôt des maîtres du Tibet et de la Chine. Influences chinoises ou tibétaines, influences hindoues, se disputent le Népal. La politique de ses souverains, quels qu’ils soient, sera de maintenir l’équilibre entre les deux influences rivales, de recourir à l’une quand l’autre semblera plus menaçante. Le Népal est aussi le champ clos<des luttes religieuses : le Bouddhisme, chassé de l’Inde par le retour offensif du Brahmanisme, s’y défend longtemps et y imprime fortement la trace de son influence dans les monumens et dans les mœurs. Ce sont toutes ces luttes, tous ces remous de peuples, de civilisations et de religions qui donnent à l’histoire de cette minuscule vallée un intérêt général.

Elle fut, à l’origine, habitée par des peuples pasteurs. La légende raconte que des bergers tibétains faisaient paître à leurs troupeaux l’herbe maigre des plateaux, quand, un jour, l’un d’eux, poursuivant une bête fugitive, franchit une passe et aperçut à ses pieds l’Eden verdoyant du Népal ; il rapporta le fait à ses compagnons et tous descendirent dans le pays. Quand on sort de la légende pour entrer dans l’histoire, on se trouve bientôt en présence d’une civilisation qui émerveille les Chinois eux-mêmes. Des ambassadeurs venus au Népal au VIIe siècle de notre ère en parlent, dans leur relation, comme d’un pays prospère. Les maisons, alors comme aujourd’hui, sont en bois sculpté et peint ; les habitans ont le goût des bains et des représentations dramatiques, ils s’adonnent à l’astrologie, savent se servir du calendrier et pratiquent les sacrifices sanglans. Le Roi Narendra deva règne avec toute la pompe d’un souverain oriental. Il siège sur un trône couvert de joyaux, au milieu des fleurs et des parfums, entouré de nobles et de soldats.

« Les données des inscriptions, dit M. Sylvain Lévi, ne démentent pas ce tableau : le grand nombre des villages nommés dans les chartes prouve la densité de la population dans la vallée ; l’irrigation, largement pratiquée, minutieusement réglementée, met en valeur tout le sol ; rois, fonctionnaires, simples particuliers rivalisent de zèle à multiplier les canaux et les fontaines. Le Bouddhisme et le Brahmanisme possèdent des temples importans, enrichis de biens-fonds ; des conseils de confrérie, laïques et religieux, en administrent les revenus. Des couvens nombreux abritent le clergé bouddhique. Le commerce est florissant ; les marchands sont organisés en corporations dirigées par des syndics. L’impôt n’est pas un prélèvement arbitraire, mais une taxe proportionnelle nettement définie. Le sanscrit est en honneur ; les scribes de la chancellerie royale le manient avec aisance, et savent même se servir des mètres les plus compliqués ; l’orthographe réfléchit dans ses fluctuations les discussions académiques de la cour. Le Népal de l’an 650 soutient la comparaison avec les Etats les plus policés de l’Inde. »

Au IXe siècle, des tribus venues de l’Inde, les Mallas, fondent au Népal une nouvelle dynastie qui va se maintenir, sauf quelques éclipses, jusqu’à la conquête Gourkha, en 1768. Le pays est divisé en petites souverainetés féodales. Le plus grand roi de la dynastie des Mallas apparaît au XIVe siècle. Jaya Sthiti Malla, prince législateur, organise la société et fixe les rites de la religion en donnant la prépondérance au brahmanisme sur le bouddhisme II fait de Bhatgaon sa capitale. Ces Mallas, rois cultivés, poètes, écrivains et en même temps législateurs et guerriers, font penser à nos Valois. L’un d’eux se pique même de connaître le monde extérieur et, pour prouver sa science polyglotte, il écrit deux mots français sur les murs de son palais (1654). Mais les Mallas laissent le Népal se diviser en trois royaumes distincts et souvent ennemis : au moment où le conquérant montagnard viendra menacer le pays, il sera en proie à l’anarchie féodale et aux dissensions intestines.

L’époque des Mallas est celle de l’épanouissement de l’art népalais : nous retrouverons les noms et l’influence des souverains Mallas dans les plus beaux monumens de la vallée. C’est aussi l’époque où apparaissent les premiers Européens ; en 1662, deux Jésuites, venus de Chine, traversent le Népal pour se rendre aux Indes ; leurs successeurs y fondent une mission, bientôt remplacée par une mission de capucins italiens qui subsista jusqu’à la conquête Gourkha.

Les Gourkhas qui s’emparèrent du Népal en 1768 et qui en sont encore aujourd’hui les maîtres, sont, eux aussi, un peuple himalayen ; ils tirent leur nom de la petite ville de Gourkha, peuplée d’environ 10 000 habitans, située à 60 kilomètres à l’ouest de Katmandou, dans le bassin des sept Gandakis. Les souverains et les grandes familles Gourkhas se flattent d’être des Kchatryas, c’est-à-dire d’appartenir au plus noble des dans hindous, après les Brahmanes. Dravya Sali, ancêtre des rois actuels, qui, en 1559, s’empara du trône de Gourkha avec la complicité des dans hindouïsés, se vantait de descendre des plus authentiques rajpoutes ; pour fuir la persécution des Musulmans, ils se seraient réfugiés dans la montagne où ils auraient fondé un clan nouveau, les Khas, que l’influence des Brahmanes fit admettre dans la société hindoue comme d’authentiques et purs Kchatryas. Avec les Gourkhas, le Brahmanisme intégral va l’emporter au Népal.

C’était un peuple de montagnards très peu nombreux, mais belliqueux, entraîné aux exercices de la guerre et de la chasse. Il a toujours le culte de la patrie et de l’honneur militaire. Sur les armes coloriées qui ornent les lettres que le Maharaja actuel me fait l’honneur de m’écrire on peut lire cette devise latine : Dulce et decorum est pro patria mori.

C’est grâce à ces qualités que les Gourkhas firent la conquête du Népal, sous la conduite de leur héros national, le fondateur de la dynastie actuellement régnante, Prithi Narayan. « Politique cauteleux, soldat vaillant, tacticien perspicace, prudent à former ses plans, opiniâtre à les conduire froidement, barbare ou généreux par calcul, » le conquérant du Népal apparaît dans l’histoire de l’Inde comme un beau type d’aventurier heureux. Monté sur le trône en 1742, à l’âge de douze ans, Prithi Narayan aguerrit ses fidèles par de petites expéditions autour de sa capitale, puis, le moment venu, il les entraîne à la conquête des trois royaumes Mallas, affaiblis par leurs divisions. En face de ces rois artistes et bâtisseurs, le Gourkha apparaît comme un barbare de génie. « Il joignait, dit encore M. Sylvain Lévi, à une ambition insatiable, une obstination que rien ne lassait ; il voyait net, décidait vite, agissait de sang-froid, récompensait largement les services et punissait les résistances avec une cruauté sauvage. Religion, dieux, prêtres n’étaient pour lui que des instrumens de domination mis au service de sa volonté. »

C’est l’un des rois Mallas lui-même qui appelle à son aide son dangereux voisin ; le Gourkha n’a garde de manquer une si belle occasion ; il entre dans la « Petite Vallée, » s’empare de Nayakot, en fait son quartier général et met le siège devant Kirtipour, petite ville forte dont on peut voir encore les murailles démantelées qui couronnent un mamelon, à cinq kilomètres de Katmandou.

Mais le roi de Katmandou accourt, avec son armée, au secours de la place et met en déroute l’armée des Gourkhas ; son chef lui-même ne doit son salut qu’au dévouement de ses porteurs. L’année suivante, même tentative, même insuccès. Prithi Narayan a recours, alors, à d’autres moyens : deux mille brahmanes parcourent le pays et préparent les esprits, au nom de la religion, à accueillir le conquérant ; pour la troisième fois il assiège Kirtipour, il intercepte les routes et fait pendre quiconque porte avec lui des vivres, si peu que ce soit. Au bout de six mois de siège, la trahison d’un noble de Patan livre la ville. Malgré l’amnistie générale qu’il a promise, il fait couper le nez et les lèvres à tous les habitans ; il n’excepte que les enfans à la mamelle et les hommes sachant jouer d’un instrument à vent : le général prévoyant pensait au recrutement de sa musique ! La ville, de par la volonté du vainqueur, s’appela longtemps : « Les nez coupés[15]. »

Kirtipour prise, Prithi Narayan s’attaque à Patan. C’est alors que les Mallas, affolés, appellent pour la première fois à leur secours la Compagnie des Indes. L’expédition anglaise, arrêtée dans le Téraï par les pluies et la « malaria, » doit rebrousser chemin sans avoir atteint la vallée ; mais la leçon n’est pas perdue pour Prithi Narayan ; une fois maître du pouvoir, il se hâtera d’expulser les Capucins et d’interdire l’accès du pays aux marchands étrangers. « Le marchand amène la Bible, et la Bible amène les baïonnettes, » dit un adage gourkha.

Le 29 septembre 1768, Prithi Narayan entre de nuit à Katmandou pendant que la population se livre à l’orgie pour la fête de l’Indra yatra ; le roi Malla n’a que le temps de s’enfuir à Bhatgaon et, le lendemain, quand la procession de la Kumari, portée sur son char à trois étages, défile devant le palais royal, c’est le Gourkha qui est assis sur le trône et qui salue le cortège. Après Katmandou, Patan succombe : le conquérant fait aux nobles de la ville les plus belles promesses, puis, il les fait tous arrêter, tuer ou mutiler. Les deux rois vaincus se sont réfugiés à Bhatgaon. Le roi de cette ville, trahi par ses sept fils, se rend au vainqueur ; il reçoit l’autorisation de se retirer à Bénarès, tandis que les sept traîtres ont le nez coupé. Au sujet du dernier roi de Katmandou, Jaya Prakaça, les annalistes rapportent une histoire bien caractéristique des croyances hindoues. Le roi blessé, détrôné, demande à être transporté à Pashpati, pour mourir au bord de la sainte Baghmati. Cette faveur lui est accordée et les aumônes rituelles sont mises à sa disposition ; mais il refuse d’accepter autre chose qu’un parasol et des chaussures. En entendant cette réponse, Prithi Narayan se trouble : le parasol est un insigne de la dignité royale et les chaussures évoquent la terre, épouse des rois. C’est donc que le Malla veut renaître roi. Effrayé, le conquérant court à Pashpati, auprès du mourant. « Tu auras tout ce que tu désires, lui dit-il presque suppliant, mais n’en jouis que sous mon petit-fils ! » Prithi Narayan mourut en 1775.

Il eut pour successeur son fils. Son règne ne dura que trois ans (1775-1778) pendant lesquels il se préoccupa surtout de réconcilier sa race avec les dieux de son pays. Il leur offrit en sacrifice 125 000 animaux et mourut en laissant un fils au berceau. Alors commence pour le Népal l’ère des longues minorités et des régences sanglantes ; sous une série, de rois caducs, deux dans ennemis se disputeront les réalités du pouvoir. La prépondérance des Panré et des Thapa se décidera dans d’effroyables tragédies de palais où viendront se dénouer, avec le koukhri[16], les intrigues ourdies au harem, par des mains de femmes, reines ou concubines.

Ces rois, ombres pitoyables du conquérant Gourkha, livrés aux vices savamment gradués qui dévorent les dynasties asiatiques, mais que fait durer cependant le prestige sacré de la fonction, détiennent le symbole de la puissance souveraine : le sceau rouge nécessaire pour donner l’investiture à tout fonctionnaire, depuis le premier ministre jusqu’au simple soldat. Toutes les charges publiques sont conférées pour un an seulement. Le directeur spirituel du Roi, le Raja-Gourou, juge des fautes rituelles et dispensateur des peines et amendes dont bénéficient les Brahmanes et lui-même, est le seul personnage qui ne soit pas soumis à la règle générale.

À l’automne, une commission désignée par le Roi révise la liste de tous les emplois, recrute l’armée, pourvoit à tous les postes. L’exclusion des uns permet l’admission des autres, le renouvellement très partiel, en réalité, du personnel apaise chroniquement quelques appétits. Cette coutume, survivance de l’esprit féodal, stimule les zèles, mais complique l’art de l’intrigue. Elle met le premier ministre, entre les mains de qui sont concentrés tous les pouvoirs, à la merci d’un caprice ; ne pouvant peser sur la raison du souverain, il veille sur son sérail où s’élaborent et s’accumulent les mobiles obscurs qui dictent la signature annuelle. C’est ainsi que, pendant près de cent ans, la volonté débile des rois fainéans a donné périodiquement mandat d’agir à des sortes de maires du palais, dont la volonté énergique a seule rempli d’événemens l’histoire moderne du Népal.

Cependant, le petit-fils de Prithi Narayan, dans lequel ses sujets crurent revoir Jaya Prakaça, le violent Malla qui devait revivre dans sa postérité, fit un effort suprême pour empêcher la dynastie de rester en tutelle. Rana Bahadour avait passé sa minorité enfermé dans son palais, livré à la débauche. Il en sortit imbécile et féroce, et se saisit du pouvoir par une série de violences et de massacres qui lui ont mérité le surnom de Néron népalais, car il était musicien, lui aussi. Des fortunes et des infortunes de sérail remplissent son règne de vicissitudes.

Rana Bahadour avait épousé une brahmane. Pour un homme de la caste des Kchatryas, c’était un crime au point de vue rituel, une offense aux dieux, une provocation à son peuple. Au Népal comme dans l’Inde, les barrières de caste sont considérées comme infranchissables. La coutume tolère qu’un homme s’allie dans les castes inférieures jusqu’à celles dont la sienne peut recevoir l’eau ; la paternité élève son fils à son niveau. La femme ne saurait jouir du même privilège, car elle est gardienne de la pureté de la caste ; sa mésalliance entraîne la déchéance de l’enfant.

Cette violation de l’usage sacré, considérée comme un scandale, eut une douloureuse rançon. La brahmane mourut. Le Roi s’en prit aux dieux avec une fureur telle qu’elle suscita la vengeance des hommes. Les brahmanes se soulevèrent et, devant la réprobation générale, Rana Bahadour abdiqua. Il se retira à Bénarès, la ville sainte. La première Reine, pour le suivre, céda les honneurs de la régence à une Rani[17] esclave, sous le couvert de laquelle Damodar Panré, le héros de la guerre de l’Ouest, gouverna. La paix à l’intérieur fut de courte durée, car la Reine, dépouillée de ses bijoux par le Roi volage, revint bientôt de Bénarès. Les troupes envoyées à sa rencontre pour l’arrêter hésitent. Elle poignarde l’officier qui les conduisait, pénètre dans la « grande vallée » où elle reçoit les hommages du premier ministre, et le flot populaire la porte au palais déserté par sa rivale esclave qui fuit avec le jeune Roi et les trésors de la couronne.

Rana Bahadour, contrit et pardonné, rentre au Népal sur les pas de la Reine. Damodar Panré veut s’opposer à son retour pour conserver le pouvoir. Mais le prestige de la royauté et les conseils énergiques de l’ennemi héréditaire des Panré, Bhim Sen, chef du clan des Thâpa, font échec aux calculs de Damodar. Il est enchaîné et conduit à Katmandou pour y être exécuté. Bhim Son Thapa assure le pouvoir à sa famille pour plusieurs générations.

Tandis qu’il gouverne et administre, son père, le général Bhim Sena, grandit le Népal par de nouvelles conquêtes. L’élan donné aux Gourkhas par Prithi Narayan ne s’arrête pas avec sa mort. Ils poursuivent l’expansion au Sikkim, au Bhoutan, au Tibet : là, ils se heurtent aux armées chinoises qui mettent en grand péril la domination Gourkha. En 1789, les Gourkhas envahissent pour la première fois le Tibet : les lamas promettent de payer chaque année 15 000 taëls ; mais, comme ils ne tenaient pas leur promesse, les soldats népalais reparaissent, en 1791, s’avancent jusqu’à Chigatsé où ils pillent le célèbre monastère de Tcha-ché-loun-pou, occupé par plusieurs milliers de lamas. Le Dalaï-Lama appelle à son aide l’empereur de Chine Kien-Long, qui lui envoie une nombreuse armée. Les Chinois pénètrent dans le Népal par le défilé de Tsi-Long et, le 9 juillet 1792, ils atteignent la montagne de Yong-Ya qui domine la vallée de Katmandou. Les Gourkhas, vaincus, font leur soumission, rendent les richesses usurpées à Chigatsé et les lamas, faits prisonniers, déchirent les conventions qu’ils avaient imposées aux Tibétains et reconnaissent la suzeraineté de l’empereur de Chine. C’est depuis cette époque qu’un millier de soldats chinois et mongols sont restés au Tibet pour y garder le drapeau chinois et y protéger les lamaseries contre les entreprises des Gourkhas. Un décret de 1792 stipule que les supérieurs des lamaseries seront nommés par le Dalaï-Lama et le commissaire impérial chinois[18]. Après la guerre chinoise, les opérations reprennent dans l’Ouest ; le Kumaon et le Garhwal deviennent des provinces népalaises et. en 1794, le Népal s’étend ainsi du Bhoutan au Kachmir. Palpa, le dernier des États indépendans, est soumis en 1804 par Bhim Sen, père du premier ministre.

Quant au roi Rana Bahadour, l’histoire n’en fait plus mention que pour relater ses constans besoins d’argent. Ayant obéré son trésor par ses folies, il jugea de bonne prise les biens des brahmanes. Alors, les présages s’amoncelèrent contre lui : « O roi, dirent les oracles, le poison n’est pas du poison, les biens des brahmanes, voilà le poison. Le poison tue la personne, mais les biens des brahmanes tuent les fils et les petits-fils. » Les dieux intervinrent pour conserver à leurs serviteurs le patrimoine sacré. Rana Bahadour périt dans une querelle, tué par son frère illégitime. Avec lui moururent tous ceux qui pouvaient gêner Bhim Sen Thapa. Il s’assura de la soumission de la jeune reine en l’obligeant à monter sur le bûcher de son mari, selon la coutume de la sati. Les chefs redoutés furent exécutés comme complices du régicide.

Désormais, sous la domination de ministres puissans, des rois obscurs se succéderont dans l’ombre du palais, et ce n’est plus leur nom que les événemens imposeront à l’attention de l’histoire. Deux hommes l’occuperont pendant presque tout le cours du XIXe siècle, Bhim Sen et Jang Bahadour, appartenant l’un et l’autre au clan des Thapa. Ce sont eux qui mettront le Népal en contact avec les maîtres de l’Inde, le premier en ennemi, le second en allié.

Prithi Narayan, en mourant, avait recommandé à ses successeurs de se tenir en défiance des étrangers, d’éviter les relations avec les Fringhis[19]. La guerre malheureuse de 1788 fit oublier au Durbar atterré les conseils du conquérant. Contre la Chine qui intervenait en faveur du Grand Lama, le Népal fit, nous l’avons vu, appel à la Grande Compagnie des Indes. Quand il s’avisa qu’un protecteur tout proche était plus dangereux qu’un suzerain éloigné, il était trop tard. Une mission anglaise s’était mise en route pour Katmandou, afin d’assurer la teneur d’un traité de commerce déjà signé à Bénarès.

Le colonel Kirkpatrick, premier envoyé britannique, résida deux mois au Népal, en 1793, et redescendit sans avoir rien obtenu. Un second fonctionnaire anglais revint en 1802, sans plus de succès. Il faudra une expédition victorieuse pour ramener les Anglais au Népal. Lassés des empiétemens gourkhas dans le Téraï, ils résolurent d’y mettre fin. Bhim Sen Thapa répondit à leurs remontrances par une déclaration de guerre, en 1814. Douze mille Népalais tinrent en échec pendant quinze mois trente mille soldats anglais disposant de soixante canons et leur infligèrent maints désastres. Le traité de Segowlie fit cesser les hostilités en 1816. Le Népal cédait à l’Angleterre le Sikkim, le Garhwal, la partie du Téraï située à l’Ouest du Gandaki. Une clause rigoureuse du traité lui imposait un Résident britannique à Katmandou.

La paix à la suite d’une défaite mettait Bhim Sen Thapa dans une position difficile. Le problème consistait à faire diversion aux sentimens belliqueux d’un peuple guerrier que l’oisiveté allait rendre incommode à gouverner. Bhim Sen Thapa comprit que la nécessité d’une paix armée s’imposait avec toutes ses conséquences. Pour instruire et discipliner les troupes, il procéda à de nombreux arméniens, fit fondre des canons, construire des arsenaux, des casernes. Pour subvenir aux dépenses, il inaugura une politique économique appropriée aux besoins nouveaux. Il accrut le trafic avec la Chine et les Indes, et le revenu des douanes, qui était de 80 000 roupies en 1816, s’éleva à 250 000 en 1833.

Une transformation si rapide des conditions de la vie devait faire des mécontens, dans ces pays asiatiques où les choses se meuvent au rythme du cours des siècles. Le mécontentement redoubla lorsqu’il s’avisa d’aller prendre l’argent, qui manquait toujours, là où il abondait. Il s’adressa aux trésors des temples, mais les brahmanes veillaient, et ils ne s’ouvrirent pas. Le ministre « réaliste » voulut donner figure juridique à ses spoliations : il se fit remettre les chartes des fondations de quelques temples et les annula pour s’emparer des biens. Cette erreur causa sa ruine irrémédiable, car il fut empêché d’aller à Canossa par les soins vigilans des femmes du sérail ; leurs intrigues servaient le clan des Panré. En 1833, le sceau rouge ne fut pas apposé sur le parchemin qui devait le confirmer dans ses fonctions de premier ministre. La faveur lui était tôt revenue mais les présages s’étaient alliés à ses ennemis. Un tremblement de terre ébranla tout le pays ; quatre secousses ruinèrent 643 constructions à Katmandou, 824 à Patan, 2 247 à Bhatgaon. La foudre fit sauter la poudrière, les rivières débordèrent, une femme de Patan mit au monde deux enfans soudés ensemble, un chacal traversa le bazar de Katmandou ! Enfin, la première reine perdit son plus jeune fils. Bhim Sen fut accusé de l’avoir empoisonné, et jeté en prison avec toute sa famille dont les biens furent confisqués. Ran Jang Panré, favori de la première reine, fut nommé ministre. Mais la seconde reine se dressa contre sa rivale. Les prisonniers furent relâchés, les triomphateurs de la veille quittèrent le Durbar et vinrent s’installer à Pashpati, le lieu saint du Népal brahmanique. On vit apparaître alors un roi falot, le fils de Rana Bahadour, prêchant la paix et s’inclinant sous l’orage. La tragédie finit en comédie judiciaire : une théorie de faux témoins vint déposer contre Bhim Sen Thapa abandonné de tous. Nul cependant ne voulut prendre la responsabilité de sa mort. Le vieillard fut obligé de se la donner lui-même. Devant la menace d’être plongé jusqu’au cou dans une fosse d’immondices et de voir les femmes de son sérail promenées nues dans la ville, il se frappa de son koukhri pour éviter l’ignominie d’un supplice déshonorant et la perte de sa caste pour lui et tous les siens. Son corps fut traîné dans les rues, dépecé et les membres épars abandonnés aux fauves. Un décret exclut sa famille de tous les emplois pour sept générations (1839). Vaine formule, car, après un court passage au pouvoir du Panré vainqueur, les Thapa reviendront s’y installer en maîtres, pour longtemps.

Pour faire diversion, Ran Jang Panré excita le chauvinisme des Népalais que Bhim Sen avait eu tant de peine à contenir, depuis le traité de Segowlie. Des prophéties habilement répandues annoncèrent la fin de la domination anglaise ; on fit de bruyans préparatifs de guerre ; un recensement militaire donna 400 000 hommes en état de porter les armes ; des relations furent nouées avec tous les petits Etats voisins de l’Angleterre.

Mais l’argent manque toujours et les moyens employés pour s’en procurer discréditent le nouveau ministre. Il feint de restituer à l’Etat tous les biens qu’il en a reçus et oblige tous les bénéficiaires des donations royales à suivre son exemple. La noblesse s’alarme et, faisant trêve aux luttes intestines, s’assemble en 1842 pour demander au Roi de protéger la vie et les biens de ses sujets. Enfin, l’armée craignant de voir sa solde diminuée se mutine, réclame les razzias dont le Gourkha vivait jadis et menace de descendre sur les Indes.

Pendant la guerre de l’Opium (1840-1842), les Gourkhas, ayant appris que les Anglais étaient en guerre avec la Chine, envoyèrent au Commissaire impérial chinois, résidant au Tibet, un ambassadeur chargé de lui offrir le concours des troupes népalaises contre l’Angleterre dont ils recevaient chaque jour « les marques de mépris. » L’historien chinois, traduit par M. C. Imbault Huart, raconte que le commissaire impérial ne sachant pas que ce que les Gourkhas appelaient Liti étaient les Anglais répondit : « La Cour de Pékin n’a pas à s’occuper des querelles qui s’élèvent entre de si petits Etats. » Cependant, la Résidence anglaise de Katmandou fut attaquée. Le gouvernement des Indes, bien que n’ayant pas connu les offres de service faites à la Chine, exigea la démission de Ran Jang. Une révolution de palais et quelques massacres assurèrent, selon la tradition établie, la transmission des pouvoirs des Panré aux Thapa.

Alors émerge du fond de l’histoire d’Orient une des plus curieuses figures de despote asiatique. Voici Jang Rahadour. Il arrive les pieds dans le sang. De trois coups de fusil, devant le Roi et la Reine, il abat son oncle, premier ministre tombé en disgrâce pour n’avoir pas voulu faire périr l’héritier présomptif, selon l’ordre qu’il en avait reçu. Jang refuse à son tour d’exécuter les desseins de la Reine contre le prince héritier, tue à bout portant trois ministres, échappe à un complot en prenant les devans de la tuerie, fait fuir d’épouvante le Roi et la Reine qui se réfugient à Bénarès. Le prince héritier, proclamé roi, confère la grâce opérante du sceau rouge à Jang Bahadour. Il est nommé premier ministre en 1845.

Lassé très jeune de la caserne, bien qu’il eut obtenu de bonne heure un grade élevé, il s’était enfui pour aller visiter les Indes. Ramené au Népal par sa famille, il parcourait le pays en observateur, s’initiait aux coutumes, au langage de toutes les races. C’était un homme d’entreprise. On cite de lui vingt traits d’audace. Un jour, un éléphant furieux jetait l’effroi dans Katmandou ; Jang monte sur un toit, se laisse glisser sur le dos de l’animal, l’aveugle avec une étoffe et le maîtrise. Un autre jour, il traversait à cheval une passerelle de deux planches jetée au-dessus d’un ravin au fond duquel coulait un torrent rapide. Arrivé au milieu, le prince héritier, en compagnie duquel il chevauchait, le rappelle. L’appel d’un maniaque sanguinaire valait un ordre. Jang fait faire volte-face à sa monture d’un seul bond, et rejoint la rive. Il pouvait faire à cheval, dit le docteur Gustave Lebon, qui visita le Népal en 1885, peu de temps après sa mort, 165 kilomètres en seize heures. Dans un pays escarpé et sans routes, cela représente une chevauchée invraisemblable. « Il coupait une panthère en deux, d’un coup de sabre, et débarrassait lui-même de leur tête, sans phrase inutile, les seigneurs qui conspiraient contre la sûreté de l’État. Il n’avait plus d’ennemis, les ayant tous tués. »

Jang Bahadour, on le voit, avait appris le maniement des hommes à des jeux qui ne sont pas les plus propres à orner la conscience de scrupules ; aussi fait-il dans son pays grande figure d’homme d’Etat réaliste. A la vérité, il fut un administrateur habile et un fin politique. Pendant sa longue domination, la richesse s’accrut, et le pays jouit d’une grande prospérité. La nature de son intelligence et son désir de faire bénéficier le Népal de quelques avantages de la civilisation occidentale qu’il avait pu apprécier aux Indes devaient tendre à rapprocher davantage Jang Bahadour de l’Angleterre et l’amener en Europe. Il y vint en 1859. Son voyage fit sensation. La richesse de ses costumes, l’éclat de ses parures orientales, les légendes qui couraient sur son compte le signalaient à l’attention. A Londres, il fut « le lion » de la saison. A Paris, il n’eut pas un moindre succès de curiosité. On lui fit faire au Louvre la promenade officielle des souverains. Le ministre des Affaires étrangères lui fit visite.

De retour dans son pays, Hindou souillé par le contact d’autres peuples, il se rendit à Bénarès en grand apparat pour les cérémonies de purification auxquelles le Raja Gourou, directeur spirituel du Roi, vint lui-même présider. Précaution nécessaire, car dix jours après, une conspiration éclatait contre lui, sous prétexte qu’il avait irrémédiablement perdu sa caste. Le parti chauvin voyait en effet d’un mauvais œil et redoutait pour l’intégrité du Népal les innovations et l’esprit de progrès que Jang Bahadour rapportait d’Europe. Averti à temps, il se saisit des coupables ; le Roi voulait les faire tuer ou aveugler, mais le ministre assagi et politique avisé se contenta de remettre les prisonniers au gouvernement de l’Inde qui les garda dans une forteresse pour les soustraire à une peine plus terrible.

Cependant, malgré ses sympathies pour les Anglais, son âme de Gourkha n’avait pas tout à fait oublié les prudens conseils de Prithi Marayan. En 1851, il s’opposa à la prolongation de la route des Indes au Népal.

Après une nouvelle guerre qu’il eut à soutenir contre le Tibet, de 1854 à 1856, et dont la plus appréciable conséquence fut le privilège, pour les Népalais, d’entretenir à Lassa un résident chargé de défendre les intérêts des marchands, Jang Bahadour voulut quitter le pouvoir. Il démissionna en faveur de son fils. Le Roi rendit sa charge héréditaire, lui conféra le titre de Maharaja avec tous les droits souverains de vie et de mort sur les sujets des deux provinces qu’il lui octroyait et lui donna le contrôle absolu sur les relations extérieures avec l’Inde et la Chine. L’Angleterre refusa d’accepter cette organisation nouvelle du gouvernement népalais et Jang Bahadour reprit ses fonctions de premier ministre en 1857, au moment de la révolte des Cipayes qui mettait alors l’Angleterre en si grand péril. Il eut l’habileté d’offrir le concours du Népal aux Anglais et conduisit lui-même 12 000 hommes de troupe dans les Indes, ce qui ne l’empêcha pas, plus tard, de donner discrètement asile à Nânâ Saïb. Il maintint son indépendance et, en 1860, l’Angleterre reconnaissante restitua au Népal la partie du Téraï voisine de l’ancien royaume d’Aoudh.

Jang Bahadour mourut en 1878, de la fièvre, disent les uns, de la blessure d’un tigre, disent les autres. Quelle que soit la vérité, nous aimons à opter pour la seconde version, afin qu’il reste établi que les hommes doivent mourir comme ils ont vécu. Cependant, le même ministre qui était entré en fonctions avec les méthodes de gouvernement que nous avons exposées, essaya d’introduire dans son pays des mœurs plus douces. Il n’autorisa plus les mutilations qu’en châtiment des fautes les plus graves, réserva la peine de mort à l’expiation du meurtre ; il essaya même de restreindre l’usage de la sati, suicide rituel des femmes sur le bûcher de leur mari. On peut donc dire que, par l’intermédiaire de ce despote asiatique, un peu de civilisation de l’Occident pénétra au Népal. Après lui, son frère devint premier ministre, en attendant que son fils aîné fût en état d’assumer la charge. Trois ans plus tard, en 1881, le Roi mourut après un long règne sans pouvoir réel, et son petit-fils Prithivi Vira Vikrama Sàh, né en 1875, monta sur le trône. C’est lui que j’aurai le plaisir de voir.

Un nouveau coup de force eut lieu le 22 novembre 1885 ; les trois neveux de Jang Bahadour, les fils mêmes de Bir Sham Sher, l’héroïque défenseur du Népal contre le Tibet, assassinèrent celui qui détenait le pouvoir et était aussi leur oncle et mirent à mort quelques-uns de leurs cousins, héritiers de la charge tant convoitée ; les autres s’enfuirent et disparurent.

Bir Sham Sher s’empara des fonctions de premier ministre ; son frère puîné paraissant vouloir le supplanter, il l’exila en le nommant gouverneur de Palpa ; le troisième des frères, Deb Sham Sher, le meurtrier de leur oncle, eut le commandement en chef de l’armée. C’est lui qui a reçu M. Sylvain Lévi et la aidé intelligemment de ses meilleurs offices. Par son administration comme par son courage, Bir Sham Sher se révèle digne de son oncle Jang. La ville de Katmandou lui doit une eau potable et saine, résultat de travaux considérables, de grandes écoles, et ces hôpitaux, semblables à de modernes palais, qui ont été à mon arrivée un sujet d’étonnement ; dans un Durbar-School[20], on enseigne le sanscrit et l’anglais. C’est lui encore qui a créé « une collection de manuscrits sans rivale pour l’importance et l’antiquité des textes… Les indianistes doivent à sa bienveillance éclairée la première reconnaissance archéologique du Téraï népalais si féconde en découvertes éclatantes. » Ils se plaisent à attester « sa hauteur d’esprit, sa largeur de vues » sa conception nette et précise des questions scientifiques. »

Ce Maharaja mourut de mort subite et naturelle en 1901. Le commandant en chef, Deb Sham Sher, son successeur désigné, n’inspirant pas confiance aux hommes du gouvernement qui étaient pour la plupart de sa famille, ils s’entendirent pour amener le Roi à le déposer en faveur de son plus jeune frère Chander Sham Sher Jang qui, le premier de sa race, parvient au pouvoir les mains nettes de tout sang versé. Les Anglais le considèrent comme un esprit des plus fins et un remarquable administrateur. Il revient d’Angleterre au moment où j’entre au Népal.

A son retour d’Europe, il s’est arrêté au sanctuaire de Rameshwara Rani dans le Nord de l’île de Ceylan, pour y faire les purifications rituelles, tout comme Jang Bahadour à Bénarès. Un grand Durbar a été donné dans le palais d’Hanuman Dhoka pour fêter son arrivée à Katmandou ; on y a lu la lettre de Sa Majesté Britannique au roi Prithivi Vira Vikrama Sâh, le commandant en chef lui a adressé des complimens de bienvenue, puis lui a présenté une cassette d’argent massif, dessinée et exécutée dans le pays. Une grande « parade » va avoir lieu en son honneur, et j’y serai présentée au Roi, Maharaja des Maharajas, Mahadhiraja, le Dhiraj, dit-on communément, et à tous les Maharajas.

Dans le bocage de fleurs où s’abrite la Résidence anglaise, je ne soupçonne encore rien de Katmandou. Mon aimable hôte a voulu que je me repose quelques heures le premier jour et veut m’accompagner dans ma première visite à la « city » indigène. Je dissimule mon impatience et nous partons protocolairement, après le thé, à l’heure exquise et lumineuse, mais toujours trop courte pour le voyageur, et consacrée à la promenade par tous les Anglais des Indes. La grande vallée va m’apparaître de nouveau, dès que nous quitterons la longue route plus ou moins bordée de murailles derrière lesquelles dans de vrais domaines, se cachent, pendant trois ou quatre kilomètres, des palais de Maharajas.

Nous allons vite nous trouver sur les bords du grand étang de la Reine qui m’avait charmée dès l’arrivée. La Rani Pokri est une grande pièce d’eau carrée, protégée par une maçonnerie ajourée à hauteur d’appui : elle fut creusée au XVIIe siècle par un roi Newar, Pratapa Malla, qui voulait distraire sa Rani préférée de la perte d’un fils. Une élégante chaussée sur arceaux de pierre mène à un pavillon à colonnes, dans lequel il logea la divinité de sa famille et d’où l’on jouit d’une vue admirable. Quelques jolis édifices et des arbres se mirent dans les eaux. C’est un charmant point de vue, dans le cadre de ces magnifiques montagnes qui forment le fond de tous les tableaux de la vallée.

Tout de suite, nous tournons à droite et nous entrons bientôt dans les rues étroites de la « city » que notre voiture remplit malgré la foule curieuse qui se presse et que les saïs ont de la peine à écarter, de chaque côté des chevaux. Partout de vieilles et pittoresques maisons, avec leurs toits surplombans au-dessus de poutres très ouvragées, leur façade souvent ouverte au rez-de-chaussée sur de jolies colonnades, percée de fenêtres variées et merveilleusement sculptées ; partout des bois artistiques qui feraient le bonheur de tous les musées du monde ; et puis, de petites places et des pagodes dont les toits se superposent toujours du plus grand au plus petit ; quelques temples de pierre rappellent un peu la pyramide de certains temples jaïnes ; dans une coupole, au vieux temple de Mahadeva, sur lequel toute une végétation a trouvé vie, apparaît peut-être la seule influence musulmane. Il y aurait 600 temples à Katmandou, 600 à Patan, 250 à Bhatgaon, les deux anciennes capitales, qui l’emportent sur leur rivale par le pittoresque des antiquités où ne se mêlent pas comme ici quelques modernes innovations. Le nombre des temples de la vallée qui a donné son nom au Népal est évalué à deux mille.

Il ne me sera pas permis d’y pénétrer ; seuls me seront entr’ouverts quelques viharas et les cours au centre desquelles s’élèvent les anciens temples bouddhistes. Le Brahmanisme mure l’antre de ses dieux que je veux croire plus sombres que vraiment curieux, sauf pour le savant qui espère y recueillir des inscriptions intéressantes. Je me contenterai des « extérieurs ; » ils sont jolis de lignes et combien touffus dans le détail, avec ces merveilleuses sculptures sur bois qui ornent les moindres maisons comme les plus grandes pagodes. Celle de Talejou, la déesse mystérieuse particulière au Népal, dépend du Palais-Royal, et le domine tout auprès, sur une éminence de terrain, avec ses trois toits relevés aux angles et ses pointes de cuivre doré que le faîte détache sur le ciel parmi les grands arbres. Au-dessous, sur une haute assise en pierre de taille s’étale une inscription de dimensions colossales, composée avec toutes les langues d’Asie et dans laquelle on ne manque pas de vous signaler quelques caractères latins et deux mots français séparés par un mot anglais, attestant les prétentions polyglottes des rois Mallas : Automne winter Lhivert. Le Palais-Royal, le Durbar de Jang Bahadour, a dans son enceinte une cinquantaine de cours séparées par des portes basses faciles à défendre. Il est construit dans un médiocre style italien, mélange de brique, de pierre et de bois : ce fut, j’imagine, la première note disparate dans Katmandou. Depuis, maintes sculptures newaries ont été empâtées de blanc par les Gourkhas, dans le fâcheux dessein de leur donner un air de pierre.

Ailleurs, les vieux palais des riches seigneurs newars déroulent leurs longues façades ; des clochettes, des lampes, les kâdalos de cuivre, sont suspendues aux toits des maisons aussi bien que des temples ; parfois des frises, des objets accrochés sur des temples et sur quelques maisons, paraissent illustrer des histoires licencieuses d’une hardiesse inouïe. Evoquent-elles les amours de Vichnou et des bergères ou de Si va et de ses Sakiis[21], ou bien leur vertu serait-elle d’écarter la foudre ? Personne d’ailleurs ne s’en soucie.

Cette foule qui nous entoure, curieuse, gaie, toujours disposée à se prêter à ce qu’on lui demande, au type un peu rude, n’est pas laide. Si, par politique, les Népalais éloignent les Européens, le joyeux peuple newar, qui se plaît dans les villes, les regarde avec le plus grand plaisir, à titre d’échantillons, et l’étrangère « fait le maximum. » Il est très correct de rester dans sa voiture pour ne pas se commettre de trop près, mais je saurai bien, d’autres jours, frayer mon passage au milieu de tout le bazar[22], malgré les toiles qui forment auvent sur la façade même de certains temples, parmi les marchands accroupis à terre, sur les places et dans les rues. Quand les hommes de police se mêleront d’écarter les gens, il nie faudra les empêcher de faire le vide autour de moi.

Le retour, à la nuit tombante, par la curieuse ville que les larges toitures assombrissent, ne manque pas de pittoresque, parmi la multitude des petites lampes allumées sur le sol devant les boutiques, sous les vérandas ; les plus modestes ont leur lumignon. Des lueurs incertaines frôlent les choses sur la place, mais frappant par-dessous le visage des marchandes assises à terre, elles les détachent mystérieusement de la pénombre. Parfois, le progrès se révèle à de grosses lampes modernes qui jettent un éclat aveuglant sur les gens et les objets. Au-dessus des portes ou suspendus aux toits, les petits kâdalos de cuivre, coupes pleines de « ghi, » beurre clarifié qu’on brûle devant les temples, et d’huile de moutarde qu’on brûle devant les maisons, tiennent en respect les mauvais esprits.

Le nom de Katmandou vient, me dit-on, de deux mots sanscrits kashta et mandapa, qui veulent dire bois et temple. Se non è vero… c’est bien la ville aux temples de bois, et l’origine en serait d’ailleurs ancienne, à en croire les traditions qui la font remonter à l’an 723 de notre ère ; elle compte 60 000 habitans, dont les deux tiers sont bouddhistes, presque tous Newars, ces artistes du passé que les Gourkhas ont détournés de leurs anciens travaux. Cultivateurs et artisans, ils excellent à tous les arts manuels. Je les reverrai plus tard au Sikkini, pays pauvre où leur nombre, qui va croissant chaque année, apporte maintenant de la richesse. Natures affinées, sculpteurs sur bois au début de leur civilisation et plus tard sur pierre, mais toujours riches de fantaisie, forgerons et orfèvres, ils travaillent remarquablement les métaux et savent les amalgamer savamment en des bronzes exquis pour en faire des cloches et des clochettes aux sons doux ou argentins. Ils adorent la vie de société et s’entassent volontiers dans des étages surpeuplés ; ils aiment le chant et la conversation, les goûters sur le bord des ruisseaux, dans l’ombre des antiques monastères, les viharas bouddhiques.

Le brahmanisme, en leur imposant les formes de sa société, la division de ses classes, leur a apporté ses innombrables fêtes rituelles, toujours accompagnées de réjouissances et d’offrandes que les brahmanes ne sauraient laisser tomber en désuétude. L’astrologue et les fêtes jouent un rôle prépondérant dans la vie népalaise ; les astres règlent la vie du foyer comme celle de l’Etat et l’horoscope des nouveau-nés calcule pour eux les dates favorables qui régleront leurs jours comme les dates néfastes qui devront tout interrompre. Les fêtes se multiplient et se prolongent de façon encombrante pour un peuple qui voudrait produire.

J’arrive justement au moment de la Dessera, pendant laquelle il ne m’eût pas été possible de monter au Népal, car, dix jours durant, personne ne travaillera. Les courses en dandi seront interrompues, ce qui gênera un peu mes excursions, et s’il m’arrive d’obtenir quelques bibelots ou bijoux, personne ne s’en dessaisira au cours de la fête, mais seulement lorsqu’on en aura bien joui et que peut-être l’argent manquera. La Dessera coïncide avec la récolte du riz transplanté ; au premier jour, les brahmanes sèment de l’orge en un « endroit pur et l’arrosent avec l’eau consacrée ; » au dixième jour, ils arrachent les jeunes pousses et en petits bouquets les remettent aux fidèles qui les paient en offrandes ; c’est alors que dans toute la vallée la moisson commence. Ce premier jour est aussi réservé aux étrennes, à la louée des serviteurs et à la répartition annuelle de tous les emplois, sauf celui du premier ministre qui, depuis Jang Bahadour, constitue un privilège pour sa famille. Le dernier jour, dans une grande réception, le Roi reçoit tous les fonctionnaires, nommés ou maintenus à leur poste, qui sont admis à lui présenter à lui, Adhiraja[23], leurs hommages avec leurs offrandes ; ils devront ensuite les porter également à leurs chefs respectifs. La Dessera, la Dourga-Pouja des Indes, la fête de la sanguinaire déesse, qui commémore sa victoire sur l’un des plus puissans démons, est aussi une fête militaire qui sera célébrée par une « grande parade » et une hécatombe de buffles, moins fameuse que celle du temps de Jang Bahadour, où neuf mille têtes furent abattues.

Chez les Népalais le jeu est une passion héréditaire, répandue d’ailleurs en Extrême-Orient, mais que l’on prétend enrayer par des mesures restrictives. Il est exceptionnellement autorisé pendant ces dix jours, mais en plein air, publiquement, sous les yeux de tous et mise sur table, ou plus exactement par terre, avant la partie. On cite de terribles histoires de main coupée, jetée comme enjeu. L’adversaire devait tenir le coup ou rendre l’argent. Quelques tolérances de vingt-quatre heures se trouvent encore à l’occasion des plus considérables de ces multiples fêtes qui absorbent une bonne partie de l’existence hindoue.

Au printemps, la yatra, la procession de Matsyendra Natha, ouvre l’année religieuse et demande la pluie et le renouveau de toute la nature ; l’été a lieu la fête des serpens que la tradition locale rattache à la lutte de Garouda et des Nagas, et c’est tellement exact qu’en cette chaude saison pluvieuse, le bronze de la statue de Garouda que je verrai à Ghangou Narayan, transpire à l’anniversaire du combat. Un mouchoir dont on la essuyé est remis au Roi : trempé dans l’eau, un seul de ses fils suffit, d’après la légende, à guérir de la piqûre des serpens. L’anniversaire de la prise de Katmandou ne saurait être oublié des glorieux Gourkhas ; il trouve naturellement sa place au temps de l’Indra yatra, puisque Prithi Narayan avait profité de l’orgie nocturne qui précède la procession de la Kumari pour pénétrer dans la ville. Tout est prétexte à réjouissance ; il y a les fêtes des frères, des parens, des corporations, des chiens, des vaches, des buffles où les quadrupèdes se voient abondamment fleuris dans ce pays des fleurs. A la fête des chiens, le paria ne doit pas être insulté dans la rue. Suprême injure ! Pour Sarasvati, la déesse de la sagesse et de la science, protectrice de Katmandou, les plumes, ealams, les encriers, les livres sont mis au repos et parés de fleurs. Contribuer aux fêtes compte dans les devoirs rituels ; les Brahmanes en ont toujours leur part et de Raja-Gourou, directeur spirituel du Roi, en est le grand juge. Jadis les sacrifices humains y ont joué leur rôle ; on raconte que Prithi Narayan offrit l’un des derniers au temple de Talejou que j’admirais tout à l’heure, mais que la déesse lui en aurait exprimé son mécontentement. Toute fête est accompagnée de ripailles, de processions, de danses et de musique. Celle qui clôt l’année est le Hôli, que j’ai vu jadis dans une « city » indigène des Indes où je circulais, seul Européen. C’est un peu notre mi-carême ; les gens se jetaient des confetti et surtout une poudre rouge qui s’attachait aux draperies blanches ; il paraît même que les étoffes qui ne peuvent être détachées appartiennent de droit aux blanchisseurs, les dhobis.

Tout est nouveau pour moi dans ce pays qui n’est plus l’Inde et qui n’est pas encore la Chine. L’art et les coutumes m’intéressent au plus haut point. Pour les comprendre et les expliquer, il me faut pénétrer d’abord le sens des conceptions religieuses ; mais la tâche est pleine de difficultés. Ainsi, chacun désigne les temples sous un nom qui varie selon la dévotion ou le dialecte, car les dieux sont légion, leur généalogie compliquée et les emblèmes innombrables. Comment démêler alors la signification des choses et saisir le rapport qu’elles ont avec la vie et les mœurs ? Cependant, comme le temps m’est mesuré, j’accable de questions mon hôte et les personnes qui l’entourent. Chaque jour, je dresse une liste de problèmes dont la solution importe à mon besoin de savoir ; le colonel la remet au capitaine népalais attaché à la Résidence, qui est l’intermédiaire obligé de toutes les communications et commissions. Cette fonction de surveillance est l’apanage de sa famille depuis plusieurs générations. Mon questionnaire est transmis aux pandits qui forment la classe des lettrés, et le soir on le lendemain les réponses me sont rendues. Quand elles seront vagues ou que je les soupçonnerai inexactes, je m’efforcerai de les préciser ou rectifier par la vision directe et l’examen détaillé des sites et des monumens.


ISABELLE MASSIEU.

  1. A 200 kilomètres environ au sud de Bombay.
  2. Sorte de chalet.
  3. Les hommes qui traînent et poussent le ritchau.
  4. Marché et quartier marchand.
  5. On appelle bungalow, — dâk bungalow, — quelquefois Rest House (maison de repos) les asiles réservés aux fonctionnaires en tournée de service. Ils sont gardés par un khansamah (cuisinier) ou un simple gardien, selon l’importance de la circulation.
  6. C’est le boy, chef des domestiques. Il était d’ailleurs seul en ce temps.
  7. Bagage de la literie.
  8. Déjeuner.
  9. Un des noms donnés au monument le plus caractéristique de l’art bouddhique, appelé plus spécialement s loupa et d’où sont issus les tchortens tibétains.
  10. Coureurs et palefreniers.
  11. C’est ainsi que les Anglais désignent aux Indes les villages indigènes, par opposition aux quartiers européens.
  12. Daniel Wright, History of Nepal, 1 vol. in-8 ; London et Cambridge, 1877. — H. A. Oldfield, Sketches from Nepal, 2 vol. in-8 ; London, 1880 — William Hunter, Life of Houghton Hodgson, British Resident at the court of Nepal ; London, 1896.
  13. G. Lebon, les Civilisations de l’Inde ; Paris, Didot. 1887, in-4.
  14. Annales du musée Guimet, le Népal. Étude historique d’un royaume hindou, 3 vol. in-8 ; Paris, Ernest Leroux, 1905
  15. De telles pratiques n’ont pas encore disparu de l’Asie centrale. M. Jacques Bacot, dans son livre : Dans les marches tibétaines, relate des cruautés analogues dans les luttes entre tribus.
  16. Coutelas népalais, toujours en usage.
  17. Titre donné à une reine ou à une princesse.
  18. Histoire de la conquête du Népal par les Chinois, traduit par C. Imbault Huart. (Extrait du Journal Asiatique, Paris, Imprimerie nationale, 1879.)
  19. Nom générique donné aux Européens.
  20. École du Gouvernement.
  21. Les énergies de Siva.
  22. Marché, quartier marchand.
  23. Ce titre de roi se trouve déjà mentionné au VIIe siècle et il est reconnu par l’empereur de Chine.