Le Négrier (Corbière)/Chapitre 8

Dénain et Delamare (p. 53-90).


8.

L’ATTÉRISSAGE[1].


Les approches de la terre. — Les passagers en pacotille. — La Martinique. — Le coup de peigne. — Combat et naufrage.

La fréquence des grains qui nous tombaient à bord, l’amoncèlement des nuages poussés dans l’Ouest par la brise alisée, devenue plus forte et plus irrégulière, l’apparition des fous qui croisaient leur vol saccadé au dessus de notre mâture, les nuées de poissons-volans plus petits, qui s’élevaient devant nous comme une poussière vivante, avec l’écume que faisait jaillir la proue de la Gazelle, tout enfin nous annonçait l’approche de la terre après un mois de traversée. La préoccupation de notre capitaine passant les nuits sur le pont, enveloppé dans les pavillons qui lui servaient de couche, nous faisait pressentir, encore mieux que tous les autres indices, que le petit drame assez amusant de notre voyage, allait toucher à son dénouement.

Oh ! combien les passagers se montrent ravis quand ils croient enfin flairer la terre ! Les soucis, que les ennuis de la traversée ont accumulés sur leur front, font place à des lueurs de joie et de folie ; leur attitude faible et gênée prend de l’assurance ; leurs jarrets, brisés par les roulis, de l’élasticité. Leurs yeux, plus vifs, errant sur tous les points de l’horizon, cherchent avec un instinct trompeur le rivage promis, presque toujours où il n’est pas. Le nuage qui s’élève devant eux est pris pour un mont, une île, un cap, que sais-je ; et le fantôme s’évanouit bientôt, pour faire place à d’autres ravissantes illusions. Nos aimables compagnons ne se sentaient pas d’aise : ils chantaient, sautaient, faisaient leur toilette, ouvraient, fermaient leurs malles à tout moment. C’était une nouvelle vie qui circulait dans leurs corps si long-temps abattus. La terre était devant eux. Les émotions pénibles, les privations, les petites querelles, tout allait être oublié, à la vue de la Martinique. Le jour où l’on découvre la terre est un jour de rédemption et de pacification générale.

Le capitaine se disposait aussi, en feuilletant ses papiers, à se présenter bientôt aux autorités de Saint-Pierre, et à ses correspondans. Il fit appeler un à un les passagers dans la chambre, pour avoir, avec chacun d’eux, un petit entretien préparatoire. Placé auprès du capot, j’entendis tout.

— Comme, en arrivant à Saint-Pierre, il me faudra rendre compte, au commissaire de la ville, de ce que vous venez faire dans la colonie, vous ne trouverez pas mauvais, leur dit-il, que je vous demande quels sont vos projets définitifs ?

Une de nos dames lui répondit qu’elle allait à la Martinique, pour changer d’air et refaire sa santé.

— Mais jamais je n’ai entendu dire que l’air fût meilleur à la Martinique qu’en France !

— Personne, je crois, monsieur le capitaine, ne peut m’empêcher d’aimer la chaleur.

— Et quels sont encore vos moyens d’existence, mademoiselle ?

— Mes moyens d’existence, monsieur ? Un homme plus galant ou moins curieux que vous, m’aurait épargné une telle question.

En prononçant ces mots, mademoiselle Àmélia de Saint-Amour se mirait dans une glace, placée au fond de la chambre, en se prenant la taille avec complaisance.

— Ah ! j’entends, dit Niquelet après une pause ; au surplus, chacun son industrie !

— Vous comprenez donc maintenant, Monsieur ? C’est, ma foi ! fort heureux.

Arriva le tour d’un grand et beau jeune blond, qui pendant la traversée, paraissait avoir fait la passion jalouse et l’heureux désespoir de nos deux jolies voyageuses.

— Et vous, monsieur Isidore, vous allez à la Martinique, autant que je puis me rappeler ce que vous m’avez dit, pour… ?

— Je vais à la Martinique, capitaine, en pacotille.

— Comment en pacotille ? Mais vous n’avez embarqué aucune espèce de marchandises à bord !

— Ne me suis-je pas embarqué moi-même avec une taille de cinq pieds six pouces, ma figure, ma jambe et mes espérances enfin ?

— Mais sur quoi fondez-vous vos espérances ?

— Sur l’avenir.

— Et votre avenir enfin ?

— Sur mes espérances. On dit que les blonds sont très-rares et fort recherchés dans le pays.

— Grand Dieu, que je vous plains avec votre pacotille !

— Oh ! le débit de cette marchandise ne m’embarrassera nullement, je vous assure.

— Pauvre jeune homme ! Si le commerce pouvait aller pour vous encore aussi bien que pour mademoiselle de Saint-Amour !… Elle, au moins, a des charmes qui pourront porter intérêt : c’est enfin un petit capital ; mais vous ?

— N’ai-je pas, comme elle, les charmes de mon sexe ? et peut-être qu’en réunissant nos deux industries…

— Allons, fou que vous êtes, si jamais, avec vos moyens personnels de fortune, vous venez à manquer de pain, vous viendrez diner à bord de la Gazelle, où votre couvert sera mis pendant tout le temps que je resterai à Saint-Pierre. Voyons les autres passagers.

Les renseignemens donnés au capitaine, par nos autres chercheurs de fortune, ne présentèrent rien d’intéressant ; tous allaient ramasser de l’or, et ils croyaient déjà toucher à la terre promise…

Niquelet avait tout calculé pour attérir de nuit. Le soir du trente-unième jour de notre navigation, il se plaça en vedette au bossoir de bâbord, et n’en bougea plus. Les matelots se dirent : Courte-Manche (c’était le nom de guerre qu’ils lui avaient donné) sent queuque chose, et le chien a le museau fin et le nez creux. À minuit, on le vit passer rapidement du bossoir vers l’arrière, regarder le compas et ordonner au timonnier de laisser porter un quart sur bâbord. Il a senti queuque chose, c’est sûr, s’écrièrent les matelots, à qui une bouteille d’eau-de-vie, suspendue au grand étai, avait été promise pour le premier qui apercevrait la terre. Au moment même où nous laissions arriver, au pas comme l’avait ordonné le capitaine, tout l’équipage découvrit, par le côté de tribord, deux grands navires courant sous les huniers, orientés au plus près, tribord amures. Des feux, allumés dans leurs longues batteries, laissaient voir une filée de sabords que nous aurions pu compter un à un. Rentrons en un coup de temps nos bonnettes, amenons en double nos huniers et la voile de fortune, nous commande à demi-voix Niquelet ; et notre goëlette, rase sur l’eau avec sa mâture effilée, devint presque imperceptible pour les croiseurs anglais, qui continuaient silencieusement leur route, comme si tout avait dormi à bord, et les équipages et les navires mêmes « Ils ne nous ont pas vus, ils ne nous ont pas vus ! nous dit Niquelet, en se frottant la tête avec un sentiment de satisfaction facile à concevoir. Encore une bonne de parée ! Un gros grain noir nous arriva et nous cacha aux vaisseaux anglais, avec nos voiles, qui furent rehissées dans un clin d’œil après la bourrasque. La goëlette, poussée par le grain, filait de manière à sombrer par l’avant, tant son sillage était rapide et dur. Dès que le nuage, qui nous avait amené cet orage passager se fut dissipé dans l’Ouest, en faisant blanchir la mer, comme si une trombe avait tourbillonné sur notre avant, nous découvrîmes, à peu de distance, les sommets d’une chaîne de mornes, au-dessus desquels reposait une couronne d’immenses nuages. C’était la Martinique.

Je ne saurais dire combien ces scènes si simples sont imposantes pour les marins, et avec quelle profondeur elles se gravent dans leur mémoire. Un navire, échappant par une manœuvre adroite, ou par un incident heureux, à la vigilance d’une croisière ennemie, est bien peu de chose, sans doute, pour les hommes à qui on raconte cette manœuvre ou cet événement. Mais, pour peu que vous naviguiez, vous écouterez avec délices le récit d’une de ces circonstances si communes à la mer, et vous concevrez alors que les marins sont rabâcheurs et conteurs, parce que tout est grand et décisif autour d’eux. Rappelez-vous seulement avec quels objets imposans ils sont sans cesse en rapport, avec les flots, les vents, les tempêtes, la foudre, les combats, l’immensité de ces mers, dont une seule lame suffit pour vous épouvanter, vous, fussiez-vous assis sans danger sur le rivage !… N’y a-t-il pas, dans tout cela, assez de sources d’émotions, assez de motifs de narration, pour les entraîner à parler souvent d’eux-mêmes et des incidens les plus mémorables de leur vie aventureuse ?

Nous distinguions déjà les lumières des habitations, scintillant à des hauteurs inégales, et disparaissant tout d’un coup, comme ces feux vifs et errans que le voyageur rencontre la nuit dans les campagnes. De vastes nuages se roulaient sur les flancs des montagnes, dont ils semblaient former la ceinture, et au dessus d’eux se dessinaient les formes gigantesques des pitons du Vauquelin. La mer, que l’élévation colossale de ces monts paraissait abaisser au dessous, de son niveau ordinaire, battait avec un bruit sinistre les bords irréguliers du Vent-de-l’Île. Les nues, amoncelées sur la cime des pitons, avaient l’air de se reposer, dans l’inaction de la nuit, de l’affaissement qu’éprouve la nature dans ces climats si pesans, où chaque jour semble être pour elle un jour d’épuisement. Le commandement du capitaine vint nous arracher à cette contemplation et aux réflexions tristes que faisaient quelques uns de nous : car, en abordant ces Antilles, tombeau de tant d’Européens, il n’est guère de marin qui puisse s’abandonner, sans réserve, au doux espoir de revoir encore une fois sa patrie.

Quand le jour vint, avec ses rayons étincelans, éclairer le ciel capricieux et pour ainsi dire passionné, qui se convulsionnait sur nos têtes, la Dominique se montra à notre droite comme un bloc sorti des flots ; presque au dessus de notre mâture, s’élevaient à pic des mornes décharnés, dont les flancs portaient, comme de larges blessures, la trace des éboulemens récens qui les avaient déchirés. Le long de ces rivages plaintifs, que la mer ne caresse plus, mais qu’elle paraît miner plutôt avec colère, notre pauvre petite Gazelle glissait comme humiliée de la grandeur et de la splendeur austère des objets qu’une nature nouvelle offrait à nos yeux. Quel sombre mystère paraissait régner dans ces ravins profonds où les nuages allaient s’engouffrer ! Quels sons mélancoliques et durs les flots rendaient, en bondissant tumultueux dans les grottes profondes dont ces bords hardis sont accidentés ! Et ces bois éternels, brûlés par le soleil et la foudre, battus par les ouragans ! et ces cascades impétueuses, jaillissant avec fureur du haut de ces pitons si chauves, pour se briser dans ces ravins recouverts d’une verdure si sombre !

Oh ! me disais-je, en voyant pour la première fois la Martinique, si cette île est le reste ou le produit d’une des convulsions du globe, elle ne dément pas son effroyable origine ; car c’est sans doute dans une de ces commotions qui ont ébranlé le monde, que cet archipel est resté comme le débris d’un continent, ou comme l’indice d’un des avortemens de la nature !

Nous aurions pu attaquer la Martinique par la passe du Diamant, en gouvernant sur le sud de l’île ; mais Niquelet, sachant que les croiseurs ennemis se tenaient plus particulièrement dans cette partie, s’était décidé à faire la passe de la Perle, par le nord, pour atteindre ensuite la rade de Saint-Pierre.

Nos passagers, dès le soir de notre attérissage, s’étaient couchés, comme d’habitude, quelques heures après le soleil ; et, ne se doutant pas que nous fussions si près de la fin du voyage, ils n’avaient eu, dans leurs cabines, aucune connaissance de notre manœuvre, ni de la manière heureuse dont nous venions d’échapper à la croisière anglaise. Quelle fut leur surprise lorsqu’en paraissant sur le pont avec le jour naissant, ils se virent à une demi-portée de canon de l’île, dont l’ombre immense paraissait nous protéger contre l’ennemi que nous avions tant redouté pendant la traversée ! Mais au sentiment de satisfaction qu’ils éprouvèrent, en se sentant si près du port, succéda l’impression que devait produire l’aspect sauvage et presque désolant de l’île, sur des gens qui croyaient retrouver dans ces contrées la réalisation des peintures suaves d’Atala ou de Paul et Virginie. Ils nous accablaient de questions empreintes de la pénible émotion qu’ils s’efforçaient cependant de nous cacher. Ivon, ou plutôt M. de Livonnière, vieux routier des Antilles, satisfaisait leur curiosité, et Dieu sait les renseignemens consolans qu’il donnait à nos pauvres passagers !

— Que cette verdure est sombre, monsieur de Livonnière ! Comme ces forêts doivent être sinistres !

— Et sans compter les serpens qui vous tuent en cinq minutes, et les mancenilliers qui vous donnent un abri où ce que l’on enfle avant de faire sa crevaison comme un bœuf soufflé, sans comparaison.

— Qu’est-ce donc que cette fumée qui s’élève du haut de ces vilaines montagnes, que vous dites pourtant inaccessibles ?

— Cette fumée-là, c’est des nègres marrons, qui font boucaner leur bananes, pour se nourrir comme de vrais porcs ; afin de ne pas travailler, les cagnes ! Ça vous brûle toute une forêt, pour se faire cuire une banane.

— Comme il fait chaud ! On respire à peine, depuis que nous sommes près de terre. Est-ce qu’on éprouve toujours cet air humide et étouffant ?

— Sans compter les moustiques, les maringouins et les bêtes à mille pattes, et autres ingrédiens de la même nature.

— On transpire déjà à n’y pas tenir…

Chaque cheveu chaque goutte, c’est la consigne ; et puis trois chemises par jour, quand on en a de rechange ; mais ce n’est encore rien. Vous verrez dans l’hivernage, c’est là que je vous attends, petits moutons-france, c’est-à-dire si vous durez jusque là ; car il ne faut jurer de…

— L’hivernage ! mais il doit faire plus frais alors que dans les autres saisons ?

— Oui, c’est comme ça en France ; mais, dans les colonies, l’hivernage ça veut dire le plus chaud. Quand je vous dis encore une fois que dans ce pays-ici, tout est chaviré, il me semble que vous pouvez bien me croire !

— Pourquoi ces champs, encore fraîchement labourés, sont-ils tombés dans la mer ?

— Tiens, pardieu ! Parce qu’il y a des éboulemens.

— Il y a donc des éboulemens fréquens aux colonies ?

— Il y a même, on peut le dire, des tremblemens de terre qui vous mettent sens dessus-dessous les maisons, comme un coup de mer vous chamberde en deux temps trois mouvemens, tout ce que vous avez sur le pont d’un navire. Et le tonnerre donc, que ces charabia appellent Maribarou, il faut entendre le boucan qu’il fait tous les soirs dans ces polissons de mornes ! C’est à mourir de rire. C’est la musique du pays, et la terre danse. C’est les Européens qui paient les violons.

— Quel triste séjour, si on n’y faisait pas si vite fortune !

— Fortune ?… Oui, c’est pas l’embarras, les doublons et les moides se ramassent, il est prouvé, à pleines pelles dans les rues, censément comme des pierres à lest sur la grève. Mais pas moins si vous voulez devenir riches, je ne vous conseille pas de faire comme un passager que j’ai connu, comme je vous connais.

— Et que fit ce passager ?

— Une bêtise, et vous ferez peut-être bien comme lui. Le particulier, en débarquant à terre, sur la place Berlin, trouve, comme qui dirait par hasard, une gourde à ses pieds. Bon, qui dit, je vas la ramasser ; mais, qui se dit ensuite, bah ! c’est pas trop la peine : je ne suis pas venu ici pour perdre mon temps à carotter des gourdes une à une. Je ne veux me rompre l’échigne qu’à ramasser des doublons. Trois ou quatre jours, plus ou moins, après c’te événement, mon particulier creva d’inambition à la porte de l’hôpital, que vous allez voir tout à l’heure, et il avala sa cuiller, faute d’une ration de biscuit… Mais pendant que je suis là à perdre mon temps à blagasser avec vous, est-ce que je ne vois pas un navire qui porte le cap sur nous, dans le canal de la Dominique ? Si ma foi ! Capitaine Niquelet, avez-vous aperçu, sans être trop curieux, ce navire qui court sud-ouest avec la brise du canal, en nous présentant le bout ?

— Oui, Livonnière. Il reçoit la brise sud-sud-est du large, peudant que nous sommes en calme, abrités par la terre. Comme il pourrait bien être armé, nous allons nous préparer à le recevoir. Maître, faites donner la ration à l’équipage, et déjeunons vivement, mes enfans, pour nous disposer après à nous donner un coup de peigne, s’il en est besoin.

— Oui, capitaine, répondit le maître. Un homme de chaque plat à la cambuse, et déjeune tout le monde en général !

Les passagers, à ce mot de coup de peigne, qui résonnait assez mal à leurs oreilles, ne se firent pas prier pour descendre dans la chambre et se disposer à nous faire passer des gargousses, dans le cas où leur aide nous deviendrait nécessaire. En découvrant les habitations fertiles de la Basse-Pointe, leurs yeux, effrayés au premier aspect de la Martinique, auraient pu se reposer avec plus de satisfaction sur ces belles plantations de cannes à sucre ; semblables, de loin, à nos moissons dorées de l’Europe : mais ils ne se montraient plus si jaloux de jouir de la vue des côtes. À chaque instant, passant, avec hésitation, leurs têtes au capot de la chambre, ils nous demandaient : Le navire approche-t-il ?

— Oui, messieurs.

— À quelle distance est-il encore de nous ?

— À une portée de canon tout au plus.

Et alors les têtes disparaissaient pour ne plus se montrer.

Le fort de la Basse-Pointe, en nous voyant approcher, pavillon français en tête du mât de misaine et au pic, hissa aussi son pavillon tricolore. Nous accueillîmes ce signal au cri de vive l’empereur ! C’est à ce cri qu’alors on combattait, et que l’on savait mourir noblement… Nous continuions à déjeuner, et le demi-silence de notre repas sur le pont, n’était interrompu que par ces mots que le maître d’équipage nous répétait de minute en minute :

— Déjeunons en double, mes amis, déjeunons en double, pour être parés à nous taper !

Chacun, après avoir lestement expédié son morceau de pain et de fromage, avala son quart de vin, se frotta les lèvres avec le dos de la main, et alla se placer à son poste de combat pour attendre le premier boulet qu’il plairait à l’ennemi de nous envoyer.

Hélas ! oui, c’était bien un ennemi que ce brick si bien espalmé, que nous voyions cingler sur nous, avec ses voiles blanches et si bien arrondies par la brise, ses manœuvres si bien peignées, et sa large batterie jaune reluisant, sur sa joue de tribord, au soleil déjà élevé de quarante-cinq degrés au dessus de l’horizon… Sans doute qu’il ne tardera pas à hisser son pavillon ; car il ne pourra combattre qu’après avoir assuré ses couleurs nationales. Comme tous les yeux épient le moment où l’on verra s’élever sur sa drisse ce pavillon frappé par le timonier que l’on croit apercevoir sous le vent… Pavillon anglais ! pavillon rouge ! s’écrie-t-on… Et nous encalminés sous la terre pendant que notre ennemi a de la brise pour nous approcher ! Oh ! combien nous sentions d’impatience dans nos gestes, nos mouvemens, et sous nos pieds agacés de l’immobilité de notre navire !

Le fort de la Basse-Pointe, dont les canons étaient d’un gros calibre, commença le feu ; ses boulets sifflant sur notre avant, allèrent tomber autour du brick anglais.. Oh ! combien on sent augmenter son courage, quand on se voit protégé contre la supériorité de l’ennemi ! Nous lâchâmes aussi notre petite bordée criarde après celle du fort, et l’Anglais riait sans doute de la pétarade de nos trois caronades de huit, succédant au retentissement des pièces de vingt-quatre de la batterie de terre. Il se décida bientôt cependant à répondre à notre attaque ; mais au même moment une risée, sortant d’un gros morne que nous dépassions, vint aussi enfler nos voiles et coucher le bord de tribord de la goëlette, sur la mer ridée par la pression de la brise frémissante. Conduits à grands coups de canon le long du rivage que nous rangions le plus près possible, nous voyions, sur toute la côte du Prêcheur, les habitans de Saint-Pierre et les dames en parasols, agiter leurs mouchoirs, élever leurs mains vers nous, pour encourager notre résistance. Leurs acclamations venaient jusqu’à nous à chacune des petites volées que nous lancions fièrement au brick, et les boulets qu’il nous envoyait n’effrayaient nullement, en ricochant même jusqu’à terre, les spectateurs de ce combat si inégal. Cette scène, jusqu’alors plus piquante que terrible, acquit bientôt un caractère imposant par une de ces transitions atmosphériques, fréquentes dans ces climats. Le ciel, qui, depuis le commencement de l’action, avait pour ainsi dire souri à ce petit spectacle naval, se voila tout à coup, et vint resserrer en quelque sorte la scène entre la terre et l’horizon, rapproché de nous par l’effet de l’orage qui se préparait. À la lueur des coups de canon que nous tirait le brick, succédait l’éclair qui déchirait la nue, en nous éblouissant. À chaque détonation, le tonnerre répondait par le fracas de la foudre, répété cent fois par les échos funèbres et sourdement sonores des mornes cachés dans les nuages qui s’abaissaient sur nos têtes. La sombre clarté du jour, plus triste que l’obscurité de la nuit, couvrait autour de nous tous les objets d’une couleur de deuil. La mer, plus lamentable, déferlait sur le rivage : la brise, venant par bouffées, tantôt couchait notre goëlette sur le flanc, et tantôt l’abandonnait tout à coup, pour la laisser se redresser et comme pour la tourmenter. À la riante clarté d’un beau jour, on se bat avec moins d’effroi, parce que l’éclat du soleil semble ôter quelque chose de terrible à l’appareil du combat. Avec l’obscurité de la nuit, on peut aussi se battre sans terreur, parce qu’on ne voit ni le sang qui ruisselle, ni les coups qu’on se porte. Mais combattre sous la foudre ; qui gronde comme une menace du ciel ; mais combattre au milieu d’un orage qui vous dérobe la clarté consolante du jour, c’est la plus rude épreuve que puisse subir l’intrépidité de l’homme de mer.

Livonnière s’était placé à la barre, pendant le combat : c’était le meilleur timonier du bord. Je m’étais mis sous le vent, pour l’aider à gouverner au commandement du capitaine. Un faux coup de barre, donné au moment où une raffale nous arrivait par l’avant, arracha un jurement terrible à Niquelet.

— La barre au vent, toute, foutu imbécile ! s’écria-t-il en frappant violemment du pied.

Livonnière voulut répondre ; Niquelet lui montra un pistolet : Livonnière se tut.

C’est juste, me dit-il ; ce n’est pas le moment de se chicaner, et il est capitaine… Je lui pardonne ; mais il me le paiera.

Louvoyant pour gagner un mouillage sous la batterie d’Esnots qui, majestueusement élevée au-dessus de la surface de la mer, canonnait déjà notre ennemi, nous étions obligés de virer de bord assez fréquemment. Au moment où nous envoyions vent devant pour courir notre dernière bordée, une saute de vent capela avec violence nos deux huniers sur le mât ; et ne pouvant changer assez vite nos deux basses voiles et nos focs, à la brise furieuse qui soufflait par notre travers, la goëlette s’inclina sur le côté de tribord. Amène et cargue les huniers ! amène la grand’voile ! cargue la misaine ! coupe les écoutes ! criait-on de toutes parts : il n’était plus temps… Je ne me reconnus qu’après être revenu à la surface de la mer : la quille de la Gazelle flottant sur l’eau, fut le premier objet qui frappa mes yeux remplis d’eau de mer. Je nageai pour regagner les flancs du navire chaviré. Livonnière, traînant quelque chose avec lui, y montait de l’autre bord en même temps que moi. Aide-moi ! me cria-t-il, en me reconnaissant ; aide-moi, Léonard ! C’était le brave Niquelet qu’avec effort il retirait de l’eau. Je n’oublierai jamais son premier mot au capitaine, après l’avoir aidé à se cramponner et à enfourcher la quille de la Gazelle : « Vous m’avez appelé imbécile, il n’y a pas une minute, capitaine Niquelet ; mais je suis bien aise tout de même de vous avoir sauvé la vie. » Le premier mouvement du capitaine, à cheval sur la quille de son bâtiment sombré, fut d’embrasser notre généreux ami. Cette accolade, donnée au milieu des flots, dans cette position et sur le lieu de cette scène, ne sortira jamais de ma mémoire.

Quelques uns de nos pauvres camarades parvinrent aussi à se sauver comme nous venions de le faire. Les plus alertes et les meilleurs nageurs, qui étaient parvenus les premiers à gagner la quille de la Gazelle, se remettaient à l’eau et rôdaient en plongeant autour de la coque du bâtiment, pour tâcher de sauver, ceux qui avaient disparu sous les vagues. « Gare aux requins, leur répétait Niquelet, gare aux requins, mes amis ! » Et en effet, ce terrible animal, qui épie sans cesse les navires, pour profiter de tous les événemens qui peuvent lui offrir une proie, ne se montre jamais plus fréquemment à la surface des flots ; que lorsque l’orage s’appesantit sur les mers des Antilles. Le grain horrible au sein duquel avait disparu la Gazelle couvrait encore la terre. À dix brasses de nous, nous n’aurions pu distinguer aucun objet. Quelle position affreuse !… Aura-t-on vu à terre chavirer notre goëlette ? Le grain va-t-il se dissiper ? Et si le temps allait devenir plus mauvais !… ! C’est au milieu de ces réflexions déchirantes que nous passâmes une demi-heure, qui nous parut un siècle d’angoisses… Mais le dévouement des créoles avait veillé sur nous ; des cris se firent entendre, nous y répondîmes, sans savoir d’où ils partaient. Sont-ce les embarcations que le brick anglais aura mises à la mer après avoir vu notre naufrage ? Ne seraient-ce pas plutôt des pirogues venues à notre secours ?… Nous fumes bientôt tirés de cette cruelle incertitude : c’étaient des pirogues ! Les colons qui les montaient, en nous apercevant, crièrent à ceux qui les suivaient : Les voilà, les voilà ! Victoire ! Victoire !… Et les nègres canotiers, aux sons de leurs lambis et de leurs cornemuses, retentissant au loin, annoncèrent aux habitans de St-Pierre que nous étions sauvés.

  1. Le mot attérage est plus français ; attérissage et plus marin.