◄   I traduit par Robert d’Humières III   ►


II


Le lendemain, à l’aurore, le Narcisse appareilla. Une brume légère estompait l’horizon. Au large, l’espace immesuré de l’eau plane gisait, étincelant comme un pavé de pierreries et vide comme le ciel. Le petit remorqueur noir largua l’amarre et, machine stoppée, hésita un moment le long de la hanche tandis que, svelte et longue, la coque du navire s’ébranlait lentement sous ses huniers. La toile lâche s’enfla de brise, arrondit mollement des contours pareils à ceux de blancs nuages légers pris dans le filet du gréement. Puis les voiles furent bordées, les vergues hissées et le vaisseau parut une haute et solitaire pyramide glissant dans l’éclat de sa blancheur à travers la lumineuse buée. Le remorqueur fit demi-tour dans son sillage et s’en alla vers la terre. Vingt-six paires d’yeux suivirent au ras de l’eau son arrière trapu rampant nonchalamment sur la houle lisse entre ses deux roues qui tournaient vite, battant l’eau à coups pressés et rageurs. On eut dit un énorme cafard aquatique, surpris par la lumière, ébloui de soleil et s’évertuant en efforts inutiles pour regagner l’ombre lointaine de la côte. Il en resta une traînée de lente fumée au ciel et deux raies d’écume vite effacées sur l’eau. À la place où il avait stoppé s’élargissait une tache noire et ronde de suie qui ondulait selon la houle, marquant, semblait-il, la place souillée d’un repos impur.

Laissé à soi-même, le Narcisse, cap au sud, parut dressé, resplendissant et calme, entre la mer sans repos et le mouvant soleil. Des flocons d’écume filèrent le long de ses flancs ; l’eau le frappa à flots rapides ; la terre glissa hors de vue, lentement effacée, quelques oiseaux planèrent en criant, ailes immobiles, au-dessus des pommes balancées des mâts. Mais bientôt, la côte disparut, les oiseaux s’envolèrent, et à l’ouest, la voile pointue d’une dhow arabe faisant route vers Bombay monta triangulaire et droite sur le fil net de l’horizon, demeura un peu, tout de suite évanouie comme un mirage. Puis le sillage du navire s’étira, inflexible et long, à travers un jour d’immense solitude. Le soleil couchant, son disque brûlant à même les flots, flamboya cramoisi sous la noirceur de lourdes nuées de pluie. Le grain du couchant arrivant en poupe se fondit en le bref et cinglant déluge d’une averse. Le vaisseau en demeura luisant de la pomme des mâts à la flottaison, les voiles devenues gris sombre. Il courut largue à présent devant le souffle égal de la mousson, ses ponts dégagés pour la nuit, et, fidèle, à sa suite, bruissait le monotone et soutenu fouettement des vagues mêlé aux murmures étouffés des hommes rassemblés à l’arrière pour le réglage des quarts, à la plainte courte d’une poulie dans la mâture ou, parfois, à quelque plus forte haleine du vent.

M. Baker, sortant de sa cabine, jeta brièvement le premier nom du rôle d’appel avant de refermer la porte derrière lui. Il allait prendre charge du pont. Pendant le voyage de retour, d’après un vieil usage maritime, le premier officier prend le premier quart nocturne, de huit heures à minuit. C’est pourquoi M. Baker, après avoir entendu le dernier « présent ! » dit bourrument : « Relevez à la barre et à la veille » et grimpa d’un pas lourd l’échelle de poupe du côté du vent. Bientôt après, M. Creighton descendit, sifflant tout bas et entra dans la cabine. Sur le pas de la porte, le steward flânait en pantoufles, méditant, les manches de sa chemise roulées jusqu’aux aisselles. Sur le pont supérieur, le coq qui refermait les portes du rouf avait une altercation avec le jeune Charley au sujet d’une paire de chaussettes. On entendait sa voix qui s’élevait dramatiquement de l’ombre :

— Tu ne vaux pas qu’on te rende service. Je te les ai fait sécher et tu viens te plaindre des trous, en jurant par-dessus le marché ! à ma barbe ! Si je n’étais pas un chrétien, — ce que tu n’es pas toi, jeune ruffian, — je te mettrais une claque sur la figure… Fiche-moi le camp !

Par groupes de deux ou trois, des hommes se tenaient debout, pensifs, ou marchaient, silencieux, le long des pavois de mi-pont. Le premier jour d’activité d’un voyage retombait à la paix monotone des routines retrouvées. À l’arrière, sur la dunette, M. Baker marchait, traînant les semelles et grognant tout seul dans l’intervalle de ses pensées. À l’avant, l’homme de veille, debout entre les pattes des deux ancres, fredonnait un air qui ne finissait pas, l’œil dûment rivé sur la route, en un regard sans pensée. Une multitude d’étoiles, essaimant de la nuit claire, peuplèrent le vide du ciel. Elles scintillaient, semblaient vivantes, au-dessus des flots ; elles entouraient le navire en marche de toutes parts ; plus intenses que les yeux d’une foule attentive, plus inscrutables que les âmes au fond des regards humains.

Le voyage était commencé ; le navire, comme un fragment détaché de la terre, fuyait, frêle planète solitaire et rapide. Alentour, les abîmes du ciel et de la mer joignaient leurs inatteignables frontières. Une vaste solitude ronde se mouvait avec le navire, toujours changeante et toujours pareille en son aspect à jamais monotone et majestueux. De temps en temps, quelque autre voile blanche vagabonde, chargée de vies humaines, apparaissait au loin, disparaissait, tendue vers son propre destin. Le soleil éclairait leur course tout le jour et, chaque matin, rouvrait, brûlant et rond, l’œil inassouvi de son ardeur curieuse. Cette chose flottante avait son avenir à elle ; elle vivait de toutes les vies des êtres qui foulaient ses ponts ; pareille à cette terre qui l’avait envoyée, elle portait un faix intolérable de regrets et d’espoirs. Elle portait vivaces la vérité timide et le mensonge audacieux ; et, comme la terre, elle était dénuée de conscience, belle à regarder et condamnée par l’homme à un ignoble sort. L’auguste solitude de sa route prêtait de la dignité à l’inspiration sordide de son pèlerinage. Elle cinglait, écumant vers le sud, comme aimantée par le courage d’un haut dessein. La souriante immensité de la mer semblait réduire la mesure du temps. Les jours couraient l’un derrière l’autre, brillants et soudains comme les éclairs d’un phare et les nuits accidentées et brèves semblaient des songes fuyants.

L’équipage s’était tassé, chacun à sa place respective, et deux fois par heure la cloche réglait leur vie de labeur incessant. Nuit et jour, la tête et les épaules d’un marin s’enlevaient à l’arrière, découpés sur le soleil ou le ciel étoilé, immobiles au-dessus des rayons tournants de la barre. Les visages changeaient, se succédaient en ordre immuable. Jeunes, barbus, noirs, sereins ou capricieux, tous se ressemblaient, portant la marque fraternelle : la même expression attentive des yeux observant boussole ou voiles. Le capitaine Allistoun, sérieux, un vieux cache-nez rouge autour du cou, tout le long du jour envahissait la poupe. La nuit, maintes fois, il lui arrivait d’émerger du capot enténébré, comme un spectre d’une tombe, et de rester là vigilant et muet sous les étoiles, sa chemise de nuit claquant comme un drapeau, puis, sans émettre une syllabe, de s’engloutir à nouveau. Il était né sur les côtes du Firth de Pentland. Dans sa jeunesse, il avait gagné le rang de harponneur parmi les baleiniers de Peterhead. Lorsqu’il parlait de ce temps-là, ses mobiles yeux gris devenaient fixes et froids.

Plus tard, par goût de changement, il avait navigué sur les mers des Indes. Il commandait le Narcisse depuis sa construction. Il chérissait son navire et le gouvernait sans merci, possédé d’une ambition secrète : lui faire accomplir un jour quelque brillante et prompte traversée que mentionneraient les gazettes maritimes. Il accompagnait d’un sourire sardonique le nom de son armateur, parlait rarement à ses officiers et réprouvait les fautes d’une voix débonnaire dont les mots tranchaient jusqu’au vif. Ses cheveux gris fer encadraient sa face dure, couleur de cuir de maugère. Tous les matins de sa vie, il se faisait la barbe, — à six heures, — sauf une fois où pris par un ouragan à quatre-vingt milles sud-ouest de Maurice il y avait manqué trois jours consécutifs. Il ne craignait rien, sauf un Dieu sans miséricorde, et souhaitait finir ses jours dans une petite maison, un lopin de terre autour, loin dans la campagne, — d’où l’on ne verrait pas la mer.

Lui, le régent de ce monde en miniature, descendait rarement des sommets olympiens de la poupe. Plus bas — à ses pieds pour ainsi dire — les mortels du commun menaient le train affairé de leurs insignifiantes vies. D’un bout à l’autre du pont, M. Baker grognait d’un ton sanguinaire et inoffensif et nous tenait ferme le nez sur la tâche, étant, comme il en fit une fois la remarque, payé pour cela même. Les hommes qui besognaient sur le pont montraient une mine saine et contente — tels la plupart des marins une fois en pleine mer. La véritable paix des enfants de Dieu commence en n’importe quel point à trois cents lieues de la plus proche terre et quand Il envoie là les messagers de sa puissance, ce n’est point en son courroux terrible contre crime, présomption ou folie, mais paternellement, afin de ramener des cœurs simples, des cœurs ignorants qui ne savent rien de la vie et ne battent point aux troubles de l’envie ou du désir.

Le soir, les ponts dégagés prenaient un air paisible qui faisait penser à l’automne terrestre. Le soleil descendait à l’abîme de son repos enveloppé d’un manteau de chaudes nuées. À l’avant, assis sur les bouts des espars de rechange, le maître d’équipage et le charpentier se tenaient les bras croisés, figures amicales, puissantes et à poitrine profonde. Tout près, le maître voilier, trapu et court — il avait navigué à l’État — relatait entre deux bouffées de pipe d’impossibles histoires d’amiraux. Des couples marchaient de long en large, gardant le pas et l’équilibre sans effort malgré l’étroit espace. Les porcs grommelaient dans leur grande cage. Belfast songeur, le coude aux barres du cabestan, communiait avec eux à travers le silence de sa méditation. Des gars à chemise largement ouverte sur des seins hâlés s’étageaient sur les bittes d’amarrage et les degrés des échelles du gaillard d’avant. Au pied du mât de misaine, un petit cercle discutait les traits caractéristiques qui distinguent un gentleman. Une voix dit : « C’est la galette. » Une autre maintint : « Non, c’est leur façon de parler. » Knowles le boiteux approcha, clopinant, sa figure sale (il jouissait du privilège d’être le mal lavé du gaillard) et montrant quelques crocs jaunes en un sourire averti, expliqua finement qu’il avait « vu leurs pantalons ». Les fonds, avait-il observé, se trouvaient réduits à l’épaisseur d’une feuille de papier à force de s’user sous leurs maîtres sur des chaises de bureaux, n’empêchait qu’à les voir l’étoffe paraissait de première et durait des ans. C’était tout semblant.

— C’est bigrement malin, disait-il, d’être un gentleman quand on a un bon métier pour toute la vie.

Ils disputaient à l’infini, obstinés et puérils ; criaient en répétant leurs étonnantes arguties, le visage congestionné, tandis que la molle brise débordait en tournoyantes risées de l’énorme cavité de la misaine qui se bombait au-dessus de leurs têtes, remuait leurs cheveux défaits d’un souffle fugitif et léger comme une indulgente caresse.

Ils oubliaient leur tâche, ils s’oubliaient eux mêmes. Le cuisinier s’approcha pour entendre et resta là rayonnant de l’intime illumination de sa foi comme un saint infatué toujours ébloui par sa couronne promise. Donkin, solitaire et ruminant ses griefs à la pointe du gaillard d’avant, vint plus près pour saisir le fil de la discussion qui se poursuivait au-dessous ; il tourna sa face jaunâtre vers la mer et ses narines minces battirent, humant la brise comme il flânait négligemment vautré sur la lisse. Dans la lumière dorée, des visages brillaient passionnés par le débat, des dents étincelaient, des yeux jetaient des éclairs. Les promeneurs s’arrêtaient deux à deux, tout à coup goguenards ; un matelot courbé sur un baquet se dressa, fasciné, des flocons de savon sur ses bras humides. Les trois officiers subalternes même écoutaient, appuyés en arrière et le dos bien calé, d’un air de supériorité protectrice. Belfast s’arrêta de gratter l’oreille de son cochon préféré et bouche ouverte, œil impatient, guetta la chance de placer son mot. Il lève les bras grimaçant et déjoué. De loin Charley jetait aux parleurs :

— J’en sais plus sur les gentlemen que personne de vous. J’ai z’été z’intime avec eusse. Je leur cirais les bottes.

Le cuisinier tendant le cou pour mieux entendre fut scandalisé :

— Tiens ta langue quand les anciens parlent, blanc-bec de païen effronté, entends-tu ?

— On y va, vieil Alléluia, répondit Charley, te fâche pas.

Une opinion du malpropre Knowles émise d’un air de surnaturelle astuce éveilla un petit rire qui courut, s’enfla comme une onde, éclata soudain formidable. Ils tapèrent des deux pieds, tournèrent vers le ciel leurs faces rugissantes de joie ; plusieurs, incapables de parler, se donnaient des claques sur les cuisses, tandis qu’un ou deux, pliés, suffoquaient, se tenant à bras le corps comme en un accès de souffrance. Le charpentier et le maître conservaient la même attitude secoués sur place d’un rire énorme ; le maître voilier gros d’une anecdote au sujet d’un commodore avançait une lippe boudeuse ; le coq s’essuyait les yeux avec un chiffon gras ; et la surprise de son propre succès élargissait un lent sourire sur la physionomie du boiteux debout au milieu d’eux.

Tout à coup, la figure de Donkin accoudé sur le garde-corps devint grave, entre ses épaules remontées. Une crécelle rauque s’étouffait derrière la porte du gaillard. Cela s’éleva au murmure et finit en un han gémissant. Le laveur replongea brusquement ses deux bras dans la baille ; le coq apparut soudain plus défrisé qu’un pécheur démasqué, le maître haussa les épaules avec gêne ; le charpentier se leva d’un saut et s’en fut, tandis que le maître-voilier sembla dans son for intérieur sacrifier son histoire et se mit à tirer sur sa pipe avec une sombre détermination. Dans la noirceur de l’entrebâillement une paire d’yeux luisirent blancs, larges et s’écarquillant. Puis la tête de James Wait apparut en saillie comme suspendue entre les deux mains qui s’agrippaient au chambranle de part et d’autre du visage. Le pompon de son bonnet de laine bleu, tombant en avant, dansait gaiement sur sa paupière gauche. Il sortit d’un pas incertain. Vigoureux d’aspect comme avant, il montrait dans sa démarche un manque d’assurance bizarre et affecté ; le masque semblait un peu maigri et les yeux étonnaient d’abord par leur proéminence. On eût dit qu’il hâtait par sa seule présence la retraite de la lumière déclinante ; le soleil couchant plongea subitement comme s’il fuyait devant notre nègre : une sombre influence émanait de sa personne, un je ne sais quoi de lugubre et de glacé qui s’exhalait et posait sur tous les visages une sorte de voile de deuil. Le cercle se rompit. Le rire expira sur les lèvres figées. Il ne resta pas un sourire parmi tout l’équipage du navire. Pas un mot prononcé. Plusieurs firent demi-tour avec une feinte indifférence ; d’autres, la tête détournée, glissaient malgré eux des regards obliques.

Plus semblables à des criminels conscients de leur forfait qu’à d’honnêtes gens troublés par un doute, deux ou trois d’entre eux seulement ne fuirent pas les regards de James Wait qu’ils dévisagèrent stupidement, bouche bée. Tous s’attendaient à ce qu’il parlât et semblaient en même temps savoir d’avance ce qu’il allait dire. Il appuya son dos au montant de la porte et ses yeux lourds appesantirent sur nous un regard enveloppant, dominateur et peiné, comme d’un tyran malade maîtrisant une foule d’esclaves abjects mais peu sûrs.

Personne ne partit. En proie à la fascination de leur crainte, ils attendaient. Ironique, des hoquets hachant ses phrases, il dit :

— Merci… camarades. Vous… êtes gentils… et… tranquilles… pas d’erreur ! À gueuler comme ça… devant… la porte.

Il fit une pause plus longue pendant laquelle comme dans l’effort exagéré d’un souffle laborieux, ses côtes péniblement pantelèrent. C’était intolérable. Des traînements de pieds volontaires se firent entendre. Belfast laissa échapper un gémissement oppressé ; mais Donkin là-haut cligna ses paupières rouges qu’irritait une cendre invisible et sourit amèrement par-dessus la tête du nègre.

Celui-ci reprit avec une aisance surprenante. Il ne haletait plus et sa voix sonnait, creuse et timbrée comme s’il eût parlé dans une caverne vide. Il s’irritait, méprisant :

— J’ai tâché de fermer l’œil. Vous savez que je ne dors pas la nuit. Et vous venez bavarder contre la porte comme un sacré tas de vieilles femmes… Et ça se prend pour de bons copains. Pas vrai ? Vous vous fichez bien d’un homme qui crève !

Belfast pirouetta quittant la cage à porcs. Il chevrota :

— Jimmy, tu ne serais pas malade que je…

Il s’arrêta. Le nègre attendit un instant, puis d’un ton lugubre :

— Quoi ? Va te battre avec tes pareils. Laisse-moi en paix. Tu n’en as pas pour bien long. Je vais mourir, je te dis… ça ne traînera guère.

Les hommes, alentour, demeuraient immobiles, haletant un peu, la colère aux yeux. C’était bien à quoi ils s’attendaient, les mots dont ils avaient horreur, cette idée d’une mort embusquée qu’on leur jetait au visage plusieurs fois le jour, jactance à la fois et menace dans la bouche de ce nègre importun. Il semblait tirer orgueil de cette mort qui, jusque-là, n’avait pourvu qu’aux aises de sa vie ; il en devenait arrogant, comme si nul autre au monde n’eût jamais cultivé l’intimité de telle compagne ; il en faisait parade devant nous avec une persistance onctueuse qui en rendait la présence non moins difficile à nier qu’à imaginer. Nul homme n’est suspect de si monstrueuse amitié ! Fallait-il l’appeler réalité ou imposture, cette visiteuse que Jimmy continuait d’attendre toujours ? On hésitait entre la pitié et la méfiance, tandis qu’à la plus légère provocation il entreheurtait sous nos yeux les os de son squelette infâme et encombrant. Il ne se lassait pas de le produire, son spectre familier. Il connaissait son approche comme s’il était déjà là, comme s’il arpentait le pont extérieur, ou allait tout à l’heure s’étendre dans la seule couchette qui restât, ou s’asseyait à son flanc à chaque repas. Il le mêlait journellement à nos occupations, à nos loisirs, à nos amusements. Plus de chants ni de musique, le soir, parce que Jimmy (nous l’appelions tous tendrement Jimmy pour cacher la haine que nous inspirait sa complice) était parvenu, grâce à ce décès en perspective, à déranger l’équilibre moral d’Archie lui-même. Archie était le propriétaire de l’accordéon ; mais après une ou deux cuisantes homélies de Jimmy, il refusa de plus jouer. Nos chanteurs se turent à cause de Jimmy moribond. Pour la même cause, personne — Knowles en fit la remarque — n’osa plus « planter de clou pour y pendre ses pauvres hardes », sans se faire taxer d’énormité à déranger de la sorte les interminables derniers moments de Jimmy.

La nuit, au lieu du jovial coup de gueule : « As-tu entendu les tribordais à l’appel ? Deboutte, deboutte, deboutte ! » on appelait au quart homme par homme, tout bas, crainte d’interrompre le dernier somme, peut-être, de Jimmy sur la terre. À vrai dire, il était toujours éveillé et s’arrangeait, comme, sur nos pointes, nous nous esquivions vers le pont, pour nous planter dans le dos quelque phrase barbelée qui nous forçait à nous prendre pour des brutes, jusqu’au moment où nous commencions à croire que nous pourrions bien n’être que des idiots. Nous parlions à voix basse, dans ce gaillard d’avant, comme à l’église. Nous mangions, muets et craintifs, car Jimmy se montrait fantasque sous le rapport de la nourriture et dénonçait amèrement les salaisons, le biscuit, le thé comme denrées impropres à la consommation d’humains, pour ne rien dire d’un mourant.

Il ajoutait :

— Pas moyen, alors, de trouver un meilleur morceau de viande pour un malade qui tâche de rentrer chez lui se faire guérir, ou enterrer ? Mais voilà, si j’avais une chance d’en réchapper, vous me la prendriez, vous autres. Vous me ficheriez du poison. Voyez ce que vous m’avez donné là !

Nous le servions dans son lit, avec rage et humilité, tels les vils courtisans d’un prince détesté ; il nous payait de ses critiques inflexibles et qui ne désarmaient point. Il avait découvert le ressort fondamental de l’imbécillité humaine ; il tenait le secret de la vie, ce maudit moribond, et s’était rendu maître de chaque moment de notre existence. Réduits au désespoir, nous demeurions soumis. L’impulsif petit Belfast était toujours à mi-chemin entre des voies de fait et un accès de larmes. Un soir, il confiait à Archie :

— Pour un sou, je la lui casserai, sa vilaine gueule noire de sale carottier.

Archie, cœur loyal, faisait semblant de se scandaliser, pesait l’infernal maléfice jeté par ce nègre de hasard sur la fortitude de nos natures ingénues !

Mais le même soir, Belfast volait dans la cuisine la tarte aux fruits dominicale de la table des officiers, afin de tenter l’appétit délicat de Jimmy. C’était mettre en péril non seulement sa longue amitié avec le coq, mais aussi, paraît-il, son salut éternel. Le coq en fut atterré de douleur ; sans connaître le coupable, c’en était déjà trop de savoir le mal florissant et Satan déchaîné parmi ces hommes qu’il regardait en quelque sorte comme sous sa direction spirituelle. Il lui suffisait d’en voir trois ou quatre groupés pour quitter ses fourneaux et accourir, un prêche aux lèvres. Nous le fuyions et Charley seul (qui connaissait le voleur), affrontait le coq d’un œil candide dont s’irritait cet homme de bien.

— C’est toi, je m’en doute, geignait-il, lamentable, un placard de suie au menton. C’est toi. Tu sens le fagot. Plus de tes chaussettes dans ma cuisine, tu m’entends ?

Bientôt se répandit, officieuse, la nouvelle qu’en cas de récidive notre marmelade d’oranges (un extra à raison d’une demi-livre par homme) serait supprimée. M. Baker cessa d’accabler de facétieux reproches ses matelots préférés et distribua équitablement entre tous ses grognements soupçonneux. Les yeux froids du capitaine, du haut de la passerelle, luisaient avec méfiance en suivant notre petite troupe, allant des drisses aux bras des vergues pour assurer, selon l’usage, tous les cordages du gréement. Ce genre de vol, à bord d’un bateau marchand, est difficile à empêcher, et prend le caractère d’une déclaration d’antipathie de l’équipage envers les officiers. C’est un mauvais symptôme. Dieu sait quel grabuge en peut sortir un jour. Sans que la paix eût cessé de régner à bord du Narcisse, la confiance mutuelle y était ébranlée. Donkin ne cachait pas sa joie. Nous demeurions stupides. Belfast, sans logique, accabla notre nègre de reproches furieux. James Wait, accoudé sur son oreiller, s’étrangla, puis, haletant :

— Est-ce que je te l’avais demandé, de la chopper, ta boustifaille de malheur ? Le diable l’emporte, ta sacrée tarte. Ça m’a fait mal là, espèce d’avorton de maboul Irlandais !

Belfast, le visage pourpre et les lèvres tremblantes, se rua sur lui. Tous les hommes présents se levèrent dans un seul cri. Il y eut un moment de tumulte sauvage. Une voix perçante clama :

— Tout beau, Belfast, tout beau !…

On s’attendait à voir Belfast tordre le cou à Wait sur le champ. Un nuage de poussière vola, au travers duquel la toux du nègre fit entendre ses éclats métalliques pareils à ceux d’un gong. La seconde d’après montra Belfast penché sur l’autre. Il lui disait plaintivement :

— Ne fais pas ça ! Ne fais pas ça, Jimmy ! Ne sois pas comme ça. Un ange n’y tiendrait pas, tout malade que tu es.

Il nous lança un regard circulaire, debout au chevet de Jimmy, sa bouche comique tordue et les yeux gros de pleurs, puis s’efforça de rétablir les couvertures défaites. L’incessant murmure de la mer emplissait le gaillard. James Wait était-il effrayé, touché ou contrit ? Il restait sur le dos, pressant son flanc d’une main, immobile comme si la visiteuse attendue était arrivée enfin. Belfast, dans sa gêne, remuait les pieds répétant d’une voix émue :

— Oui, nous savons. Tu ne vas pas, mais… Tu n’as qu’à dire ce que tu veux, et… On sait tous que tu es bas, très bas…

Non ! James Wait décidément n’était ni touché ni contrit. À vrai dire, il parut quelque peu surpris. Il se dressa sur son séant avec une rapidité et une aisance incroyables :

— Ah ! vous me trouvez bas, pas vrai ! dit-il, rembruni, de son baryton le plus clair (à l’entendre quelquefois on aurait juré que cet homme-là n’avait rien du tout). Hein ?… Eh bien faites comme on doit alors ! Dire qu’il y en a parmi vous qui n’ont pas assez de malice pour mettre une couverture d’aplomb sur un malade. Là ! Ne te donne pas la peine. Je claquerai comme pourrai.

Belfast se détourna mollement avec un geste découragé. Dans le silence du gaillard plein de spectateurs attentifs, Donkin articula :

— Ben, nom de D… et ricana.

Wait le regarda. Il le regarda d’un œil, ma parole, amical. Nul ne pouvait prévoir ce qui plairait à notre incompréhensible patient. Mais le mépris de ce ricanement nous parut pénible à souffrir.


LE NÈGRE DU « NARCISSE »
Le Correspondant, 10 septembre 1909.


La position de Donkin dans le gaillard d’avant était distinguée mais incertaine, — éminente parmi l’antipathie générale. On l’évitait et son isolement concentrait ses pensées sur l’âpreté des brises du cap de Bonne-Espérance et son envie sur les vêtements chauds et les cirés qui formaient notre possession. Nos bottes, nos suroits, nos coffres bien emplis, autant pour lui de sujets d’amère méditation : il ne possédait aucune de ces choses et sentait, d’instinct, que personne au besoin ne lui en offrirait une part. Impudemment servile vis-à-vis de nous, il se montrait envers les officiers insolent par système. Il escomptait pour lui-même les meilleurs résultats de cette ligne de conduite et se trompait fort. De telles natures oublient que, en cas d’extrême provocation, les hommes sont justes, qu’ils le veuillent ou non. L’insolence de Donkin envers le débonnaire M. Baker nous devint à la longue intolérable, et nous nous réjouîmes le soir sans lune où le second s’avisa de le mater pour de bon. On venait de nous appeler — peu avant minuit — pour orienter les vergues, et Donkin — selon sa coutume — émit des remarques injurieuses. Tandis que, mal éveillés, nous nous tenions rangés, le bras de misaine à la main, attendant la suite des ordres, il sortit de l’ombre un son de bourrades, de pieds traînés, une exclamation de surprise, des bruits de coups et de gifles, des mots étouffés qui sifflaient : Ah ! tu en veux ?… Arrêtez !… Arrêtez !… Alors, marche… Oh ! oh !… Suivit une succession de chocs mous mêlés de tintements de ferrailles, comme la chute d’un corps dégringolant parmi les bringueballes de pompe. Avant que nous sachions ce qui arrivait, la voix de M. Baker s’éleva toute proche sur un ton de légère impatience :

— Hâlez donc, vous autres ! Souquez sur ce filin !

Et nous de souquer en effet avec grande célérité. Comme si de rien n’était, le second continuait d’orienter les vergues avec son habituelle et crispante minutie. Nulle trace de Donkin pour l’instant et nul n’y prit garde. Le second l’aurait envoyé pardessus bord que personne n’eût seulement dit : « Tiens ! le voilà parti ! » En somme, il n’y avait pas grand mal de fait, malgré que l’épisode eût coûté à Donkin une dent de devant. Nous nous en aperçûmes le matin et gardâmes un silence plein de cérémonie : l’étiquette du gaillard commandait de rester aveugles et muets en pareille occurrence et nous veillions plus jalousement aux bienséances de notre société que les terriens ordinaires ne se soucient des leurs. Charley, avec un manque impardonnable de savoir-vivre, clama :

— T’es allé voir ton dentiste ?… Ça fait-il mal ?

Une claque lui répondit de la main de son meilleur ami. Le mousse, surpris, en demeura chagrin pendant au moins trois heures. Nous en souffrîmes pour lui, mais la jeunesse exige plus de discipline encore que l’âge mûr. Donkin sourit venimeusement. Dès ce jour, il fut sans pitié, traitant Jimmy de tireur au flanc noir, nous donnant à croire qu’il nous prenait pour un tas d’imbéciles, dupes quotidiennes du premier nègre venu. Jimmy, pourtant, semblait affectionner l’individu.

Singleton, lui, vivait loin du contact des émotions humaines. Taciturne et sérieux, il respirait au milieu de nous, en cela seul pareil au reste de ces hommes. Nous nous évertuions à nous conduire avec décence et bon goût et trouvions la tâche diaboliquement dure ; balancés entre le désir d’être vertueux et la crainte du ridicule, nous voulions nous épargner les affres du remords ; mais quant à passer pour dupes de nos bons sentiments, nous nous refusions à ce rôle méprisable. La détestable complice de Jimmy semblait avoir soufflé de son impure haleine des subtilités inconnues dans nos cœurs. Nous étions troublés et lâches. Cela, nous le savions. Singleton, lui, paraissait ne rien savoir ni comprendre. Jusque-là, nous l’avions cru aussi sage qu’il le paraissait ; maintenant, il nous arrivait d’oser le taxer de bêtise sénile. Un jour, pourtant, à dîner, comme nous étions assis sur nos coffres, autour d’un plat de fer-blanc posé sur le pont, au milieu du cercle de nos pieds, Jimmy exprima son dégoût général des hommes et des choses en termes particulièrement grossiers. Singleton leva la tête. Nous nous tûmes. Le vieillard, parlant à Jimmy, demanda :

— Vas-tu mourir ?

Ainsi apostrophé, James Wait prit un air horriblement ébahi et gêné. Nous tressaillîmes tous. Des bouches béèrent, des cœurs battirent, des yeux clignèrent ; une fourchette de fer, échappée d’une main, tinta au fond du plat ; un matelot se leva comme pour sortir et resta coi. En moins d’une minute, Jimmy se ressaisit :

— Hein ! quoi ? Ça se voit-il pas ? répondit-il en chevrotant.

Singleton portait à ses lèvres un tronçon de biscuit détrempé (ses dents, comme il disait, avaient perdu leur fil de jadis) :

— Alors, vas-y en douceur, prononça-t il avec une mansuétude vénérable, et n’en fais pas tant d’affaire avec nous ! On n’y peut rien.

Jimmy retomba sur sa couche et longtemps resta tranquille, sauf pour essuyer la sueur de son menton. On serra les plats vivement. Sur le pont, on commenta l’incident à voix basse. D’aucuns exultaient avec des rires étouffés. Wamibo, au sortir de périodes prolongées d’hébétude et de rêverie, ébaucha des sourires mort-nés, et l’un des jeunes Scandinaves, bourrelé par le doute, eut l’audace, pendant le quart de 6 à 8, d’aborder Singleton (le vieux ne nous encourageait guère à lui adresser la parole) et de lui demander avec embarras :

— Vous croyez qu’il va mourir ?

Singleton leva la tête :

— Sûr qu’il mourra, répondit-il délibérément.

Cela parut décisif. Celui qui avait consulté l’oracle en fit part à tous sans délai. Timide et pressé, il arrivait sur chacun et l’œil détourné récitait sa formule :

— Le vieux Singleton dit qu’il mourra.

Soulagement immense ! Nous savions enfin que notre compassion ne tombant pas à faux, nous pouvions de nouveau sourire sans arrière-pensée. Mais nous comptions sans Donkin. Donkin ne s’en laissait pas imposer par « ces sales étrangers ». Il répondit d’une voix mauvaise :

— Toi aussi tu claqueras, tête de boche ! Faudrait que vous claquiez tous, vous autres, boches, au lieu de venir râfler notre auber pour l’emporter dans votre crève-la-faim de pays !

Nous fûmes consternés. Après tout, il fallait bien s’en rendre compte, la réponse de Singleton ne signifiait rien. Nous nous mîmes à le haïr de s’être ainsi moqué de nous. Toutes nos certitudes s’en allaient en dérive : nos rapports avec nos officiers se tendaient tous les jours ; le coq, de guerre lasse, nous abandonnait à notre perdition ; nous avions entendu le maître nous traiter de tas de femmelettes. Au moindre tournant de notre humble vie surgissait Jimmy, hautain et barrant la route, au bras de sa compagne terrifiante et voilée. Un poids pesait sur nous comme d’un sort jeté.

Cela avait commencé huit jours après le départ de Bombay. Cela était venu sur nous, à l’improviste, peu à peu, comme toute autre grande calamité. Tous avaient observé le manque de cœur de Jimmy à l’ouvrage, mais n’y voyaient simplement que le résultat de sa conception de l’univers. Donkin disait :

— Tu ne pèses pas plus sur une corde qu’un failli pierrot !

Il le dédaignait. Belfast, en garde pour un pugilat possible, s’écriait, provocant :

— Tu ne te tueras pas, ma vieille !

— Et toi ? rétorquait le nègre d’un ton de mépris ineffable.

Belfast se replia. Un matin, pendant le lavage, M. Baker héla :

— Envoie ton balai par ici, Wait.

L’interpellé s’en vint traînant la jambe.

— Grouille toi ! Aouh ! grogna M. Baker. Qu’as-tu donc à ton train de derrière ?

L’autre s’arrêta net. Il eut un regard lent de ses yeux proéminents, à l’expression audacieuse et triste.

— Ce n’est pas les jambes, dit il, c’est les poumons.

Tout le monde dressa l’oreille.

— Qu’est-ce qu’ils ont ? demanda M. Baker.

Tout le quart restait là, sur le pont mouillé, le sourire aux lèvres, des balais ou des seaux aux mains. Wait dit lugubrement :

— Je m’en vais de là. Vous ne voyez donc pas que je suis à la mort ? Je le sais, moi.

Dégoûté, M. Baker fit :

— Pourquoi diable ! alors, as-tu embarqué à ce bord ?

— Il faut bien vivre jusqu’à ce qu’on crève, pas vrai ?

Des rires se firent entendre.

— Débarrasse le pont ! Ôte-toi de mes yeux, dit M. Baker.

L’aventure le déconcertait. Elle n’avait pas de pendant dans son expérience. James Wait, obéissant, lâcha son balai et se dirigea lentement vers l’avant. Un éclat de rire le suivit. C’était trop drôle. Tous riaient… Ils riaient !… Hélas !

Il devint le bourreau de tous nos instants, le pire des cauchemars. Impossible de discerner trace extérieure de maladie sur sa personne ; chez les nègres, ça ne se voit pas. Sans être très gras, — certes, — il ne paraissait pas sensiblement plus maigre que d’autres nègres à notre connaissance. Il toussait fréquemment, mais les gens les moins prévenus pouvaient se rendre compte qu’il toussait le plus souvent quand il lui convenait. Il ne voulait ou ne pouvait s’acquitter de sa besogne et refusait de garder le lit. Un jour, il s’élançait dans le gréement, avec les plus fins gabiers et, la fois suivante, il nous fallait, au péril de nos jours, en descendre son corps flasque. Porté malade, examiné, il essuya remontrances, menaces, cajoleries, sermons. Le capitaine le manda dans sa cabine. De folles rumeurs coururent. On dit que tant d’aplomb avait troublé le vieux, on affirma qu’il avait eu peur. Charley maintint que « le skipper, en pleurant, lui avait donné sa bénédiction et un pot de confiture ». Knowles tenait du garçon de cabine que l’ineffable Jimmy, tout en se raccrochant à tous les meubles, avait gémi, s’était plaint de la brutalité et de l’incrédulité générales, et avait fini par tousser de long en large sur les journaux météorologiques du patron qui gisaient ouverts sur sa table. Quoi qu’il en fût, Wait regagna l’avant, soutenu par le steward qui, d’une voix émue et peinée, nous adjura :

— Holà ! empoignez-le un de vous autres. Faut qu’il reste couché.

Jimmy avala un quart de café et, après quelques mots désobligeants à l’un, puis à l’autre, s’en fut coucher. Il y demeurait le plus souvent, mais selon sa fantaisie montait sur le pont et apparaissait au milieu de nous. Hautain et perdu dans ses pensées, il regardait la mer, en avant du navire et nul n’aurait pu résoudre l’énigme que posait cette silhouette noire, isolée en son attitude de méditation et immobile comme un marbre noir.

Fermement, il refusait tous remèdes ; sagous et farines nutritives volèrent par-dessus bord jusqu’à ce que le garçon se lassât de les lui porter. Il demanda de l’élixir parégorique. On lui en envoya un flacon énorme, de quoi empoisonner une pouponnière. Il le garda entre son matelas et la paroi du navire sans que nul ne lui en ait jamais vu prendre une goutte. Donkin l’injuriait nez à nez, ricanant à ses râles, et, le même jour, Wait lui prêtait un jersey chaud. Une fois, Donkin, après l’avoir agonisé une demi-heure durant, lui reprochant l’ouvrage supplémentaire que son tirage au flanc valait aux hommes de quart, couronna son discours en le traitant de « porc à face noire ». Sous l’influence maudite du sort qui nous liait, nous restâmes frappés d’horreur. Mais Jimmy semblait positivement se délecter sous l’insulte. Il en paraissait réjoui, et Donkin vit tomber à ses pieds une paire de vieilles bottes accompagnées d’un sonore :

— Tiens, râclure de faubourg, voilà pour toi.

À la fin, M. Baker dut aviser le capitaine que James Wait troublait le bon ordre du navire. « Discipline fichue… Aouh… On en viendra là », grogna M. Baker. Effectivement, les tribordais frisèrent le refus d’obéissance, un matin que le maître avait donné ordre de laver le gaillard. Jimmy, paraît-il, ne tolérait pas l’humidité et nous étions en veine de compassion ce jour-là. Nous tînmes le maître pour une brute et ne le lui cachâmes point. Seul le tact délicat de M. Baker prévint un plein éclat de rébellion : il refusa de nous prendre au sérieux. Il arriva fort affairé sur l’avant, nous traita de beaucoup de noms, pas tous polis, mais sur un ton si cordial de vrai loup de mer que nous commençâmes à avoir honte. À la vérité, nous le considérions comme un bien trop bon marin pour l’offusquer sciemment : et après tout Jimmy n’était peut-être qu’un farceur, — probable même ! Le gaillard fut nettoyé malgré tout, ce matin-là ; mais dans la journée on installa une chambre de malade dans le rouf. Cela fit une jolie petite cabine ouvrant sur le pont et à deux couchettes. On y transporta les bibelots de Jimmy, puis, malgré ses protestations, Jimmy lui-même. Il déclara ne pouvoir marcher. Quatre hommes le portèrent dans une couverte. Il se plaignit qu’on voulait le faire mourir là tout seul comme un chien. Nous prîmes part à son chagrin, enchantés pas moins qu’il eût débarrassé le gaillard. Nous le soignâmes comme devant. De la cuisine, la porte à côté, le coq venait plusieurs fois le jour. L’humeur de Wait s’améliora tant soit peu. Knowles affirma l’avoir entendu rire aux éclats, un jour, sans témoins. D’autres l’avaient aperçu se promenant sur le pont, la nuit. Son petit retrait, dont un long crochet entre-bâillait la porte, était toujours plein de fumée de tabac. Nous lui lancions par la fente des plaisanteries, parfois des injures, comme nous passions là au gré de nos besognes. Il nous fascinait. Jamais il ne permettrait au doute de mourir. Son ombre planait sur le navire. Invulnérable dans la promesse de sa rapide dissolution, il foulait aux pieds notre estime de nous-mêmes, il nous démontrait chaque jour notre manque de courage moral : il souillait nos existences. Nous aurions été une misérable troupe condamnée à une immortalité funeste, également sans recours d’espérance et de crainte, qu’il n’aurait pu nous dominer d’une si lourde seigneurie, ni plus impitoyablement affirmer son sublime privilège.


◄   I II. III   ►