Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/IX

E. Dentu (p. 111-119).


IX

QUI ÉTAIT ET D’OÙ VENAIT LA VICTIME DU N° 13.


C’était bien de l’une des villes de l’Est qu’était venu M. Rumigny. Le rapport donnant sur cet infortuné les renseignements les plus précis et les plus intéressants émanait du commissaire central de Reims.

Voici ce document dans toute sa sécheresse administrative :

« M. Rumigny était fort connu et très estimé à Reims. Après avoir fait une assez belle fortune dans l’industrie des tissus, il s’était retiré des affaires. Veuf depuis déjà quelques années, il vivait avec sa fille unique qu’il adorait. Cette jeune fille disparut subitement, il y a neuf ou dix mois, enlevée, dit-on à cette époque, par un certain Balterini, musicien italien que son père avait eu l’imprudence d’introduire chez lui comme maître de chant.

« M. Rumigny a toujours nié le fait et toujours affirmé que, le climat du Midi ayant été ordonné à sa fille Marguerite, celle-ci habitait aux environs de Florence avec une vieille parente. Personne ne croit à ce récit, le départ de ce Balterini, qui était à Reims depuis trois mois, ayant coïncidé avec la disparition de Mlle Rumigny.

« Le père ne porta pas plainte ; Mlle Rumigny avait vingt ans, la police n’eut donc pas à s’occuper de cette affaire ; mais depuis cette époque, M. Rumigny avait beaucoup changé. D’un caractère irascible et violent avant cet événement, il devint sombre et farouche. Il cessa de voir ses amis, ne prononça plus jamais le nom de sa fille, et, il y a un mois à peu près, il quitta brusquement la ville sans prévenir personne de son départ ni de ses projets.

« M. Rumigny n’a ici qu’un seul parent rapproché ; c’est M. Adolphe Morin, son neveu, fils d’une sœur plus âgée d’un assez grand nombre d’années, car M. Morin approche de la cinquantaine. Il avait été question d’un mariage entre ce neveu, dont le père et la mère sont morts depuis longtemps, et sa cousine, Mlle Marguerite, mais la jeune fille s’était refusée à cette union. On dit que ce refus avait beaucoup irrité son père.

« M. Morin, que nous avons interrogé, s’est montré très réservé sur ce point. Tout ce que nous avons pu obtenir de lui, c’est l’aveu qu’au mois de février dernier il a fait un voyage à Paris, où il s’est rencontré avec son oncle, mais il n’avait pu le décider à revenir à Reims. M. Morin ignore si M. Rumigny savait à cette époque ce qu’était devenue sa fille, car il lui refusa toute explication à son sujet.

« Les autres parents de M. Rumigny sont des parents éloignés qui n’ont pu fournir aucun renseignement sur ses intentions. Les perquisitions faites dans la maison du défunt n’ont amené la découverte d’aucun document de nature à expliquer le motif de son départ, ou à mettre la justice sur les traces de son meurtrier. »

Le rapport du commissaire central de Reims n’en disait pas davantage. De ce Balterini, on le voit, à peine quelques mots. C’était donc à l’aide de ses propres moyens que le parquet de Paris devait trouver la vérité.

M. Adolphe Morin, qui était accouru à la nouvelle de la mort de son oncle, afin d’obtenir l’autorisation de faire transporter son corps à Reims, allait fournir à M. de Fourmel des renseignements précieux.

La première visite de ce neveu de M. Rumigny avait été pour le juge d’instruction. Il n’avait pas même attendu que celui-ci l’invitât à passer à son cabinet, et ses explications confirmèrent le magistrat dans sa conviction que Balterini était bien l’assassin du vieillard.

Elles firent plus encore, elles lui permirent de soupçonner la complicité de la jeune fille, M. Morin lui ayant raconté que Marguerite et son père vivaient depuis longtemps en profond désaccord, et que souvent M. Rumigny s’était plaint avec amertume du peu d’égards et du peu d’affection de son enfant.

Plus d’un an avant le tragique événement, la jeune fille était déjà devenue sombre, acariâtre. L’exaltation dont elle avait donné maintes preuves dans sa jeunesse s’était accrue. Elle restait enfermée chez elle des journées entières, refusant de voir les amis de son père, de sortir avec lui, et repoussant obstinément tous les partis qui lui étaient offerts.

Quant à l’Italien, M. Morin n’avait pas vu sans appréhension son entrée dans la maison de M. Rumigny ; il avait signalé respectueusement à son oncle le danger que présentait cette intimité pour sa fille, mais le vieillard était entêté, il s’était follement engoué de l’artiste et, pour toute réponse, il avait haussé les épaules.

Lorsque quelques mois plus tard, il ouvrit les yeux, il était trop tard. Il chassa Balterini, il est vrai, mais après une scène violente dont M. Morin avait été témoin. L’Italien ne s’était éloigné qu’en jurant de se venger, et, le soir même de cette scène, Mlle Rumigny disparut.

M. Morin ignorait ce qui s’était passé entre le père et la fille après le départ du musicien ; mais, malgré la réserve, les hésitations, les regrets avec lesquels il avait donné ces détails ; malgré toutes les atténuations dont il s’était efforcé d’entourer ses appréciations sur sa cousine, M. de Fourmel en savait assez pour en conclure logiquement que le meurtre de la rue Marlot avait été le dénouement de ce drame intime de famille, dont le public n’avait reçu que les échos affaiblis.

Ce premier point posé, et c’était là pour l’instruction une base importante, le magistrat arrêta son plan de campagne.

Le service de sûreté fut mis à réquisition ; ce qu’il fallait d’abord découvrir, c’est ce qu’était devenu ce Balterini.

Deux agents furent chargés de la rue Marlot. Ils devaient la surveiller nuit et jour, dans l’espoir que l’assassin ne manquerait pas d’y passer un moment ou l’autre, en vertu de cette attraction irrésistible qui ramène presque toujours les criminels dans les environs du théâtre de leur forfait.

Puis M. de Fourmel fit rechercher Balterini dans toute la France ; mais, après avoir suivi sa trace et celle de Mlle Rumigny de Reims à Paris et de Paris au Havre, on ne put les retrouver plus loin.

Le juge d’instruction était certain de reconnaître les fugitifs dans deux étrangers descendus à l’hôtel du Nord le 2 juin. Ils étaient restés là huit jours seulement, et ils étaient allés habiter, 47, rue de l’Est, dans un appartement meublé, mais pour en disparaître brusquement vers le 15 octobre.

À cette date, M. de Fourmel retrouvait les deux amants au Havre, à l’hôtel de Normandie. Là encore, ils n’avaient demeuré que quelques jours. Depuis lors on ne savait ce qu’ils étaient devenus.

Les renseignements fournis par la police n’allaient pas au delà. On n’avait découvert leur trace sur aucune des listes d’embarquement de cette époque.

L’Italien était-il parti seul et sa maîtresse ne l’avait-elle rejoint que plus tard ? Étaient-ils même partis l’un et l’autre, ou l’un ou l’autre ? Il était impossible d’en avoir la certitude.

Et cependant, il s’agissait de deux étrangers, qui, jeunes et beaux tous les deux, n’auraient pu passer inaperçus, même au milieu de la population flottante du Havre, s’ils étaient restés quelque temps dans cette ville.

M. de Fourmel était donc convaincu qu’ils avaient pris passage séparément à bord de quelque navire.

Leur recherche devenait alors des plus difficiles et il fallait s’armer de patience, car c’était seulement en s’adressant à nos consuls d’outre-mer qu’on pouvait espérer les découvrir quelque jour, dans trois ou quatre mois, peut-être plus tardivement encore.

De plus, cette supposition du départ de Balterini au mois d’octobre ne permettait plus de voir en lui l’assassin de M. Rumigny, et pendant tout ce temps que les démarches à l’étranger allaient exiger, le meurtrier aurait cent fois le loisir de disparaître et de devenir introuvable.

M. de Fourmel était donc fort tourmenté, et son amour-propre souffrait cruellement à cette pensée qu’il lui faudrait ; peut-être bientôt mettre l’affaire dont il était chargé au rang de celles qui dorment dans les cartons du parquet, et dont la solution est confiée à l’avenir.

Aussi, tout en admettant le départ et, par conséquent, l’innocence de Balterini, se plaisait-il à s’arrêter parfois à cette seconde hypothèse que le ravisseur de Mlle Rumigny n’avait pas quitté la France et qu’il se cachait dans quelque département éloigné. Peut-être même était-il resté tout simplement à Paris, la ville où, plus sûrement que partout ailleurs, les malfaiteurs trouvent asile.

La jeune fille n’avait emporté que quelques vêtements, ses bijoux et peut-être un millier de francs qu’elle tenait de son père ; Balterini ne possédait pas de grandes économies ; il ne pourrait donc demeurer longtemps oisif, et comme son talent de musicien était sa seule ressource, il serait bien forcé un jour ou l’autre de s’en servir.

Voilà ce qu’avait pensé M. de Fourmel pour se consoler un peu de son premier insuccès, et il n’avait épargné aucune des mesures utiles pour découvrir tôt ou tard l’amant de Mlle Rumigny. Les agents de la sûreté parcouraient, à Paris et en province, les bals, les théâtres, les cafés-concerts, tous les établissements enfin où l’Italien pouvait avoir trouvé un emploi.

Pendant ce temps-là, maître Picot filait toujours William Dow, mais en pure perte : aucune des démarches de l’Américain ne donnait prise aux interprétations les moins fantaisistes de l’agent. Le malheureux n’osait plus retourner chez M. Meslin, qui ne le rencontrait jamais sans lui reprocher de s’être laissé jouer comme un novice, rue Vandrezanne.

Car le commissaire de police n’en démordait pas. Il avait la conviction que William Dow n’était pas étranger au crime de la rue Marlot, et il le surveillait de son côté, décidé à demander son arrestation à M. de Fourmel, le jour où il paraîtrait se disposer à quitter Paris.