Le Mythe de la femme et du serpent/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII


Exilé d’Athènes, Démosthène s’écria : « Ô Minerve, comment peux-tu l’intéresser à une bête aussi méchante que le serpent[1] ! » Aujourd’hui, mieux instruits que l’illustre orateur, nous comprenons le muet langage du symbole. Mais de tout temps le charme du serpent a été si puissant sur les imaginations populaires qu’on en a usé et abusé, grâce à la connivence des poètes et des artistes, les corrupteurs par excellence. Ainsi encore, dans les chants du Rhodope, le serpent apparaît pour se montrer funeste aux vierges ; il dévore toutes les vierges qu’il peut atteindre, et il les atteint toutes[2]. N’est-il pas le porteur du feu qui brûle et consume, le génie du principe rénovateur, le récipient de cette sève de vie et de continuité que les Indiens appelaient amrita, immortalité[3] ?

Nous naissons ainsi et renaissons par le serpent ; nous sommes tous, pour le dire avec saint Ephrem[4], sa progéniture, car il enlace le monde dans ses plis et replis ; les mythographes l’affirment[5] et les artistes aussi. Un tableau de Giordano, pour n’en citer qu’un seul exemple, représente l’amour couché sur le globe autour duquel rampe un serpent[6]. Les romanciers français ont nommément attribué une telle origine à l’illustre et puissante famille des Lusignans, en Poitou. C’est par la fée Mélusine, sous la forme de laquelle se produisit le serpent, que se vérifia l’oracle post eventum de Jehan le Maire :

De Lusignan la très noble serpente,
Mere iadis de princes et de roys[7].

Le premier rejeton de la lignée fut « le preux vaillant Urian », nom qui donne à réfléchir[8]. Et « si ces discours ne satisfont à l’incrédulité de vos seigneuries, présentement visités Lusignan, etc. Là trouverez tesmoins vieux de renom et de la bonne forge, lesquels vous jugeront (sic) sur le bras saint Rigomé, que Mellusine, leur première fondatrice avoit corps féminin jusques aux boursavits, et que le reste en bas estoit andouille serpentine, ou bien serpent andouillique[9]. » D’ailleurs aujourd’hui encore, il y a dans la petite ville de Lusignan, « moult esbahie » d’avoir eu pour dame « la figure d’une serpente », une rue qui s’appelle, en souvenir de la femme du comte Raimondin, « rue Serpente ».

Cependant, laissons là le mythe facile et inépuisable du serpent, et essayons d’expliquer ce qu’il en est de l’arbre de vie, chetz ha chaîim, qui, comme l’arbre de la connaissance du bien et du mal, est placé au milieu du jardin. Dans le conte du Bundehesh aussi il est parlé de deux arbres qui s’avoisinent : le harviçptokhma et le gaokerena[10]. Le premier, qui contient toute semence, pourrait passer pour un symbole phallique, tandis que l’autre, qui est pour éloigner la douloureuse vieillesse et pour servir à l’obtention de l’immortalité, serait l’arbre de vie de l’enclos biblique. Le Véda le nomme divo vṛikshaḥ, l’arbre céleste, et la Kâthaka-upanishat la désigne par amṛita, immortalité[11].

L’étude comparative nous montre ainsi que les interprètes qui ont pensé que les deux arbres du document mosaïque sont identiques et qui lisent le texte : lignum vitæ seu lignum scientiæ boni et mali[12], se trompent. Il y a deux arbres différents. Cela est d’ailleurs évident par ce que dit Elohim en éloignant Adam et Ève, après qu’ils eurent consommé leur action, de l’arbre de vie, afin, dit le texte, qu’ils n’en mangent pas et vivent éternellement[13].

Que l’arbre de vie que le buddhisme connaît sous le nom de bodhidruma, et qui dans le Véda encore est l’arbre au beau feuillage, vṛiksha supalâçe[14], sous lequel Yâma nous a placés ; que l’arbre de vie est un symbole, la chose n’est guère douteuse ; mais pour savoir ce qu’il représente au sens propre et naturel, on est réduit à émettre des conjectures. Cependant, puisqu’il faut se prononcer, je dirai que la métaphore biblique, avec laquelle s’accorde celle des Indiens et des Perses, est, ce me semble, équivalente à la figure éleusinienne de l’épi mûr dont l’apparition terminait le drame mystique. Le rapport qu’il y a entre ces deux symboles également représentatifs de la vie n’offre aucune obscurité, mais cela ne nous révèle pas encore le fait physique qu’ils voilent à nos regards.

Après y avoir longuement réfléchi, je trouve possible de soutenir que l’arbre de vie est la figure du nombril[15]. L’ombilic apparaît aussi dans les mystères d’Éleusis ; il signifiait la virilité : καὶ ὀμφαλός ὅπερ ἐστὶν ἀνδρεία[16]. Mais un peu plus loin, le texte le définit au naturel en l’appelant le joint ou l’harmonie de la respiration, de l’esprit vital : ἁρμονία πνεύματος. Nous voici dans la bonne voie interprétative, si je ne me trompe. En effet, l’ombilic est l’organe au moyen duquel l’homme, avant de naître au jour, respire et se nourrit ; il fournit seul, dit la physiologie, à la respiration et à la nutrition de l’enfant pendant toute la période embryonnaire[17], et sa tige occupe le point central du corps. Eh bien, l’arbre de vie aussi est placé au milieu du jardin qui est l’emblème du corps paradisiaque de l’homme[18], et comme le cordon ombilical est coupé après la naissance, l’arbre de vie est ôté à l’être humain sitôt qu’il est né à l’existence consciente ou à la connaissance réfléchie. Notre apologue nous dit ainsi l’évolution première de l’intelligence humaine, évolution dont l’homme a pu conserver le vague et flottant souvenir, et à laquelle la critique peut conclure par analogie physiologique relative au fœtus. Encore aujourd’hui, certains peuples attachent, on dirait par une sorte de réminiscence primordiale, une grande valeur à la possession d’un cordon ombilical, dans la croyance qu’il procure une longue vie[19].

Ainsi, l’arbre de vie figure la communication de l’homme primordial avec la nature extérieure, à l’instar de l’ombilic qui effectue la communication entre l’enfant et la mère jusqu’à la naissance de l’enfant. À ce moment, la tige ombilicale, l’arbre de la vie première, disparaît ; l’homme respire par d’autres voies, par des voies personnelles, pour m’exprimer ainsi, et il ne reste de la première, dit un physiologiste, qu’une marque comme d’une bourse dont on aurait tiré les cordons. Mais cette marque demeure ineffaçable, et, continuant le premier mythe, elle nous fait comprendre comment et pourquoi tous les peuples primitifs voient chez eux le centre de la terre mère, de leur terre natale à chacun. C’est chez eux que les Indiens placent, au milieu de la demeure par excellence, la demeure de Yama, le séjour des heureux : madhye divaḥ svadhayâ mûdayante[20]. C’est dans l’Irân, le milieu de la terre, qu’est, chez les Perses, le séjour de Yima et des siens[21], L’ombilic de la Grèce, Delphes, était l’endroit où se concentrait la vie morale et religieuse de la nation. Au rapport de Strabon, Delphes passait pour être placée in medio totius terrarum orbis[22] ; elle en est pour ainsi dire la matrice (δελφύς, garbha), et une médaille, décrite par Bröndsted[23], vient appuyer un sentiment déjà fortement exprimé par Pindare[24]. Aux yeux des Tibétains, c’est dans leur pays qu’est situé le nombril du monde, gsaji-lte, et sans doute que les Égyptiens pensaient qu’il en était de même du leur, car Amon, leur dieu principal pendant une longue période de leur histoire, le grand dieu vivant et ithyphallique, le générateur par excellence, avait la forme d’un nombril fait par une émeraude[25].

Les Chinois croient habiter le tchung-kué, l’empire du milieu. Les Scandinaves se disaient originaires d’Asgard, dans le Midhgardhr, la demeure du milieu[26], et les Romains se flattaient que l’Italie était au beau milieu, entre le levant et le couchant, inter ortus occasusque medium[27]. Enfin la légende chrétienne veut que le nombril du monde soit au centre du Katholikon de l’église mère par excellence, l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem[28].

Pourra-t-on nier que dans tout cela il n’y ait quelque réminiscence d’un clos organique primordial, comme le présente symboliquement, si je ne me trompe, le jardin d’Éden ? Ce sentiment, bien que dégénéré, se trouve aussi au fond de la prétention des Américains qui croient que leur pays est le centre du monde, et qui, en conséquence, appellent Boston, leur cité par excellence, the Hub, le moyeu (de la roue de l’univers)[29]. Une idée pareille a été émise aussi par la vanité parisienne. « Nous sentons, non sans un certain orgueil, dit un journal, que Paris est le nombril de la terre[30]. »

  1. Démosthène ajoute encore le hibou et le dêmos aux bêtes très-méchantes, χαλεπωτάτοις θηρίοις. (Plut., Demosth., XXVI.)
  2. V. les chants du Rhodope, par Chozdko, dans le Bulletin de la Société de Linguistique, juin 1875, no 13.
  3. V. Mahâbhârata, cl. 1503 sq.
  4. S. Ephraemi Carmina XXVII, 15, ed. G. Bickell, p. 123.
  5. V. sup., p. 62.
  6. V. Galerie du Louvre, no 208.
  7. Jehan le Maire de Belges, Le Triomphe de l’amant vert (incunable), la seconde epistre. Cf. Melusine, par Jehan d’Arras, p. 66, ed. Ch. Brunet. Elle « se mua en forme de serpent moult grande, grosse et longue comme de xv piés » (p. 358). Plus anciennement déjà, Mélusine avait épousé Sigfried, petit-fils de Charlemagne, dans le Luxembourg. (V. Zeitsch. für D. M. I, 309.)
  8. Par antithèse d’Uriel (Oriel en copte), flamme de Dieu (un des quatre archanges), Urian a sans doute le sens de « flamme de Satan, » Cf. Goethe, La nuit de Walpurgis : Herr Urian sitzt oben drauf. Il se peut cependant que ce nom soit simplement le magyar orias (ailleurs urias), géant.
  9. Pantagruel, IV, 38.
  10. Le Bundehesh, IX, XVIII, ed. Justi.
  11. Rig-Véda, I, 164 ; Kâthaka-up., VI, 1.
  12. D. Calmet, Comment. sur la Genèse, p. 81, ed. 1715, in-4.
  13. Genèse, III, 22.
  14. Lalita-Vistara, 190, 1 ; 427, 1. R.-Véda, X, 135 : Yasmin vṛikshe supalâçe devaiḥ sampibate yamaḥ atrâ no viçpatiḥ pitâ purâṇân anuvenati, « sous cet arbre au beau feuillage où Yama boit avec les dieux, le pire des hommes a rangé nos ancêtres. »
  15. Sur les monuments assyriens où apparaît aussi l’arbre de vie, l’offrande symbolique qu’on lui présente est la pomme de pin. (V. O. Jahn, Archäologischer Anzeiger, déc. 1857.)
  16. Origenis Philosophumena, V, 20, p. 144, éd. Miller.
  17. Cl. Bernard, Phénomènes de la vie, dans Rev. scient., 24 octobre 1874.
  18. L’interprétation n’est pas aussi insolite qu’elle pourra paraître à quelques-uns. La mythologie scandinave voit dans le monde le corps d’Ymir, l’homme primordial. (V. Holtzmann, D. M., p. 190 et 194.) Souvent l’homme a une valeur ethnographique ou géographique. (V. la Table des peuples.) Un pays a donc pu à son tour représenter un homme où l’homme en général.
  19. Morillot, Mythes et légendes des Esquimaux du Groenland, III, 1, dans les Actes de la Société philologique, 1874.
  20. Rig-Véda, X, h. 15, st. 14.
  21. Vendidad, II, 97 sqq. ; Anquetil, Zend-Avesta, II, 409, note 1.
  22. Strab., IX, 3, 6.
  23. Bröndsted, Voyage dans la Grèce, p. 130, in-fol.
  24. Pind., Pyth., IV, 6.
  25. Umbilico similis… smaragdo. (Quinte Curce, IV, 7.) Pourquoi formé d’une émeraude ? La Vierge-mère est comparée à une émeraude dans un chant du moyen âge, et la glose explique : Smaragdus a tota semper est amator castitatis et non potest sustinere coytum, nisi rumpatur. (V. Alemannia, II, 223.) « L’émeraude seule mérite de verdoyer sur ton sein, » dit Lyncée à Hélène. (Faust, IIIe acte.)
  26. V. Gylfaginning, 9, dans l’Edda de Snorra, I, 54. Cf. Völuspâ, 4, dans l’Edda de Saemund. Cf. Tacite, Germania, 3, où le bourg des Ases, Asciburgium, est transplanté sur les bords du Rhin, in ripa Rheni, qui marque le centre du monde celtique et germanique, une seule et même race, suivant Holtzmann et d’autres.
  27. Pline, Hist. nat., XXXVII, 77 ; cf. III, 6.
  28. Socin, Pal. u. Syr., p. 207.
  29. Fr. Ratzel, Boston, dans la Köln. Zeit. du 31 juillet 1874.
  30. Le XIXe siècle du 24 avril 1875.