Le Mythe de la femme et du serpent/Chapitre VI

CHAPITRE VI

Nous venons de voir ce qu’il en reste de notre mythe dans le Véda. Les autres monuments poétiques anciens de l’Inde, le Mahâbhârata et le Râmâyana, en ont aussi conservé quelques traces. Pour le premier, il nous présente dans la lutte du divin oiseau Garouda contre les serpents, du corps desquels il arrache l’immortalité[1], une réminiscence transformée du mythe védique de Kriçânu et de Çyéna, que nous avons mentionné plus haut. Et à cette occasion, nous devons remarquer que tous ces récits de lutte d’êtres ailés contre des nâgas rampant sur le ventre, mais résidant dans un lieu construit par les dieux et possédant en eux la source de la vie sans cesse renaissante, la force génératrice de l’amrita, présentent, comme la fable de Prométhée, le côté élevé du mythe, tandis qu’en général c’est l’ἡδονή, la passion grossièrement sexuelle, qui prévaut. Cette bifurcation de la donnée primitive, nous pouvons la constater sur le champ par la forme que le mythe prend dans le poème de Vâlmîki.

Indra brûle pour Ahalyâ, la chaste et intègre épouse de Gautama, solitaire dans sa forêt. Il l’aborde sous le déguisement de son mari et lui dit qu’il désire l’embrasser. La belle n’est pas dupe du travestissement ; on voit même, par l’empressement avec lequel elle cède au tentateur, qu’elle se plaît dans la malice, que son cœur est déjà perverti, durmedhâ. Elle commet donc le crime ; mais, désirant sauver son honneur aux yeux du magnanime ascète, elle presse le dieu de s’esquiver avant qu’il ne soit vu. C’est ce que désire faire aussi le séducteur « comblé de bonheur » ; malheureusement, par la crainte même qu’il a de rencontrer le redoutable solitaire, il ne voit pas avec ses mille yeux, sahasrâksha, celui qu’il veut éviter. Il se heurte contre Gautama qui arrive à l’improviste. Le mari s’aperçoit aussitôt au trouble du déva de la mauvaise action que l’intrus a commise. Alors, maudissant le séducteur, il lui dit : « Puisque tu as fait ce qui ne doit pas être fait et que tu as commis le crime en empruntant ma forme, sois désormais impuissant, tasmât tvan viphalo bhava ». Et au même instant les testicules, vṛishanai, du déva tombèrent sur la terre ; toute la splendeur de son aspect s’évanouit, et la maladie le saisit. Le terrible ascète alors se tourne vers la femme, la maudit (çaptavân) aussi et lui dit : « Puisque tu as fait une mauvaise action, que la douleur te consume, pendant un nombre d’années incalculables, couchée sur la poussière, bhasmaçâyini. Tu ne seras délivrée et débarrassée de tes péchés que quand tu auras vu et servi celui qui arrivera ici ; Râma, le fils de Daçaratha ». Il dit et s’en va dans le lieu pur des Siddhas, au sommet de l’Himavat[2].

Je puis me tromper, mais il me semble qu’on ne peut méconnaître dans ce conte quelques réminiscences du sujet qui constitue l’apologue de la chute biblique. Le Vendidad, comme nous l’avons déjà vu, ne nous en a pas conservé autant, mais on dirait que plus tard la race irânienne s’est ressouvenue et qu’elle a voulu reconstituer notre mythe, autant que possible, avec la fable de Mashya et de Mashyâna, qu’on lit dans le livre des Sassanides, appelé le Bundehesh. Ce livre n’a certainement pas copié la Genèse mosaïque, puisque dans la succession des actes de la création il suit un ordre tout différent et plus naturel, on peut l’assurer. Néanmoins, R. Roth[3] a raison quand il dit qu’on ne saurait débrouiller les obscurs mélanges de sens et de non-sens qui règnent dans ce singulier recueil. Toutefois, pour ce qui est spécialement de notre mythe, on l’y trouve dans un état qui fait penser qu’il est emprunté à la même source que le récit de la Genèse. Il est cependant beaucoup moins intéressant que l’apologue mosaïque, bien qu’il y ait certain détail que nos oreilles ne veulent entendre qu’en latin. Mais le drame si épique avec ses trois acteurs en est absent. Après cela, on y voit les deux arbres et l’homme androgyne, ou du moins, ce qui revient au même, deux personnes de même taille et de même figure unies par le milieu de leur corps. Puis aussi on y apprend leur dédoublement en deux personnes indépendantes l’une de l’autre, la déchéance morale de ces deux êtres se produisant en principe par un acte de sensualité qui consiste en ce qu’ils boivent du lait. Il est à présumer que c’est là une figure par laquelle le mythe substitue à l’acte sexuel l’impression douce et agréable que les hommes en ressentirent. Il leur semblait avoir bu du lait. Cette interprétation est d’autant plus acceptable que le lait apparaît aussi comme symbole dans l’acte du mariage chez les Indiens. L’homme qui se marie doit donner du lait (dadhi) à la femme et lui demander : « Que bois-tu ? » À quoi elle répond trois fois (trik) ; « procréation d’homme[4] », kin pibasi ? punsavanam. Enfin le Bundehesh dit la honte que Maschya et Maschyâna éprouvent de leur action et le vêtement de feuilles dont ils se couvrent. « Le désir vint sur eux deux en même temps, et par le désir ils arrivèrent à la connaissance. »

Mais si le motif épique du démon séducteur est absent du mythe sassanide, il réapparaît dans la fable du Schah-Nameh. Malheureusement, Firdousi, à la manière des poètes musulmans, s’est donné ses coudées franches, et il a accommodé notre légende aux visées d’une fable politique.

La voici en substance cette fable :

Jemschid, « le glorieux Yima », est roi d’Irân, la terre privilégiée, le paradis. Pendant trois cents ans, il règne dans une félicité inaltérable, et la mort est inconnue aux créatures[5]. Mais voilà que l’orgueil envahit le cœur de ce roi trop heureux, et il dit : « Je ne reconnais dans le monde que moi… Il faut reconnaître en moi le créateur du monde ».

Cependant Iblis, c’est-à-dire Ahriman, avait tenté l’ambitieux Zohak, fils du roi d’Arabie, et lui avait dit : « Pourquoi y aurait-il un autre maître que toi ? À quoi bon un père quand il y a un fils comme toi ?… Prends son trône, c’est à toi que doit appartenir sa place… »

Zohak se mit à rêver. Il dit au tentateur : « Cela ne se peut pas, conseille-moi autre chose ». Iblis lui répondit, l’enveloppa dans ses filets, et l’amena à se décider à lui obéir. Le roi avait un jardin qui réjouissait son cœur. Le div l’y fit tomber dans un piége, et le roi périt. Alors Iblis prépare pour Zohak un mets de sa composition et le lui fait manger. Dès ce moment, celui-ci s’abandonne entièrement au démon et lui permet de le baiser, de l’embrasser. Et soudain un serpent noir sort de chaque épaule de Zohak, et le criminel devient « l’homme à la face de serpent ». Voilà qui explique le nom de Zohak qui est une contraction arabe de l’irânien Aji dahâka, « le serpent qui blesse ».

Après cela, le jour brillant et pur devint noir, et Irân déchut. Les sujets de Jemschid brisèrent les liens qui l’attachaient à un roi devenu insensé, et allèrent rendre hommage à Zohak, qui devint ainsi roi de l’Irân. Et l’homme à la face de serpent prit le trône de Jemschid ; « il prit le monde comme une bague pour le doigt[6]. »

Telle est, en peu de mots, la fable de Firdousi, et l’on voit que si elle diffère beaucoup de l’apologue de la Genèse, elle a cependant de commun avec lui assez de traits pour qu’on ne puisse y méconnaître un type identique. Seulement il y a un oubli essentiel : la femme y manque : mulier teterrima belli causa[7]. Mais serait-ce vraiment un oubli ? Je ne le pense pas. Dans l’esprit du poète musulman, il ne convenait pas d’attribuer un rôle politique important au sexe dont les sectateurs du Korân usent et abusent, mais qu’ils méprisent. Ils appellent, il est vrai, la femme l’honneur (harma) de la famille, mais ils disent aussi qu’elle en est la faiblesse (âwra), et c’est cette dernière idée qui prévaut et détermine en général leur conduite envers les femmes. Le chef des croyants lui-même ne trouve pas grâce chez eux en faveur de sa mère ; il est « le fils de l’esclave ».

Avec les Grecs qui, eux aussi, comme il appert du mythe de Pandore, n’avaient, en principe du moins, qu’une triste opinion de la femme, bien qu’ils la fassent créer par Minerve, qu’accompagne, on le sait, le serpent[8], et par les Grâces, et qu’ils lui fissent apporter l’espérance avec les maux, ce qui d’ailleurs est tout naturel[9] ; avec les Grecs, nous rentrons largement dans les données du mythe primitif. Le premier homme encore androgyne veut monter au ciel et s’égaler aux dieux ; Jupiter, identique à l’Elohim biblique, au Baalim phénicien[10], et androgyne comme eux, Zeus[11], pour le rendre plus modeste, l’affaiblit en le partageant en deux[12]. C’est une sorte de chute et la première application du divide ut imperes. Passons ce qui suit ; l’imagination de Platon s’y donne les coudées franches avec le mythe babylonien de Bérose[13]. Du reste, on sait que non seulement Platon, mais tous les Grecs, avaient le défaut de trop amplifier ce qui, à un titre ou à un autre, occupait leur imagination. « Ils avaient, nous dit Pausanias[14], des édifices spéciaux, les leschés, où ils s’assemblaient pour parler de leurs affaires, mais aussi pour faire des contes sur un sujet donné, pour fabriquer des mythes en quantité, καὶ ὁπόσα μυθώδη. On peut ainsi prendre sur le fait la formation des mythes qui, en général, est la résultante de la promiscuité de trois facteurs, à savoir : le sentiment religieux, la sensation que causent à l’homme les phénomènes physiques, et enfin l’esprit étymologique sans jugement critique. C’est ainsi que la mythologie présente, comme le dit Schelling, le monothéisme disloqué, ein zertrennter Monotheismus[15]. Dans le bavardage populaire, l’intelligence du sens des mots, principalement des noms propres, prend le change et s’élance sur la piste d’un autre sens qui, avec le premier, le sens naturel et positif, n’est souvent plus que dans un rapport des plus relatifs, pour ne pas dire fantaisiste. Il est parlé déjà de ces fabriques de mythes dans l’Odyssée, et Mélanthus y renvoie le grand jaseur Ulysse[16]. Puis les poètes brodent sur le tout et augmentent la confusion. Goethe, qui l’a dit[17], a fait, poète, comme les poètes ; la seconde partie de Faust le démontre.

Nous n’avons pas le courage de les en blâmer, mais il n’en reste pas moins vrai que le décousu des procédés mythiques a eu pour résultat l’éparpillement des faits et gestes qui se trouvaient réunis dans le cadre de la légende primitive, et c’est ce qui explique pourquoi notre apologue ne se retrouve plus qu’en lambeaux plus ou moins reconnaissables chez les divers peuples de notre race. Parfois même ces lambeaux ne sont plus reconnaissables du tout, et pour ma part, je ne suis pas bien sûr si, dans un fragment déjà cité plus haut, Sappho a réellement varié le thème primitif quand elle représente la jeune fille sous l’image d’une pomme appétissante qui, tant qu’elle est sur l’arbre, est désirée par tout le monde, mais qui, dès qu’elle en est tombée, et que, par suite, elle s’est endommagée, n’est plus enviée par personne : οἱον τὸ γλυκύμαλον ἐρεύθεται κτλ.[18].

Ce qu’on ne saurait nier, c’est que tous les éléments du mythe biblique de la femme et du serpent ne se retrouvent dans les mystères des diverses religions populaires. En Phrygie, on portait processionnellement dans les fêtes de Cybèle, la mère première, l’image de l’agent de fécondation ; et dans les mystères phéniciens d’origine de Samothrace, relativement à Sabazius, qui est le Jacchus d’Éleusis[19], on passait un serpent d’or dans le sein des initiés : in quibus aureus coluber in sinum dimittitur consecratis[20]. Ce serpent d’or rappelle le feu du ciel qui, suivant une autre variante de la légende, a donné naissance à Bacchus[21] ; il rappelle aussi l’Agni-Çyavana du Véda, l’éclair qui tombe pour mettre au monde Aurva, nourri dans la cuisse, nous l’avons déjà dit, comme Dionysos, μηροτραφής[22]. Mais cet éclair n’est autre que le phallus ailé, forme sous laquelle, suivant Hésychius, il se spiritualise[23] et devient, dit Beger, animam in semine et conceptu[24]. Une fois dans cette voie, l’imagination s’est donnée pleine carrière, et, subtilisant de plus en plus le symbole, le phallus est devenu la parole fécondante qui descend dans le sein de la vierge[25], et dans un conte allemand il suffit qu’un jeune homme dise : « Ô que tu eusses un enfant dans le ventre ! » pour que cette imprécation lancée à la fille du roi la rende enceinte et lui fasse enfanter un garçon avec une pomme d’or dans la main[26]. Enfin, il suffit d’une effluve, d’un invisible rien ; la jeune fille se trouve enceinte, sans qu’elle s’en doute, en passant dans un tel endroit[27].

On sait que l’art des anciens n’a pas été avare à représenter le phallus ailé ; on peut même dire, que leur imagination s’y est donné carrière plus que pour nul autre sujet[28]. Ce qui n’est pas rare non plus, c’est de voir remplacer le phallus par un oiseau, et, spécialement, par l’oiseau que Buffon, d’accord avec d’autres naturalistes, considère comme doué de la puissance de satisfaire à l’accouplement à l’indéfini, à savoir le pigeon ou la colombe[29] Un vieil adage juridique dit : creditur virgini parturienti ; mais la science nous dispense d’exiger pour le cas que nous avons en vue un aveu personnel. La

  1. V. Mahâbhârata, çl. 1493-1505
  2. Râmâyana, I, 49, 17 sqq.
  3. V. Zeitschrift der deutschen morgenländischen Gesellschaft, IV, p. 421.
  4. V. le Grihyasûtra d’Açvalâyana, I, 13, § 2, 3. — Le lait doit être caillé, par analogie, peut-être avec l’Urschleim. Cf. le vers d’une poésie arabe où l’amante se console de l’adversité en disant : L’amour et le caillé me restent. (Jolowicz, Polyglotte der Orientalischen Poesie, p. 431.) Je ne suis cependant pas bien sûr de la traduction.
  5. Rappelons à ce sujet le mythe grec rapporté par Hésiode (Opera et Dies, v. 170 sqq.) sur le séjour où règnent les lois de Saturne :

    Là coulent des héros les paisibles journées
    Dans les riants bosquets des îles fortunées,
    Où l’arbre, trois fois l’an, se couronne de fleurs
    Et prodigue ses fruits aux plus douces saveurs.

    (Tr. Salmon.)
  6. Schâh-Nameh, t. p. Mohl, I, p. 53-65.
  7. « Où est la femme ? » est vrai partout, même chez les nègres. Il n’y a pas de querelle chez eux sans qu’une femme n’y soit en cause. Schweinfurth eut souvent occasion de le constater, (Im Herzen von Afrika, II, p. 440.)
  8. V. Gerhard, Abh. über die Minerven-Idole, pl. II.
  9. En effet, l’espérance procède des maux. Sans les maux, l’espérance n’aurait pas de raison d’être. Mais comme l’espérance est toujours fallacieuse, qu’elle est à proprement parler un Wahn, une illusion, mot qui la désigne même dans l’ancien germanique, elle est en somme le comble des maux.
  10. V. le Baalim androgyne représenté pl. I, no 1, dans l’atlas de Lajard, Recherches sur Vénus.
  11. Vom Zeus ist die Gattin unzertrennlich, dit Welcker, Gr. G., I, p. 196.
  12. Platon, Le Banquet, p. 353.
  13. Ap. Eusèbe, Chron., I, p. 22, éd. Auger.
  14. Phocica, XXV.
  15. Schelling, Philosophie der Mythologie, 5e leçon, in fine.
  16. Odyss., XVIII, v. 328.
  17. Es werden sich Poeten finden, durch Thorheit Thorheit zu entzünden. (Faust, IV act., p. 394 ; 1847.)
  18. V. Philologus, III, 242.
  19. Diodore, IV, 4.
  20. Arnobius, Adv. Nationes, V, 21 ; Cf. Clem. Alex., Protrept, p. 14 ; Potter.
  21. Διόνυσος… ἀστραπηφόρῳ πυρί. (Eurip., Bacchæ, 3.)
  22. Cf. Kuhn, Die Herabk. des Feuers, etc., p. 11 ; Weber, Ind. Stud., I, 418, note.
  23. Φάλλη ἡ πετομένη ψυχή. (Hesychii, Lexicon II, col. 1492.)
  24. Laur. Beger, Thesaurus numismatum Rom., II, p. 427.
  25. Porphyre, ap. Eusèbe, Præp. evang., III, 11.
  26. J.-W. Wolf, Zeitschrift für Deutsche Mythologie, I, p. 39.
  27. Cela lui arrive quand, comme à Osterode dans le Harz, elle passe sous une chemise qu’on conserve à cet endroit, et qui est censé avoir appartenu à la Vierge. (V. Zeitsch. f. D. M., I., p. 78.)
  28. V. des spécimens de la chose dans Berichte über die Verhandl. der K. sächs. Gesellsch. der Wissensch. zu Leipzig, VII, 77 sqq. V. un triple phallus ailé prenant sa course, ap. L. Beger, Thes. num. Rom., pl. ad p. 427.
  29. De tous les colombidés, c’est le cas surtout de la tourterelle. (V. Chenu, Hist. nat. des oiseaux, VI, 18, 44.)