Le Mysticisme littéraire - Samuel Taylor Coleridge

Le Mysticisme littéraire - Samuel Taylor Coleridge
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 343-377).
LE
MYSTICISME LITTÉRAIRE

SAMUEL TAYLOR COLERIDGE.

I. La Chanson du vieux marin, traduite par A. Barbier et illustrée par Gustave Doré; Hachette, 1877. — II. Coleridge, par H.-D. Traill; Londres, 1884. — III. Samuel Taylor Coleridge und die englische Romantik, par Aloïs Brandi, professeur à l’Université de Prague; Berlin, 1886. — IV. La Renaissance de la poésie anglaise : 1798-1889, par Gabriel Sarrazin, 1 vol. in-12; Paris, 1889.

Qu’est-ce que la poésie? et quelle en est la raison d’être? Est-elle, comme le voulait l’esthétique des anciens, un effort pour ennoblir l’homme, pour tourner son esprit vers un idéal, pour armer sa volonté contre les maux de la vie, pour le consoler des épreuves de la route, ou, simplement, pour lui faire espérer, à défaut de mieux, un lointain et meilleur avenir? Ou faut-il n’y voir, avec certains théoriciens modernes, qu’un exercice inoffensif et parfois bienfaisant de notre faculté de sentir ou d’imaginer, un délassement de travaux plus graves, un « jeu » enfin, sans autre but que lui-même, dont on veut bien proclamer du bout des lèvres la dignité, mais dont on pense, au fond, qu’il deviendra de plus en plus la distraction des oisifs, des découragés ou des impuissans? La poésie est-elle la plus noble manifestation du génie de l’homme, — et l’une des plus fécondes, — ou devons-nous croire qu’elle est destinée, comme tant d’autres formes de l’activité humaine, à dormir, elle aussi, son dernier sommeil dans ce « linceul de pourpre où dorment les dieux morts, » et qui, pour être de pourpre, n’en est pas moins un linceul? A vrai dire, la question se pose à propos de toute manifestation du génie poétique. Mais elle devient particulièrement inquiétante et presque douloureuse quand il s’agit de cette poésie anglaise dont on nous parle en France depuis quelques années. Car il ne faut pas s’y tromper : d’autres littératures ont eu, dans ce siècle, leurs amuseurs, leurs dilettantes, leurs jongleurs de mots et d’idées, leurs Gautier ou leurs Baudelaire, résignés d’avance à n’être que des charmeurs, à n’agencer que des images et à ne faire résonner que des rimes. Les Anglais, fidèles au principe qui est au cœur de leur littérature nationale, ont tous été, de Shelley à Swinburne, et de Wordsworth à Robert Browning, des convaincus et des croyans. Tous, — si l’on excepte Keats, — ont lutté pour défendre ou pour détruire une idée. Tous ont vu dans leur art une chose infiniment grave, un ministère sacré, presque un apostolat. Tous ont professé, pour la pure littérature, pour l’art frivole et volontairement inutile, le même mépris que le grand romancier Tolstoï. La poésie, a dit l’un d’eux, est une « critique de la vie, » et par là Matthew Arnold ne se définissait pas seulement lui-même, mais il jugeait encore tous ceux, — ou presque tous ceux, — qui l’ont précédé ou suivi. Le pessimisme de Byron, le panthéisme humanitaire de Shelley, le culte passionné de Wordsworth pour la nature divinisée, les convictions républicaines de Swinburne, l’optimisme résolu et raisonné de Browning, en sont des preuves illustres; et, quant à Dante Gabriel Rossetti lui-même, qu’on nous donne en France bien à tort pour une sorte de virtuose de la sensation et de « décadent » de génie, jamais ouvrier de la rime a-t-il été un plus pieux et plus fervent apôtre, — fervent jusqu’à la dévotion et pieux jusqu’à la manie, — que ce chef de l’école « préraphaélite? » Il en est de même des vivans. Qu’importe si nos « décadens » ont fait école à Londres, s’ils y ont une chapelle et quelques desservans? Ceux-là sont des cosmopolites et des exotiques : ils ne nous intéressent que comme reflet de notre littérature nationale, et, quoique vivant à Londres, ils sont de Paris. Ni M. Lewis Morris, ni M. Roden Noël, ni M. Alfred Austin, ni plusieurs autres qui ont l’oreille du public anglais, ne sont infidèles à la tradition : pessimistes, socialistes et mystiques, c’est toujours « la douce et triste musique de l’humanité, » suivant le vers fameux de Wordsworth,


The still, sad music of humanity,

qui est comme le refrain de leurs poèmes et le thème habituel de leurs méditations. Non moins que les romanciers russes, tous ces poètes anglais ont pris la vie au grand sérieux et n’ont pas eu peur de le dire. Sans doute ils ont joui d’elle, ils en ont compris la beauté ou la mélancolie, ils en ont exprimé, même avec sensualité, le charme douloureux et enivrant; mais aucun ne s’est arrêté à la surface des choses : ce sont ou des croyans, comme Tennyson, ou des inquiets et des agités, comme Shelley. Pour les indifférens ou les sceptiques, il n’y a pas de place parmi eux. Comme le dit M. Sarrazin dans une série d’agréables, mais un peu superficielles études qu’il vient de leur consacrer, ils ont eu en commun «la spiritualité sincère et profonde. » C’est ce qu’on ne saurait trop répéter en France, où ni Browning ni Swinburne, ni même Wordsworth ou Coleridge n’ont encore conquis dans l’opinion le rang auquel ils ont droit.

Le conquerront-ils jamais? N’y a-t-il pas, dans cette poésie à la fois mystique, sensuelle et humanitaire, au développement de laquelle notre révolution française a tant contribué, mais qui a grandi en plein sol germanique et dans le souffle des vents du Nord, un élément dont l’esprit latin ne s’accommodera que malaisément? Et, pour commencer, l’idée même qu’ils se font de la poésie ne nous est-elle pas, malgré tous les voyages intellectuels qu’on nous a fait faire dans ces derniers temps, trop étrangère et trop neuve? Cette idée, — ne nous y trompons pas, — est une idée mystique. Ils ont foi en leur œuvre. Ils veulent la faire bonne en même temps que belle, mais moins belle encore que bonne. Leur inspiration est prophétique. « Toute grande poésie est un enseignement, a dit Wordsworth ; je veux que l’on me considère comme un maître, ou rien. » Or nous ne sommes pas habitués, en France, à chercher nos maîtres dans les poètes; nous ne nous recueillons pas à ce point pour lire des vers ; nous voulons bien qu’on nous instruise, mais nous entendons aussi qu’on nous amuse. Combien de Français auraient le courage, pour déchiffrer un poème ou deux, de se munir de plusieurs dictionnaires de géographie et d’histoire, de quelques vocabulaires techniques et d’un cahier de notes? et c’est pourtant ce que font pieusement les Anglais, — parfois même dans des sociétés spéciales pourvues d’un président, d’un secrétaire et d’un bulletin, — quand ils veulent comprendre Robert Browning. Comme les cathédrales du moyen âge, qui ne livrent leur secret qu’à ceux qui ont longtemps peiné pour en entendre les symboles, beaucoup de poètes anglais ne s’ouvrent ainsi qu’aux initiés. Il y faut de la persévérance et de la dévotion. Par-dessus tout, il faut, avant d’éprouver la bonté de l’ouvrier, croire à la bonté de l’œuvre. La plus médiocre des cathédrales est une œuvre pieuse et qui vaut par l’intention de l’architecte. Le plus pauvre sonnet de Wordsworth exige le respect et interdit le sourire. C’est cette notion un peu étroite, mais très noble, de la poésie que je voudrais essayer d’éclaircir par un exemple. Quels élémens l’ont formée? Quelle tournure d’esprit suppose-t-elle? Comment, et sous quelles influences s’est-elle développée? L’un des précurseurs, sinon les plus grands, du moins les plus curieux, de la période contemporaine, Samuel Taylor Coleridge, nous répondra peut-être.


I.

Coleridge, métaphysicien, poète, théologien, prédicateur, politicien, critique et causeur, à qui M. Brandl a consacré tout un gros et savant livre, naquit à Ottery-Saint-Mary, près d’Exeter, en 1772. Ses biographes ont soigneusement noté que son père, ministre de cette petite ville et homme remarquable à plus d’un égard, se distinguait par l’originalité de son caractère et l’étrangeté de ses manières. Ayant à enseigner la grammaire latine à des enfans, il imagina d’écrire un traité spécial dans lequel il avait modifié, pour les rendre plus clairs, les noms des cas de la déclinaison : ainsi l’ablatif était devenu « le cas quale-quare-quidditif. « Il paraît que ces simplifications faisaient, ainsi que certain appendice très savant sur l’origine de l’alphabet latin, la terreur des petits garçons d’Ottery. Le bon ministre était aussi très maladroit et très distrait. « Comme il partait une fois pour un voyage de quelques jours, sa femme lui mit un paquet de linge dans son sac, en lui disant : « N’oubliez pas, surtout, de mettre du linge frais tous les matins. » A son retour, elle trouva le sac vide. Il avait suivi scrupuleusement le conseil en mettant du linge frais, mais il avait oublié d’ôter l’autre. » L’anecdote est un peu puérile; mais elle éclaire bien l’influence sous laquelle grandit le jeune Coleridge, celle d’un père distrait, bienveillant et maniaque. Dès son enfance, il vécut souvent dans les nuages. C’était un garçon extraordinaire, qui jouait peu, mais lisait beaucoup. En 1781, son père étant mort, on l’envoya à Londres, à l’école de Christ’s Hospital. Là, enfermé entre de grands murs gris, dans la Cité fumeuse, il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main, inquiétant ses maîtres par sa précocité merveilleuse et vivant dès lors d’une vie tout intérieure. De bonne heure il fut les Emnéades de Plotin, la Vie de Plotin par Porphyre, les hymnes de Synésius, les écrits de Jamblique. « Avant même ma quinzième année, a-t-il écrit lui-même, je ne rêvais que métaphysique et théologie. Je ne me plaisais pas à autre chose. L’histoire et les faits n’avaient aucun intérêt pour moi. La poésie elle-même, — bien que j’eusse pour la versification des dispositions extraordinaires pour un garçon de mon âge, — me semblait insipide, ainsi que les romans. » Son professeur le qualifiait d’être « sot et sensible. » Le témoignage de son camarade Charles Lamb nous le montre debout, dans le vieux cloître de l’école, développant devant ses camarades les idées de Jamblique ou de Plotin avec « de si douces et profondes intonations » que les passans, stupéfaits, s’arrêtaient pour entendre ce nouveau Pic de la Mirandole.

En 1791, l’enfant prodige quitte Londres pour Cambridge. Il y mène une vie décousue, mais bienheureuse. Il lit beaucoup de grec, surtout du Platon. Il se préoccupe de concilier l’hellénisme et le christianisme. Il se nourrit de l’idéaliste Berkeley. De plus en plus sa faculté maîtresse, l’imagination métaphysique, se développe en lui. « L’imagination, a dit Shelley, est celle de nos facultés sans laquelle, non seulement le progrès de l’humanité, mais encore le moindre changement, ne saurait s’accomplir. » Le mot peint cette génération du commencement de ce siècle, préoccupée surtout de rétablir, en face de l’empirisme triomphant de Paley et de La Mettrie, les droits méconnus de l’imagination et du sentiment. Parmi ces contempteurs de la raison et ces mystiques, Coleridge sera au premier rang. En attendant, le jeune étudiant de Cambridge se jette avec ardeur dans les luttes religieuses du temps. Un professeur de l’université, Wilham Frend, niait le péché originel, la rédemption, la divinité du Christ, et poursuivait de ses sarcasmes l’Église établie. Coleridge adopta avec enthousiasme, à l’exemple de Freud, les doctrines unitaires, et, le jour où Freud, poursuivi et condamné par la juridiction universitaire, fut, en séance solennelle, dépouillé de sa chaire, il applaudit si bruyamment qu’on faillit l’expulser de l’université. Que lui eût importé, d’ailleurs? Plotin ne lui avait-il pas appris à compter pour rien toutes les choses de ce monde? Coleridge est pauvre, il est poète, il est amoureux d’une jeune fille qu’il a entrevue, il est communiste, il est prêt à mourir, s’il le faut, pour ses idées religieuses. Un coup de tête le tente. Se promenant, un jour de vacances, dans les rues de Londres, et n’ayant pas en poche un son vaillant, il aperçoit un bureau de recrutement, se laisse séduire par la solde offerte, entre et s’engage. Le voilà, au mépris de ses devoirs envers les siens et envers l’université, soldat au 15e dragons, sous le nom de Silas Titus Comberback. On l’envoie en garnison à Reading. Il frappe ses camarades par son air étrange et aussi parce qu’il est très mauvais cavalier. Déjà ennuyé, au bout d’un mois, de son nouveau métier, il obtient d’eux qu’ils soigneront son cheval : en échange, il écrira leurs lettres et leur racontera, à la veillée, les exploits d’un général fameux qui se nommait Alexandre le Grand. Puis le désespoir le prend : il se voit, lui, socialiste, lui, pacifique rêveur et poète, condamné à verser le sang humain. Toutes ses convictions se réveillent pour protester. Un jour, dans un accès de mélancolie, il écrit sur le mur d’une étable : ''Eheu ! quam infortunii miserrimum est fuisse felicem ! Un officier aperçoit la citation, s’étonne de voir un dragon si lettré, s’intéresse à lui. Bref, Coleridge obtient d’être renvoyé dans ses loyers. On ne lui tint pas rigueur. Il en fut quitte pour une censure publique du vice-chancelier. Mais à la fin de 1794, il quitta Cambridge sans avoir pris ses grades et quoi qu’on pût faire pour le retenir, parce qu’il n’avait pas voulu prêter le serment de fidélité, alors obligatoire, à l’église établie.

On voit l’homme : à vingt-deux ans, il est ce qu’il sera toujours, incapable de mener sa vie, comptant pour rien toutes les choses de ce monde, fermé à toute idée pratique, vivant de rêves et de songeries ; d’ailleurs très ardent, prompt à l’enthousiasme, enfourchant tous les matins une idée nouvelle, essayant de tout et ne poursuivant rien : esprit universel en ce sens qu’il a touché à tout, mais en définitive très peu varié, car il a tout vu d’un même point de vue, qui est celui du mystique ; incapable surtout de se départir de ce premier fonds de son éducation, la métaphysique religieuse ; poète, assurément, mais encore plus théologien ; par-dessus tout cela, une imagination extraordinaire, d’une richesse rare et d’un éclat sans égal. C’est par là, par la faculté d’imaginer, sinon de penser, qu’il appartient à l’histoire littéraire. S’il était possible d’écrire l’histoire, non de l’esprit humain, mais d’une seule faculté de cet esprit, à travers les âges, il faudrait, en parlant de l’imagination, consacrer deux chapitres au moins à Coleridge. Le premier s’intitulerait : « Du mysticisme humanitaire et poétique qui naquit de la révolution française, » et le second : « Comment ce mysticisme dégénéra et par quelles raisons, ayant eu ses origines dans la révolution, il finit par se détourner vers l’Allemagne. » Le premier prendrait Coleridge en 1794,à son entrée dans le monde, et le suivrait jusqu’à son voyage d’Allemagne, en 1798 ; le second irait, — avec beaucoup de lacunes (car la vie de Coleridge fut, de 1800 à 1810, celui d’un malade et presque d’un irresponsable), — jusqu’à la fin. On trouvera dans le livre de M. Brandl les élémens de cette histoire. On peut regretter qu’ils y soient trop dispersés. Coleridge est un de ces écrivains qui nous intéressent surtout comme reflets d’une époque. Son œuvre personnelle est de second ordre[1]. On peut dire qu’il a passé les deux tiers de sa vie à raconter le premiers tiers, où encore il n’avait guère fait que se préparer aux deux derniers. Plus que personne, il a été l’esclave de son « moi. » Il n’en est jamais sorti. Poète ou philosophe, il n’a fait que noter des impressions. C’est pourquoi il faut avoir le courage de se dépêtrer de ces confidences interminables de la Biographia literaria et de ces insignifians Propos de table, qu’on a recueillis après sa mort, sans compter les souvenirs de sa famille et de ses amis. On nous répète qu’il est très complexe. Il est seulement très subtil, ce qui est différent, et quelquefois il est obscur, parce qu’il ne sait ce qu’il veut dire et ne voit pas clair dans son propre esprit. Quand Mme de Staël le vit, elle fut frappée de trouver ce causeur fameux incapable de dialogue : sa conversation, image de son esprit, était un monologue continu. C’est qu’il suivait son idée, et, au fond, il n’en a jamais eu qu’une, toujours la même : c’est que la vie est un grand mystère, et que la raison humaine est une pauvre faculté, soit qu’elle s’en prenne à la théologie, soit qu’elle tente plus simplement de construire une esthétique. Toute son originalité est d’avoir faite très grande, — et sans en convenir toujours, — la part de l’inconnaissable. Ce qu’il était à Christ’s Hospital, un rêveur et un suiveur de feux follets, il l’est resté toute sa vie ; et cela nous a valu deux ou trois poèmes admirables, quelques pages éloquentes et plusieurs volumes de fatras.

Il commença par être, avec beaucoup de ses contemporains, un mystique révolutionnaire. Nous l’avons vu se révoltant, au nom du sens intime, contre l’église établie. Il se révoltera de même, et sans se prévaloir d’une autre autorité, contre la forme du gouvernement, contre la morale courante, contre la poétique classique et contre la philosophie du XVIIIe siècle. Quand la révolution de 1789 éclata, il fut saisi d’un enthousiasme indescriptible. La prise de la Bastille donnait un corps à ses rêveries. Tout Christ’s Hospital fut en joie. À Cambridge, le vice-chancelier déclara publiquement que cet événement était « un sujet de triomphe et de félicitations. » Coleridge écrivit une ode enflammée. Autour de lui le mouvement se propageait. L’enthousiasme gagnait les gens de lettres. Bientôt Burns, du fond de son Écosse, enverra de l’argent au gouvernement français pour fondre des canons. Wordsworth, jeune étudiant de Cambridge, lui aussi, partira en 1791, avec vingt livres sterling pour toute fortune, et s’en ira demeurer à Paris, puis à Orléans, pour jouir de plus près de ce spectacle inoubliable. « C’était une bénédiction, écrira-t-il plus tard, de vivre dans cette aurore ; mais être jeune, c’était le paradis. » Même après la mort de Louis XVI, son enthousiasme ne faiblit pas : revenu en Angleterre, il y publie une Apologie de la révolution française (1793). Il approuve hautement la justice populaire; à des temps exceptionnels il faut, suivant lui, une morale exceptionnelle : c’est pourquoi il refuse de se joindre à « ces niaises lamentations qui retentissent de la cour à la chaumière. » C’est un délire de ces jeunes esprits. Robert Southey lui-même, le sage et modeste Southey, — celui qui finira poète lauréat et dont Byron dira « qu’il avait tourné casaque et qu’il aurait, s’il l’eût fallu, tourné sa peau, » — Southey lui-même publie un drame révolutionnaire de Wat Tyler et un poème philosophique de Jeanne d’Arc. Burke a beau protester. Non-seulement Tom Paine écrit ses Droits de l’homme (1791) et James Mackintosh ses Vindiciœ Gallicœ (1791), mais William Godwin, ce « don Quichotte de la Révolution, » fonde un club avec Holcroft et correspond avec la Convention. Tout cela n’était pas sans danger. On arrêta douze membres du club de Godwin et on les mit à Newgate, sous l’inculpation de haute trahison. Plus la révolution allait, plus le parti national se remuait, et plus les imaginations se troublaient. On dénonça une femme qui, disait-on, décapitait des poulets « pour s’exercer, » avec une petite guillotine. Rien n’y faisait. Les idées allaient leur chemin. Six ou sept ans plus tard, en 798, Coleridge converti, assagi et devenu l’ennemi de la France, ne pouvait penser à ce temps sans frémir ; dans une ode, que Shelley déclarait la plus belle qui eût jamais été écrite en anglais[2], il s’écriait, en une prosopopée magnifique et sincère :


O nuées, vous qui très haut flottez ou vous arrêtez, — vous dont aucun mortel ne peut diriger la course errante! — vagues de l’océan, qui, partout où vous roulez, — ne rendez hommage qu’à des lois éternelles! — O bois, qui écoutez le chant nocturne des oiseaux, — inclinés à mi-chemin de la pente glissante et périlleuse, — sauf quand vos propres branches puissantes, se balançant, — ont fait du vent une solennelle musique! — Forêts où, semblable à un homme aimé de Dieu, — à travers des ténèbres où jamais bûcheron ne pénétra, — maintes fois, poursuivant de saintes images, — j’ai frayé mon chemin sous la lune, parmi les fleurs, — inspiré, plus que ne l’eût soupçonné la folie des hommes, — par les formes les plus grossières, les sons les plus sauvages et les plus puissans ! — vagues bruyantes, et vous, hautes forêts, — et vous, nuages qui planiez très haut au-dessus de moi, — et toi, soleil levant! et toi, joyeux ciel bleu! — Oui, j’en appelle à tout ce qui est, à tout ce qui veut être libre! — Rendez-moi ce témoignage, vous tous, tant que vous êtes, — que d’un cœur pieux j’ai toujours adoré — Le génie de la très divine liberté.


Mais c’était trop peu de rêver. Il fallait agir; au mois d’août 1794, Coleridge arrivait à Bristol, où il retrouvait son ami Southey. S’étant liés tous deux avec un jeune homme nommé Lovell, ils eurent une idée sublime, qui était de fonder quelque part une cité idéale. Au IIIe siècle de notre ère, leur maître Plotin n’avait-il pas essayé, lui aussi, de créer en Campanie une « Platonopolis, » terre d’utopie où le bonheur devait être la seule loi? Les trois enthousiastes résolurent de faire mieux. Ils avaient en tête un système politique, philosophique, religieux et social : cela s’appelait la « Pantisocratie » et devait conduire infailliblement tous les adeptes à la parfaite félicité. L’Europe étant indigne, et d’ailleurs incapable, de recevoir ce beau présent, ils résolurent de partir pour l’Amérique, terre libre et vierge de préjugés, et de s’établir sur les bords de la rivière Susquehannah. L’argent manquait. Ils se mirent à l’œuvre pour en trouver. Coleridge parcourut le pays de Galles, écrivant des maximes révolutionnaires sur les vitres des auberges et rêvant de longues heures au bord de la mer : même, — un soir qu’il s’était oublié à contempler les vagues, — le poète réformateur fut surpris par la marée et faillit être noyé. Southey fut plus pratique ou plus heureux : il recueillit tout au moins deux adhésions, celle de sa mère et celle de son frère. Tout partisan de la « Pantisocratie » devait être marié : car, dans la société idéale, les femmes devaient s’occuper des soins matériels, afin de laisser aux hommes le temps de politiquer et de versifier à l’aise. On se mit donc en quête de jeunes filles à marier. Justement une veuve, nommée Mrs Fricker, en avait cinq. Lovell se fiança à l’une, Southey à une autre. On persuada aisément à Coleridge de demander la main de l’aînée, qui se nommait Sarah. Ce fut une véritable épidémie matrimoniale. Un quatrième « pantisocratiste, » étant survenu, se crut obligé tout aussitôt d’adorer une quatrième miss Fricker; mais c’était une fille de sens qui ne voulut pas être aimée « pour le système » et que la rivière Susquehannah ne tentait qu’à moitié. Cependant l’argent manquait toujours. Nos trois héros résolurent de frapper un grand coup : Robespierre venait de tomber. Pourquoi ne pas exploiter la curiosité du public en portant ce beau sujet à la scène? Ils se donnèrent vingt-quatre heures pour achever leur drame : Coleridge fit le premier acte, Southey le second, Lovell le troisième. Malheureusement, quand l’œuvre fut terminée, aucun éditeur n’en voulut. Ils eurent beau courir les journaux et les théâtres de Londres. Ils revinrent à Bristol sans avoir réussi. Southey proposa timidement de fonder la « Pantisocratie » dans le pays de Galles, ce qui serait moins loin et moins cher : on lui rit au nez. Une année se passa, pendant laquelle les idées religieuses de Coleridge devinrent plus ferventes que jamais : s’étant lié avec un ministre de l’église unitaire, il obtint de lui le droit de prêcher quelques sermons ; mais, le jour venu, il refusa de revêtir le costume ecclésiastique et parut en chaire avec un habit bleu à boutons d’or et un gilet blanc. L’assistance ne goûta ni son discours, ni son costume, et il renonça, pour un temps, à la prédication. Cependant il s’était marié en 1795 : il se retira avec sa jeune femme à Clevedon, près de la mer, et là, — c’est M. Brandl qui l’affirme, — la « vie pantisocratique » fut menée pour la première fois dans toute sa beauté par des adeptes fervens. Les deux jeunes époux habitaient une maisonnette abandonnée, bâtie tout exprès pour un couple de philosophes. «Il n’y avait point de verre sur la table de toilette, ni de casserole dans la cuisine. La jeune femme dut se passer de café, de riz, d’épices et de quelques autres bagatelles. » Sans un ami complaisant, il n’y aurait pas eu de tapis. Ils s’occupaient « à penser, à faire des vers, à quelques travaux de ménage. » Coleridge parlait « des géans de Spenser, et des héros d’Ossian, du lien mystérieux qui unit le monde spirituel au monde physique, et de l’Inconnaissable. » Il inquiétait sa jeune femme par la hardiesse de ses opinions et de ses rêveries; mais il la rassurait en lui enseignant la versification. Quand on lui parlait de payer son loyer, — qui n’était, il est vrai, que de cinq livres par an, — il répondait avec assurance qu’une semaine lui suffirait pour gagner cette somme. Puis un jour ce beau rêve finit brusquement : ils apprirent que le positif et ingrat Southey venait de partir pour le Portugal. C’était le seul « Pantisocratiste » qui eût quelque sens pratique : son départ fut, pour le système, le coup de grâce. Coleridge par la bien de faire appel à l’opinion et de publier « un volume in-quarto » sur la réforme sociale. Mais ce n’est pas le seul volume in-quarto, ni même in-folio, qu’il ait annoncé, et qui pourtant ne se retrouve pas, — on ne sait par quel hasard, — dans ses œuvres.

Est-ce à dire que de cette effervescence révolutionnaire, qui est au berceau du romantisme anglais, il ne soit rien sorti? Ce serait une grosse erreur de le croire. Si l’on peut sourire de la « Pantisocratie » comme système politique, on ne peut qu’être touché de la foi naïve qui inspirait ses fondateurs. Il ne faut pas craindre de dire que, si la poésie anglaise a été, au XIXe siècle, profondément humaine et soucieuse des plus hauts problèmes, si elle a produit Aurora Leigh, si un souffle de pitié vraie la pénètre toute, c’est au mouvement d’idées suscité par la révolution qu’elle le doit; — et c’est ce qui nous excuse d’y avoir insisté un moment. Politiquement, il est vrai que ceux qu’on a nommés plus tard les « lakistes, » c’est-à-dire Wordsworth, Southey et Coleridge, ne tardèrent pas à devenir des ennemis irréconciliables de cette révolution. Mais, en se détachant de la forme qu’elle avait prise, ils crurent rester fidèles à ce qu’il y avait de plus pur en elle. Ce qu’ils y avaient vu et ce qu’elle eût été peut-être en Angleterre, c’était avant tout un grand mouvement moral et religieux, une émancipation des volontés et un réveil des forces instinctives de l’âme. D’un mot, ils la voulaient chrétienne. Aujourd’hui qu’elle a porté ses fruits et que ces choses sont loin, nous voyons que les «philosophes,» tant en France qu’en Angleterre, ont été les grands ouvriers de cette œuvre, et nous identifions le mouvement révolutionnaire avec le mouvement philosophique. La démocratie est devenue, en effet, — ou elle a prétendu être, — une organisation scientifique de la société humaine. Or, les hommes comme Coleridge n’ont jamais cru ni à ce que nous nommons la science, ni à ce que le siècle précédent nommait la philosophie. Un soir, à table, le poète Keats se leva, le verre en main, pour maudire la mémoire de Newton, dont les découvertes avaient détruit la poésie de l’arc-en-ciel. Je ne sais si Coleridge eût porté, lui aussi, ce toast puéril, et, à vrai dire, j’en doute un peu. Il n’en est pas moins vrai que Coleridge penseur a été entièrement réfractaire à la notion de la science, et cela n’a pas laissé de retentir sur Coleridge poète. Tout ce qu’il y a chez lui d’esprit révolutionnaire est inséparable de ce qu’il y a d’esprit religieux. Il considère naïvement la Terreur comme le second acte du grand drame qui avait commencé sur le Golgotha. Il y voit la suite et le complément du christianisme, comme il voit en Robespierre un libérateur sublime de l’humanité. Ce qui lui manque par-dessus tout, — on ne saurait croire à quel point, si l’on n’a ouvert ses Propos de table, — c’est une vue un peu nette des choses et une ferme compréhension de la réalité. Cela dit, il s’intéressait passionnément aux questions sociales, et, en cela, il est le disciple fidèle des précurseurs de la poésie moderne, d’un William Cowper ou d’un George Crabbe. Quelle vie que celle de ce malheureux Cowper, âme solitaire, d’une sensibilité extravagante et maladive, constamment torturée par la plus sombre mélancolie, mais si passionnément curieux de tout progrès, et qui rêve toute sa vie de réformer l’éducation, les prisons et les hôpitaux, l’assistance publique et le gouvernement de son pays! Les heures où il sentait en lui ce qu’on a nommé depuis « la religion de la souffrance humaine » le consolaient des autres, et il écrivait : « Mon esprit est semblable à certains étangs que j’ai vus, qui sont remplis d’une eau noire et pourrie, et qui cependant, par les jours sereins, réfléchissent à leur surface les rayons du soleil. » De même encore le ministre George Grabbe, ce Hogarth de la poésie, le chantre démocrate des workhouses, l’ami des colporteurs, des bohémiens, des vagabonds, des escarpes et des voleurs, poète de forme rude et fruste, mais d’une éloquence si entraînante qu’elle arrachait un cri d’admiration à Byron lui-même, ce grand sceptique. Voilà d’austères précurseurs. Mais c’est vraiment d’eux que s’inspirait le groupe auquel il faut rattacher Coleridge. Ces idées de philanthropie, ce besoin de sympathie, de larmes et de pitié, cette disposition à tout voir avec je ne sais quelle grave et douce tendresse, qu’un Hume ou qu’un Diderot n’avait pas connue, — la révolution déchaîna tous ces sentimens. On réhabilita les déshérités, les parias de la société. On se préoccupa de l’enfance, qui n’était pas jusque-là matière à poésie et qui devint, pour Coleridge notamment, presque une obsession. Les animaux eux-mêmes furent tout à coup intéressans et poétiques. N’étaient-ils pas, en effet, suivant l’expression de Coleridge, «des monades de l’Esprit infini? » — « Le même grand cœur ne bat-il pas dans les plus basses créatures comme dans les plus relevées? Les créatures sans raison ne peuvent-elles, plus peut-être que les raisonnables, avoir ces idées innées, ce souvenir d’un état antérieur, cette prévision d’un état futur, obscurcie parfois chez l’homme peu cultivé? » On reconnaît l’idée de la métempsycose, qui lui fut toujours chère, — à ce point qu’il croyait parfois retrouver en lui des vestiges d’une première vie et que, quand il eut un fils, il écrivit un sonnet sur cette idée de Platon que, « notre âme existait quelque part avant de revêtir sa forme humaine. » C’est pourquoi il respectait et aimait très sincèrement (son journal en fait loi) tous les êtres de la création. Avec une simplicité touchante, il adressait une pièce de vers « à une feuille de myrte, » « à une fleur, » « à un jeune ânon dont la mère était attachée près de lui. « Il prenait, nous dit-on, en si grande pitié les ours de foires, les cochons de fait et même les araignées, que son ami Charles Lamb lui proposait en riant « d’entrer en correspondance régulière et poétique avec les animaux et insectes déshérités. » En 1792, un certain Taylor avait bien publié un petit traité fort sérieux, intitulé : les Droits des bêtes. Quid rides? pour faire suite à la Déclaration des droits de l’homme. Il y proposait l’égalité absolue entre toutes les créatures, l’interdiction de toute nourriture animale et surtout l’étude attentive du langage des animaux, afin qu’on pût converser avec eux. Personne ne fut tenté d’en rire dans le petit clan romantique, et, s’il y eut un sceptique, ce ne fut ni le pythagoricien Coleridge, ni Wordsworth, ce chantre des coucous, des ânes, et des enfans idiots. La nature leur semblait à tous trop profondément divine.

Car c’est toujours l’idée religieuse qui est au fond de leur morale comme de leur esthétique. C’est de là que leur vient ce culte de la nature, qui n’est pas, — on le verra tout à l’heure, — une simple jouissance de poète et de lettré, mais un article de foi. Croire en la nature, c’est croire en le divin. Se tremper en elle, c’est se fortifier pour la vie. « Ne cherchez pas le salut dans le changement du gouvernement, mais apprenez à aimer la nature. » Voilà, à coup sûr, une politique de poète et de mystique. Comment s’étonner qu’ils aient fini par renier la Révolution? Ils n’avaient eu horreur ni du comité de salut public ni de la justice du peuple; mais ils ne réussirent pas à croire en une révolution antireligieuse. Du jour où elle se fit athée, ils se mirent à douter d’elle. Elle leur avait paru tout idéale et presque miraculeuse. Ils s’aperçurent qu’elle n’était que trop humaine et que la statue avait des pieds d’argile. En attaquant la Suisse et en se faisant conquérante, elle leur parut fratricide et choqua leur raison. Mais en devenant impie et en quittant Rousseau pour Diderot, elle leur sembla monstrueuse et choqua leur foi : « O France adultère et aveugle qui te railles du ciel! » s’écriait Coleridge en 1798. Vers la même époque, il écrivait dans son journal : « Donner au peuple, aux ignorans, un pouvoir quelconque, si atténué et si faible soit-il, dans le gouvernement de l’État, c’est bien certainement s’écarter de la règle du plus grossier sens commun et de l’expérience la plus vulgaire. » On voit que l’idée démocratique n’avait jamais jeté de racines bien profondes dans cet esprit, et l’on en dirait autant de Southey ou de Wordsworth. Mais il leur resta, à défaut d’une théorie politique, un sentiment qui devait renouveler la poésie anglaise, la philanthropie, ou — si ce mot semble trop étroit et trop peu juste, — une idée toute religieuse de leur mission sociale : — Et ce fut le premier élément de leur mysticisme poétique.


II.

Du même coup, l’imagination de Coleridge, dégoûtée du monde réel, se réfugia avec persistance dans le surnaturel. La réaction n’a rien que de logique : à ceux qui ne se sentent ni le goût ni le moyen de prendre la réalité corps à corps, le monde des rêves offre le plus sûr et le meilleur asile, sans compter que, pour lui, le surnaturel fut toujours matière de foi : il y croyait aussi naturellement que d’autres croient en la raison, et il lui arriva de se brouiller avec son ami Wordsworth, parce que celui-ci ne prenait pas au sérieux quelques légendes qu’il lui contait. Aussi, quand, en 1796, il eut fait la connaissance de ce compagnon de sa vie littéraire, dont le nom ne peut ni ne doit être séparé du sien, et qu’ils projetèrent de publier ensemble un recueil de poèmes, Coleridge se hâta d’y insérer le chef-d’œuvre de la poésie fantastique. Le recueil, qui parut en 1798 et dont on peut dire que date la poésie anglaise moderne, se nomme les Lyrical Ballads ; le chef-d’œuvre est la Chanson du vieux marin qui forme la première pièce du recueil.

Cela se passe on ne sait où ni quand, mais plus vraisemblablement au moyen âge.

Au seuil d’une salle de fête, où se célèbre une noce, un vieux marin, « à l’œil perçant, » arrête un jeune homme; il pose sur son épaule sa main décharnée; l’adolescent, effrayé, veut fuir ce fantôme; mais le "vieux marin a un charme dans le regard, et, vaincu par ce charme, l’adolescent écoutera, bien malgré lui, l’étrange histoire que voici.

Un vaisseau, ayant quitté jadis le port, fut surpris par une tempête qui l’entraîna vers le pôle sud, dans une mer inconnue où des brouillards éternels couvraient des glaces éternelles ; toujours le vaisseau allait, dit le vieux marin, « semblable à un homme qu’on poursuit de cris et de coups et qui, toujours foulant l’ombre de son ennemi, penche la tête en avant » :


Et maintenant vinrent ensemble brouillard et neige, — et il fit un froid merveilleux : — et de la glace, à hauteur de mâts, s’en vint flotter, — aussi verte que l’émeraude...

La glace était ici, la glace était là, — la glace était tout autour; — elle craquait et grondait, et mugissait, et hurlait; — Tels les bruits qu’entend celui qui tombe en faiblesse.

Enfin passa un albatros; — il vint à travers le brouillard; — Comme si c’eut été une âme chrétienne, — nous le saluâmes au nom de Dieu.

Il mangea une nourriture qu’il n’avait jamais mangée,— et tout alentour il vola. — La glace se fendit avec un bruit de tonnerre; — le pilote nous guida à travers les blocs.

Et un bon vent du sud se leva derrière nous; — l’albatros suivait, — et chaque jour, soit pour manger, soit pour jouer, — il répondait à l’appel des matelots. Parmi le brouillard et les nuées, sur les mâts et sur les haubans, — il se percha durant neuf soirées, — tandis que, toute la nuit, à travers le blanc brouillard, — luisait le blanc clair de lune.

« Dieu te garde, vieux marin ! — Des démons qui te tourmentent ainsi! — Pourquoi ce regard étrange? » — « C’est qu’avec mon arbalète — je tuai l’albatros. »


Voilà le crime du vieux marin, auquel s’associent, par leurs félicitations, ses compagnons. Dès lors, semblable au vaisseau fantôme de la légende, le navire est condamné à une lente et cruelle expiation. Un vent s’élève, qui l’emporte dans les régions brûlantes où l’on meurt de chaleur et de soif :


Dans un ciel chaud et tout de cuivre, — le soleil sanglant, à midi, — planait droit au-dessus des mâts, — pas plus grand que la lune.

Jour après jour, jour après jour, — nous demeurâmes sans un souffle ni un mouvement, — aussi immobiles qu’un vaisseau peint — sur un océan en peinture.

De l’eau, de l’eau partout, — et toutes les planches se contractaient, — de l’eau, de l’eau partout, — et pas une goutte d’eau à boire !

La mer même se putréfia : ô Christ! — que jamais cela ait dû se voir! — Même des êtres visqueux, avec des jambes, — rampaient sur la visqueuse mer!

Tout autour, en rond et en foule, — les feux de la mort dansaient la nuit; — l’eau, semblable aux huiles d’une magicienne, — brûlait verte, bleue et blanche.

Et quelques-uns, en rêve, connurent — l’Esprit qui nous tourmentait ainsi; — à neuf brasses au-dessous de la mer, il nous avait suivis — depuis la région du brouillard et de la neige.


« Cet esprit, — dit le commentaire marginal qui n’est pas la moindre curiosité de ce poème étrange, — était l’un des habitans invisibles de cette planète, qui ne sont ni des âmes ni des anges; on peut consulter à leur sujet le savant juif Josèphe et le platonicien de Constantinople, Michel Psellus. Ils sont très nombreux, et il n’y a ni climat ni élément qui n’en contienne un ou plusieurs. »

Dans leur angoisse, les compagnons du vieux marin veulent rejeter sur lui toute la faute, et, pour le signaler à la vengeance divine, ils lui attachent autour du cou le cadavre de l’albatros. Mais voici venir, à l’horizon, un vaisseau, ou, du moins, une apparition qui en a la forme : sur le soleil large et étincelant, ses voiles se détachent « comme des fils de la Vierge » dans un soir d’automne : et bientôt, ce navire surnaturel se rapprochant, le marin aperçoit deux fantômes debout sur le pont : l’un est la Mort; quant à l’autre,


Ses lèvres étaient rouges, ses regards hardis ; — elle avait les cheveux jaunes comme de l’or, — et la peau blanche comme celle d’un lépreux. — C’était ce cauchemar qu’on nomme « Vie-dans-la-mort, » — qui épaissit et gèle le sang de l’homme.

Ce squelette de navire vint près de notre bord, — et les deux spectres jouaient aux dés : — « La partie est finie. J’ai gagné ! » dit-elle (Vie-dans-la-Mort), — et elle siffla trois fois.

Le disque du soleil plonge; les étoiles jaillissent; — d’un seul bond vient la nuit; — avec un murmure lointain, sur la mer, — s’enfuit le vaisseau fantôme.

Nous écoutions et jetions sur le ciel des regards obliques ! — La peur semblait boire en mon cœur, comme dans une coupe, — le sang de ma vie. — Les étoiles se ternirent, la nuit s’épaissit, — la face du timonier, à la lueur de sa lampe, luisait, blanche; — des voiles tombait la rosée... — Enfin, au-dessus de la vague orientale, se leva — le croissant de la lune, avec une seule étoile — sur la pointe inférieure.

Tour à tour, à la clarté de la lune caniculaire, — sans même gémir ni soupirer, — chacun de mes compagnons tourna son visage dans une angoisse horrible, — et me maudit du regard.

Quatre fois cinquante hommes vivans, — sans que j’entendisse ni soupir ni gémissement, — d’un coup pesant, comme une masse sans vie, — tombèrent un à un.

Les âmes s’envolèrent des corps, — elles s’envolèrent à la félicité ou au malheur! — et chacune de ces âmes, en passant près de moi, — siffla comme siffle mon arbalète.


Alors un affreux supplice commence pour l’infortuné : debout sur le pont, « le cœur sec comme de la poussière, » il reste, seul vivant, parmi le charnier mouvant qu’est devenu le navire maudit, et toujours, dès qu’il ouvre les yeux, il rencontre les regards fixes de ses compagnons morts, braqués sur lui impitoyablement, dans une malédiction suprême. La folie le hante. Il lui semble que le ciel et que la mer « pèsent comme un poids sur son œil lassé. » Le sillon du navire devient rouge comme du sang; par derrière, des serpens « bleus, d’un vert lustré ou noirs comme du velours, » nagent dans des flammes d’or. Dans son délire, il bénit ces créatures de Dieu, et alors, par la pitié d’un saint sans doute, son cœur se détend : il prie, et l’albatros tombe dans la mer comme du plomb. La Vierge lui envoie le sommeil et la pluie libératrice.

Quand il s’éveille, il se sent léger comme un esprit; « je crus que j’étais mort en dormant et que j’étais un fantôme béni. » Cependant, l’orage gronde ; la foudre tombe en larges nappes; le vaisseau vole ; les matelots morts se sont levés : comme mus par un ressort invisible et surnaturel, ils manœuvrent les voiles. « Le corps du fils de mon frère se tenait près de moi et nos genoux se touchaient ; le corps et moi tirions sur la même corde ; mais il ne me disait rien. » En fait, tout cela n’est qu’illusion : une troupe d’esprits se joue de l’infortuné ; des chants d’oiseaux, des sons d’instrumens, le murmure d’un ruisseau, frappent ses oreilles; un esprit qui glisse dans la mer pousse le navire. Puis, tout à coup, le vaisseau bondit « comme un cheval qui piaffe » et le marin s’évanouit. Quand il sort de cette nouvelle torpeur, deux voix parlent près de lui : « Vole, mon frère, vole! plus haut, plus haut! » Cette fois, c’est « le pouvoir angélique » qui le protège : voici, là-bas, la terre natale, les rochers familiers, la baie silencieuse, le phare étincelant ; voici, au-devant du navire, des apparitions nouvelles :


A peu de distance de la proue, — étaient des ombres rouges ; — je tournai les yeux vers le pont : — Oh ! Christ ! que vis-je là ?

Chaque corps était étendu à plat et sans vie, — et, par la sainte croix ! — un homme lumineux, un séraphin, — se tenait sur chaque corps.

Cette troupe de séraphins agitait les mains; — C’était un céleste spectacle. — Chacun se tenait, comme pour faire des signaux à la terre, — dans sa lumineuse beauté... — Ils ne disaient rien, mais le silence entrait, — comme de la musique dans mon cœur!


Le supplice est fini, l’expiation a son terme. Le navire s’enfonce dans les flots. Une barque, sur laquelle se trouve un saint ermite, recueille le marin, qui, maintenant, s’en va contant son histoire aux jeunes gens : « garçon de noce! cette âme a été seule sur la vaste, vaste mer : et cette mer était si solitaire que Dieu même en semblait absent! » Mais aujourd’hui que l’âme a versé dans le sein d’autrui son terrible secret, la paix est revenue avec le pardon. Oh ! comme il fait bon vivre parmi les hommes ! aller tous ensemble à l’église avec « les jeunes gens et les joyeuses jeunes filles, » et se répéter que « celui-là prie le mieux, qui aime le mieux toutes les créatures! « 


He prayeth well, who loveth well
Both man, and bird, and beast !


C’est la morale de cette œuvre singulière, qui n’a qu’un défaut, à notre sens, — et c’est précisément d’avoir une morale. Car nous sommes en droit de dire au poète : « Nous vous avons suivi sur un océan de mystères, de songes, d’inquiétantes rêveries, où jamais mortel n’a pénétré avant vous. Vous vous êtes institué notre guide dans ces régions inexplorées et presque maudites. Avec une complaisance visible, vous nous en avez révélé les secrets, souvent horribles, et nos yeux se sont emplis d’images inconnues, nos oreilles de bruits étranges, nos narines de parfums rares : tous nos sens surexcités se sont, en quelque sorte, affinés, comme il arrive dans les atmosphères factices et dans les milieux artificiels. Votre ivresse nous gagne. Semblables à ces mangeurs de lotos, qui s’oublièrent un soir sur les rivages de Thulé, à regarder le soleil miroiter sur les vagues, nous voici conquis par le charme mystérieux du pays des songes, et nous ne demandons qu’à rester sur cette grève d’où l’on voit passer, à l’horizon, les séraphins ailés qui poussent le vaisseau fantôme : car il y a une volupté maladive dans ces visions. Mais tout cet enchantement, vous le savez, ô poète, n’aura qu’une heure, et alors la chute sera rude, à nos imaginations surmenées, du rêve à la réalité. Que du moins votre musique surnaturelle meure doucement, dans le frémissement des accords, dans le prolongement des sonorités : ne nous ôtez pas d’un coup les voluptés entrevues : ne nous ouvrez pas ce paradis d’un nouveau genre pour nous en fermer la porte brusquement au nom de la morale. Ou du moins que votre morale soit d’un ordre un peu plus rare ; qu’elle s’éclaire d’un reflet d’en haut ; qu’elle s’accommode à cet état de notre âme que vous avez créé en nous. Laissez-nous croire qu’il y a plus d’une façon d’être sage et plus d’une manière d’être vertueux; mais, de grâce, ne nous donnez pas le droit de vous rappeler ce que le prince Hamlet disait à son ami Horatio sur la terrasse d’Elseneur :


There are more things in heaven and earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosophy.


Il y a plus de choses, ô poète, dans le ciel et sur la terre que n’en rêve votre philosophie! »

Accordons du moins à Coleridge qu’on n’a jamais décrit plus merveilleusement quelques-unes des choses qu’il lui a plu de décrire. Jamais le surnaturel n’a pris forme plus concrète, plus précise, plus réelle; jamais l’obsession n’a été plus poétique; jamais « le vertige du cerveau » n’a été plus séduisant. Mais c’est un vertige et c’est une obsession. Sur la génération qui goûta la Chanson du vieux marin, comme aussi sur la précédente, un vent de folie avait passé : c’est le poète Collins sanglotant tout haut dans les églises; c’est Cowper tremblant toute sa vie de la crainte des feux de l’enfer et répondant à ses amis sur son lit de mort : « Je sens un désespoir inexprimable ; » c’est Burns noyant sa raison dans la boisson ; c’est Southey devenant idiot à force de travail; c’est l’acteur Maturin écrivant, pour être plus inspiré, avec une hostie consacrée sur le front; c’est Lamb devenant fou et, après six semaines passées dans un asile, écrivant à Coleridge : « Ne croyez pas avoir goûté toute la grandeur et tout l’emportement de l’imagination, avant d’avoir perdu la raison ; » ce sera enfin, tout à l’heure, Coleridge lui-même, s’adonnant, comme son ami de Quincey, à l’opium, et ruinant sa volonté en même temps que son intelligence par la folie de l’ivresse. D’où venait donc ce vent de malédiction et en quel lieu du monde s’était-il déchaîné? « L’épidémie, — c’est M. Brandl qui parle, — commença en Allemagne par Lenz et Hölderlin : le goût des brumes y prenait la forme de la métaphysique : au-delà de la Manche, il prit celle de la folie poétique. » Je ne sais ce qui en est de la métaphysique, qui semble traitée ici un peu cavalièrement; mais le fait même de l’influence germanique, non-seulement dans le Vieux marin mais encore dans tout ce que Coleridge écrira désormais, est indéniable. Comme le plus clair de cette influence a été une exaltation du sentiment, il n’y a pas à s’étonner qu’elle ait produit, entre autres résultats, celui que nous venons de dire. Seulement, on se tromperait fort en croyant qu’elle s’est bornée là, et, pour nous en tenir à la poésie, on n’exagère pas en disant que, par le fait de la littérature allemande, l’idée que s’en faisaient les Anglais s’est modifiée, élargie et approfondie.

Or c’est précisément au moment où parut la Chanson du vieux marin, en 1798, que cette action de l’Allemagne devient sensible. Des choses allemandes, le XVIIIe siècle n’avait presque rien su. Goldsmith, à qui l’on vantait la sublimité de la pensée germanique, répondait dédaigneusement que « si les anges écrivaient, ils n’écriraient pas d’in-folio. » — « Tout ce qu’on savait de l’Allemagne, — lisons-nous dans la Revue d’Edimbourg, — c’est que c’était une vaste étendue de pays, couverte de hussards et d’éditeurs classiques; que, si vous y alliez, vous verriez à Heidelberg un très grand tonneau et que vous pourriez vous régaler d’excellent vin du Rhin et de jambon de Westphalie. » Peu de gens apprenaient l’allemand, et encore c’était dans un dessein purement commercial. Quand Werther et quand les premiers drames de Schiller parurent, ils excitèrent un vif enthousiasme chez les jeunes romantiques ; mais c’était moins pour leur mérite littéraire que pour le ferment révolutionnaire qu’on y trouvait. Lorsque, « par une nuit d’hiver et dans un vent déchaîné, » Coleridge fut pour la première fois ces Brigands où le poète allemand avait mis toutes les rancunes de sa jeunesse, c’était encore la révolution française qu’il aimait à travers Schiller. En réalité, ce fut Lessing qui lui révéla l’Allemagne, parce qu’il était, comme lui, théologien en même temps que poète. C’est la patrie de Lessing, une nation profondément philosophique, rêveuse et aussi peu « jacobine » que possible, qu’il désirait connaître. L’occasion s’en trouva bientôt : des patrons généreux lui offrirent de payer les frais de son voyage. En septembre 1798, il partit avec Wordsworth. Son séjour dura dix mois; il en profita, non-seulement pour apprendre l’allemand à fond, et pour observer très soigneusement les choses et les gens, mais encore pour se bourrer de littérature, de philosophie et de science. A Gœttingue, où il alla étudier, il n’apprit pas seulement l’histoire de la littérature allemande, mais encore la philologie, la zoologie, la théologie critique : est-ce qu’il n’y a pas, au fond de tout romantique, un « encyclopédiste » qui sommeille ? Il découvrit Kant, alors presque inconnu en Angleterre. Surtout il dut beaucoup à Lessing : ce « formidable incroyant, » comme il dit, lui ouvrait tout un monde qu’il ne soupçonnait pas, le monde de l’esthétique. Si Coleridge a eu, dans la littérature anglaise, une action réelle et durable, c’est par son esthétique, et cette esthétique lui venait en grande partie d’Allemagne. Non-seulement c’est dans les écrivains allemands, dans Kant, dans Schlegel, dans Jean-Paul, qu’il a pris une haute idée de cet ordre d’études ; mais c’est d’eux encore que lui vient, — je ne dirai pas sa méthode, puisque son caractère essentiel est de n’en pas avoir, — mais l’esprit dans lequel il a conçu la critique des œuvres d’art. Seulement, ici encore, et jusque dans ses emprunts, sa nature a pris le dessus. Toutes les idées qu’il doit aux Allemands, et dont quelques-unes étaient assez nuageuses déjà, il les a noyées dans je ne sais quel brouillard de la pensée. Suivant la remarque de Hazlitt, il semble, quand on le lit, qu’on voie des mouches danser dans le soleil couchant. Il a été plus Allemand que les Allemands eux-mêmes, et quand il revint en Angleterre, au mois de juin 1798, il rapportait cette chose unique, presque indéfinissable et plus curieuse que belle, qu’on pourrait nommer, — si les mots ne juraient, — le mysticisme critique.


III.

En Angleterre, comme en Allemagne et en France, — bien qu’avec moins de rigueur, — l’école classique avait eu pour caractères essentiels, tout d’abord qu’elle se proposait pour objet l’étude de l’homme dans les manifestations les plus générales de son esprit et de sa sensibilité ; ensuite, qu’elle divisait cette étude suivant un ordre logique; enfin, qu’elle en tirait des conclusions pratiques, soit pour la conduite de la vie, soit pour le gouvernement des intelligences. Du premier de ces caractères, il résultait que la nature, c’est-à-dire la raison, c’est-à-dire encore ce qu’il y a d’universel en chacun de nous, était l’objet propre de la littérature; or s’il n’y a rien de plus vaste qu’un pareil objet, il n’y a rien non plus, en un certain sens, de plus précis, puisqu’il n’y a rien de plus commun et par suite de plus aisément vérifiable pour tous. D’autre part, la théorie classique divisait la poésie suivant un ordre logique : il y avait autant de « genres » que de façons d’envisager l’étude de l’homme, dont nul ne devait, sous peine de déchéance, empiéter sur son voisin : défense à la comédie de se faire tragique, à l’ode de déborder sur la satire, à l’épopée de tourner au lyrisme. Enfin le poète ne devait jamais perdre de vue qu’après avoir dégagé les traits principaux de la nature humaine, il convient de tirer de cette étude des principes, soit pour mieux régler et diriger les écrivains eux-mêmes, — et c’était la « poétique, » cette branche si féconde de la littérature du XVIIIe siècle ; — soit pour répandre la vérité dans les esprits, — et c’était la poésie philosophique, triomphe de Pope; — soit enfin pour éclairer l’homme sur ses devoirs, — et c’était la poésie morale ou satirique, chère à Johnson comme à Boileau. On le voit; partout des divisions nettes et des définitions précises : par suite, des principes très clairs et, en poésie comme en morale, des règles très simples. La révolution romantique, on l’a dit souvent, eut pour caractère principal de substituer à l’étude de l’homme en général l’étude de l’homme individuel, c’est-à-dire du « moi. » Or, autant l’objet de la poésie classique était précis, autant celui-ci était vague ; car il n’y a rien de plus « divers » et de plus « ondoyant » que le « moi. » Il suivit de là que l’étude de ce « moi, » étant peu définie dans son objet, fut peu méthodique : de là vint la disparition, du moins apparente, des « genres. » Par suite encore, l’idée qu’on se faisait de l’homme s’obscurcit et se brouilla : de là vint la disparition de toute poésie purement et proprement didactique ; car on ne tire de conséquences pratiques que de ce qui est clairement défini en théorie. Ainsi toute l’idée que l’époque classique se faisait de la poésie s’écroulait d’un coup. Voyons ce que Coleridge y substituait.

Tout d’abord, une vue confuse des choses: au lieu d’éclaircir les questions par l’analyse, il les embrouille à plaisir, pour les voir de trop haut et de trop loin. Il n’examine pas, ne discute pas, ne raisonne guère: à vrai dire, il ne prouve rien. Il se contente de faire appel au sens intérieur, à l’admiration ou à l’enthousiasme moral. C’est un critique inspiré, — autant dire le contraire d’un critique. Voilà pourquoi il manque de deux choses, dont l’une au moins est essentielle : il n’a point d’esprit, et, dans une certaine mesure, il n’a point de sens commun. Nous aimons, en France, à n’être dupes de rien. Nous ne voulons pas être surpris, et, jusque dans l’émotion nous gardons un sourire toujours prêt, qui, nous rassurant sur notre supériorité, nous vengera au besoin d’avoir été sensibles. Les étrangers nous font volontiers un reproche de cette froideur apparente ; Coleridge nous en fait un crime. Il faut voir de quel ton, dans les conférences qu’il a prononcées à différentes époques sur Shakspeare[3], il venge son poète du reproche d’avoir eu cela de commun avec Sheridan ou avec Voltaire, un peu d’esprit. Shakspeare spirituel ! Y songez-vous? Pour rien au monde, nous n’y saurions consentir. Sachez que Shakspeare n’a point d’esprit, il n’a que de la « fantaisie, » ce qui est bien différent : car « l’esprit combine des mots, au lieu que la fantaisie combine des images, » et si d’aventure vous trouviez des calembours dans le « grand Will, » apprenez que ce sont autant de symboles, sous lesquels se cache « non une mode, mais un élément permanent, » c’est-à-dire métaphysique. Car Shakspeare n’est pas seulement ce que vous pensez, à savoir le peintre infiniment varié, prodigieusement expressif de la vie : « C’est un mystique et un enthousiaste. » Chacune de ses paroles est un enseignement ; chacune de ses vues ouvre tout un horizon, et il n’y a que de savoir s’y prendre pour trouver chez lui, comme dans la Bible, tout un art de vivre et un art de mourir. Ne croyez pas, au moins, qu’il soit indécent: cela est bon pour « les imitateurs serviles des Français : » cherchez bien, et sous les discours plus que lestes de Roméo ou dans les calembours grivois de Bénédict vous trouverez des vues profondes sur l’univers. Si parfois vous ne comprenez pas celui qui fut tout à la fois le plus grand des poètes et le plus grand des sages, ne vous en prenez qu’à vous-même. S’il vous choque, accusez votre niaiserie. S’il vous semble obscène, plaignez votre pruderie déplacée ou votre courte vue. « Car il a connu la nature humaine dans ses rouages les plus délicats et les plus intimes, et jamais il n’a écrit un mot ou une pensée, soit en vain, soit hors de propos : » — Et voilà précisément pourquoi la critique de Coleridge est brouillée parfois avec le sens commun.

Mais de ce qu’il a été, en Angleterre, un des inventeurs de cette maladie de l’intelligence qui est la « shakspearomanie» et de ce qu’il a poussé une idée juste en somme à quelques extrémités ridicules, n’allons pas conclure, au moins, que c’est un esprit médiocre et n’érigeons pas nos préférences en principes. Nous n’aimons pas, de ce côté de la Manche, les hommes qui se mêlent de tout à la fois. Nous nous défions des poètes mystiques et des philosophes poètes. Nous n’avons jamais cru, notamment, à la philosophie de Victor Hugo. Nous voulons que les esprits se classent en catégories, comme les œuvres en genres.

Or Coleridge ne veut plus des genres et il ne croit pas aux catégories. Tout est dans tout, et les divisions que la raison met dans les choses, elle les tire d’elle-même et les impose, comme un cadre factice, à la réalité. Voulez-vous toucher le fond de cette intelligence? Écoutez-le parler des mystiques comme Jacob Bœhme, comme Fox ou comme William Law : « Les écrits de ces mystiques contribuèrent dans une large mesure à empêcher que mon esprit ne s’emprisonnât dans un système dogmatique quelconque... Ils me donnèrent un pressentiment vague, mais actif et bien vivant, que tous les résultats de la pure réflexion avaient en eux des germes de mort, qu’ils étaient pareils aux branchettes et aux ramilles qui font un bruit sec en hiver ; il fallait, pour que mon âme y trouvât une nourriture et un abri, qu’une sève y vînt de quelque racine que je n’avais pas encore découverte. S’ils étaient trop souvent, dans le jour, un nuage mouvant de fumée à mes yeux, ils n’en étaient pas moins une colonne de feu pendant la nuit, tandis que j’errais dans la solitude du doute, et ils me permettaient de longer, sans les traverser, les déserts sablonneux de l’incrédulité. » Le passage est curieux à plus d’un titre, et, si l’on faisait ici une étude des opinions religieuses de Coleridge, il y aurait fort à dire sur le fond même des idées. Mais nous ne cherchons qu’à définir un genre d’esprit, et il me semble que celui-ci peut se classer de prime abord : c’est un voyant, un de ces hommes dont l’Angleterre a fourni tant d’exemples en philosophie, en religion, en littérature. Il y avait du voyant en Carlyle et il y en avait dans ce grand manieur d’idées qui vient de mourir, Robert Browning ; il y en avait dans l’Anglais Shelley, comme dans l’Américain Emerson. A tous « le cœur tient lieu de cerveau. » Ils ne croient pas en la pensée pure ; ils la sentent limitée, bornée et pesante ; ils rêvent d’une faculté plus ailée, plus souple, plus agile, seule capable de dénouer les nœuds du réseau mystérieux qui nous étreint; ils ont le sentiment confus de la complexité du monde et de la complication de tout. « Vouloir des définitions de chaque mot, dit nettement Coleridge, c’est fermer la route à la vérité. » Le XVIIIe siècle avait cru en la raison et en l’analyse : ceux-ci ne crurent qu’en la divination et en l’intuition. Les uns avaient aimé les faits, les autres ne se complurent qu’aux symboles. Tandis que les uns avaient tout expliqué, les autres virent partout l’inexplicable et trouvèrent du miracle jusque dans le fait même de l’existence d’une société humaine. Tout leur sembla étrange, inouï et neuf, comme aux enfans : c’est pourquoi ils ont l’admiration si facile et si profonde, et c’est pourquoi ils ont divinisé Shakspeare, Ils avaient un continuel besoin d’étonnement, de sublimité, d’adoration; mais l’adoration ne critique pas et n’explique rien; elle s’attache à l’ensemble et néglige volontairement les détails. Par suite, toute division leur sembla factice; car, au fond, tout est un : de quel droit séparons-nous ce que la nature a lié? Ayons plutôt le culte du « grand tout; » agrandissons nos esprits jusqu’à embrasser l’universel, au lieu de les rapetisser jusqu’aux faits particuliers; échauffons nos imaginations jusqu’à vivre de la vie des choses. « Soyons, — c’est Coleridge qui parle, — variés et individuels comme la vie même. » Au fond, nous n’avons que de courtes et brèves expériences de ce qui est ; nous ne connaissons de la vie que les formes les plus rudimentaires et les plus basses. Donc, ne rendons ni clair ce qui est confus, ni simple ce qui est complexe; mais sachons tenir nos pensées dans un crépuscule perpétuel (c’est ce que ne dit pas Coleridge, mais c’est ce qui est), quitte à voir le soleil face à face, de temps à autre.

Quel sera donc le but de la poésie? Ce sera, suivant une formule de Jean-Paul, — l’un des écrivains à qui Coleridge doit le plus, — « d’entourer la nature finie de l’infinité de l’idée; » en d’autres termes, de voir partout, derrière l’objet concret, son symbole, derrière le monde des apparences, le monde des réalités, et derrière le fini, l’infini. Or l’idée de cet infini, prenons-y garde, est, en dernière analyse, ce qu’il y a de plus personnel, de plus irréductible et de moins communicable en chacun de nous. Otez de l’homme ce qu’on est convenu d’appeler la raison : supprimez en lui tous les sentimens les plus communs, tels que l’ambition, l’envie ou l’amour, qui tous supposent la société de nos semblables et qui n’ont plus de raison d’être chez le solitaire, que reste-t-il, sinon cette idée ou ce sentiment, le plus intime de tous, de notre destinée individuelle, sentiment profondément ancré en nous et rebelle à toute idée de partage? Ce n’est, en somme, que l’idée de notre insuffisance et de notre petitesse : c’est parce que nous sentons notre destinée incomplète et nos efforts pour la réaliser impuissans que nous cherchons à nous élever au-dessus de notre condition présente. Je ne sais si, comme le veut Mme de Staël, « ce que l’homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l’incomplet de sa destinée. » Mais il est clair que, douloureux ou non, ce sentiment est ce qu’il y a de plus vivant en même temps que de plus caché en nous : c’est ce qui constitue proprement notre être moral, puisque c’est ce qui nous différencie de nos semblables et nous préserve d’être engloutis dans le torrent de l’espèce. Quoi qu’on puisse nous dire des fins de l’humanité, quoi qu’on puisse nous révéler de la marche du monde et quelque probabilité qu’on nous donne du sort qui attend notre race, il y aura toujours dans ces conjectures, un des élémens du problème qu’on aura négligé, — parce qu’il est insaisissable et qu’il n’y a de science que du général, — et cet élément, ce sera le « moi. »

Rechercher, comme l’avaient fait les classiques, ce qu’il y a de plus général en l’homme, c’était donc, au fond, insister surtout sur le côté social de notre nature et le mettre en pleine lumière ; c’était peindre la communauté humaine, telle qu’elle s’agite et se démène sous nos yeux. L’Andromaque de Racine, le Cid de Corneille, le Satan de Milton, le Volpone de Ben Jonson, autant de généralisations, autant d’abstractions, autant de résumés de mille observations et expériences. Mais le Manfred de Byron? mais l’Alastor de Shelley? mais l’Olympio de Victor Hugo? qu’est-ce donc qui les distingue, sinon qu’ils ne ressemblent et ne veulent ressembler à personne, qu’ils ont ou prétendent avoir leurs sentimens, leurs idées, leur morale, et qu’ils se soucient par-dessus tout de leur destinée? Tous, ils gémissent d’être enfermés dans ce monde trop étroit; tous, ils prétendent à une destinée plus noble; tous, ils se désintéressent du présent et se réfugient avec angoisse dans l’avenir. Le triomphe du poète sera donc de nous offrir, suivant l’expression un peu nuageuse de Coleridge, « non pas une simple image, mais un sentiment sublime de l’inimaginable. » Les mots ne peuvent tout dire ; même ils ne peuvent exprimer que ce qu’il y a de plus grossier et de moins parfait en nous, car qui dit langage dit abstraction, et abstraire, c’est généraliser. Donc nous n’exprimerons jamais ce qu’il y a de plus précieux en nous-mêmes; jamais nous ne forcerons la porte du sanctuaire intime, jamais nous ne révélerons notre « moi. » Tout ce que nous pouvons faire, c’est de soulever un coin du voile, c’est de laisser filtrer une lueur de la lampe mystérieuse ; c’est, en un mot, de « suggérer » nos idées et nos sentimens, expérience toujours hasardeuse et attente souvent trompée ; car ou nous risquons de rester incompris, ou nous n’éveillerons d’écho que dans de rares âmes semblables à la nôtre. Mais, pour hasardeuse qu’elle soit, l’expérience vaut pourtant qu’on la tente ; car il n’y va pas d’un simple jeu de l’imagination, mais bien de nos intérêts les plus élevés, en même temps que les plus graves. « La poésie est la fleur et le parfum de tout le savoir humain, de toutes les pensées humaines, de toutes les passions, de toutes les émotions, de tout le langage de l’homme, » et « aucun homme n’a encore été un grand poète sans être du même coup un grand philosophe. » Ne disons donc pas : qu’importe, après tout, que la Gelée de minuit ou que Lewti fasse, ou non, les délices d’un cercle d’initiés? Peinons plutôt pour comprendre les poètes, sûrs que nous sommes d’y trouver, non pas seulement des rêveries ou des rimes, mais encore un reflet de cette flamme intérieure que les savans poursuivent en vain et qu’il n’est donné qu’aux artistes d’entrevoir, le « moi » de l’homme.

On pressent à quel point une vue aussi ambitieuse a modifié le rôle du poète. Malherbe comparait simplement l’importance du faiseur de vers à celle du joueur de quilles. Coleridge éleva la dignité de la poésie jusqu’à l’apostolat: « Le poète n’est pas seulement l’homme qui doit résoudre le problème de l’univers : il est encore celui qui sent où ce problème n’est pas résolu. » Il unira toute la subtilité du penseur à toute la candeur de l’enfant. Il saura se retrouver dans les labyrinthes de la métaphysique la plus ardue, tout en gardant intacte la jeunesse de sa pensée. Il se persuadera que rien ne se touche de plus près que la religion et la poésie : « Le plus grand point de ressemblance qu’il y ait entre elles est que toutes deux se proposent le perfectionnement indéfini de notre nature. » Nos romantiques français ont bien dit quelque chose d’analogue, et Chateaubriand ne s’est pas fait faute de prouver, dans un chapitre du Génie du Christianisme, « que l’incrédulité est la principale cause de la décadence du goût et du génie. » Mais ils n’ont jamais si ouvertement affiché la prétention de moraliser que Wordsworth, disciple et ami de Coleridge, l’a fait dans une de ses préfaces : « Le poète est le rocher qui défend la nature humaine : il en est le soutien et le sauveur, qui porte en tout lieu avec lui l’affection et l’amour... Par la passion et par la science, le poète unit tout le vaste empire de la société humaine, aussi loin qu’il s’étend, et sur la terre, et dans le temps. » Cela est proprement anglais, et peut passer pour un trait de race.

Ce qui n’est guère moins anglais, c’est « l’ésotérisme » auquel cette doctrine a, par la suite, abouti. Par un contraste curieux, et pourtant bien explicable, plus l’importance du poète grandissait, plus il se confinait dans un petit cercle d’idées et dans un étroit cénacle de lecteurs. Si la poésie anglaise moderne s’est complu dans l’étude des recoins de l’âme, des bizarreries de la pensée et des exceptions du sentiment; si le goût d’une certaine psychologie morbide est allé se développant ; si Dante Gabriel Rossetti a écrit la Damoiselle bénie et Robert Browning certains morceaux de ses Dramatis personœ, qui faut-il en accuser, ou en féliciter, si ce n’est celui que Shelley nommait «le psychologue à l’âme subtile? » A force de se replier sur soi-même, de s’écouter et de se regarder vivre, de noter précieusement toutes les manifestations, même les plus légères, de la vie intérieure, de cultiver enfin, comme on cultive quelque plante exotique, une idée solidaire et maladive, on en vient, par une conséquence naturelle, à une sorte de dilettantisme spécial, qu’on appellerait assez justement «l’alchimie des âmes. » Alchimistes, tous ceux qui croient, avec Coleridge, que l’essentiel n’a pas été dit sur l’homme et qu’il reste à chercher je ne sais quelle pierre philosophale ou quel élixir dans le fond de notre être pensant; alchimistes, ceux que hante l’idée de l’inconnu et de l’innomé, et qui écrivent en tête de leur œuvre cette phrase du vieux Thomas Burnet : Facile credo, plures esse naturas invisibiles quam visibiles in rerum universitate ; alchimistes enfin, ceux qui se complaisent dans les accouplemens d’idées hétéroclites, de sentimens inconciliables et de sensations opposées. Cette préciosité d’un nouveau genre ne s’est pas, — disons-le, — développée entièrement dans Coleridge, parce qu’il avait à un trop haut degré le besoin de convaincre et d’agir : le théologien, le politicien et le critique ont fait contrepoids au poète. Pourtant la tendance est en lui. Un soir que Wordsworth lui avait récité son poème « sur le développement de l’esprit individuel, » il se prit à songer à sa propre vie inutile, à envier son ami plus laborieux et plus persévérant que lui, à regretter tant de projets de sa jeunesse qu’il n’avait jamais réalisés:


Ah! comme j’écoutais, le cœur triste, — je sentis les pulsations de mon être qui se ranimait, — et de même que la vie revient aux noyés, — la joie de vivre, se rallumant, fit se lever en moi une foule de souffrances : — les vives angoisses de l’amour, s’éveillant comme un enfant — turbulent, avec un cri d’angoisse dans le cœur; — les craintes obstinées, qui fuyaient le regard de l’espérance ; — l’espérance qui se distinguait à peine de la crainte; — le sentiment de la jeunesse passée et de la virilité venue en vain, — du génie reçu et de la science acquise en vain ; — et toutes les fleurs cueillies dans les bois sauvages — et toutes celles qu’avait cultivées le travail patient, et toutes celles — qui s’étaient ouvertes pour nous deux, toutes — répandues sur mon cadavre, apportées sur mon cercueil, — enfermées dans la même bière, destinées à la même tombe !


Ainsi, à force de se faire philosophique, la poésie devient subtile et obscure. C’est que tout n’est pas matière à littérature, même dans les rêveries des mieux doués : que de preuves dans l’œuvre si noble, si large, si abondante, mais si touffue, si inégale, et, par endroits, si puérile, de Wordsworth ! Et, comment en serait-il autrement? Ce qu’il y a de mortel dans l’ésotérisme poétique d’un Coleridge, c’est précisément qu’il est une surexcitation factice du « moi, » une exaltation continue de facultés exceptionnelles, un paroxysme de la sensibilité. On se lasse vite d’être en état de crise, et c’est pourquoi Coleridge a si peu écrit de vers : il ne pouvait se résoudre à prendre la plume que pour noter, suivant son mot, « de neuves et frappantes images ; » chacun de ses petits poèmes, — j’entends ceux qu’on lit, et il n’y en a guère plus d’une douzaine, — est, si je puis dire, un spasme de l’imagination. Il faut, pour goûter Kuhla Khan ou Christabel, avoir un peu la fièvre et beaucoup de temps à perdre : car il y a un peu d’opium dans chacun des vers de Coleridge.

Rien n’aggrave cette disposition comme le culte que les romantiques anglais avaient voué à la nature. Car, si l’on peut bien dire que Victor Hugo et que Lamartine aient adoré, eux aussi, la nature physique, on ne peut pas dire qu’ils l’aient déifiée, comme Coleridge ou comme Shelley. Il y a toujours, d’un Français à un Anglais, même de génie, une différence de degré dans l’enthousiasme : plus de passion peut-être et plus d’entraînement tout d’abord chez l’un, mais plus d’application, plus de candeur, et, finalement, plus de religion vraie chez l’autre. Où nous ne voyons qu’un jeu poétique et qu’un amusement de l’esprit, les gens du Nord, — on en peut croire Mme de Staël, — voient une doctrine, et le plus souvent une morale. A vrai dire, ce n’était pas une nouveauté en Angleterre, vers 1798, que de s’apercevoir qu’il existe un univers physique: jamais la nature n’y avait été, comme dit Rousseau, « morte aux yeux des hommes; » jamais le classicisme n’avait à ce point émoussé les sens, et l’on trouverait même, si l’on écrivait l’histoire du sentiment de la nature, jusque dans les années les plus sèches du XVIIIe siècle, une transition entre les grands tableaux, largement et magnifiquement brossés de Milton, — qui mourut en 1674, — et les toiles mignardes, mais si fraîches, de Thomson, — qui, dès 1726, publiait le premier chant des Saisons. Qu’avions-nous en France, vers 1726, qu’on put comparer, pour le pittoresque, à ce Thomson aujourd’hui si peu lu et pourtant si charmant? La nature était donc, quand vinrent les lakistes, province conquise : elle faisait partie intégrante de l’âme anglaise. Seulement ils épurèrent, spiritualisèrent, en un mot divinisèrent cette notion, et ici encore l’Allemagne, « patrie de la pensée, » les y aida. Dans cette religiosité qui saisit l’homme en face de l’univers, dans ce panthéisme larmoyant et moralisant, dans ce culte du grand Pan, il y avait plus de Schiller, de Jacobi, de Schelling ou de Herder que de Diderot ou de Rousseau. C’était bien, si l’on veut, la même religion de la nature qu’avait professée notre XVIIIe siècle; c’étaient les mêmes transports, les mêmes attendrissemens et les mêmes extases : c’était toujours cette formule très large et très vague, — la meilleure qu’on ait encore trouvée pour tous les doutes, toutes les souffrances, tous les actes de foi et toutes les négations, puisqu’elle a satisfait Diderot comme Châteaubriand et l’athée comme le croyant. Mais précisément parce que « religion de la nature », cela ne veut rien dire de précis et parce qu’on peut verser tous les vins, tour à tour, dans une même coupe, les romantiques anglais, s’emparant de cette formule, y mirent leurs aspirations propres, qui n’étaient ni celles d’un Diderot, cela est clair, ni même celles d’un Chateaubriand. Car la nature, au fond, n’est qu’un prolongement du « moi. » Nous croyons voir un ciel, des nuées, des montagnes ou des étoiles, mais ce n’est que l’ombre de nos pensées qui se projette sur un horizon idéal, qui s’y détache et qui nous leurre. Suivant la formule platonicienne de Coleridge, « tout ce qui frappe nos sens, je le considère comme un symbole, comme un seul et grand alphabet pour des esprits enfantins, et nous sommes placés dans ce bas monde, le dos tourné à la brillante réalité, afin que notre jeune intelligence puisse, sans blessure, connaître la substance d’avec son ombre. » Que croirons-nous donc, si cela est ainsi? Esclaves enchaînés dans cette caverne, que penserons-nous des fantômes que nous voyons défiler sur ce mur? Admettrons-nous que « la nature est un seul et même esprit, renfermant dans son sein des myriades de consciences, qui toutes font évoluer le dieu éternel?» Soupçonnerons-nous que « peut-être la nature animée n’est qu’une série de harpes organisées, de formes diverses, dont le tremblement se transforme en pensée quand passe sur elles le souffle plastique et infini de l’esprit, qui est à la fois l’âme de chaque chose et le dieu de toutes? » Serons-nous mystiques à ce point? ou, incapables de goûter les rêveries, admettrons-nous, avec M. Brandl, que « la logique de Coleridge était assez lâche » et qu’il avait « une tendance à se servir, pour penser, de son imagination plutôt que de son intelligence? » c’est à chacun de consulter ses goûts : car on ne discute pas les mystiques. Mais ce qu’il faut montrer, c’est à quel point une conception aussi flottante du monde et une aptitude aussi surprenante à saisir l’insaisissable peuvent modifier l’idée de la morale et celle de la poésie.

Dans un remarquable Essai sur le christianisme, Shelley écrivait un jour : « Nous vivons, nous nous mouvons, nous pensons; mais nous ne sommes pas les auteurs de notre être. Nous ne sommes pas les maîtres de notre nature complexe. Nous ne disposons ni de nos imaginations ni des états de notre âme. Il y a un Pouvoir qui nous environne, semblable à l’atmosphère qui entoure la lyre immobile, et dont le souffle fait vibrer nos cordes silencieuses... Jésus-Christ affirme qu’un être pur et doux ne manque jamais, à chaque pensée, de sentir, présentes en lui, les bienfaisantes et invisibles énergies qui l’entourent... Tout homme qui est libre de la souillure de la volupté et de la débauche peut s’en aller dans les champs et dans les bois : il aspirera des principes de joie et de renouvellement avec le souffle printanier, et, parmi les odeurs et les sous de l’automne, il trouvera quelque disposition plus divine, une délicieuse tristesse qui rend meilleur le cœur apaisé. » Pour qui connaît Shelley, le passage est significatif : ce n’est plus seulement ici la rêverie de Rousseau au bord de la Saône, au chant du rossignol : c’est un croyant qui s’incline sous une main toute-puissante ; c’est un mystique communiant avec son dieu; c’est une pensée qui trouve son bonheur à se laisser mener, et une volonté qui s’abandonne aux délices. Si, en effet, nous ne sommes que des jouets aux mains de ce Pouvoir qu’on ne nomme pas, si nous ne pouvons que courber la tête et fermer les yeux sous le mystérieux « vent d’ouest[4], » si le dernier mot de la sagesse est de laisser pétrir la substance de notre être par la nature, que nous restera-t-il, sinon d’adorer, dans toutes ses manifestations, l’être mystérieux et de mieux connaître, pour les mieux bénir, toutes les émanations de son intelligence? C’est, en effet, ce qu’ils ont voulu, et Shelley, et Wordsworth, et tous les « préraphaélites ; » ils ne pensaient pas tous de même sur le principe des choses, mais ils ont eu en commun ce mysticisme naturaliste, et c’est ainsi que la morale est devenue le but même de l’art. « Sanctifiez votre âme comme un temple, » avait dit Mme de Staël : nous avons entendu, en France, que le poète devait être capable, à ses heures, d’émotions religieuses; mais, au fond, notre vrai maître était Chateaubriand, pour qui la religion consistait surtout dans l’architecture gothique, dans le chant grégorien et dans les migrations des oiseaux. Aussi épris des images, mais plus soucieux des idées, les Anglais ont apporté à l’œuvre poétique plus de naïveté, de sincérité, de piété simple ; ils n’ont pas connu cet art de diviser une âme, si je puis dire, en cloisons étanches, mettant le scepticisme d’une part et de l’autre l’émotion religieuse et poétique, ni cet autre art, facile et banal, de s’émietter, qui est le dilettantisme. Ceux qui, avec Rossetti ou Burne Jones, essayèrent d’être des primitifs, soit en poésie, soit en peinture, le furent du moins par les pieux scrupules de la sincérité et se montrèrent en cela dignes de Giotto ou de Dante : c’est ainsi que Burne Jones a peint l’histoire du roi Kophetna, que nous avons vue au Champ de Mars, et que Rossetti, — qui, pour n’être pas « le divin Rossetti, » n’en est pas moins un poète très rare, — a écrit son poème du Portrait. Mais leurs précurseurs romantiques n’avaient pas la conscience moins rigoureuse. Non-seulement ils cherchaient ce que Giordano Bruno avait nommé « l’âme du monde, » mais encore ils voulaient découvrir l’âme de chaque chose et de chaque être. Ils croyaient qu’on ne choisit pas dans le divin. Tout semblait à Wordsworth également curieux et neuf : de même que l’histoire de la république de Venise n’a pas plus de droit à notre intérêt que celle de la petite paysanne Lucy Gray, de même il n’y a pas dans la nature d’objets plus nobles les uns que les autres. Un jour qu’il se promenait, pendant un orage, il aperçut un buisson d’épines : « Je me dis : Ne puis-je donc, par quelque invention, rendre durable l’impression que ce buisson vient de faire sur mes yeux? » Et, rentré chez lui, il écrivit son poème intitulé the Thorn. Coleridge ne note pas avec moins de soin le plus petit rameau, « la seule feuille rouge, la dernière de son groupe, » qui pend tout au haut de l’arbre, le gui faisant une tache verte sur un vieux chêne, la teinte « jaune verdâtre » du ciel, au couchant, le chanvre jeune et sa tige « à moitié transparente. » Rien n’est trop menu pour ces yeux avides. Il s’ensuit que leur poésie fatigue vite : de même on se lasse de voir des tableautins de maîtres hollandais. Rien de monotone comme ces sonnets de Wordsworth sur une cascade, sur un écho, sur une éclipse de soleil, ou sur la rivière Duddon. Mais rien aussi de touchant comme ce culte passionné et jaloux de la nature. Car, on ne saurait trop le redire, ce qu’ils y voient, ce ne sont pas des impressions à noter pour le plaisir, c’est avant tout le divin, et leur poésie est une façon d’adorer. Dès 1798, dans l’admirable poème qui termine le recueil des Lyrical Ballads, et qui a pour titre : « Vers écrits à quelques milles de l’abbaye de Tintern, » Wordsworth expliquait la part qui revient à la nature dans notre évolution morale. Après avoir rappelé que jadis il jouissait d’elle avec sensualité et qu’il n’y cherchait pas « ce charme plus rare qui vient d’une pensée, » il ajoutait :


Ce temps est fini. — Toutes ces joies douloureuses ne sont plus; — c’en est fait de ces vertiges et de ces enthousiasmes. Ce n’est pas pour cela — que je me laisse abattre; je ne me plains ni ne murmure; d’autres dons — sont venus, qui de cette perte, à mon sens, — m’ont bien dédommagé, car j’ai appris — à regarder la nature, non comme au temps — De la jeunesse folle, mais en écoutant souvent — la douce et triste musique de l’humanité, — qui n’est ni dure ni discordante, quoiqu’elle soit très puissante, — pour châtier le cœur et le courber. Et j’ai senti — une présence qui me trouble par la joie — de mes pensées qu’elle anime: sublime pressentiment, — de quelque chose qui se mêle à tout bien plus profondément, — dont la demeure est la lumière des soleils couchans, — et l’océan arrondi et l’air vivant, — et le ciel bleu, et l’esprit de l’homme : — un mouvement et un souffle, qui donne l’impulsion, — à tous les êtres puissans, à tous les objets de toute pensée, — et qui s’agite en toutes choses.


Et, comme un jour il restait assis sur une pierre, les yeux vagues et perdus dans un rêve, et qu’on lui demandait pourquoi ce silence et pourquoi ce recueillement, il répondit : « l’œil ne peut s’empêcher de voir ; — nous ne pouvons ordonner à l’oreille de ne pas entendre; — nos corps sentent, où que nous soyons, — avec ou malgré notre consentement. — De même je crois qu’il y a des pouvoirs — qui d’eux-mêmes agissent sur nos âmes ; — et que nous nourrissons notre esprit — En restant sagement passifs. »


That we can feed this mind of ours
In a wise passiveness.


IV.

Est-ce pour avoir trop pratiqué cette apathie du sage que, dès sa vingt-sixième année, Coleridge devint la proie de je ne sais quelles influences énervantes et affaiblissantes ? Nous voudrions le croire ; mais la réalité est plus triviale, et, si nous avons négligé de raconter par le menu cette seconde partie de sa vie, c’est qu’elle n’en vaut pas la peine. De bonne heure, il avait pris l’habitude de l’opium : il n’y trouvait d’abord qu’un calmant pour un mal physique ; il ne tarda pas à y trouver un excitant pour l’imagination ; peu à peu, l’habitude devint envahissante; il y laissa le peu de volonté qu’il avait Après quelques années passées dans le nord de l’Angleterre, au bord des lacs, — qui ont donné son nom à toute cette école poétique des «lakistes,» — il abandonna sa femme et ses enfans. De ce jour, il vécut aux crochets des autres, amis, éditeurs, directeurs de journaux; suivant la remarque de son biographe, il lui était resté, du communisme de sa jeunesse, un faible pour le partage des biens. En 1804, sa santé l’obligea de partir pour Malte, où il devint secrétaire du gouverneur de l’île. Il en revint, non sans peine, l’année suivante, ayant failli être arrêté en Italie, par ordre de Napoléon, pour un article de journal. De retour à Londres, il collabore à quelques journaux, fonde une revue, ébauche quelques conférences, et, faute de persévérance, échoue partout : les revues dépassaient difficilement le second numéro, et, quant aux conférences, l’orateur se faisait généralement excuser au dernier moment. Rien dans l’histoire littéraire ne donne plus complètement l’impression d’une vie manquée que l’âge mûr de cet homme qui, avec des parties si rares, eut la volonté si complètement paralysée.

Il finit par s’échouer, en 1816, chez un médecin de Londres, nommé Gillmann, qui se prit d’amitié pour lui et, à force de soins, le guérit de sa fatale habitude. C’est là, de 1816 à 1834, qu’il passa les dernières années de sa vie et qu’il trouva une sorte de renouveau. Ses dons de causeur, ou plutôt de discoureur, se développèrent à l’aise : même, il devint une manière de prophète, qu’on venait consulter sur la politique, la métaphysique et les questions religieuses. Thomas Carlyle fut de ceux qui le virent, et, par malheur pour Coleridge, il nous a laissé le souvenir de ces entrevues : « En ce temps-là, Coleridge trônait sur le sommet de Highgate-Hill, regardant de haut et Londres et sa fumée et son bruit, comme un sage échappé à la vaine bataille de la vie... Les services formels rendus par lui à la poésie, à la philosophie ou à toute autre province déterminée de l’art ou du savoir humain, avaient été maigres et misérablement intermittens ; mais, parmi les jeunes gens inquiets de vérité, il avait mieux que la réputation d’un littérateur, quelque chose comme celle d’un magicien ou d’un prophète. On croyait que, seul en Angleterre, il détenait la clé de la pensée allemande et autres philosophies transcendantes... Les esprits pratiques de ce monde ne faisaient pas grand cas de lui; mais pour les esprits naissans de la jeune génération, c’était un personnage crépusculaire et sublime, et il trônait semblable à une sorte de mage, enveloppé de mystère et d’énigmes : son chêne de Dodone murmurait des choses étranges, dont on ne sait si c’étaient des oracles ou du jargon. » On me pardonnera de citer encore quelques traits de cette caricature de génie. Carlyle décrit le jardin de Highgate, puis il ajoute : « Là, pendant des heures, Coleridge avait coutume de parler de tout ce qui est concevable ou inconcevable... L’excellent homme, — il se faisait vieux maintenant, soixante ans environ, — vous donnait l’impression d’une vie qui avait été pleine de souffrances, d’une vie très chargée, à demi vaincue et se débattant péniblement dans un océan de maux physiques et autres. Le front et la tête étaient ronds et solides, mais la physionomie était flasque et irrésolue, exprimant la faiblesse en même temps que la possibilité de la force. Il semblait peser sur ses membres lâches, les genoux plies, dans une attitude inclinée; en allant, il traînait le pied plutôt qu’il ne marchait avec fermeté, et une dame fit un jour l’observation qu’il ne pouvait jamais se décider pour un côté de l’allée du jardin, mais qu’il biaisait continuellement, à la façon d’un tire-bouchon, et essayait de marcher des deux côtés à la fois... Sa voix, naturellement douce et bonne, était réduite à n’être plus qu’un nasillement et qu’une mélopée plaintive : il parlait comme s’il prêchait : on eût dit qu’il prêchait sérieusement et presque sans espoir les choses les plus graves. » Au surplus, croyez qu’il n’y a jamais eu « ni dans un siècle ni dans aucun autre de conversation plus surprenante. » Rapportez-vous-en à ce terrible railleur : « Il commençait n’importe où ; on lui posait une question, ou on lui faisait une observation suggestive : au lieu de répondre, ou de se préparer décidément à répondre, il accumulait un appareil formidable de vessies natatoires empruntées à la logique, de ceintures de sauvetage transcendantales et autres objets dont il se précautionnait, comme de moyens de transport, pour se mettre en route; peut-être qu’en effet il finissait par partir, » mais bientôt on constatait « qu’il n’avait pas le moindre talent pour vous expliquer quoi que ce fût : on nageait, on voltigeait sur le plus nuageux, le plus vaste, le plus obscur déluge d’idées; » il y avait bien, de temps à autre, quelques « radieux îlots, des mots éloquens, expressifs, des mots d’artiste » et des paroles empreintes « d’une noble et pieuse sympathie; » mais en fait « la mélopée gémissante de ce discours théosophico-métaphysique vous laissait finalement un sentiment de grande lassitude. »

Ironie impitoyable et injuste en somme : c’est que les voyans n’aiment pas les voyans et qu’un mystique se défie toujours d’un autre mystique. Mais comme ce portrait à la Swift fait toucher du doigt les faiblesses, — je ne dis pas de l’homme, car cela est secondaire après tout, — mais du penseur! Quelle revanche du sens commun et venant de quelle bouche! Oui, toute la faiblesse de Coleridge est là : il lui a manqué cette chose banale, dont tant d’autres ont eu en trop, le sens commun, ce qui veut dire qu’il lui a manqué de penser, de sentir et d’imaginer parfois comme tout le monde. Il n’a jamais vu clair dans son propre esprit; il n’a jamais débrouillé l’écheveau de ses idées ; il n’a eu que des visions et des aperçus, dont quelques-uns de génie, mais dont aucun n’a jamais témoigné du moindre sens de la réalité. Il s’est renfermé dans un nuage, dont il sortait, de temps à autre, des fusées, mais le plus souvent, la fusée une fois tirée, il n’en restait rien, qu’un peu de cendre par terre. Malgré tout, il a exercé une action, et il y a encore aujourd’hui en Angleterre plus de « Coleridgiens » qu’on ne pense. C’est un adversaire, c’est Stuart Mill qui a dit : « Si l’on excepte Bentham, aucun Anglais de ce temps n’a laissé une impression aussi profonde dans les opinions et les tendances morales de ceux qui, parmi nous, prétendent vivre suivant une règle philosophique[5]. » Cela tient à plusieurs raisons : c’est d’abord que tout ésotérisme, philosophique ou esthétique, est toujours sûr de trouver des adeptes : car tout ésotérisme est nécessairement incomplet et borné, et il y a des esprits qu’attire invinciblement tout ce qui est inachevé, manque, insuffisant, qui ont le culte des ruines et des monumens interrompus, pour qui un fragment vaut mieux qu’un poème, un journal intime qu’un livre et une série de maximes qu’un système ; c’est qu’en somme il est plus commode de sentir ou d’imaginer par boutades que de penser : cela va mieux à notre paresse naturelle de se prosterner devant une idée que de rendre compte d’une opinion et de taire appel à une révélation intérieure que de juger en connaissance de cause. Le procédé est à la portée de tous et flatte l’amour-propre du premier venu. Puis les confessions nous plaisent, nous touchent, nous amusent, et Coleridge n’a jamais fait que se raconter : nous sommes restés romantiques à ce point que nous savons plus de gré à Rousseau de quelques chapitres des Confessions que de tout l’Emile ou de tout le Contrat social : voilà pourquoi il se trouve des lecteurs pour la Biographia literaria, cette analyse décousue, mais sans artifice, des défauts d’une intelligence, comme il s’en trouve par les Confessions d’un mangeur d’opium, cette fantaisie puérile et charmante d’un homme qui n’a peut-être pas pensé une fois dans sa vie.

Mais il y a encore, au succès de Coleridge, une raison plus noble : c’est le besoin que nous éprouvons de croire à la dignité et à la beauté de certaines émotions; car si la poésie n’est qu’un a jeu, » d’où vient que ce jeu est si supérieur à tant d’autres façons, également inoffensives et assurément plus faciles, de dépenser le trop-plein de notre activité mentale? et si l’utilité des exercices de notre esprit est la mesure de leur légitimité, d’où vient que nous ne renonçons pas de gaîté de cœur à celui de tous qui est pratiquement le moins justifiable et le moins utile? Tel est le problème que l’école de Coleridge s’est posé. Plutôt que de s’avouer impuissans à répondre, les mystiques comme lui se sont réfugiés dans leur for intérieur comme dans un asile inviolable d’où le mépris leur serait aisé. Nous croyons qu’ils ont tort et que la poésie ne perd rien à se faire plus humaine et à fouler le sol que nous foulons : mais pour être exclusive, leur foi en est-elle donc moins touchante? Assurément, si « Samuel Taylor Coleridge, logicien, métaphysicien et barde, » — ainsi le définissait son ami Lamb, — n’avait été que le causeur sénile du jardin de Highgate, on pourrait en faire bon marché. Assurément encore, si la réelle grandeur d’un écrivain dépendait uniquement de la somme d’idées claires qu’il a pu répandre dans le monde, et s’il fallait peser toute œuvre d’art au poids du sens commun, on ne lirait plus guère Coleridge. Mais, je vous prie, lirait-on davantage Thomas Carlyle?


JOSEPH TEXTE.

  1. Ses ouvrages comprennent : 1o d’assez nombreuses poésies lyriques, écrites, la plupart, pendant sa jeunesse ; 2o trois drames : la Chute de Robespierre, le Remords, Zapolya ; 3o des recueils de conférences politiques, religieuses ou littéraires et d’articles de journaux : Conciones ad populum, Sermons laïques, l’Ami, etc. ; 4o une autobiographie : Biographia literaria, publiée en 1817, des Propos de table, publiés après sa mort, etc. Il n’y a point d’édition complète de ses œuvres, et le British Muséum renferme encore des papiers inédits.
  2. Ode à la France.
  3. Elles ont été réunies en un volume et annotées par M. T. Ashe : Londres, 1883. Elles furent adressées au public entre 1811 et 1818.
  4. Voir, dans Shelley, la fameuse Ode to the West wind.
  5. Il importe de dire que Stuart Mill songe à l’ensemble de l’œuvre de Coleridge, dont nous n’avons envisagé qu’un côté.