II[1]

LA VIE DE BOUDDHA[2]



La civilisation brahmanique avait déployé sa splendeur pendant plusieurs milliers d’années, en conservant son équilibre à travers les guerres de race, les rivalités dynastiques et les innovations des cultes populaires. Cet équilibre lui venait de la sagesse védique dont la puissance durait encore. Toutefois, six ou sept siècles avant notre ère, le déclin s’annonçait. Malgré la forte unité religieuse qui dominait la diversité de ses sectes, l’Inde, divisée en une foule de royaumes, était affaiblie de haut en bas et mûre pour les invasions étrangères dont Alexandre le Grand donnera le signal trois siècles plus tard. Livrés à des guerres intestines et aux intrigues de harem, efféminés par la polygamie, les rois s’enlizaient dans le luxe et la paresse, tandis que le peuple s’abâtardissait par le débordement des races inférieures. Devant les temples de Siva, des fakirs fanatiques, caricatures des vrais ascètes, s’évertuaient à de hideuses mortifications, sous prétexte d’atteindre à la sainteté. Aux vierges sacrées, aux dévadassis, qui figuraient toujours dans les temples de Brahma et de Vichnou, s’opposaient maintenant les prêtresses de Kali. De leurs yeux, plus incendiaires que leurs torches allumées, de ces yeux où brûle une soif inextinguible de volupté et de mort, elles attiraient les fidèles fascinés dans leurs temples ténébreux. Les parias avaient des plaisirs plus vils encore pour oublier leurs souffrances et le poids de l’esclavage. Des bas-fonds de cette société, montaient des gémissemens mêlés aux cris d’une joie sauvage, avec les miasmes du vice et une haleine de passions dissolvantes, menaçant ses vertus séculaires et ses conquêtes spirituelles.

Elles étaient gardées encore par les brahmanes. Car, au sommet de ce monde, veillait toujours avec eux la tradition, l’immémoriale sagesse. Mais elle aussi s’était rétrécie en vieillissant. Elle avait perdu sa spontanéité primitive, sa large voyance ouverte sur le Kosmos comme sur le monde intérieur. Racornie en formules abstraites, elle s’ossifiait dans le ritualisme et dans une scolastique pédante. Il ne lui restait que sa prodigieuse science du passé, mais celle-ci commençait à l’écraser. Heureux les peuples qui, dans l’ivresse de l’action, boivent l’onde du Léthé et oublient leur odyssée à travers le monde ! Ils se croient nés d’hier parce qu’ils renaissent en un jour d’une gorgée d’espérance et de vie. Les brahmanes pliaient sous le poids du passé humain. Les siècles, les millénaires, les kalpas ou périodes du monde pesaient sur leurs épaules comme les masses gigantesques du Gaorisankar, et leurs bras en tombaient de lassitude comme les branches des vieux cèdres, qui se penchent sous le poids des neiges. Comme les Aryas de l’Inde avaient perdu peu à peu l’esprit de conquête et d’aventure, les brahmanes avaient perdu la foi en l’avenir humain. Enfermés dans le cercle himalayen, séparés des autres peuples, ils laissèrent pulluler sous eux les masses corrompues et s’enfoncèrent dans leurs spéculations. Il y a de hautes pensées, des vues d’une étonnante profondeur dans les Oupanichads, mais on y sent le découragement, l’indifférence et le dédain. À force de chercher l’union avec Atma, l’Esprit pur, dans leur contemplation égoïste, les brahmanes avaient oublié le monde et les hommes.

À ce moment, surgit du monde brahmanique un homme qui le premier osa le combattre à outrance. Mais, chose curieuse, tout en le combattant, il devait pousser à l’extrême sa pensée secrète et fixer son idéal moral en la figure inoubliable du renoncement parfait. Sa doctrine nous apparaît comme l’exagération et l’envers négatif du brahmanisme. C’est la dernière bordée du génie indou dans l’océan de l’infini, bordée d’une hardiesse et d’une témérité éperdue, qui se termine par un effondrement. Mais de cet effondrement, nous verrons ressortir deux grandes idées comme des oiseaux migrateurs échappés d’un naufrage. Idées fécondes, idées mères, elles iront porter la quintessence de la sagesse antique en Occident, qui la transformera selon son génie et sa mission.


I. — LA JEUNESSE DE BOUDDHA


Entre les contreforts népalais de l’Himalaya et la rivière Rohini, prospérait jadis la race des Çakias. Ce mot signifie les Puissans. Vastes plaines marécageuses, abreuvées par les torrens de la montagne, le travail de l’homme en avait fait une contrée riche et florissante, coupée de forêts touffues, de claires rizières, de grasses prairies nourricières de chevaux splendides et de bétail opulent. Là naquit, au vie siècle avant notre ère, un enfant du nom de Sidartha. Son père Soudodona était un des nombreux rois de la contrée, souverains sur leur domaine comme le sont encore officiellement les rajahs d’aujourd’hui. Le nom de Gotama, que la tradition donne au fondateur du bouddhisme, semble indiquer que son père descendait d’une famille de chanteurs védiques portant ce nom. L’enfant, qui fut consacré à Brahma devant l’autel domestique où brûlait le feu d’Agni, devait être, lui aussi, un chanteur et un charmeur d’âmes, mais un chanteur d’un genre unique. Il ne devait célébrer ni l’Aurore au sein de rose et au brillant diadème, ni le Dieu solaire à l’arc étincelant, ni l’Amour dont les flèches sont des fleurs, et dont l’haleine seule étourdit comme un parfum violent. Il devait entonner une mélodie funèbre, étrange et grandiose, et tenter d’envelopper les hommes et les dieux dans le linceul étoilé de son Nirvana. Les grands yeux fixes de cet enfant, qui luisaient sous un front extraordinairement bombé (c’est ainsi que la tradition a toujours figuré le Bouddha), regardaient le monde avec étonnement. Il y avait en eux des abîmes de tristesse et de ressouvenance. Gotama passa son enfance dans le luxe et l’oisiveté. Tout lui souriait dans le jardin somptueux de son père, les bosquets de roses, les étangs émaillés de lotus, les gazelles familières, les antilopes apprivoisées et les oiseaux de tout plumage et de tout ramage qui foisonnaient à l’ombre des açokas et des manguiers. Mais rien ne pouvait chasser l’ombre précoce qui voilait son visage, rien ne pouvait calmer l’inquiétude de son cœur. Il était de ceux qui ne parlent pas parce qu’ils pensent trop.

Deux choses le rendaient différent des autres hommes, le séparaient de ses semblables comme par un abîme sans fond : d’une part, la pitié sans bornes pour les souffrances de tous les êtres ; de l’autre, la recherche acharnée du pourquoi des choses. Une colombe déchirée par un épervier, un chien expirant sous la morsure d’un serpent, le remplissaient d’horreur. Les rugissemens des fauves, dans les cages des montreurs de bêtes, lui paraissaient plus douloureux, plus effrayans encore que les râles de leurs victimes et le secouaient d’un immense frisson, non de crainte mais de compassion. Comment, après de telles émotions, pouvait-il se réjouir des fêtes royales, des danses joyeuses, des combats d’éléphans, des cavalcades d’hommes et de femmes qui passaient sous ses yeux aux sons des tambours et des cymbales ? Pourquoi Brahma avait-il créé ce monde, plein de douleurs affreuses et de joies insensées ? Où aspiraient, où allaient tous ces êtres ? Que cherchaient ces files de cygnes voyageurs qui s’envolaient, au printemps, plus haut que les nuées, vers les montagnes, et revenaient à la saison des pluies vers la Yamouna et le Gange ? Qu’y avait-il derrière les masses noires du Népal et les énormes dômes de neige de l’Himalaya qui s’entassaient dans le ciel ? Et lorsque, par les soirs étouffans de l’été, le chant langoureux d’une femme sortait des galeries cintrées du palais, pourquoi l’étoile solitaire s’allumait-elle, flamboyante, sur le rouge horizon de la plaine torride, brûlée de fièvre et noire de torpeur ? Était-ce pour lui dire qu’elle aussi palpitait d’un amour inassouvi ? Est-ce que, dans ce monde lointain, la même mélodie s’égrenait peut-être dans le silence de l’espace ? Est-ce que là-bas régnait la même langueur, le même désir infini ? Une fois ou l’autre et comme se parlant à lui-même, le jeune Gotama avait adressé ces questions à ses amis, à ses précepteurs, à ses parens. Ses amis avaient répondu en riant : « Que nous importe ? » Le brahmane précepteur avait dit : « Les sages ascètes peut-être le savent. » Ses parens avaient soupiré : « Brahma ne veut pas qu’on le sache. »

Pour se conformer à la coutume, Gotama se maria et eut de sa femme un enfant du nom de Rahoula. Cet événement ne put dissiper son trouble ni changer le cours de ses pensées. Le jeune prince dut s’émouvoir des tendres liens dont l’épouse amoureuse et l’enfant innocent enlaçaient son cœur. Mais que pouvaient les caresses d’une femme et le sourire d’un enfant sur cette âme que torturait la douleur du monde ? Il n’en ressentit qu’avec plus d’angoisse la fatalité qui l’enchaînait à la souffrance universelle, et le désir de s’en affranchir n’en devint que plus aigu.

La légende a rassemblé en un seul épisode les impressions qui portèrent Gotama à son pas décisif. Elle rapporte que, dans une promenade, Gotama rencontra un vieillard, un malade et un mort. L’aspect de ce corps, chancelant et décrépit, de ce pestiféré couvert d’ulcères et de ce cadavre en décomposition auraient agi sur lui comme un coup de foudre en lui révélant la fin inéluctable de toute vie et le fond le plus noir de la misère humaine. C’est alors qu’il aurait résolu de renoncer à la couronne et de quitter pour toujours son palais, sa famille et son enfant pour se vouer à la vie ascétique. Cette tradition ramasse en une scène dramatique et en trois exemples les expériences et les réflexions de longues années. Mais ces exemples sont frappans, ils peignent un caractère, ils découvrent les mobiles de toute une existence. Un document en langue pâli, qui remonte à cent ans après la mort de Bouddha et où l’on sent encore sa tradition vivante, lui fait dire parlant à ses disciples : « L’homme de tous les jours, l’homme insensé éprouve du dégoût et de l’horreur devant la vieillesse. Il sait que la vieillesse l’atteindra lui-même. Mais il ajoute : « Cela ne me regarde pas. » En y pensant, je sentis tomber en moi tout le courage de la jeunesse. » Le fait est que, dans toutes les prédications de Bouddha et dans toute la littérature bouddhiste, la vieillesse, la maladie et la mort reviennent sans cesse, comme les trois exemples typiques des maux inévitables de l’humanité.

Gotama avait vingt-neuf ans lorsqu’il prit le parti définitif de quitter le palais de son père et de rompre toute attache avec sa vie passée, pour chercher la délivrance dans la solitude et la vérité dans la méditation. La tradition rapporte en mots simples et touchans ses adieux muets à sa femme et à son enfant. « Avant de s’en aller, il pense à son fils nouveau-né : « Je veux voir mon enfant ! » Il va à l’appartement de sa femme et la trouve endormie, étendue sur un lit parsemé de fleurs, la main posée sur la tête de l’enfant. Gotama pense : « Si j’écarte la main de ma femme pour saisir mon enfant, je la réveillerai. Quand je serai Bouddha, je reviendrai voir mon fils. » Dehors l’attend son cheval Kanthaka, et le fils de roi s’enfuit sans que personne le voie. Il s’enfuit loin de sa femme et de son enfant, afin de trouver la paix pour son âme, pour le monde et pour les dieux, et derrière lui s’avance, comme une ombre, Mâra, le tentateur, guettant l’heure où une pensée de désir ou d’injustice s’élèvera dans cette âme qui lutte pour le salut, une pensée qui lui donnera pouvoir sur l’ennemi détesté[3]. »

II. — LA VIE SOLITAIRE ET L’ILLUMINATION

On vit alors Gotama, le royal descendant des Çakias, devenu moine (Çakia mouni), errer sur les grandes routes, la tête rasée, en robe jaune et mendier par les villages, une sébile à la main. Il s’adressa d’abord à de hauts brahmanes, leur demandant de lui indiquer le chemin de la vérité. Leurs réponses abstraites et compliquées sur l’origine du monde et la doctrine de l’identité avec Dieu ne le satisfirent point. Ces maîtres, détenteurs de la vieille tradition des richis, lui indiquèrent cependant certains procédés de respiration et de méditation nécessaires pour produire la parfaite concentration intérieure. Il s’en servit plus tard pour sa gymnastique spirituelle. Puis il passa plusieurs années avec cinq ascètes jaïnistes[4] qui le prirent à leur école à Ourouvala, au pays de Maghada, au bord d’un fleuve où se trouvait une belle place de bain. Après s’être soumis longtemps à leur discipline implacable, il s’aperçut qu’elle ne le menait à rien. Il leur déclara donc un jour qu’il renonçait à leurs mortifications inutiles et qu’il était résolu à rechercher la vérité par ses propres forces et par la seule méditation. À ces mots, les ascètes fanatiques, fiers de leurs faces émaciées et de leurs corps de squelettes, se levèrent pleins de mépris et laissèrent leur compagnon seul au bord du fleuve.

Il éprouva sans doute alors cette ivresse de la solitude, au milieu de la nature vierge, dans cette fraîcheur matinale que décrit la poésie bouddhiste : « Quand mon regard n’atteint personne, ni devant ni derrière moi, il est beau de rester seul dans la forêt. Là il fait bon vivre pour le moine solitaire qui aspire à la perfection. Seul, sans compagnons, dans la forêt aimable, quand aurai-je atteint le but ? Quand serai-je libre de péché ? » Et le soir le retrouvait à la même place, assis, les jambes croisées, sous l’arbre de la méditation, aux cent mille feuilles bruissantes. « Sur la rive du fleuve, ornée de fleurs, enguirlandée d’une couronne bigarrée de forêts, le moine est assis joyeusement, adonné à sa méditation ; pas de plus grande joie pour lui[5]. » Un berger, charmé par l’air ingénu et grave, par l’atmosphère bienfaisante du jeune ascète, lui apportait tous les jours du lait et des bananes. Une gazelle, attirée par sa douceur, s’était attachée à lui et venait manger les graines de riz dans sa main. Il était presque heureux.

Mais ses pensées plongeaient éperdument dans la spirale infinie du monde intérieur. Le jour, il méditait âprement, il réfléchissait avec intensité sur lui-même et sur les autres, sur l’origine du mal et sur le but suprême de la vie. Il cherchait à s’expliquer l’enchaînement fatal des destinées humaines par des raisonnemens serrés, aigus, impitoyables. Mais que de doutes, que de lacunes, que de gouffres insondés ! La nuit, il se laissait aller à la dérive sur l’océan du rêve et y repensait le lendemain. Et son sommeil devenait de plus en plus transparent. C’étaient comme une série de voiles superposés, de gazes légères, qui, en se retirant, faisaient voir des mondes derrière des mondes. D’abord, sa propre vie passée se déroula à rebours en images successives. Puis, il se vit lui-même et se reconnut sous une autre figure, avec d’autres passions, comme dans une autre existence. Et, derrière ce voile fluide, apparaissaient d’autres figures inconnues, étranges, énigmatiques, qui semblaient l’appeler… — Ô royaume illimité du sommeil et du rêve, pensait Gotama, serais-tu le dessous du monde qui en contient les sources cachées ? Serais-tu l’envers de la trame brodée, derrière laquelle des puissances inconnues emmêlent les fils dont sont tissés les êtres et toutes les choses qui forment le tableau mouvant de ce vaste univers ? — Et il recommençait ses méditations sans pouvoir relier entre eux les courans de ce chaos multiforme. La tradition rapporte que Çakia Mouni pratiqua pendant sept années ses exercices de concentration intérieure avant de recevoir son illumination. Elle lui vint enfin sous forme d’une série d’extases pendant son sommeil. Il faut suivre de près les phénomènes psychiques, ramassés par la légende en ces quatre nuits extatiques. Car, de leur caractère particulier et de leur interprétation est sortie la doctrine de Bouddha et tout le bouddhisme.

Pendant la première nuit, Çakia Mouni pénétra dans ce que l’Inde appelle le Kama loca (lieu du Désir). C’est l’Amenti de l’Égypte, le Hadès des Grecs, le Purgatoire des chrétiens. C’est la sphère appelée le monde astral par l’occultisme occidental, ou l’état psychique défini par ce mot : la sphère de la pénétrabilité, chaos sombre et nébuleux. D’abord, il se sentit assailli par toutes sortes de figures d’animaux, serpens, fauves et autres. Son âme, devenue lucide, comprit que c’étaient ses propres passions, les passions de ses vies précédentes, extériorisées et vivantes encore dans son âme qui fondaient sur lui. Elles se dissipaient sur le bouclier de sa volonté à mesure qu’il marchait sur elles. Alors il vit sa propre femme, celle qu’il avait aimée et quittée. Il la vit, les seins nus, les yeux pleins de larmes, de désir et de désespoir, lui tendant son enfant. Était-ce l’âme de son épouse encore vivante, qui l’appelait ainsi pendant son sommeil ? Saisi de pitié, repris d’amour, il allait s’élancer vers elle, mais elle s’enfuit avec un cri déchirant, auquel répondit le cri sourd de sa propre âme. Alors l’enveloppèrent, tourbillons infinis, écharpes déchirées par le vent, les âmes des morts encore gonflées des passions de la terre. Ces ombres poursuivaient leur proie, se ruaient les unes sur les autres sans pouvoir s’étreindre et roulaient haletantes dans un gouffre sans fond. Il vit les criminels, hantés par le supplice qu’ils avaient infligé, le subir à leur tour indéfiniment jusqu’à ce que l’horreur du fait eût tué la volonté coupable, jusqu’à ce que les larmes du meurtrier eussent lavé le sang de la victime. Cette région lugubre était réellement un enfer, car on y était ballotté du brasier d’un désir impossible à étancheraux ténèbres de l’angoisse dans le vide glacé. Çakia Mouni crut apercevoir le prince de ce royaume. C’était celui que les poètes peignent sous la figure de Kama, le dieu du Désir. Seulement, au lieu d’avoir une robe de pourpre, une couronne de fleurs et l’œil souriant derrière son arc tendu, il était vêtu dan linceul, couvert de cendres et brandissant un crâne vide. Kama était devenu Mâra, le dieu de la Mort.

Quand Çakia Mouni s’éveilla après la première nuit de son initiation, son corps ruisselait d’une sueur froide. Sa gazelle familière, sa chère compagne, s’était enfuie. Avait-elle eu peur des ombres frôlées par son maître ? Avait-elle flairé le dieu de la Mort ? Gotama restait immobile sous l’arbre de la méditation aux cent mille feuilles bruissantes, car son engourdissement l’empêchait de bouger. Le pâtre attentif vint le ranimer en lui apportant du lait mousseux dans une noix de coco.

La seconde nuit, le solitaire entra au monde des âmes heureuses. Devant ses yeux fermés passèrent des pays flottans, des îles aériennes. Jardins enchantés, où les fleurs et les arbres, où l’air embaumé et les oiseaux, où le ciel, les astres et les nuages transparens comme la gaze de mousseline semblaient caresser l’âme et parler intelligemment la langue de l’amour et se mouler en formes significatives, pour exprimer des pensées humaines ou de divins symboles. Il vit ces âmes cheminant par couples ou par groupes, absorbées les unes dans les autres ou couchées au pied d’un maître. Et le bonheur qui débordait de leurs regards, de leurs attitudes, de leurs paroles, semblait pleuvoir d’un monde supérieur qui planait sur eux, vers lequel parfois se tendaient leurs bras et qui les joignait tous dans une céleste harmonie. Mais soudain Gotama vit quelques-unes de ces figures pâlir et frissonner. Il s’aperçut alors que chacune de ces âmes était reliée au monde inférieur par un fil imperceptible. Ce réseau de filamens descendait dans les profondeurs à travers un nuage pourpre qui s’élevait de l’abîme. À mesure que le nuage pourpre montait, il foncissait, et le paradis aérien devenait plus pâle. Et Gotama devina le sens de sa vision. Il comprit que ces cordons subtils étaient les attaches indestructibles, les restes de passions humaines, les inextinguibles désirs, qui reliaient toujours ces âmes bienheureuses à la terre et les forceraient tôt ou tard à de nouvelles incarnations. Hélas, que de nouveaux adieux en perspective après le revoir céleste, que de nouveaux dispersemens, en quels labyrinthes d’épreuve et de souffrance, — et peut-être, au bout, la séparation éternelle !

Quand Çakia Mouni s’éveilla au matin de la deuxième nuit, des cygnes voyageurs passaient dans le ciel nuageux. Et il fut plus triste encore en retombant de sa vision paradisiaque qu’en sortant du songe infernal. Car il pensait aux destinées futures de toutes ces âmes, à leurs errances sans fin.

La troisième nuit, il s’éleva d’un puissant effort jusqu’au monde des dieux. Allait-il enfin y trouver la paix espérée ? Ce fut un songe inénarrable, un panorama sublime d’une indicible grandeur. Il vit d’abord les Archétypes lumineux, qui brillent au seuil du monde des Dévas, cercles, triangles, étoiles flamboyantes, moules du monde matériel. Ensuite lui apparurent les forces cosmiques, les dieux, qui n’ont point de forme immuable, mais qui travaillent, multiformes, dans les veines du monde. Il vit des roues de feu, des tourbillons de lumière et de ténèbre, des astres qui se changeaient en lions ailés, en aigles gigantesques, en têtes éclatantes irradiant d’un océan de flammes. De ces figures, qui apparaissaient, disparaissaient, se métamorphosaient ou se multipliaient avec la rapidité de l’éclair, s’échappaient en tous sens des courans lumineux, qui se déversaient dans l’univers. Ces fleuves de vie s’en allaient bouillonner au cours des planètes, rejaillir à leur surface et pétrir tous les êtres. Comme le voyant se mêlait à cette vie ardente avec une sorte d’ubiquité, dans un éblouissement d’ivresse, il entendit tout à coup le cri de la douleur humaine monter de l’abîme vers lui, comme une marée grossissante d’appels désespérés. Alors il découvrit une chose qui lui parut terrible. Ce monde inférieur, ce monde de la lutte et de la souffrance, c’étaient les dieux qui l’avaient créé. Bien plus, ils avaient pris conscience d’eux-mêmes, ils avaient grandi avec leur univers ; et maintenant, planant au-dessus de lui, mais inséparables de son essence, ils vivaient de son formidable reflux. Oui, les dieux immortels se vêtaient du feu et de la lumière qui étaient sortis de leur cœur ; mais ce feu était devenu, pour les hommes, la passion, et cette lumière, l’angoisse. Ils se nourrissaient du souffle de l’amour humain qu’ils avaient excité ; ils respiraient le parfum de ses adorations et la fumée de ses tourmentes. Ils buvaient toutes ces marées d’âmes, gonflées de désir et de souffrance, comme le vent de la tempête boit l’écume de l’Océan… Ils étaient donc coupables, eux aussi ! Et, comme la vue panoramique du voyant embrassait des perspectives d’espace et de temps de plus en plus vastes, comme son esprit volait d’âges en âges, il crut voir ces dieux entraînés dans le naufrage final de leurs mondes, engloutis dans le sommeil cosmique, forcés à mourir et à renaître, eux aussi, d’éternité en éternité, en donnant le jour à des mondes toujours malheureux !

Alors l’univers entier apparut à Çakia Mouni comme une roue effroyable, sur laquelle sont liés tous les êtres, avec les hommes et les dieux. Aucun moyen d’échapper à la loi inéluctable qui fait tourner la roue. De vie en vie, d’incarnation en incarnation, imperturbablement, tous les êtres recommencent toujours en vain la même aventure et sont impitoyablement broyés par la douleur et la mort. En arrière comme en avant s’étend l’incommensurable passé, l’incommensurable avenir de souffrance par la succession infinie des existences. D’innombrables périodes du monde s’écoulent en myriades d’années. Terres, cieux, enfers, lieux de torture, naissent et disparaissent comme ils ont surgi pour être balayés depuis des éternités. Comment échapper à cette roue ? Comment mettre fin au supplice de vivre ?

De cette vision l’ascète s’éveilla dans un vertige d’épouvante. Le vent du nord avait soufflé toute la nuit sur l’arbre de la connaissance aux cent mille feuilles bruissantes. L’aube blanchissait à peine, et une pluie froide tombait. La gazelle était revenue et s’était couchée aux pieds du solitaire en léchant ses pieds glacés. Il la toucha ; elle était glacée elle aussi. Alors il l’attira dans ses bras pour la réchauffer sur son cœur, et Çakia Mouni se consola, pendant une heure, de la douleur du monde, en serrant sur sa poitrine une pauvre gazelle.

Gotama n’avait pas l’habitude de prier. Il n’attendait rien des dieux, mais tout de lui-même et de sa méditation. Il ne leur en voulait pas, il ne les accusait pas. Il les enveloppait seulement de sa grande pitié. N’étaient-ils pas entraînés, eux aussi, dans l’illusion fatale du devenir par le désir universel, par la soif effrénée d’être et de vivre ? Comment les dieux, qui ne peuvent se sauver eux-mêmes, sauveraient-ils les hommes ? — Pourtant, avant sa quatrième nuit, Çakia Mouni accablé d’angoisse demanda à l’Innommable, au Non-manifesté, à Celui que le clairvoyant même ne peut apercevoir, de lui révéler l’arcane du repos éternel et de la félicité.

En s’endormant, il revit la terrible roue de l’existence comme un cercle d’ombre peuplé de fourmilières humaines. La roue infatigable tournait lentement. Çà et là, quelques vaillans lutteurs, quelques sublimes ascètes émergeaient au-dessus du cercle d’ombre dans le halo de la lumière environnante. C’étaient les sages ascètes, les Bodisatvas qui l’avaient précédé. Mais aucun d’eux n’était parvenu au repos définitif, au salut véritable. Car tous étaient retombés dans le cercle d’ombre, tous avaient été repris par la roue fatale, — Alors Çakia Mouni éprouva la plus grande de ses douleurs, un brisement de tout son être avec le brisement du monde des apparences. Mais à ce déchirement suprême succéda une ineffable félicité. Il se sentit plongé dans une mer profonde de silence et de paix. Là, plus de forme, plus de lumière, plus de remous de vie. Son être se dissolvait délicieusement dans l’âme dormante du monde que n’agitait plus aucun souffle, et sa conscience s’évanouit dans cette immensité bienheureuse. — Il avait atteint le Nirvana.

Si Çakia Mouni avait eu la volonté d’aller plus loin et la force de s’élever au-dessus du sommeil cosmique, il eût entendu, il eût vu, il eût senti bien autre chose encore. Il eût entendu le Son primordial, la Parole divine qui enfante la Lumière ; il eût entendu cette musique des sphères qui met en branle les astres et les mondes. Emporté sur les ondes de cette harmonie, il eût vu l’effulguration du soleil spirituel, du Verbe créateur. Là, le désir suprême de l’amour s’identifie avec la joie brûlante du sacrifice. Là, on est au-dessus de tout en traversant le tout, car on voit le fleuve du temps sortir de l’éternité et y revenir. Là, on n’est séparé de rien et un avec tout dans la plénitude de l’être. On plane au-dessus de toutes les douleurs parce qu’on aide à les transformer en joies. Là, toutes les souffrances se fondent dans une félicité unique, comme les couleurs du prisme dans le rayon solaire. Là, on atteint le repos dans l’action transcendante et la personnalité suprême dans l’absolu don de soi. Là, on ne condamne pas la vie, parce qu’on a bu l’essence divine à sa source. Libre, entièrement affranchi et désormais infrangible, on y rentre pour la recréer plus belle. De cette sphère de la Résurrection, pressentie par la sagesse égyptienne et par les mystères d’Éleusis, devait descendre le Christ.

Mais Çakia Mouni n’était point destiné à faire connaître au monde le verbe de l’amour créateur. Son rôle fut grand cependant, car il devait lui révéler la religion de la pitié et la loi qui relie entre elles les incarnations humaines. Mais il s’arrêta, dans son initiation à la Mort mystique, sans parvenir jusqu’à la Résurrection. Le Nirvâna, qu’on a voulu faire passer pour l’état divin par excellence, n’en est que le seuil. Bouddha ne l’a point dépassé[6].

Après la quatrième nuit de son illumination, dit la tradition, Gotama éprouva une grande joie, une force nouvelle inondait ses veines et l’animait d’un grand courage. Il sentit que, par l’atteinte du Nirvâna, il était à jamais délivré de tout mal. Trempé dans la mort comme dans les eaux du Styx, il se sentait invincible. Gotama Çakia Mouni avait vécu. Des pieds à la tête, de la moelle des os au sommet de l’âme, il était devenu le Bouddha, l’Éveillé. Avec la vérité conquise, il voulait sauver le monde. Il passa plusieurs jours à réfléchir sur ce qu’il avait traversé. Il se rendit compte de la logique secrète qui reliait entre elles les visions qu’il avait eues. Il en vint ainsi à formuler sa doctrine en repassant dans son esprit l’enchaînement des causes et des effets qui amènent la souffrance. « De la non-connaissance viennent les formes (Sankara), les formes de la pensée, qui donnent la forme aux choses. Des formes naît la conscience et ainsi, par une longue série de procédés intermédiaires, du désir des sens naît l’attachement à l’existence, de l’attachement vient le devenir, du devenir la naissance, de la naissance la vieillesse et la mort, la douleur et les plaintes, la peine, le chagrin, le désespoir. Mais, si la première cause, la non-connaissance est supprimée, toute la chaîne des effets est détruite et le mal est vaincu du même coup. » En somme, il fallait tuer le désir, pour supprimer la vie, et couper ainsi le mal à sa racine. Faire entrer tous les hommes dans le Nirvâna, tel fut le rêve de Bouddha. Sachant ce qu’il avait à dire aux brahmanes et au peuple, Çakia Mouni quitta sa retraite pour se rendre à Bénarès, afin d’y enseigner sa doctrine.

III. — LA TENTATION

Comme tous les prophètes, Bouddha eut encore à traverser une épreuve avant d’assumer sa tâche. Pas de réformateur qui n’ait passé par la tentation du doute sur lui-même avant d’attaquer ouvertement les puissances du jour. Au premier abord, les obstacles se dressent comme une montagne et le labeur qui s’étendra sur une série d’années se présente comme un bloc à rouler sur une cime. La légende raconte que le démon Mâra lui chuchota : « Entre dans le Nirvana, homme accompli, le temps du Nirvana est venu pour toi. » Bouddha lui répond : « Je n’entrerai pas dans le Nirvâna, tant que la vie sainte n’ira pas en croissant et se répandant parmi le peuple et ne sera pas bien prêchée aux hommes. » Un brahmane s’approche ensuite et lui dit avec mépris : « Un laïque ne peut être un brahmane. » Bouddha répond : « Le vrai brahmane est celui qui bannit toute méchanceté, toute raillerie, toute impureté de lui-même. » Les hommes ayant échoué devant le Bienheureux, les élémens s’en mêlent. Orage, pluie torrentielle, froid, tempête, ténèbres, s’acharnent sur lui. Cette conjuration des élémens contre Bouddha représente le dernier et furieux assaut des passions expulsées par l’âme du saint et qui maintenant viennent fondre sur lui du dehors avec toute la horde des puissances dont elles procèdent. Pour rendre sensible le fait occulte qui se passe alors, la légende se sert d’un symbole. « À ce moment, dit-elle, le roi des serpens, Mucalinda, sort de son royaume caché, entoure sept fois le corps de Bouddha de ses anneaux et le protège contre la tempête. Après sept jours, quand le roi des serpens Mucalinda vit que le ciel était clair et sans nuages, il dénoua ses anneaux du corps du bienheureux, prit la forme d’un jeune homme et s’approcha du sublime les mains jointes en l’adorant. Alors, le sublime dit : Heureuse la solitude du bienheureux qui a reconnu et qui voit la vérité. » Le serpent Mucalinda représente ici le corps astral de l’homme, siège de la sensibilité, qui pénètre son corps physique et crée autour de lui une aura rayonnante, où ses passions se reflètent pour l’œil du clairvoyant en colorations multiples. Pendant le sommeil, le corps astral de l’homme s’échappe de son corps physique avec le moi conscient en forme de spirale. Il ressemble alors à un serpent. C’est dans ce corps astral[7] que résident et vibrent les passions humaines. C’est par lui que toutes les influences bonnes ou mauvaises agissent sur l’être humain. En le gouvernant et en l’organisant par sa volonté, l’initié ou le saint peut le transformer en une cuirasse infrangible contre toutes les attaques du dehors. Tel est le sens du serpent Mucalinda qui enroule ses anneaux autour du corps de Bouddha et le protège contre la tempête des passions. Il en a un autre encore. À un certain degré de l’initiation, le clairvoyant aperçoit une image astrale de la partie inférieure et animale de son être, de celle évoluée dans les incarnations précédentes. Il faut supporter ce spectacle et tuer le monstre par la pensée. Sinon, impossible de pénétrer dans le monde astral, à plus forte raison dans le monde spirituel et dans le monde divin. Cette apparition s’appelle dans la tradition occulte le gardien du seuil. Beaucoup plus tard, après de longues épreuves et d’éclatantes victoires, l’initié rencontre son prototype divin, l’image de son âme supérieure sous une forme idéale. Voilà pourquoi le serpent Mucalinda se métamorphose en un beau jeune homme, une fois que la bourrasque du monde inférieur s’est dissipée.


IV. — L’ENSEIGNEMENT ET LA COMMUNAUTÉ BOUDDHISTE.
LA MORT DE BOUDDHA


Bouddha commença sa prédication à Bénarès. Il convertit d’abord cinq moines, qui devinrent ses disciples fervens et qu’il envoya plus tard prêcher sa doctrine au loin en leur disant : « Vous êtes délivrés de tous les liens. Allez de par le monde ! pour le salut du peuple, la joie des Dieux et des hommes. » Peu après, mille brahmanes d’Ourouvéla, qui pratiquaient les sentences du Véda et le sacrifice du feu et faisaient leurs ablutions dans le fleuve Neranjara, se déclarèrent pour lui. Bientôt la foule afflua. Les élèves quittaient pour lui leurs maîtres. Les rois et les reines arrivaient sur leurs éléphans pour admirer le saint et lui promettaient leur amitié. La courtisane Ambapâli fit cadeau au Bouddha d’une forêt de manguiers. Le jeune roi Bimbisara se convertit et devint le protecteur de son royal confrère transformé en moine mendiant. La prédication de Bouddha dura quarante ans sans que les brahmanes y missent la moindre entrave. Sa vie se partageait annuellement en une période nomade et une période sédentaire ; neuf mois de voyage et trois mois de repos. « Lorsqu’en juin, après la canicule brûlante, les nuages noirs s’entassent comme des tours et que le souffle de la mousson annonce les pluies, l’Indou se retire pour des semaines dans sa hutte ou dans ses palais. Les torrens ou les fleuves grossis interceptent les communications. « Les oiseaux, dit un vieux livre bouddhiste, bâtissent leurs nids dans la cime des arbres. » Ainsi faisaient les moines pendant trois mois. Pendant ses neuf mois de voyage, Bouddha trouvait partout des asiles, jardins et parcs, maisons de rois ou de riches marchands. Les mangos et les bananes ne manquaient pas pour la nourriture. Cela n’empêchait pas ces obstinés contempteurs des biens de ce monde d’observer leur vœu de pauvreté et de continuer leur vie de mendians. Tous les matins, ils faisaient leur tournée dans les villages, le maître en tête. Silencieux, les yeux baissés, la sébile à la main, ils attendent l’aumône. Ils bénissent ceux qui donnent et ceux qui ne donnent pas. L’après-midi, dans l’obscurité de la forêt tranquille ou dans sa cellule, le sublime médite dans « le silence sacré[8]. »

Ainsi se propage la secte bouddhiste. En maint endroit, sous la direction du maître, se fondent des associations de moines qui deviendront plus tard de riches couvens. Autour d’eux se groupent des communautés laïques, qui, sans adopter la vie monacale, y trouvent leur idéal et prennent les moines pour maîtres. Les textes, qui nous rapportent ces faits, avec de froides sentences et des raisonnemens mécaniques, toujours les mêmes, n’ont pas su nous rendre évidemment l’éloquence du maître, le charme qui émanait de sa personne, le magnétisme de cette volonté puissante, voilée d’imperturbable douceur et de sérénité parfaite, non plus que la fascination étrange qu’il savait apporter dans l’évocation mystérieuse du Nirvâna. Il peignait d’abord la vie des sens comme une mer furieuse, irritée, avec ses tourbillons, ses profondeurs insondables et ses monstres. Là sont ballottées, sans une minute de repos, ces pauvres barques qu’on appelle des âmes humaines. Puis, insensiblement, il faisait glisser l’auditeur dans une région plus calme, où l’océan s’apaise. Enfin, sur la surface lisse et immobile, se dessine un courant circulaire, qui se creuse en entonnoir. Au fond du gouffre, reluit un point brillant. Heureux qui entre dans le cercle du rapide et descend jusqu’au fond de l’abîme. Il entre dans un autre monde, loin de la mer et de la tempête. Qu’y a-t-il de l’autre côté du gouffre, au delà du point brillant ? Le maître ne le dit pas, mais il affirme que c’est la béatitude suprême, et il ajoute : « J’en viens. Ce qui n’est pas arrivé, depuis des myriades d’années, est advenu, et je vous l’apporte. »

La tradition a conservé le sermon de Bénarès, qui est le Sermon de la montagne de Bouddha. Peut-être y trouve-t-on un écho lointain de sa parole vivante. « Vous m’appelez ami, mais vous ne me donnez pas mon vrai nom. Je suis le Délivré, le Bienheureux, le Bouddha. Ouvrez vos oreilles. La délivrance de la mort est trouvée. Je vous instruis, je vous enseigne la doctrine. Si vous vivez selon la doctrine, en peu de temps, vous prendrez part à ce que cherchent les jeunes qui quittent leur patrie pour devenir des sans-patrie, vous atteindrez la perfection de la sainteté. Vous reconnaîtrez la vérité encore dans cette vie et vous la verrez face à face. Point de mortification, mais le renoncement à tous les plaisirs des sens. Le chemin du milieu conduit à la connaissance, à l’illumination, au Nirvâna. Le sentier huit fois saint s’appelle : juste foi, juste résolution, juste parole, juste action, juste vie, juste aspiration, juste pensée, juste méditation. Ceci, ô moines, est la vérité sainte sur l’origine de la souffrance : c’est la soif de l’être, de renaissance en renaissance, avec le plaisir et le désir, qui trouve ici et là-bas sa volupté, la soif de volupté, la soif de devenir, la soif de puissance. — Ceci, ô moines, est la vérité sainte sur la suppression de la souffrance : la suppression de la soif par la destruction du désir ; le mettre hors de soi, s’en délivrer, ne plus lui laisser de place. — Ceci, ô moines, est la vérité sainte sur la suppression de la douleur. » Depuis que Çakia Mouni est en possession des quatre vérités essentielles, à savoir : 1o la souffrance ; 2o l’origine de la souffrance ; 3o la suppression de la souffrance, 4o le chemin de la suppression, il déclare que dans le monde de Brahma et de Mâra, parmi tous les êtres, y compris les ascètes et les brahmanes, les dieux et les hommes, il a atteint la félicité parfaite et la plus haute dignité de Bouddha.

Toute la carrière du réformateur indou, toute sa prédication, tout le bouddhisme avec sa littérature sacrée et profane ne sont qu’un commentaire perpétuel, à mille variations, du sermon de Bénarès. Cette doctrine a un caractère exclusivement et rigoureusement moral. Elle est d’une douceur impérieuse et d’une désespérance béate. Elle cultive le fanatisme du repos. On dirait une conjuration pacifiste pour amener la fin du monde. Ni métaphysique, ni cosmogonie, ni mythologie, ni culte, ni prière. Rien que la méditation solitaire et la prédication morale. Uniquement préoccupé de mettre fin à la souffrance et d’atteindre le Nirvana, Bouddha se défie de tout et de tous. Il se défie des dieux, parce que ces malheureux ont créé le monde. Il se défie de la vie terrestre parce qu’elle est une matrice de réincarnations. Il se défie de l’au-delà parce que, malgré tout, c’est encore de la vie et par conséquent de la souffrance. Il se défie de l’âme parce qu’elle est dévorée d’une soif inextinguible d’immortalité. L’autre vie est, à ses yeux, une autre forme de séduction, une volupté spirituelle. Il sait, par ses extases, que cette vie existe, mais il se refuse d’en parler. Cela serait trop dangereux. Ses disciples le pressent de questions sur ce point ; il demeure inflexible. — L’âme continue-t-elle de vivre après la mort ? s’écrient-ils en chœur. Pas de réponse. — Alors, elle doit mourir ? Pas de réponse. Resté seul avec lui, Ananda, le favori du maître, lui demande la raison de ce silence. Bouddha répond : « Il serait préjudiciable à la morale de répondre dans un sens ou dans un autre, » et il garde son secret. Un moine raisonneur et plus malin que les autres décoche un jour au maître un argument incisif et redoutable. « Ô Bienheureux, dit-il, tu prétends que l’âme n’est qu’un composé de sensations éphémères et viles. Mais alors, comment le moi, qui va d’incarnation en incarnation, est-il influencé par le non-moi ? » Bouddha eût été sans doute très embarrassé de répondre victorieusement à cet argument digne de Socrate ou de Platon. Il se contenta de dire : « Ô moine, en ce moment tu es sous l’empire de la concupiscence. »

Si Bouddha se défie des dieux et de l’âme, il se défie encore plus des femmes. En cela, comme en tout le reste, il est l’antipode de Krichna, l’apôtre de l’Éternel-Féminin. Il sait que l’amour est le plus puissant appât de la vie et qu’en la femme est renfermée, comme en un coffret de philtres et de parfums, la quintessence de toutes les séductions. Il sait que Brahma ne se décida à créer les dieux et le monde qu’après avoir tiré de lui-même l’Éternel-Féminin, le voile coloré de Maïa où chatoyait l’image de tous les êtres. Il ne redoute pas seulement chez la femme le délire des sens qu’elle sait provoquer d’un sourire ou d’un regard, il redoute son arsenal de ruses et de mensonges, qui sont la trame et le fil dont se sert la nature pour tisser la vie. « L’essence de la femme, dit-il, est insondablement cachée comme les détours du poisson dans l’eau. » « — Comment nous conduire avec une femme ? demande Ananda à son maître. — Éviter leur aspect. — Et si nous la voyons quand même ? — Ne pas lui parler. — Et si nous lui parlons quand même, Seigneur, que faire ? — Alors, veillez sur vous ! » Bouddha permit cependant, après de longues hésitations, à la communauté bouddhiste de fonder des couvens de femmes, mais il ne les admit point dans son intimité et les bannit de sa présence. On ne trouve, dans son histoire, ni Madeleine, ni Marie de Béthanie. Il est juste d’ajouter à la défense et à l’honneur des femmes indoues que les institutions de bienfaisance de l’ordre bouddhiste furent en grande partie l’œuvre des femmes.

Comment expliquer qu’une doctrine aussi dépouillée des joies de la terre et du ciel, doctrine de morale implacable, aussi excessive par son nihilisme mystique que par son positivisme négatif, doctrine qui supprimait d’autre part les castes avec la foi traditionnelle de l’Inde en l’autorité des Védas et abolissait Le culte brahmanique avec ses rites somptueux pour y substituer des centaines de couvens et une armée de moines mondians parcourant l’Inde la sébile à la main, — comment expliquer le succès prodigieux d’une telle religion ? Il s’explique par la dégénérescence précoce de l’Inde, par l’abâtardissement de la race aryenne, mélangée d’élémens inférieurs et alanguie de paresse. Il s’explique par la tristesse d’un peuple vieillissant entre la lassitude de la tyrannie et la lassitude de l’esclavage, d’un peuple sans perspective historique et sans unité nationale, ayant perdu le goût de l’action et n’ayant jamais eu le sens de l’individualité sauf aux temps védiques, où la race blanche dominait dans sa pureté et dans sa force[9]. Cela dit, il faut ajouter que le triomphe momentané de Bouddha en Inde est dû moins à sa philosophie qu’à son sérieux moral, à ce profond travail sur la vie intérieure qu’il sut inculquer à ses disciples. « Pas à pas, morceau par morceau, heure par heure, le sage doit purifier son moi comme l’orfèvre purifie l’argent. Le moi, auquel la métaphysique bouddhiste refuse la réalité, devient ici l’agent principal. Trouver le moi devient le but de toute recherche. Avoir son moi pour ami, est la plus vraie, la plus haute amitié. Car le moi est la protection du moi. Il faut le tenir en bride comme un marchand tient son noble cheval[10]. » De cette discipline austère se dégage, à la fin, un sentiment de liberté qui s’exprime avec le charme d’un François d’Assise : « Nous ne devons avoir besoin que de ce que nous portons sur nous-mêmes, comme l’oiseau n’a pas besoin de trésors, et ne porte rien sur lui que ses ailes, qui le conduisent où il veut. » Enfin, par la tendresse de son âme, Bouddha fut vraiment le créateur de la religion de la pitié et l’inspirateur d’une poésie nouvelle. Elle se traduit dans les paraboles attribuées au maître et dans les légendes postérieures du bouddhisme. Quelle insinuante et suggestive métaphore par exemple que celle sur les différens degrés d’évolution des âmes. La vie physique, troublée par les sens, est comparée à un fleuve au-dessus duquel les âmes aspirent à s’élever pour respirer la lumière du ciel. « Comme dans un étang de lotus blancs et bleus, il y en a beaucoup sous l’eau et hors de l’eau ; ainsi il y a des âmes très diverses, les unes pures, les autres impures. Le sage est celui qui s’élève au-dessus de l’eau et laisse retomber sa sagesse sur les autres âmes, comme le lotus épanoui parsème ses gouttes de rosée sur les nymphéas qui nagent à la surface du fleuve. »

À l’âge de quatre-vingts ans, Bouddha se trouvait dans une de ses retraites d’été, à Bélouva, quand il tomba malade et sentit l’approche de la mort. Alors il pensa à ses disciples : « Il ne convient pas, se dit-il, d’entrer dans le Nirvâna sans avoir parlé à ceux qui ont pris soin de moi. Je veux vaincre cette maladie par ma force et retenir ma vie en moi. » Alors la maladie du sublime disparut. Et Bouddha s’assit à l’ombre de la maison qui avait été préparée pour lui. Son disciple préféré, Ananda, accourut et lui fit part de son effroi en ajoutant : « Je savais que le Bienheureux n’entrerait pas dans le Nirvana sans avoir annoncé sa volonté à la communauté de ses disciples. — Que demande la communauté ? dit Bouddha. J’ai prêché la doctrine. Je ne veux pas régner sur la communauté, Ananda. Laissez la vérité être votre flambeau. Celui qui maintenant et après ma mort est son propre flambeau et son propre refuge, celui qui ne cherche pas d’autre refuge que la vérité, et marche dans la droite voie, celui-là est mon disciple. »

Et Bouddha se leva, rejoignant les autres disciples et se mit en route avec eux, voulant marcher et enseigner jusqu’au bout. Il s’arrêta quelque temps à Vésala, mais à Kousinara ses forces l’abandonnèrent. On l’étendit sur un tapis, entre deux arbres jumeaux. Là, il resta couché comme un lion fatigué. Ne pouvant supporter ce spectacle, le disciple qu’il aimait, Ananda, rentra dans la maison et se mit à pleurer. Bouddha, devinant sa tristesse, le fit rappeler et dit : « Ne gémis pas, Ananda, ne t’ai-je pas dit qu’il faut quitter tout ce qu’on aime ? Comment serait-il possible que ce qui est né et soumis à l’éphémère échappât à la destruction ? Mais toi, Ananda, pendant longtemps tu as honoré le Parfait ; tu as été pour lui plein d’amour, de bonté, de joie, sans fausseté, sans cesse, en pensées, en paroles et en œuvres. Tu as fait le bien, Ananda. Efforce-toi maintenant, et bientôt tu seras libre de péché. » Peu avant d’expirer, Bouddha dit : « Peut-être aurez-vous cette pensée, Ananda : la parole a perdu son maître, nous n’avons plus de maître. Il ne faut pas penser ainsi. La Doctrine et l’Ordre que je vous ai enseignés, voilà votre maître, quand je serai parti. » Ses dernières paroles furent : « — Courage, mes disciples. Je vous dis : Tout ce qui est devenu est périssable. Luttez sans cesse[11]. »

La nuit tombait. Et voici que la face et le corps du sublime se mirent à reluire comme s’ils devenaient transparens. Ce rayon mystérieux dura jusqu’à son dernier soupir, puis s’éteignit brusquement. Aussitôt, du sommet des deux arbres, une pluie de fleurs tomba sur le Bouddha qui venait dentier dans le Nirvana.

À ce moment, les femmes de Kousinara, qu’on avait toujours tenues loin du maître par son ordre, supplièrent qu’on les laissât voir le Bienheureux. Ananda le leur permit, malgré les protestations des autres. Elles s’agenouillèrent près du cadavre, se penchèrent sur lui en sanglotant et inondèrent de larmes brûlantes la face glacée du maître, qui, vivant, les avait bannies de sa vue.

Ces détails touchans, cette auréole discrète que la tradition fait planer sur la mort de Bouddha peignent peut-être mieux encore ce qui se passa dans le tréfonds de sa conscience et dans celle de ses disciples que leurs derniers entretiens. Comme une vague de l’Invisible, le merveilleux envahit le vide du Nirvâna. Ainsi les puissances cosmiques combattues ou écartées par Çakia Mouni comme dangereuses, parce qu’il voyait en elles les tentatrices du fatal Désir, les forces qu’il avait jalousement proscrites de sa doctrine et de sa communauté, fleurs de l’Espérance, Lumière céleste, Éternel-Féminin, ces tisseuses infatigables de la vie terrestre et divine, hantent sa dernière heure. Subtiles, enlaçantes, irrésistibles, elles viennent le frôler et cueillir l’âme de l’ascète redoutable pour lui dire — qu’il ne les a ni supprimées, ni vaincues.

V. — CONCLUSION

Il est aisé de faire la critique du bouddhisme au point de vue philosophique. Religion sans Dieu, morale sans métaphysique, il ne jette aucun pont entre le fini et l’infini, entre le temps et l’éternité, entre l’homme et l’univers. Or, trouver ce pont est le besoin suprême de l’homme, la raison d’être de la religion et de la philosophie. Bouddha fait sortir le monde d’un désir de vivre aveugle et malfaisant. Alors comment expliquer l’harmonie du Kosmos et la soif inextinguible de perfection innée à l’esprit ? Voilà la contradiction métaphysique. — Bouddha veut ensuite que de jour en jour, d’année en année, d’incarnation en incarnation, le Moi humain travaille à son perfectionnement par la victoire sur ses passions, mais il ne lui accorde aucune réalité transcendante, aucune valeur immortelle. Alors comment expliquer ce travail ? Voilà la contradiction psychologique. — Enfin Bouddha donne à l’homme et à l’humanité, comme idéal et comme but unique : le Nirvâna, concept purement négatif, la cessation du mal par la cessation de la conscience. Ce saltus mortalis, ce saut dans le vide du néant vaut-il l’immensité de l’effort ? — Voilà la contradiction morale. Ces trois contradictions, qui ressortent l’une de l’autre et s’emboîtent rigoureusement, indiquent suffisamment la faiblesse du bouddhisme comme système cosmique.

Il n’en est pas moins vrai que le bouddhisme a exercé une influence profonde sur l’Occident. À toutes les époques où la philosophie et la religion traversent une grande crise, à l’époque alexandrine, à celle de la Renaissance et à la nôtre, on entend en Europe comme un écho lointain et transposé de la pensée bouddhiste. D’où lui vient ce pouvoir ? De sa doctrine morale et de ses conclusions ? Nullement. Elle lui vient de ce fait que Bouddha fut le premier à divulguer au grand jour la doctrine dont les brahmanes n’avaient parlé qu’à demi-mot et qu’ils avaient cachée dans le secret de leurs temples. Or cette doctrine est le vrai mystère de l’Inde, l’arcane de sa sagesse. J’entends la doctrine de la pluralité des existences et le mystère de la réincarnation.

Dans un très vieux livre, un brahmane dit à son collègue dans une assemblée : « Où va l’homme après sa mort ? — Donne-moi la main, Yaïnavalkia, répond l’autre, nous seuls devons le savoir. Pas un mot de cela aux autres. » Et ils parlèrent de la réincarnation[12]. » Ce passage prouve qu’à une certaine époque, cette doctrine fut considérée comme ésotérique par les brahmanes. Ils avaient pour cela d’excellentes raisons. S’il n’est point de vérité qui introduise plus avant dans les officines secrètes de la nature et dans le processus de l’évolution universelle, il n’en est pas non plus dont le vulgaire puisse faire de plus grands abus. Pour exprimer la fascination singulière, le charme insinuant et redoutable que ce mystère a exercé de tous temps sur les âmes ardentes et songeuses, qu’on me permette de rappeler ici une vieille légende indoue.

En des jours très anciens, dit cette légende, une nymphe céleste, une Apsara, voulant séduire un ascète, qui s’était montré insensible à toutes les tentations du ciel et de la terre, eut recours à un stratagème ingénieux. Cet ascète habitait dans une forêt vierge, inextricable, effrayante, au bord d’un étang couvert de toutes sortes de plantes aquatiques. Lorsque des apparitions infernales ou célestes venaient planer sur le miroir de l’onde pour tenter le solitaire, il baissait les yeux pour regarder leur reflet dans l’étang sombre. L’image renversée et déformée des nymphes ou des démones tentatrices suffisait pour calmer ses sens et rétablir l’harmonie dans son esprit troublé. Car elle lui montrait les conséquences qu’aurait sa chute dans la matière fangeuse.

L’Apsara rusée imagina donc de se cacher dans une fleur pour séduire l’anachorète. Des profondeurs ténébreuses de l’étang elle fit sortir un lotus merveilleux ; mais ce n’était pas un lotus comme les autres. Ceux-ci, comme on sait, replient leurs calices sous l’eau pendant la nuit et n’en sortent qu’au baiser du soleil. Ce lotus-là, au contraire, demeurait invisible le jour. Mais, la nuit, quand la lumière rosée de la lune glissait par-dessus l’épaisse crinière des arbres sur l’étang immobile, on voyait frémir sa surface et, de son sein noir, sortait un lotus géant d’une blancheur éclatante, aux mille feuilles et grand comme une corbeille de roses. Alors, de son calice d’or, vibrant sous le rayon enflammé de la lune, sortait la divine Apsara, la nymphe céleste, au corps lumineux et nacré. Elle tenait au-dessus de sa tête une écharpe étoilée, arrachée au ciel d’Indra. — Et l’ascète, qui avait résisté à toutes les autres Apsaras descendues directement du ciel, céda au charme de celle-ci, qui, née d’une fleur de l’onde, semblait remonter de l’abîme et être à la fois la fille de la terre et la fille du ciel. — Eh bien ! de même que la nymphe céleste sort du lotus épanoui, de même, dans la doctrine de la réincarnation, l’âme humaine sort de la nature aux mille feuilles comme la dernière et plus parfaite expression de la pensée divine.

Les brahmanes disaient ensuite à leurs disciples : « De même que l’univers est le produit d’une pensée divine qui l’organise et le vivifie sans cesse, de même le corps humain est le produit de l’âme qui le développe à travers l’évolution planétaire et s’en sert comme d’un instrument de travail et de progrès. Les espèces animales n’ont qu’une âme collective, mais l’homme a une âme individuelle, une conscience, un moi, une destinée personnelle, qui lui garantissent sa durée. Après la mort, l’âme, délivrée de sa chrysalide éphémère, vit d’une autre vie, plus vaste, dans la splendeur spirituelle. Elle retourne en quelque sorte à sa patrie, et contemple le monde du côté de la lumière et des dieux, après y avoir travaillé du côté de l’ombre et des hommes. Mais il en est peu d’assez avancées pour demeurer définitivement dans cet état que toutes les religions appellent le ciel. Au bout d’un long espace de temps, proportionné à son effort terrestre, l’âme sent le besoin d’une nouvelle épreuve pour faire un pas de plus. De là une nouvelle incarnation dont les conditions sont déterminées par les qualités acquises dans une vie précédente. Telle la loi du Karma, ou de l’enchaînement causal des vies, conséquence et sanction de la liberté, logique et justice du bonheur et du malheur, raison de l’inégalité des conditions, organisation des destinées individuelles, rythme de l’âme qui veut revenir à sa source divine à travers l’infini. C’est la conception organique de l’immortalité, en harmonie avec les lois du Kosmos.

Survint le Bouddha, âme d’une sensibilité profonde et travaillée par le tourment des causes dernières. En naissant, il semblait accablé déjà du poids de je ne sais combien d’existences et altéré de la paix suprême. La lassitude des Brahmanes, immobilisés dans un monde stagnant, se centupla chez lui d’un sentiment nouveau : une immense pitié pour tous les hommes et le désir de les arracher à la souffrance. Dans un mouvement de générosité sublime, il voulut le salut pour tous. Mais sa sagesse n’égala pas la grandeur de son âme et son courage ne fut pas à la hauteur de sa vision. Une initiation incomplète lui fit voir le monde sous le jour le plus noir. Il n’en voulut comprendre que la douleur et le mal. Ni Dieu, ni l’univers, ni l’âme, ni l’amour, ni la beauté ne trouvèrent grâce devant ses yeux. Il rêva d’engloutir à jamais ces ouvriers d’illusion et ces ouvrières de souffrance dans le gouffre de son Nirvâna. Malgré l’excessive sévérité de sa discipline morale, et quoique la pitié qu’il prêchait établît entre les hommes un lien de fraternité universelle, son œuvre fut donc partiellement négative et dissolvante. Cela est prouvé par l’histoire du bouddhisme. Socialement et artistiquement, il n’a rien créé de fécond. Là où il s’installe en bloc, il engendre la passivité, l’indifférence et le découragement. Les peuples bouddhistes sont demeurés à l’état de stagnation. Ceux qui, comme le Japon, ont déployé une activité surprenante, l’ont fait par des instincts et des principes contraires au bouddhisme. Le Bouddha eut cependant un grand mérite et un grand rôle. Il divulgua la doctrine de la réincarnation, qui, avant lui, était restée le secret des brahmanes. Par lui, elle se répandit hors de l’Inde et entra dans la conscience universelle. Quoique repoussée officiellement ou voilée par la plupart des religions, elle ne cessa plus de jouer dans l’histoire de l’esprit humain le rôle d’un ferment vivace. Seulement, ce qui avait été pour Bouddha une raison de se renoncer et de mourir devint pour des âmes plus énergiques et des races plus fortes une raison de s’affirmer et de vivre.

Quelle autre allure, en effet, et quelle autre couleur prendra l’idée de la pluralité des vies chez les Aryens ou même chez les Sémites qui l’adopteront ! Que ce soit sur les bords du Nil, à Éleusis ou à Alexandrie, qu’il s’agisse des successeurs d’Hermès, d’Empédocle, de Pythagore ou de Platon, elle prendra un caractère héroïque. Ce ne sera plus la roue fatale de Bouddha, mais une fière ascension dans la lumière. L’Inde tient les clés du passé, elle ne tient pas celles de l’avenir ; c’est l’Épiméthée des peuples, mais non pas leur Prométhée.

Elle s’est endormie dans son rêve. L’initié aryen, au contraire, apporte dans l’idée de la pluralité des existences ce besoin d’action et de développement infini qui brûle dans son cœur comme la flamme inextinguible d’Agni. Il sait que l’homme ne possède que la terre qu’il arrose de sa sueur et de son sang, qu’il n’atteint que le ciel auquel il aspire de toute son âme. Il sait que l’univers est une formidable tragédie, mais que la victoire est aux croyans et aux courageux. La lutte elle-même est pour lui un plaisir et la douleur un aiguillon. Il l’accepte au prix des joies sublimes de l’amour, de la beauté et de la contemplation. Il croit à l’avenir de la terre comme à l’avenir du ciel. Les existences successives ne l’effrayent pas, à cause de leur variété. Il sait que le ciel cache dans son azur des combats sans nombre, mais aussi des félicités inconnues. Les voyages cosmiques lui promettent plus de merveilles encore que les voyages terrestres. Enfin il croit avec le Christ et son Verbe à une victoire finale sur le mal et la mort, à une transfiguration de la terre et de l’humanité, à la fin des temps, par la descente complète de l’Esprit dans la chair. Le vieux bouddhisme et le pessimisme contemporain affirment que tout désir, toute forme, toute vie, toute conscience est un mal et que le seul refuge est dans l’inconscience totale. Leur félicité est purement négative. L’Aryen considère la lassitude de vivre comme une sorte de lâcheté. Il croit à une félicité active dans l’épanouissement de son désir, comme à la fécondité souveraine de l’amour et du sacrifice. Pour lui, les formes éphémères sont des messagères du divin. Il croit donc à la possibilité de l’action et de la création dans le temps avec la conscience de l’Éternel. L’ayant éprouvé et vécu, il sent son âme pareille à un navire qui surnage toujours dans la tempête. C’est le seul repos, c’est le calme divin auquel il aspire. Pour tout dire, dans le concept de l’Aryen, la disparition de l’univers visible, ce que l’Indou appelle le sommeil de Brahma, ne serait qu’un inénarrable rêve, un silence du Verbe se recueillant en lui-même pour écouter chanter ses harmonies intimes avec ses myriades d’âmes et se préparer à une nouvelle création.

Mais ne soyons point injustes pour l’Inde et pour son Bouddha, puisqu’ils nous ont légué le trésor de la plus antique sagesse. Rendons-leur, au contraire, le culte reconnaissant qu’on doit aux plus lointains ancêtres et aux premiers mystères religieux de notre race.

Lorsque la femme indoue montait sur le bûcher de son époux et que la flamme meurtrière la touchait, elle jetait son collier de perles à ses enfans comme un dernier adieu. C’est ainsi que l’Inde agonisante, assise sur le tombeau de ses héros aryens, jeta au jeune Occident la religion de la pitié et l’idée féconde de la réincarnation.


Édouard Schuré.
  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Je me suis servi principalement dans cette étude du précieux livre de Hermann Oldenberg, Buddha, sein Leben, seine Lehre, seine Gemeinde (1881). Le célèbre indianiste allemand a rassemblé dans ce volume et groupé de main de maître les plus anciens et les plus authentiques documens sur la vie de Gotama Çakia Mouni. Il a rendu par là a sa personnalité historique une réalité qu’on lui a souvent contestée. — Il va sans dire, qu’en m’appuyant sur les résultats positifs de ce remarquable travail, je me suis réservé toute liberté pour pénétrer et peindre, au point de vue ésotérique, la psychologie, l’initiation et l’œuvre du réformateur indou.
  3. Résumé de la légende par Oldenberg.
  4. Les Jaïnas (dont le nom signifie les Vainqueurs) étaient une secte d’ascètes fanatiques. Elle existait au Sud de l’Inde longtemps avant le bouddhisme et a beaucoup d’analogie avec lui.
  5. Theragata, sentence de Ékaviheraya.
  6. J’ai tenté ici de remettre le Nirvâna à sa place dans l’ordre des phénomènes psychiques de l’initiation. Cela est essentiel pour bien comprendre la personne de Bouddha et son rôle dans le monde. Car sa doctrine et son œuvre en découlent. La valeur d’un initié, d’un réformateur ou d’un prophète quelconque, dépend, en premier lieu, d’une vue intensive et directe de la vérité. Sa doctrine n’est jamais autre chose qu’une explication rationnelle de ce phénomène initial, qui est toujours, sous une forme ou sous une autre, une révélation ou une inspiration spirituelle. Le Nirvâna apparaît comme l’avant-dernière étape de la haute initiation, devinée par la Perse, l’Égypte et la Grèce et que le Christ vint accomplir. Ce que le bouddhisme appelle l’extinction ou la fin de l’illusion n’est qu’un état psychique intermédiaire, la phase neutre, atone et amorphe, qui précède le jaillissement de la vérité suprême. Mais c’est une grande chose et un grand rôle d’avoir comme le Bouddha réalisé complètement dans sa vie toutes les phases de l’initiation, comme le Christ devait les réaliser dans la sienne en les couronnant par la résurrection.
  7. Paracelse l’a nommé ainsi parce qu’il est en rapport magnétique avec les astres qui composent notre système solaire. L’occultisme occidental a adopté ce terme.
  8. Oldenberg, la Vie de Bouddha.
  9. On sait que le bouddhisme ne se maintint en Inde que quatre siècles environ. Sauf dans l’île de Ceylan, il disparut et se fondit en quelque sorte devant une recrudescence du brahmanisme. Celui-ci sut le vaincre, sans persécution, en absorbant ses élémens vitaux et en se renouvelant lui-même. On sait aussi que si le bouddhisme se propagea au Thibet, en Mongolie et en Chine, ce fut en reprenant une bonne partie des élémens métaphysiques et mythologiques que Bouddha proscrivait et en modifiant profondément sa doctrine.
  10. Sentences morales bouddhistes, résumées par Oldenberg.
  11. Cela est stoïque et grand, mais combien plus grande la parole du Christ : « Et voici que je suis avec vous jusqu’à la fin du monde. »
  12. Oupanischad des cent sentiers, cité par Oldenberg.