Causeries, deuxième série/Le Musée des pauvres Gens

Hachette (2p. 349-362).

LE MUSÉE DES PAUVRES GENS.

Samedi dernier, je vous ai fait espérer ou craindre une étude sur la nouvelle imagerie d’Épinal. Ce n’est pas que j’aie la prétention d’épuiser la question des images à bon marché. Je laisse de côté les origines fort intéressantes de cet art populaire. Sur le passé, M. Nisard a tout dit dans sa belle et savante histoire du colportage. Il ne s’agit ici que du présent et de l’avenir.

Avant tout autre propos, je supplie le lecteur gentleman ou même aristocrate de ne point dédaigner mon humble sujet. Il intéresse tous les Français ou plutôt tous les civilisés sans exception.

Les images d’un sou ont exercé de tout temps une certaine influence sur l’éducation publique ; elles peuvent devenir avant la fin du siècle un admirable instrument de progrès.

Le dessin est une langue universelle, et une langue (notez ce point) que les illettrés eux-mêmes savent lire. Nous avons tous eu l’occasion de voir un enfant de deux ans se jeter sur un livre d’images et le lire avec intérêt d’un bout à l’autre, sans poser les yeux sur le texte, qui est encore lettre morte pour lui. L’année suivante, il reverra ce livre avec plaisir, et il fera quelques petits efforts pour déchiffrer les légendes. Les désœuvrés de tout âge et de tout sexe résistent rarement à la tentation de feuilleter un ouvrage où le dessin entrecoupe et anime la prose. Les illettrés, les ignorants, ceux qui m’épèleraient pas sans effort une page d’impression, s’arrêtent avec plaisir devant le moindre croquis. Et vous-même, si lettré que je vous suppose, quand vous avez à perdre un quart d’heure dans l’antichambre ou le salon d’un étranger, vous donnez un coup d’œil aux tableaux qui le décorent avant de prendre un journal sur la table du milieu.

Il est vrai que l’habitant des villes oublie en un rien de temps les gravures ou les tableaux qui l’ont t arrêté au passage. Il en voit tant dans les musées, dans les salons, à l’étalage des marchands ! Il a d’ailleurs le cerveau farci de tant d’idées et de faits qu’il garde au plus le souvenir des chefs-d’œuvre. Mais l’habitant d’une cabane toute nue, l’homme qui n’a rien vu, qui ne sait rien, qui n’a guère l’esprit plus meublé que sa maison, celui-là ouvre de grands yeux devant la moindre enluminure. De toutes les merveilles que l’art a semées sur la terre, il ne connaît qu’un papier barbouillé de rouge, de jaune et de bleu. C’est le portrait de Napoléon Ier, ou l’image du patron de sa paroisse, ou le tableau à bon marché qui représente le Juif-Errant à Bruxelles, ou sainte Geneviève de Brabant, ou même la mort du pauvre Crédit, tué par les mauvais payeurs.

Ces œuvres de pacotille, qui vous font hausser les épaules, prennent une place assez considérable dans l’esprit du paysan. Elles remplissent, faute de mieux, la case de son cerveau que la nature destine aux choses artistiques. Chez vous et moi, la case s’est élargie ; nous y avons fait entrer le Louvre, le Luxembourg, le Vatican, le palais Pitti, le Campo Santo de Pise et mille autres trésors : chez lui, chez l’homme qui pioche ou laboure, la case étroite s’est ouverte pour loger une ou deux images, et elle se referme là-dessus.

Or, il a de l’imagination, ce simple : quel homme n’en a pas peu ou prou ? Les idées claires ou confuses qu’on a déposées dans son esprit subissent une fermentation spéciale qui les transforme et produit des idées nouvelles, des sentiments inconnus, des résolutions qu’il croit spontanées ; car il n’a ni le temps ni le talent de remonter à leur source. Qui peut dire de quels éléments se compose la volonté d’un peuple ? Quand l’histoire analysera tel scrutin quasi miraculeux, telle explosion du suffrage universel, il sera constaté qu’un refrain populaire et une image d’un sou ont fait plus de besogne, à un moment donné, que tous les arguments de la politique.

L’homme ne crée pas les forces ; mais lorsqu’il en a découvert une comme l’électricité, la vapeur et la poudre, il doit s’en rendre maître et la tourner au bien. L’imagerie populaire est une force. Quelques industriels l’ont deviné, mais il ne me semble pas qu’ils en aient trouvé l’emploi et le maniement du premier coup.

M. Pinot, imagier de l’Empereur, en m’adressant la collection de ses produits, m’a prévenu qu’il commençait à peine la révolution qu’il médite. On ne le voit que trop. Cependant le progrès est incontestable. Je me rappelle les soldats que nous achetions il y a vingt-cinq ans pour les enluminer ; ils étaient presque grotesques. Aujourd’hui les enfants de la campagne et de la ville peuvent se procurer, au prix d’un sou la feuille, un véritable musée de l’armée française. Toutes les armes y sont, et tous les grades, et tous les mouvements de soldat, très-convenablement rendus. On y trouve en supplément plusieurs corps de troupes étrangères, des Polonais, des Cosaques, des Chinois. L’éditeur a poussé une pointe dans l’archéologie ; il est allé chercher les hommes d’armes de Charles VII, les mousquetaires de Louis XIII et les cuirassiers de Louis XV. Un enfant peut apprendre quelque chose en jouant avec ces soldats. Voilà qui va mieux. La meilleure partie de la collection est sans contredit la galerie militaire.

Vient ensuite une série des rois de France où l’on peut prendre une vague teinture d’histoire, malgré quelques anachronismes de détail. La collection des souverains vivants est traitée dans un esprit de snobisme rustique. Peu de figures ressemblantes, mais une incroyable profusion d’oripeaux. Je ne veux pas discuter ce luxe un peu ridicule. Il est trop certain qu’on risquerait d’entamer les illusions du peuple si on lui faisait voir les photographies authentiques de tel roi ou de tel grand-duc. Laissons croire aux âmes simples que le moindre tyranneau d’Europe ou d’Asie est pétri d’une porcelaine à part. Si ce préjugé doit tomber, ce n’est pas l’imagerie d’Épinal qui peut actuellement le battre en brèche. La commission de colportage permettrait-elle à l’éditeur de peindre les rois, nos alliés, tels qu’ils sont ?

Les sujets de sainteté ont été, je le crains, l’objet d’une prédilection malheureuse. L’éditeur semble avoir fait appel aux fruits secs de l’École des Beaux-Arts pour enjoliver l’Écriture sainte. Un vague parfum de Bouguereau inférieur et de Cabanel manqué s’exhale de ces petits ouvrages. L’enfant prodigue tombant aux pieds de son père obtiendrait vraisemblablement un accessit au concours de Rome : c’est le triomphe de la fadeur et de la banalité. Ce dessin jure étrangement avec la vieille légende qui l’entoure :

Laquais, cherchez des souliers
Et mettez-les à ses pieds ;
Cherchez dans ma garde-robe
Une bague pour son doigt,
Avec sa première robe,
Puisqu’il revient comme il doit.

De deux choses l’une : ou l’éditeur devait rester fidèle à la naïveté du dessin, ou il devait commander une autre légende à quelque élève de rhétorique. La nouvelle Judith d’Épinal est une tragédienne de la rue de la Tour-d’Auvergne. Que ferons-nous de la légende ?

Laissons ces pourceaux endormis ;
Le passage nous est permis.

Certes, l’éditeur est dans son droit lorsqu’il fabrique et fait vendre des tableaux de sainteté. Mais puisqu’il est animé du désir de bien faire, pourquoi ne pas exécuter une vingtaine de croquis d’après les tableaux des grands maîtres ? Il est certain que Raphaël, Titien, Paul Véronèse et Rembrandt perdraient quatre-vingt-dix pour cent de leur valeur sous la main des copistes ; mais le peu qui en resterait suffirait encore amplement à jeter dans le peuple une notion telle quelle du vrai beau.

Cela viendra, j’en suis certain. Il faut d’abord que l’éditeur se rende un compte exact de son rôle. Il doit se mettre en tête qu’il est un des instituteurs primaires du peuple français. Cette révolution pacifique que M. Duruy entreprend au ministère, que Jean Macé poursuit énergiquement dans les bibliothèques communales, que les Barral, les Meunier, les Pouchet activent en vulgarisant les sciences ; cette grande œuvre d’éducation que les savants, les écrivains, les publicistes, les orateurs, cinq ou six mille hommes de progrès ont prise à tâche, un modeste éditeur d’Épinal peut la seconder puissamment.

M. Pinot ne fait ni bien ni mal quand il édite à plusieurs millions d’exemplaires le Juif Errant, le Conscrit de 1810, M. de la Palisse, l’histoire de Peau d’âne, le Roi Dagobert, Barbe-Bleue, Grenadier, que tu m’affliges, Au clair de la lune, Il pleut, bergère, Adélaïde et Ferdinand et le Chat de la mère Michel. Ces publications ne nous feront marcher ni en avant ni en arrière ; elles n’introduiront pas une idée neuve sous le crâne des paysans ; j’ajoute que malgré la bonne intention de l’éditeur, le dessin des nouvelles lithographies n’apprendra pas au peuple à distinguer le beau du laid. Mais il serait utile et généreux d’intercaler entre ces antiquailles mal rajeunies un élément instructif. La grosse vieille farce servirait de passe-port à la vérité nouvelle.

Je ne m’insurge pas contre la popularité d’Isaac Laquedem, mais je me demande pourquoi ce juif légendaire est plus connu que Christophe Colomb, par exemple, et les plus grands hommes de l’histoire. Les figures légendaires ne Manquent point dans le passé de la France ; je n’en trouve pas une dans la collection de M. Pinot. Jeanne Darc, Charlemagne, Henri IV, Molière, Voltaire, Fénelon, Parmentier, Jacquart, Lapérouse, Bayard et cent autres noms qu’il est honteux d’ignorer, ne méritent-ils point d’avoir chacun sa page, comme Malborough, Manon la couturière et sainte Geneviève de Brabant ? Pourquoi l’éditeur d’Épinal ne publie-t-il pas une galerie historique ? Le peuple choisirait là dedans, au gré de ses sympathies. Chaque corps de métiers avait autrefois son patron : n’y a-t-il pas quelque chose à faire dans le même sens en faveur de la société nouvelle ?

Une des choses que le Français ignore le plus profondément, c’est la géographie de la France. Une carte de France coûterait-elle plus cher à établir que M. et Mme Denis, ou Henriette et Damon ? Je sais bien qu’une carte d’un sou ne serait pas détaillée à l’infini, et que nous aimons tous à lire le nom de notre village. Mais serait-il bien difficile de lithographier à part les cartes des 89 départements ? Je parie tout ce qu’on voudra que la spéculation serait bonne et que peu de chaumières refuseraient d’acheter la France et le département, si on les leur offrait ensemble pour deux sous. Essayez seulement, et l’affaire ira si bien que vous ne vous en tiendrez pas là. Vous ferez dans deux ans les cartes des divers chemins de fer, dans quatre ans, celles des fleuves avec leurs bassins, et de fil en aiguille vous arriverez à vulgariser la géographie nationale. Moyennant quoi, vous trouverez un nouveau débouché dans les écoles primaires et même chez nombre de messieurs, à la ville.

Quiconque a essayé d’apprendre quelque chose à un enfant a senti le besoin d’une littérature puérile, c’est-à-dire élémentaire et pittoresque à la fois. Et pourtant un homme de bien, outillé comme l’est M. Pinot, et décidé comme lui à faire œuvre pie, pourrait combler cette lacune en deux ou trois ans. Vingt images à un sou pièce apprendraient aux jeunes Français un million de choses intéressantes, utiles, honnêtes, que la plupart risquent d’ignorer jusqu’à la mort. Et cela coûterait vingt sous ! Et l’éditeur ferait fortune !

Supposez, par exemple, qu’on rassemble sur une page tous les animaux domestiques du pays ; sur une autre les animaux nuisibles ; sur une autre les animaux utiles en liberté, tous ces persécutés de l’ignorance publique, le crapaud, le moineau, la chouette, la chauve-souris, la taupe, ces innocents qu’on tue parce qu’ils sont laids ; une page pour les poissons d’eau douce ; à droite les carnassiers, à gauche les herbivores ; une page pour les insectes, nos amis d’un côté, nos ennemis de l’autre. Toute cette zoologie pratique coûterait cinq sous. Rien n’empêcherait l’éditeur d’offrir, en outre, et à part, les grands animaux qui intéressent la curiosité des enfants, d’esquisser toutes les chasses exotiques et nationales ; mais ceci est affaire de luxe, et je m’en tiens au strict nécessaire.

Le nécessaire, c’est encore une planche consacrée aux arbres forestiers de notre pays : une collection de nos arbres fruitiers, avec quelques instructions pratiques sur la taille. Toute cette théorie prendrait assurément moins de place que la complainte d’Adélaïde et Ferdinand. Ajoutez-y un tableau des plantes fourragères et potagères ; un tableau des fleurs les plus belles qui se cultivent chez nous ; une page sur le blé (nous lui devons bien cela !) et les autres céréales ; une page sur la vigne, et sa culture, et la fabrication du vin. Craignez-vous que cette réunion de documents utiles, indispensables, présentés sous la forme la plus saisissante, paraisse trop chère à six sous ? Je sais bien, pour ma part, que je ne marchanderais pas et que je remercierais le vendeur avec effusion. Et pourquoi donc les citoyens les plus intéressés à faire provision de ces lumières seraient-ils plus indifférents ou plus avares que nous ?

M. Delbruck, un homme de bien, a réuni dans ses récréations instructives un certain nombre de monographies dont il faudrait saturer le public. Étant donné le chanvre, par exemple, il prend la plante à sa naissance et la conduit jusqu’aux derniers usages que l’industrie en a su tirer. Il applique le même procédé à chaque espèce de plantes ou d’animaux utiles. Je ne crois pas qu’un éditeur d’Épinal serait poursuivi en contrefaçon s’il répandait à quelques millions d’exemplaires les jolis enseignements de M. Delbruck. On peut, d’ailleurs, acheter les dessins ou les refaire : il n’y a point de plagiat en matière d’instruction, car nous n’enseignons rien qu’on ne nous ait appris à nous-mêmes. Je n’ai pas sous les yeux les Récréations instructives, mais je vois encore d’ici tous ces petits tableaux pleins de choses, et j’imagine que les enfants ne doivent pas les oublier dès qu’ils les ont parcourus une fois.

L’éditeur d’Épinal a sous la main, sans sortir de chez lui, des matériaux considérables. Sa collection, telle qu’elle est, comprend six ou sept planches d’animaux indigènes et exotiques, mammifères, oiseaux, poissons, insectes. Tout cela ne manque que d’ordre et de proportion. La proportion n’est pas chose indifférente dans un enseignement qui parle aux yeux. Il ne faut pas donner à croire aux enfants que la loutre est de la même taille que le sanglier, et que la sarigue peut tenir tête au crocodile du Nil. Il faut éviter les erreurs de classification, et ne pas ranger la baleine parmi les poissons. Le premier devoir d’un imagier moderne est de ne point violer la science moderne. M. Pinot a rempli toute une page de papillons, et une autre d’insectes divers. Mais pas un nom ! c’est peu. Les enfants n’apprendront jamais rien devant ces images, quoiqu’elles soient jolies l’une et l’autre. Autant plonger le regard dans le tube d’un kaléidoscope.

Je ne taquinerais pas l’éditeur de l’imagerie nouvelle sur des questions de détail s’il n’avait franchement annoncé l’intention d’être utile. Sa collection, mal classée jusqu’ici, laisse voir deux courants d’idées qui vont presque en sens inverse. Beaucoup de vieilleries dépourvues de sens, beaucoup de sottises, de grosses plaisanteries rustiques ; mais un nombre presque égal de dessins destinés à l’éducation des enfants. Et les enfants, il en est de tout âge, dans un pays où trente conscrits sur cent ne savent ni lire ni écrire. On reconnaît dans cette dernière série le bon vouloir d’un honnête homme qui cherche sa voie et qui la trouvera demain. C’est quelque chose déjà que de fabriquer des feuilles de soldats avec l’indication des manœuvres ; d’ajouter çà et là quelques croquis d’uniformes anciens ; de montrer aux enfants une esquisse des divers modèles de navires, d’indiquer les divers aspects de la nature dans une série de petits paysages tels quels. L’intention d’enseigner est évidente : il faut donc la louer, mais en la ramenant vers la route.

Il y a des essais d’enseignement moral qui ne sont pas tous heureux. Je ne ferai pas voir à mes enfants les Aventures tragiques de Julie, la petite désobéissante. Cela est bête et cruel. Qu’une enfant désobéissante casse les vases de Chine et se fasse donner le fouet, la leçon est bonne : mais qu’elle crève l’œil à son petit frère et que le sang coule en rouge sur le papier ; qu’elle s’enfonce un couteau dans la main et qu’une mare de sang tombe à terre ; qu’elle s’empoisonne à la fin et vienne mourir en scène, c’est un enseignement atroce ; il n’enseigne que la férocité. On donne aux jeunes Allemands des albums de ce style, et l’on arrive quelquefois à les rendre cruels. Quand ils se sont bien amusés à voir couler le sang sur une image, ils vont couper la gorge au petit chat de la maison.

Je m’aperçois, mais un peu tard, que j’ai quasiment fait un article de critique sur ces images d’un sou, comme s’il s’agissait d’une comédie de Dumas fils ou d’un roman de Mme Sand. Parbleu ! l’éditeur sait que ses images laissent à dire, et je ne lui apprends rien de nouveau. Peut-être cependant, après ce petit bout de conversation, comprendra-t-il qu’il y a une belle œuvre à faire et un beau grade à mériter. M. Pinot est imagier de l’Empereur ; très-bien. Encore un petit effort, et il deviendra l’imagier en titre du peuple français.