Le Musée britannique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 518-556).
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LE
MUSEE-BRITANNIQUE

I.
L’HISTOIRE DU MUSEE, SES ORIGINES, SES PROGRES JUSQU'A LA CONSTRUCTION D'UN EDIFICE SPECIAL.

I. Lives of the founders of the British Museum, with notices of its chief augmentors and other benefactors, 1570-1870, by Edward Edwards, London 1870. — II. Britith Museum, Accounts of the income and expenditure, etc. (rapports annuels imprimés par l’ordre de la chambre des communes), 1813-1875. — III. Report from the select committee on the condition, management and affairs of the British Museum, 1835. — IV. Report from the select committee on public librairies, 1849. — V. Report to the commissionners appointed to inquire into the constitution and government of the British Museum, 1850. — VI. Report from the select committee on the British Museum, 1860. — VII. British Museum, a guide to the exhibition rooms of the departments of natural history and antiquities, 1874.

Le Musée-Britannique (British Museum) n’est point, comme le Louvre à Paris, un des premiers édifices qui frappent les yeux du voyageur quand il visite la capitale de l’Angleterre : il ne décore point, comme la Galerie nationale, une des places principales de Londres. Quelques pas seulement, il est vrai, le séparent de l’une des rues les plus animées et les plus brillantes ; tout près de lui, par cette interminable et large voie qui de Hyde-Park s’étend et se prolonge sous divers noms jusqu’à la Bourse et à la Banque, court à grand bruit le flot toujours renouvelé des piétons et des voitures, cette marée vivante qui le matin vient remplir les bureaux de la Cité, et qui le soir, plus impétueuse encore et plus pressée, redescend et s’écoule par mille chemins. Malgré le voisinage d’Oxford-street, les environs du musée, aujourd’hui même, font encore songer au temps où, dans la seconde moitié du dernier siècle, Montagu-house, dont les bâtimens actuels occupent la place, et qui fut le premier abri des collections naissantes, était de ce côté l’une des dernières maisons de la ville et en marquait dans ces parages comme la frontière septentrionale ; au-delà commençaient des jardins et des prés qui allaient jusqu’à la colline et au bourg d’High-gate. Prés et jardins ont disparu depuis bien des années ; bien loin au-delà de cette ancienne limite, dans la direction du nord, de nouveaux quartiers se sont bâtis et peuplés, avec leurs mornes files de basses et sombres maisons, toutes semblables les unes aux autres ; pourtant toute cette région a gardé plus de squares qu’aucun autre district urbain : on y voit plus d’arbres et de gazons, ne fût-ce qu’à travers des grilles, et de beaux platanes, derniers restes d’un petit parc dont quelques vieillards se rappellent les ombrages, égaient de leur aimable et tendre feuillage les abords du musée. De tous ces omnibus multicolores qui partout ailleurs se croisent en tout sens et se disputent les cliens, pas un ne passe par ces rues tranquilles et presque désertes ; pas de gare souterraine du chemin de fer métropolitain qui vomisse à la surface du sol des bandes nombreuses de visiteurs. Les curieux viennent un à un ; s’il en est que des voitures déposent à la porte, celles-ci se hâtent de rentrer dans le tumulte des quartiers populeux et commerçans ; le silence se refait bien vite. Au milieu même de cette ville affairée, le plus grand marché du monde, l’ardent foyer d’une vie politique intense et passionnée, tout semble inviter ici au recueillement, à la méditation du passe et à la recherche des lois éternelles.

On n’est donc point conduit au seuil du Musée-Britannique par le mouvement même de la foule, on n’y arrive point, sans s’en douter, par de monumentales et solennelles avenues, comme aux Offices ou au palais Pitti, comme au Capitole ou au Vatican. Pour le voir, il faut le chercher. C’est un soin dont on est d’ailleurs amplement payé. Tout esprit cultivé, tout homme qui a l’amour de la science et le goût des arts n’en franchira point la porte sans une sorte d’émotion religieuse ; quand il en quittera les galeries pour n’y point revenir de sitôt, il emportera un regret, celui de partir avant d’avoir joui de ces trésors comme il l’aurait voulu, une espérance, celle de renouveler ce pèlerinage. C’est qu’il n’est point de curiosité qui ne trouve ici à se satisfaire, c’est qu’aucun dépôt ne renferme, réunies sous un même toit, des richesses aussi variées. A lui seul, le Musée-Britannique répond à notre Muséum du Jardin des Plantes, à notre Bibliothèque nationale, à notre Louvre ; il n’y manque que la peinture et la sculpture modernes, qui sont à la Galerie nationale et à South-Kensington. Sans sortir d’une seule enceinte, les érudits ont sous la main un admirable ensemble d’imprimés et de manuscrits qu’ils consulteront dans la salle de lecture la mieux ordonnée et la plus commode qu’il y ait au monde ; les naturalistes disposent de merveilleuses collections, lentement formées par les recherches d’un peuple commerçant et navigateur ; aux savans qui s’occupent de déchiffrer les alphabets et les idiomes perdus pour rétablir les pages déchirées du livre de l’histoire, l’Égypte et l’Assyrie, l’Étrurie, la Lycie et l’île de Chypre offrent quelques-unes de leurs plus précieuses dépouilles ; enfin, sans parler des bijoux, des bronzes, des vases, des terres cuites que renferment les salles consacrées aux antiquités grecques et romaines, sans parler même des débris du Mausolée et des colonnes sculptées d’Éphèse, l’archéologue et l’artiste, s’ils veulent pénétrer le secret du génie et du prestige d’Athènes, s’ils veulent se faire quelque idée de ce que dut être le Parthénon dans sa première fleur de beauté, quand il sortit des mains d’Ictinos et de Phidias, ne peuvent plus se contenter d’avoir visité et longuement étudié les ruines de l’Acropole ; au voyage de Grèce, il leur faut ajouter celui de Londres, et passer en face des marbres d’Elgin quelques-unes de ces heures que n’oublient point ceux qui en ont savouré les délices.

Le musée où sont rassemblés aujourd’hui tant de matériaux scientifiques et de tels chefs-d’œuvre de l’art a été fondé, par acte du parlement, dans le cours de l’année 1753 ; mais c’est seulement dans la première moitié de ce siècle qu’il a pris de l’importance, que l’opinion s’y est intéressée, que les pouvoirs publics s’en sont préoccupés, et qu’ils ont commencé à lui fournir libéralement les moyens de se développer et de saisir, pour augmenter ses collections, toutes les occasions propices. Les bâtimens mêmes qu’il occupe aujourd’hui, et où il se trouve déjà à l’étroit, ont été construits de 1823 à 1852, sur les plans de Robert et de Sydney Smirke. Quant à la nouvelle salle de lecture, dont les Anglais sont fiers à juste titre, elle ne date que de 1856. L’édifice, de trois côtés enveloppé de maisons, ne se montre que par sa façade tournée vers le sud, le long de Great-Russell-street ; cette façade, avec son pavillon central orné d’un fronton décoré par Westmacott, avec ses deux ailes en saillie et sa haute colonnade ionique, a des défauts de plan et d’exécution qui frappent tout d’abord un homme du métier ; pour en indiquer qu’un, la saillie des deux ailes, auxquelles l’architecte adonné les mêmes dimensions qu’au pavillon central, semble diminuer celui-ci, qui se trouve plus éloigné du spectateur ; la perspective altère ainsi les proportions au détriment de l’effet général. L’ensemble ne manque pourtant pas d’ampleur et de noblesse ; par malheur, faute de place pour les ateliers et les magasins, on a bouché les portiques jusqu’au tiers environ de la hauteur des colonnes, on a bâti là des galeries en planches qui sont bien tout ce qu’il y a de plus disgracieux et de plus triste à l’œil. La balustrade de l’attique qui surmonte l’entablement se profilerait avec bonheur sur l’azur du ciel et le vert des platanes, si quelque chose se détachait jamais sous ce ciel presque toujours bas et voilé, si tout ne s’y éteignait et ne s’y confondait dans la brume. Le climat est vraiment ici cruel pour les architectes et les sculpteurs ! On a beau s’être servi d’une belle pierre, dont le grain serré résiste aux intempéries de l’hiver et garde aux arêtes des moulures toute leur netteté ; les brouillards, mêlés de fumée de charbon, déposent sur toutes les surfaces que baigne l’air du dehors une épaisse couche de crasse et de suie. Cette teinte fuligineuse n’est par malheur pas même uniforme ; elle est tachée de blancheurs importunes qui en font encore ressortir l’opacité et la laideur. Tel plan vertical, le long duquel glisse librement J’eau de pluie, est resté presque blanc ; tout ce qu’abrite une saillie est enfumé et sombre. C’est surtout dans les sculptures que cette inégalité de ton produit un effet déplorable. On obtient ainsi un mélange de noirs et de clairs où la couleur acquise du marbre contrarie, en le faussant ou l’exagérant, le jeu naturel de la lumière et de l’ombre tel que l’avait cherché l’artiste. Sous cette espèce de voile qu’interrompent et que déchirent par endroits des jours mal placés, le mouvement et le modelé des figures se dérobent.

Par ses origines, par l’âge des collections qui en ont fourni le premier noyau, le Musée-Britannique a donc un passé qui représente déjà plus d’un siècle, et l’Angleterre n’a rien épargné pour que l’édifice fût digne des trésors qu’il renfermait. Il forme ainsi comme la transition, il tient le milieu entre ces musées tout jeunes, tels que celui de South-Kensington, qui sont nés de l’industrie contemporaine et qu’elle a bâtis en fer, comme des halles ou des gares, et ces vieux musées, enfans de la renaissance italienne ou française, qui sont eux-mêmes des bâtimens admirés, des modèles de goût, la représentation attachante et sincère d’une époque passionnée pour les arts, d’un génie original. Ce n’est point le Vatican, les Offices ou le palais Pitti, ni le Louvre ; il n’a point, comme ces glorieux édifices, cette beauté architecturale et, si l’on peut ainsi parler, ce caractère personnel qui n’appartiennent qu’aux œuvres de peuples et de siècles privilégiés ; il n’a pas ce prestige des souvenirs lointains que le temps seul peut donner, comme seul il fait croître ces grands chênes et ces ormes puissans qui font le charme de la campagne anglaise. Ce n’est pourtant pas, comme le musée de South-Kensington, un nouveau-né qui a grandi trop vite, un parvenu qui s’est mis dans ses meubles en jetant l’argent par les fenêtres, en achetant sans compter tout ce qu’il trouvait sur le marché.

Par l’esprit dont étaient animés les créateurs des collections d’où est sorti le Musée-Britannique, celui-ci relève d’une double tradition. C’est d’une part ce grand mouvement de recherches sur l’histoire et les antiquités nationales qui. Commence en Angleterre vers la fin du XVIe siècle, et qui ne fut pas étranger aux révolutions politiques du XVIIe ; c’est d’autre part cet élan de curiosité scientifique dont Bacon a donné le signal, et qui bientôt s’est poursuivi si brillamment avec les Locke et les Newton, avec les premiers membres de la Société royale, mais l’œuvre commencée avec tant d’ardeur par quelques hommes éminens fut ensuite entravée par bien des défaillances et des langueurs. Le germe fécond qu’ils avaient confié au sol est resté longtemps comme endormi et presque stérile. Le musée a été fondé une seconde fois, vers le commencement de notre siècle, par l’importance qu’y ont prise en quelques années les monumens des civilisations antiques. Alors, grâce aux sacrifices généreusement consentis par les représentans de la nation, ce grand dépôt s’est enrichi et augmenté avec une rapidité qui s’explique par l’opulence du peuple anglais et par le point d’honneur qu’il s’est fait de ne se laisser dépasser par personne dans cette voie ; alors a été bâti l’édifice actuel. Dans ce sens, le Musée-Britannique, comme les musées de Berlin et de Munich, date du XIXe siècle ; il est le fils de cette seconde renaissance dont la flamme a jailli vers la fin du siècle dernier sur plusieurs points de l’Europe à la fois, et que caractérisent les progrès de la critique et la prédominance de la méthode historique. Par les chefs-d’œuvre de l’art attique jusqu’alors inconnus qu’il a offerts dès 1816 aux yeux soudainement éblouis des archéologues et des artistes, il marque une époque qui a son importance dans l’histoire de l’esprit humain : c’est le moment où le monde moderne s’aperçoit que jusqu’alors l’Italie lui avait masqué et caché la Grèce. Derrière les lettres et les arts de Borne, littérature d’imitation, arts de décadence, on a tout d’un coup vu reparaître le pur génie de la Grèce, cette mère de l’épopée, de l’ode et du drame, de l’éloquence politique, de l’histoire et de la philosophie, de la Grèce, qui dans le domaine de la plastique a découvert ou du moins combiné et fixé dans leurs plus heureuses proportions les plus belles formes architecturales, et donné de la figure humaine l’interprétation la plus fidèle et en même temps la plus noble qui en ait jamais été présentée. C’était comme si, dans ce lointain du passé.

Dans ces grands horizons pleins de rayonnemens,

que le regard de l’historien interroge et sonde pour y retrouver les traits et la physionomie des grands peuples d’autrefois, on voyait soudain se dresser, par-delà les sept collines couvertes de leurs énormes et pompeux édifices, de leurs thermes et de leurs amphithéâtres, l’acropole d’Athènes vue de la plaine au moment où le soleil couchant en caresse amoureusement les marbres et teint d’un rose tendre la façade des Propylées, le fronton occidental du Parthénon et la tribune des Caryatides.


I

Il importe de montrer comment il se fait que le Musée-Britannique réunisse encore aujourd’hui des collections qui partout ailleurs se sont formées et développées séparément ; il importe aussi d’expliquer par suite de quelles circonstances le musée, traité d’abord avec indifférence par la couronne, le parlement et la nation, a fini par s’imposer à leur attention et à leur intérêt. Ce qu’est aujourd’hui ce grand établissement, dont aucun Anglais ne parle sans un légitime orgueil, on ne saurait le comprendre, si l’on n’en esquisse rapidement l’histoire. Pour bien rendre compte de ces apparentes singularités, l’historien ne doit même pas s’arrêter à ce que les Anglais appellent l’acte d’incorporation, c’est-à-dire à la prise de possession par l’état et à la charte de fondation ; il lui faut remonter, comme on aime à le faire aujourd’hui pour les hommes célèbres dont on écrit la biographie, jusqu’au-delà du jour de naissance officiel, jusque dans la période de gestation[1].

Les écrivains anglais sont les premiers à le remarquer : le Musée-Britannique ne doit pour ainsi dire rien aux princes qui se sont succédé, dans ces derniers siècles, sur le trône de la Grande-Bretagne. Il en est tout autrement en France ; dès la fin du XIVe siècle, Charles V forme cette librairie du Louvre qui est devenue avec le temps la Bibliothèque royale ; plus tard, Valois et Bourbons achètent en Italie ces chefs-d’œuvre de la peinture moderne et de la sculpture antique qui sont aujourd’hui l’honneur de nos galeries nationales après avoir jadis décoré les palais de nos souverains. Un François Ier ne se contente pas de faire travailler pour lui, c’est-à-dire pour la France, les plus grands artistes de son temps, les Raphaël, les André del Sarto, les Benvenuto Cellini ; il envoie jusqu’en Orient des savans chargés de lui rapporter des marbres, des pierres gravées, des médailles, des plantes rares, et Louis XIV, dans le cours du siècle suivant, reprend avec plus d’éclat encore toutes ces traditions des Valois. Commandes aux peintres et aux sculpteurs, achats de manuscrits et de livres, missions scientifiques se poursuivent et se répètent, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, par les ordres des rois ou de leurs principaux ministres, au nom de la couronne, mais dans l’intérêt du pays ; les artistes ont sous les yeux d’admirables modèles, les érudits trouvent dans ces riches collections des matériaux qu’ils s’exercent à classer et à mettre en œuvre. La France moderne, depuis la révolution, a rattaché l’un à l’autre, par le lien d’une administration commune, tous ces grands dépôts de la science et de l’art, elle en a fait l’inaliénable propriété de la nation ; mais, — on ne saurait l’oublier, — les cadres en ont été préparés, et les plus précieux peut-être des objets qu’ils renferment ont été recueillis par l’intelligente et libérale initiative de la royauté française, dans un temps où l’on pouvait acquérir à prix d’argent ce qui n’a plus de prix aujourd’hui, ce qui ne sortira plus des grandes collections nationales. Si Raphaël n’avait pas peint tout exprès pour François Ier la Sainte Famille du Louvre, pourrions-nous espérer, avec toutes les ressources de notre budget, acquérir jamais une telle merveille ?

Rien de semblable en Angleterre, au moins jusqu’à la fin du dernier siècle, jusqu’au règne de George III. Parmi les Tudors et les Stuarts, il y eut des princes remarquables à divers titres ; mais ils furent tous tellement absorbés par la politique, par la révolution religieuse qu’ils provoquèrent ou qu’ils combattirent, par leurs luttes contre les parlemens, qu’ils n’eurent point le loisir de rechercher ces jouissances délicates. Dans la longue série de ces princes, on n’en compte qu’un seul chez qui les contemporains aient signalé ces goûts et ces curiosités, et encore n’a-t-il point régné : c’est Henry, prince de Galles, fils aîné de Jacques Ier. Ce jeune homme, qui mourut à dix-huit ans, avait donné de lui la plus haute idée à tous ceux qui l’approchaient ; on s’est souvent demandé quel cours auraient pris les affaires de l’Angleterre et ce qui aurait été changé dans son histoire, si Henry eût vécu, s’il avait occupé le trône à la place de Charles Ier. Quoi qu’il en soit, Henry avait la passion des livres ; dans sa courte vie, par de larges et judicieuses acquisitions, il augmenta singulièrement la vieille bibliothèque privée des rois d’Angleterre. Quant aux princes de la maison de Hanovre, on sait combien ils avaient l’esprit épais et fermé. Ils ont eu l’honneur de fournir aux partisans de la monarchie constitutionnelle un thème très précieux ; on a insisté sur leur médiocrité, leur ignorance, leur égoïsme, leurs vices grossiers, et on en a rapproché la prospérité dont l’Angleterre a joui depuis la mort de la reine Anne, et les grandes choses qu’elle a faites pendant cette période. Nous n’avons point à discuter ici l’argument ; ce qui est certain, c’est que de pareils souverains n’avaient pas l’intelligence assez cultivée, assez fine, assez ouverte, pour s’éprendre de ce noble luxe et pour songer à doter leur patrie adoptive du superflu, chose si nécessaire. Seul de toute sa race, le malheureux George III, avant que la folie ne fût venue obscurcir et troubler sa pensée, avait fait preuve sinon d’une haute portée d’esprit et d’une grande distinction, tout au moins d’une curiosité assez éclairée et d’une réelle bonne volonté ; il s’intéressait aux voyages et aux découvertes des grands navigateurs contemporains ; il aimait, il respectait les livres, et même il les ouvrait et les lisait quelquefois.

Quant au parlement, il ne se montra, pendant toute cette période, guère plus sensible aux avantages à retirer de la fondation des bibliothèques et des musées. Les hommes d’état qui le dirigèrent pendant tout le XVIIe siècle eurent une autre tâche à remplir ; il leur fallut, à travers toute sorte de vicissitudes et de dangers, lutter contre la prérogative royale, faire triompher la liberté politique et religieuse. Leurs successeurs, au siècle suivant, ne furent pas moins occupés ; ils eurent à fonder la succession protestante et à fournir aux dépenses de toutes ces grandes guerres que l’Angleterre soutint en Europe et en Amérique, dans l’Inde, en Égypte et sur toutes les mers, depuis les dernières années de Louis XIV jusqu’à la chute de Napoléon. Parmi les efforts et les anxiétés de pareilles luttes, ils sont excusables d’avoir négligé les intérêts de la science et de l’art ; personne en Angleterre ne les accusera d’avoir perdu leur temps.

N’est-il pas naturel d’ailleurs que ces curiosités et ces goûts ne se soient répandus en Angleterre que bien après être devenus très communs sur le continent ? Ces bibliothèques, ces musées qui jouent un si grand rôle dans la vie intellectuelle des peuples modernes, c’est le génie de la renaissance qui les a fondés ; or, dans sa période héroïque, la renaissance fut surtout italienne et française. C’est à Florence et à Rome qu’après bien des siècles où ce culte n’avait plus eu d’autels on vit renaître cette adoration émue de la beauté, ce sentiment exquis de la forme vivante, qui avait été l’honneur et la joie de la Grèce. Grâce aux fréquentes expéditions de nos rois au-delà des Alpes, la France des Valois s’initia bien vite à cette religion de l’art, et bien des âmes s’y éprirent d’un enthousiasme sincère pour les chefs-d’œuvre retrouvés des anciens ou pour ceux des modernes leurs émules. Il en fut de même pour les livres, qui mettaient à la portée de tous ces textes antiques où la pensée des grands peuples d’autrefois s’exprimait encore plus clairement que dans les ouvrages de la plastique. Proches parentes et proches voisines, l’Italie et la France ont cultivé presque avec la même ardeur mêmes goûts et mêmes études ; sous une même influence, bibliothèques et musées se multiplièrent dans les deux pays ; après avoir fait l’orgueil des seigneurs et des petits princes, ils se changèrent, à mesure que s’éteignirent les dynasties locales, en grandes collections d’état, chères au peuple qui en jouissait, célèbres dans toute l’Europe, rendez-vous des curieux et des savans.

L’Angleterre ne se trouvait pas dans les mêmes conditions. Elle était bien loin de cette Italie où l’antiquité s’était soudain dégagée de son linceul, où les marbres vivans étaient partout sortis de terre, comme les fleurs au printemps, pour réveiller l’art endormi. Les luttes religieuses et l’esprit sectaire, tout en trempant les âmes et en les préparant à la conquête de la liberté politique, contribuèrent encore à isoler l’Angleterre ; plus tard, les longues guerres contre la France eurent un effet analogue. Aujourd’hui l’Angleterre est en paix avec tout le continent et l’on va en dix heures de Londres à Paris ; aussi, quand il fait beau, serait-on tenté de prendre le détroit pour une rivière un peu plus large que les autres. Craignons que le chemin de fer et le bateau à vapeur ne faussent nos appréciations historiques. Jadis l’Angleterre était bien une île, et le vers de Virgile gardait tout son sens ; on pouvait parler des Bretons que la mer séparait de tout le reste du monde,

Penitus toto divisos orbe Britannos.

Traverser la Manche était toujours chose hasardeuse ; en temps de guerre, on tombait aux mains des croiseurs ennemis ; en temps de paix, on était à la merci d’une bourrasque. Un voyage sur le continent comportait de grands risques et coûtait très cher ; il n’était à la portée que d’un petit nombre de privilégiés ; il restait un luxe trop rare pour que se répandissent dans le gros de la nation des goûts qui étaient ailleurs bien moins rares et plus encouragés. En dehors des questions d’affaires et de politique, l’opinion en Angleterre n’était guère susceptible de se passionner que pour tout ce qui touchait à l’interprétation de la Bible et à son autorité.

Le rôle qui, dans l’Europe méridionale, avait appartenu aux princes, secondés par les classes supérieures, ce rôle que ne réclamèrent en Angleterre ni la couronne ni le parlement, de simples particuliers s’en emparèrent et le remplirent avec honneur. C’est là un des phénomènes qui caractérisent l’Angleterre : pas de pays où l’état ait plus laissé à faire aux individus, et où ceux-ci aient accepté plus volontiers et plus brillamment exercé certaines attributions ailleurs réservées aux pouvoirs publics. Le Musée-Britannique a dû sa naissance à des pensées et à des libéralités privées, à la curiosité persévérante de quelques collectionneurs passionnés, à leur amour de la science et à leur patriotisme.

Le premier en date, sur cette liste des bienfaiteurs de l’Angleterre, c’est sir Robert Cotton, né en 1570. On ne saurait ici, comme les écrivains anglais, entrer dans de longs détails sur sa généalogie et sur sa vie politique. Il suffira d’indiquer que par les femmes il descendait de Robert Bruce, le célèbre libérateur de l’Écosse, d’où la signature Ro. Cotton Bruceus, qu’on lit encore sur les livres provenant de sa bibliothèque. Quant à la part prise par lui sous trois règnes aux affaires publiques, c’est assez de rappeler que, sans être arrivé ni même avoir jamais aspiré à figurer en première ligne dans les luttes parlementaires, ce personnage, membre influent de la chambre des communes pendant de longues années, fut étroitement mêlé à toutes les graves questions qui s’agitèrent de son vivant. Esprit avisé et judicieux plutôt que brillant, souvent consulté par Elisabeth et Jacques Ier comme l’un des hommes qui connaissaient le mieux l’histoire et le droit public de l’Angleterre, il finit par être jeté malgré lui dans l’opposition par les velléités despotiques de Charles Ier. D’ailleurs, dans la faveur comme dans la disgrâce, il n’était pas de ceux à qui suffisent la politique et les perspectives qu’elle ouvre à l’ambition. Au sortir de Cambridge, il s’était lié avec quelques hommes distingués que commençaient à préoccuper les antiquités nationales. Le doyen et le maître de ce groupe, c’était Camden, l’illustre auteur de la Britannia. Associé aux recherches de Camden, ayant visité avec lui plusieurs provinces de l’Angleterre, Cotton profita de ces voyages pour réunir un grand nombre de livres et surtout de pièces manuscrites, cartulaires, chartes, pouillés, documens de toute espèce ayant trait à l’histoire du pays ; il ne négligea pas non plus les médailles. À ces acquisitions il employa la meilleure part d’une fortune considérable pour le temps. Ce qu’il ne pouvait acheter, il le dut souvent soit à son propre crédit d’homme politique, soit à la complaisance de ses amis et de ses nombreux correspondans. Aucun souverain anglais n’avait encore compris l’importance des papiers d’étal ; il n’existait point d’archives royales. Cotton put donc, sans choquer le prince, réunir dans sa galerie une foule de documens qui, de nos jours, seraient regardés comme propriété publique. Est-il vrai qu’il se soit parfois approprié des documens sur lesquels il n’avait d’autre droit que sa passion ? Ne lui arriva-t-il point d’emprunter et de ne jamais rendre ? On l’en a beaucoup accusé ; mais sied-il de se mettre à ce propos en grands frais d’indignation ? Un tribunal aurait peut-être à condamner Cotton, ne fût-ce qu’à restitution ; mais de tous les historiens qui ont consulté au musée les riches recueils formés par ses soins, pas un qui ne protestât, au moins tout bas, contre l’arrêt. Il convient en tout cas de réclamer le bénéfice des circonstances atténuantes. C’est grâce à ces larcins, selon toute apparence, qu’ont été sauvées les pièces ainsi détournées. Cotton était « d’ailleurs bien connu ; il ne pouvait se résoudre à se séparer d’un manuscrit curieux. C’était aux prêteurs à prendre leurs précautions. « Ne nous induisez pas en tentation,  » dit à Dieu le chrétien dans l’oraison dominicale ; or prêter un objet rare à un collectionneur, c’est soumettre le malheureux à une épreuve vraiment au-dessus des forces humaines. Tant pis pour l’imprudent qui tente ainsi son prochain !

La bibliothèque de Cotton était donc devenue le dépôt le plus riche et le mieux classé de pièces ayant trait au passé de l’Angleterre ; c’étaient comme des archives publiques appartenant à un particulier. Les grands seigneurs y faisaient des recherches pour établir leur généalogie ; s’agissait-il de quelque dispute de préséance ou de quelque conflit entre des autorités rivales, c’était à Cotton que l’on allait demander des précédens historiques. Plus d’une fois la couronne et ses ministres sollicitèrent ainsi de Cotton des avis motivés sur des questions de droit international. Ce fut là, pendant longtemps, la source de vives jouissances pour l’heureux propriétaire de ces trésors ; mais ce fut aussi la cause des chagrins qui attristèrent ses derniers jours. Le moment était venu où le parlement entreprenait de resserrer dans de plus étroites limites la puissance royale ; les Stuarts n’avaient pas, pour s’imposer au pays, le prestige et l’énergique ascendant d’un Henry VIII ou d’une Elisabeth. Dans la lutte obstinée qui s’engagea bientôt après l’avènement de Charles Ier, les chefs de l’opposition se placèrent sur le terrain de ce que nous appelons le droit historique. Or les principaux de ces personnages, Elliot, Rudyard, Pym, étaient intimement liés avec Cotton, et celui-ci connaissait trop bien l’histoire de son pays pour n’être pas fermement convaincu qu’elle déposait tout entière en faveur du droit imprescriptible que réclamait le peuple anglais de ne payer d’impôts que ceux qui auraient été librement votés par ses représentans. Il ne prit point lui-même une part très active aux débats parlementaires, il était surtout homme de cabinet ; mais il ne se fit point faute de fournir des argumens et des faits à ces juristes opiniâtres qui ne marchaient que preuves en main. Un des plus célèbres discours d’Elliot, prononcé en 1625, passe pour avoir été préparé par Cotton. Aux yeux de la cour, cette bibliothèque était comme l’arsenal où tous les ennemis du roi venaient chercher et fourbir leurs armes. De là de grandes colères, qui se traduisirent d’abord par de publics affronts infligés à l’amour-propre de Cotton ; mais un coup plus cruel était réservé au vieillard. En 1629, sous un prétexte dont ceux même qui s’en prévalaient ne pouvaient guère être dupes, le roi fit apposer les scellés sur la bibliothèque de sir Robert Cotton, et le cita, avec trois grands seigneurs du parti libéral, devant la chambre étoilée. Le procès ne pouvait aboutir ; il était facile à l’accusé de prouver qu’il n’était pour rien dans le pamphlet dont la paternité lui était attribuée, ou qu’on lui reprochait d’avoir tout au moins reproduit et fait circuler ; mais pour un homme de son âge, — il allait avoir soixante ans, — c’était la plus dure de toutes les privations que de se voir chassé de cette bibliothèque où il vivait depuis tant d’années, où il passait ses jours et une partie de ses nuits. Comme par dérision, on lui permettait de se la faire ouvrir, s’il avait besoin d’y chercher des pièces pour sa défense, par un secrétaire du conseil privé qui devait en garder les clés ; mais ces visites rapides, sous l’œil jaloux d’un surveillant, étaient moins une consolation qu’un surcroît d’amertume. Près de deux ans se passèrent ainsi : la poussière s’amassait sur les rayons des douze grandes armoires dont chacune, surmontée par le buste d’un empereur romain, était désignée dans le catalogue par le nom du césar qui la décorait ; faute d’air et de lumière dans les galeries fermées, les manuscrits souffraient de l’humidité et les tranches des livres les plus rares et les plus aimés se piquaient et jaunissaient. En vain, pour obtenir que le libre accès de son trésor lui fût rendu, le malheureux adressa-t-il au roi les plus humbles suppliques, en vain plusieurs des ministres s’entremirent-ils en sa faveur. Charles avait été blessé dans son orgueil : au bout de quelques mois, il leva les arrêts d’abord infligés à Cotton et à ses coaccusés ; mais les livres et les manuscrits restaient toujours captifs. Les amis du vieillard le voyaient avec douleur changer à vue d’œil ; « ses traits, écrit un de ses compagnons d’étude, Symond d’Eves, étaient devenus d’une sombre pâleur ; on eût dit la face d’un mort. » — « Cette affaire me tue,  » répondait-il à ceux qui tentaient de le consoler. Sa faiblesse augmenta peu à peu ; il prit le lit. Prévenu de la gravité du mal, le roi se laissa arracher la permission de rouvrir la bibliothèque ; on en prévint en toute hâte le mourant. « Vous venez trop tard, dit-il au messager, mon cœur est brisé. » Quelques jours après, le 6 mai 1631, il expirait.

La passion de celui que la mort venait de frapper n’avait rien eu de puéril ni d’égoïste. Ce qu’il avait recherché pendant près de quarante ans, ce n’était point ces raretés qui font la joie des bibliomanes, c’était ce qui pouvait le mieux instruire ses concitoyens de ce qu’ils étaient le plus intéressés à savoir. Tous ces documens qu’il avait réunis, c’était l’histoire authentique de l’Angleterre ; c’était donc en même temps comme le dossier du grand procès que l’Angleterre soutenait contre ses rois, c’était les titres retrouvés de la nation.

La bibliothèque de sir Robert Cotton, par son caractère historique et national comme par la libéralité qui l’ouvrait à toutes les recherches, avait été déjà, comme une sorte de bibliothèque publique placée dans la capitale de l’Angleterre. Le fils du fondateur, sir Thomas, au milieu de la guerre civile qui menaça son repos et le mit parfois en danger, réussit pourtant à la conserver intacte ; Il fit plus : une fois la paix rétablie, il l’entretint et l’augmenta. Le troisième héritier du titre et des biens de la famille, peut-être embarrassé d’une collection qui tenait beaucoup de place et demandait beaucoup de soin, se résolut à en faire don au pays. Ce don fut accepté par acte du parlement, en 1700, sous les clauses et dans les termes qui suivent : « La bibliothèque cottonienne sera conservée, au nom de la famille, pour l’usage et l’avantage du public. Par conséquent, suivant le désir dudit sir John Cotton et à sa requête, ladite maison patrimoniale et aussi ladite bibliothèque, avec les monnaies, médailles et autres raretés qui s’y rattachent, formera une fondation perpétuelle représentée par des trustees qui se succéderont sans interruption. »

Nous avons conservé ici le mot anglais trustee, et nous l’emploierons souvent dans le cours de ce travail. C’est que, pour ce mot, comme pour beaucoup d’autres termes du droit anglais, il n’y a point d’équivalent en français ; il faudrait se contenter d’à-peu-près, tous plus ou moins inexacts. Le trustee anglais est un fidéi-commissaire, propriétaire ou mandataire, suivant les cas, à charge de conserver et de rendre sous le seul contrôle du grand chancelier. En Angleterre, on peut faire des fondations en léguant ou en donnant à des trustees. En France, il faut léguer ou donner à un établissement ayant capacité pour recevoir, c’est-à-dire reconnu par le gouvernement comme établissement public ou d’utilité publique. En Angleterre au contraire, par la simple volonté du testateur, la fondation devient une personne morale qui se soutient en quelque sorte par elle-même. Les premiers trustees désignés par Cotton furent quatre membres de sa famille, plus le lord chancelier, le président de la chambre des communes et le lord chief justice en vertu de leur office. Au décès de l’un des fidéicommissaires représentant la famille (family trustees), celui qui en serait alors le chef désignerait un successeur parmi ses parens ou alliés.

C’était la réalisation d’une pensée déjà ancienne. Sous Elisabeth, tout un groupe d’hommes distingués parmi lesquels figuraient Cotton et Camden, avaient demandé à la reine de prêter l’appui de son auguste patronage à la fondation d’une bibliothèque nationale qui aurait surtout pour objet de réunir et de conserver les principaux monumens de l’histoire d’Angleterre. Les pétitionnaires se chargeaient des démarches et frais nécessaires ; ils ne demandaient à la couronne que son concours moral et le droit d’appréhender en son nom dans les résidences royales les documens qui s’y trouveraient. Elisabeth semblait digne de saisir les avantages de cette création ; mais d’autres soins l’en détournèrent ; le projet n’eut point de suite. Cette entreprise, dont l’honneur avait ainsi échappé à la couronne, un particulier l’avait accomplie avec ses propres ressources ; un des héritiers de Cotton, en offrant la collection à l’Angleterre, ne fit en quelque sorte que conduire à sa conclusion logique la pensée de son aïeul. C’est bien à l’érudit et au patriote, à l’ami de Camden et de Selden comme à celui de Pym et d’Elliot, que l’Angleterre doit la première bibliothèque qu’un acte solennel ait affectée à un usage public. Les manuscrits, les livres imprimés qu’elle contenait, forment encore aujourd’hui, dans le grand dépôt national, un fonds séparé que les bibliophiles ne consultent point sans respect. On est donc en droit de décerner à sir Robert Cotton, avec M. Edwards, le titre de premier fondateur du Musée-Britannique. S’il n’a pas connu le nom, il a donné l’idée et l’exemple de l’œuvre ; d’autres vont venir qui la continueront et la développeront.


II

Le parlement avait voté 4,500 livres pour l’achat.de la maison patrimoniale des Cotton, à Westminster, afin, dit l’acte, « qu’il soit possible à sa majesté de faire profiter de cette précieuse collection ses propres sujets et les savans étrangers ;  » mais le moment était mauvais. Jamais la lutte des partis n’avait été si violente en Angleterre et n’avait plus occupé tous les esprits que dans ces premières années du XVIIe siècle. La malheureuse collection, laissée presqu’à l’abandon, fut en 1712 transportée à Essex-house, dans le Strand, puis en 1730 rapportée à Westminster dans Ashburnham-house. Elle y était à peine depuis quelques mois quand elle faillit disparaître dans un incendie : il fallut jeter en toute hâte la plupart des volumes par les fenêtres. Lorsqu’on fit ensuite l’inventaire, de 958 manuscrits alors portés au catalogue, plus de 100 étaient « perdus, brûlés ou entièrement gâtés,  » comme le dit le rapport présenté aux chambres ; un bien plus grand nombre avait plus ou moins souffert du feu. Une certaine quantité de volumes purent être défaits, réparés et reliés à nouveau dans un bref délai ; mais beaucoup d’autres étaient restés jusqu’à nos jours dans l’état où la flamme les avait mis ; on peut en juger par un de ces manuscrits qui se trouve encore aujourd’hui exposé au Musée-Britannique. On n’osait toucher à ces masses de parchemins noircies, froncées, crispées par la flamme ; on craignait de les réduire en poussière en y mettant le doigt. Il y avait pourtant là des trésors, des recueils de pièces que les historiens ne se consolaient pas de ne pouvoir consulter. Depuis 1824, on s’est donc remis à l’œuvre ; à force de patience et de soins, MM. Forshall et Madden, qui se sont succédé au département des manuscrits, ont réussi à séparer et à fixer les feuillets calcinés ; ils ont ainsi pu recomposer près de 300 volumes de documens, dont beaucoup étaient regardés comme perdus sans ressource pour la science.

Cet accident fit accuser de négligence le célèbre Bentley, alors investi du titre de bibliothécaire, mais il eut un heureux contrecoup : il décida un officier distingué, le major Arthur Edwards, à léguer la somme alors très considérable de 7,000 livres pour la construction d’un édifice spécial, où les livres, grâce à leur isolement et aux précautions prises, se trouveraient mieux protégés contre de pareilles catastrophes. Le legs était grevé de rentes viagères qui l’empêchaient d’être aussitôt disponible ; on ne fit donc rien. Ce qui restait de la bibliothèque des Cotton resta réuni, dans Ashburnham-house, aux livres qui appartenaient à la couronne. Malgré l’indifférence des princes qui s’étaient succédé sur le trône, la bibliothèque royale, vers le commencement du XVIIIe siècle, comprenait plus de 12,000 volumes, dont beaucoup de raretés. On y remarquait, parmi les manuscrits, le fameux codex alexandrinus, un des plus anciens textes de l’Écriture sainte qui nous soient parvenus, et plusieurs vieilles chroniques anglaises, transcrites ou composées pour le souverain régnant, le groupe des romans que John Talbot, comte de Shrewsbury, avait fait recueillir pour Marguerite d’Anjou, et la copie autographe du Basilicon, cette étrange composition de Jacques Ier, où, dans la pensée du royal auteur, son fils devait apprendre son métier de souverain. Parmi les imprimés se trouvaient d’admirables livres offerts en divers temps aux rois de la maison de Tudor, entre autres une superbe série d’ouvrages sur vélin, enrichis d’enluminures, provenant des presses d’Antoine Vérard, de Paris, et donnés en présent à Henry VII. Ceux de ces volumes qui ne remontaient pas ainsi à des règnes antérieurs avaient été acquis par Henry, le fils aîné de Jacques Ier, pendant cette courte vie qui laissa tant de regrets et d’espérances déçues. Bentley, conservateur tout ensemble de la bibliothèque royale et de celle de Cotton provisoirement réunies, sentait avec sa vive intelligence quel parti on pouvait déjà tirer de ces élémens peu hétérogènes : « Il est aisé de prévoir, écrivait-il vers 1730, combien la gloire de notre nation serait relevée par la création d’une bibliothèque contenant toute sorte de livres et librement ouverte à tous ceux qui voudraient la consulter. » Une vingtaine d’années plus tard, deux des trustees chargés de veiller sur le noble héritage légué à la nation par la famille Cotton présentaient au parlement une pétition qui s’inspirait à peu près des mêmes pensées : ils remontraient que jusque-là, pendant près d’un demi-siècle, faute d’un bâtiment convenable et d’une demeure fixe, la bibliothèque était restée presque inutile au public, qu’elle avait été exposée, par plusieurs déménagemens, à toute sorte de dangers et qu’elle avait une fois couru le risque d’être complètement détruite par le feu ; ils demandaient que l’on commençât enfin les constructions en vue desquelles des fonds avaient été laissés par le major Edwards. « Nous sommes pleinement persuadés, ajoutaient-ils, qu’un édifice élevé sur un plan aussi imposant se remplira peu à peu par l’effet des libéralités privées, et qu’il deviendra bientôt un réservoir commun où conserver sans crainte toute espèce de curiosités, tout ce qui, dans son genre, est exquis et rare. De plus, une institution de cette sorte, affectée à l’usage du monde savant sera une nouveauté qui fera grand honneur à la nation ; ce sera un ornement qui manquait depuis longtemps à cette grande cité et un événement qui comptera dans l’histoire de notre temps. » Les pétitionnaires avaient un juste instinct de l’avenir ; le moment était venu où, pour former ce trésor national qu’ils devinaient et qu’ils semblaient entrevoir, allaient se réunir des collections de nature et d’origine diverses, fruit des goûts distingués de quelques grands seigneurs ou des recherches plus méthodiques de quelques savans.

Malgré son importance, la collection d’Arundel ne nous arrêtera pas ; c’est seulement en 1831 que, par suite d’un échange conclu avec la Société royale, les manuscrits qu’elle renfermait sont entrés au Musée-Britannique. Quant aux marbres, un grand nombre ont été égarés ou enfouis, quelques-uns même, paraît-il, changés en rouleaux pour égaliser ces pelouses anglaises dont le court et fin gazon fait la joie des joueurs de crochet ; d’autres, en passant par les mains de lord Pomfret, sont arrivés à l’université d’Oxford. Le cabinet de camées et d’intailles est aujourd’hui en la possession du duc de Marlborough. Le Musée-Britannique n’a donc hérité que d’une bien faible partie des objets rassemblés par le comte d’Arundel ; mais le nom de ce personnage n’en mérite pas moins d’être cité à côté de celui de sir Robert Cotton. C’étaient presque des contemporains ; le comte, né en 1578, avait quelques années de moins. Tous les deux tirèrent de leur rang et de leur fortune à peu près le même parti ; mais, tandis que Cotton était surtout préoccupé des antiquités nationales et ne quitta jamais l’Angleterre, son noble émule passa une partie de sa vie sur le continent, et, s’il acquit bien aussi parfois des livres et des manuscrits, il rechercha surtout les statues, les pierres gravées, les tableaux, les œuvres enfin de l’antiquité grecque ou de la renaissance italienne. L’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, sir Thomas Roe, était chargé de faire pour lui des achats de marbres ; il surveillait un agent énergique et habile que le comte entretenait en Orient. Cet agent fouillait les bibliothèques des couvens, parcourait la Morée et visitait toutes les îles de l’Archipel ; c’est ce dont témoigne une correspondance encore existante[2]. D’autres personnes exploraient l’Italie, l’Allemagne et les Flandres. Arundel-house à Londres était ainsi devenu une sorte de musée : le propriétaire n’était pas moins empressé à l’ouvrir qu’il n’avait été prodigue à le former.

Chassé d’Angleterre par la révolution, lord Arundel mourut en 1646 à Padoue. Par malheur, ses descendans immédiats n’héritèrent pas de ses goûts et n’entretinrent même pas la collection ; ils en laissèrent périr une partie. Ceci prouve combien étaient encore rares alors, jusque dans les rangs de la plus haute noblesse, ce sentiment éclairé du beau, ces curiosités de l’archéologue et de l’artiste. On n’en doit être que plus reconnaissant à qui fraya la voie et donna l’exemple avec tant d’éclat. Le comte d’Arundel fit école. A lui commence la lignée de ces nobles amateurs qui ont employé les ressources de fortunes princières à enlever du continent et à grouper dans les châteaux de la Grande-Bretagne ces trésors d’art dont l’exposition de Manchester, en 1856, a pu donner quelque idée, trésors qui, par divers chemins, viennent souvent aboutir au Musée-Britannique ou à la Galerie nationale. Un siècle environ après sa mort, la Société des dilettanti se fondait à Londres, elle se proposait un rôle qu’elle a rempli au grand bénéfice de l’archéologie classique, celui de fournir aux dépenses de voyages d’exploration et de fouilles méthodiques en Grèce et en Orient ; les noms de Chandler, de Stuart et Revett, de Pullan, témoignent de ce qu’elle a su accomplir avec ses seules ressources dans cet ordre de travaux. Or son vrai précurseur, c’est le comte d’Arundel ; dans l’antiquité, elle l’aurait choisi pour son ancêtre déifié, pour son héros éponyme ; elle lui eût élevé un autel dans la salle de ses séances.

C’est plutôt à la tradition de sir Robert Cotton que se rattache un autre amateur célèbre, Robert Harley, premier comte d’Oxford, plusieurs fois ministre sous la reine Anne. Sa politique a été très discutée ; mais ce n’est point par ce côté qu’il nous intéresse, c’est par sa passion pour les livres et les manuscrits. Il avait commencé de bonne heure à créer sa splendide bibliothèque ; au milieu du tracas des affaires, comme plus tard dans la retraite, il ne cessa de l’augmenter, et son fils aîné l’enrichit encore. Elle absorba plusieurs collections d’un grand prix ; pour ne parler que de celles qui avaient été formées sur le continent, nous citerons les bibliothèques d’Auguste Loménie de Brienne, de Pierre Séguier, chancelier de France, et de l’érudit hollandais Jean Vossius. Grâce au journal du bibliothécaire Humphrey Wanley, nous pouvons suivre pas à pas les progrès de la collection. Comme Cotton, Oxford recherchait surtout les documens relatifs à l’histoire d’Angleterre, mais sa curiosité était plus étendue ; il plaça aussi dans ses portefeuilles beaucoup de pièces précieuses ayant trait à l’histoire de la France et d’autres pays. Son fris hérita de ses goûts et continua ses achats. A la mort de celui-ci, en 1741, les manuscrits étaient au nombre de 8,000 et les imprimés d’environ 50,000. Toute la fortune passait à une fille, la duchesse de Portland. Les livres furent vendus et dispersés. Quant aux manuscrits, la duchesse les offrit au parlement contre la somme de 10,000 livres, qui était loin d’en représenter la valeur. On verra comment cette acquisition fut facilitée par le legs de sir Henry Sloane et par le mouvement d’opinion qu’il provoqua.

Deux hommes se partagent l’honneur d’avoir créé ce musée Sloane, qui devint au bout de trois quarts de siècle musée national. Le premier en date, sir William Courten, descendait d’un Flamand qui vint s’établir en Angleterre vers 1570. La famille prospéra, les Courten se firent négocians et armateurs, ils eurent bientôt des navires sur toutes les mers ; mais en 1643, pendant les guerres civiles, leur flotte marchande, mal protégée par une marine désorganisée, fut capturée par les Hollandais. D’une fortune énorme, il ne resta au quatrième Courten, né en 1642, qu’une assez large aisance, et encore pour fuir les poursuites des créanciers de son père lui fallut-il d’abord vivre sur le continent sous un nom supposé ; mais cet exil développa chez lui des goûts qui devaient profiter à son pays. Il passa sa jeunesse à Montpellier et y revint dans son âge mûr ; il y étudia les sciences naturelles, et s’y lia avec Locke et Tournefort. Il parcourut la France, l’Italie, l’Allemagne, et tira parti de cette existence errante pour se composer une collection des plus variées. Les suites de minéraux, de plantes, d’animaux empaillés et d’ouvrages à figures y occupaient la place principale ; mais il y avait aussi tableaux et dessins de maîtres, monnaies antiques et modernes, belles médailles de la renaissance.

Les livres et les objets précieux n’aiment point à être logés en garni ; pour que vraiment on en jouisse, il faut que chacun d’eux ait sa place choisie avec goût, à portée de l’œil et de la main, dans une pièce dont on a soi-même réglé toute la disposition. Courten revint donc à Londres en 1684, et, toujours sous le nom de Charlton, s’installa dans un vaste appartement d’Essex Court, Middle Temple. Son musée, nous dit-on, y occupait dix salles. Parmi les gens de bon ton, il fut bientôt de mode d’aller le visiter : Courten en faisait les honneurs en homme qui avait vécu dans la meilleure société de France et d’Italie. Les mémoires du temps, entre autres ceux de John Evelyn et de John Thoresby, nous ont conservé le souvenir de plusieurs de ces visites. Les curieux, les dames de la cour passaient là quelques heures agréables ; quant aux savans, ils obtenaient aisément la permission d’y travailler tout à leur aise. Courten mourut en 1702 ; il léguait son cabinet au docteur Hans Sloane, dont il avait fait la connaissance à Montpellier, et dont les voyages et l’amitié avaient enrichi ses herbiers et ses vitrines de plus d’un précieux échantillon.

Né en 1660, Sloane était d’origine écossaise. Il manifesta dès sa première jeunesse un penchant des plus marqués pour les sciences naturelles ; après avoir commencé ses études de médecine à Londres, il alla les achever à Paris et à Montpellier. Quand il rentra en Angleterre, à vingt-quatre ans, sa réputation l’y avait déjà précédé ; l’année suivante, il était nommé membre de la Société royale, que l’on pourrait comparer à notre Académie des Sciences. Le duc d’Albemarle, gouverneur des Antilles anglaises, l’y emmena comme médecin ; il y resta deux ans, et profita de ce séjour afin de réunir les matériaux de plusieurs grands ouvrages scientifiques et d’une galerie d’histoire naturelle. Celle-ci s’accrut rapidement, grâce à la situation brillante de son propriétaire et à sa vaste correspondance ; il avait la plus haute clientèle de Londres, il était premier médecin du roi, qui l’avait anobli, et en 1727 il succéda au grand Newton dans la présidence de la Société royale : notre Académie des Sciences l’avait nommé un de ses associés étrangers. En 1702, le cabinet de Sloane, quand il s’enrichit du legs de Courten, était installé à Bloomsbury, tout près de l’endroit où s’élève aujourd’hui le Musée-Britannique ; depuis lors, d’année en année, des échanges, des legs, des achats importans, n’avaient pas cessé d’accroître la collection. Celle-ci en 1741 se trouvait à l’étroit dans la maison de Great-Russell-street. Sloane la transféra dans le château qu’il possédait à Chelsea. Ce qui est aujourd’hui un bruyant quartier de Londres était alors un village silencieux et retiré. Les curieux ne reculaient pourtant pas devant le voyage. Nous avons le récit d’une visite que le prince de Galles en 1748 fit au musée Sloane. « C’est un grand plaisir pour moi, dit-il en prenant congé, de voir en Angleterre une si magnifique collection. Elle honore la nation. Si elle était ouverte au public, il en résulterait des avantages qui s’étendraient jusqu’à la postérité la plus reculée ! »

La pensée qu’exprimait là l’héritier de la couronne, Sloane la nourrissait depuis longtemps, et les dernières années de sa longue vie furent employées à en assurer la réalisation. Par son testament, daté de juillet 1749, il prenait des mesures pour « qu’en vue de ces nobles fins, la gloire de Dieu et le bien de l’homme, sa collection, dans toutes ses branches, pût, sauf cas de force majeure, être conservée tout entière et d’ensemble, dans son château de Chelsea. » Il nommait cinquante trustees et un certain nombre de visiteurs pris parmi les plus hauts personnages de l’état et chargés de surveiller les trustees » En échange de la jouissance perpétuelle qu’il assurait à ses concitoyens, il n’imposait qu’une condition : le parlement devrait payer aux enfans de ses deux filles la somme de 20,000 livres, somme qui n’était que le quart de la valeur des collections et de l’hôtel qui les renfermait. Après avoir ainsi tout réglé, le vieillard s’éteignit en 1753, à quatre-vingt-douze ans. Si ses forces physiques avaient baissé, son intelligence avait gardé toute sa vivacité. Dans les derniers temps, il se faisait encore promener, à l’aide d’une chaise roulante, au milieu de tous ces objets dont chacun lui rappelait un souvenir de jeunesse et de voyage, ou d’étude et d’amitié.

L’opinion, déjà mieux préparée, comprit qu’il importait de saisir l’occasion. C’était le moment où la duchesse de Portland offrait aussi de céder une partie du cabinet des Harley. On vota une résolution intitulée Acte pour l’achat du muséum de sir Hans Sloane et de la collection harléienne de manuscrits, et pour l’organisation d’un dépôt général où lesdites collections, la bibliothèque cottonienne et les additions postérieures soient mieux accommodées et mises à la portée du public de manière à être plus aisément consultées. Restait à trouver l’argent. Le roi George II, quand on lui en avait parlé, avait tourné les talons en répondant : « Je ne crois pas qu’il y ait eh tout 20,000 livres dans le trésor. » Ce fut au zèle éclairé du président de la chambre basse, Arthur Onslow, que l’on dut le succès de l’affaire. Il s’agissait d’au moins 50,000 livres. On trouverait tout simple aujourd’hui de les obtenir en votant une légère augmentation d’impôt ; mais le ministère n’eût point alors osé demander ce sacrifice en vue d’un résultat qui semblait n’intéresser que quelques savans. Onslow eut l’idée d’une loterie autorisée, et en fit adopter le plan. Tous frais payés, celle-ci devait laisser près de 100,000 livres de bénéfice, destinées au double achat décidé, puis à la création d’un fonds de réserve pour le nouvel établissement. Cet expédient donna lieu à un scandaleux agiotage et à des poursuites devant les tribunaux ; mais tous les billets se placèrent, et l’on put acquérir le cabinet de Sloane et les manuscrits harléiens. Le Musée-Britannique était fondé ; restait à lui trouver un domicile convenable et à en faire profiter le public.


III

Quoique fait à titre onéreux, le legs de Sloane, vu la modicité du prix fixé par le testateur, restait un acte de libéralité patriotique. Ce bienfaiteur avait encore eu un mérite, c’était de ne pas mettre à son bienfait de conditions gênantes. Sans doute il exposait, dans ses dernières volontés, ses vues personnelles sur l’entretien et le développement de son musée ; mais il s’empressait d’ajouter : « Les administrateurs jugeront d’ailleurs de la meilleure voie à suivre pour répondre à mon désir d’être utile au public. » Il aimait son vieux manoir de Chelsea, il avait caressé l’idée que ses collections demeureraient dans ces salles où il les avait disposées lui-même, dans ces lieux tout pleins encore de son image et de sa mémoire ; il avait pourtant laissé ses représentans libres de consentir à un déplacement, si l’intérêt général paraissait l’exiger. L’opinion ne tarda point à se prononcer dans ce sens ; on trouvait Chelsea trop éloigné du centre, — n’oublions pas qu’il n’y avait alors ni bateaux à vapeur sur la Tamise, ni chemin de fer métropolitain ; on voulait un endroit moins reculé, qui n’imposât point aux curieux une aussi longue course, mais qui ne fût pourtant point au milieu de la foule même et de son bruit. On songea d’abord à Buckingham-house, aujourd’hui le palais de la reine. L’édifice était bien situé et spacieux, mais il eût coûté trop cher ; on se décida pour Montagu-house, dans le quartier appelé Bloomsbury, grand hôtel bâti à la fin du siècle précédent, dont les pièces principales et le grand escalier avaient été décorés par des peintres français de l’école de Lebrun. Les dépendances en étaient très vastes, et un beau jardin entourait les bâtimens. L’entrée principale était par Great-Russell-street. Le musée Sloane revenait ainsi s’établir à quelques pas de la maison qui lui avait servi de berceau ; la bibliothèque cottonienne et les manuscrits des Harley le suivaient dans ce nouveau local. Les travaux d’appropriation et d’installation durèrent six ans ; ce fut en 1759 que le musée fut ouvert. Depuis lors, il n’a plus jamais quitté le terrain acheté pour lui avec le produit de la loterie de 1753. Comme un enfant dont la croissance ne s’arrête pas, il a dû changer de vêtemens ; il a fallu d’abord agrandir les anciennes constructions, puis les abattre pour leur en substituer de bien plus spacieuses ; mais les noms de deux des rues qui l’entourent, Montagu-place, Montagu-street, suffiraient encore à nous avertir que, tout en se plaignant souvent d’être trop à l’étroit, il n’a point déménagé.

Dans le projet de Sloane, à côté des fidéicommissaires (trustees) ; il y avait une commission de surveillance et de contrôle (visitors), La charte de fondation, en 1753, réunit en un seul corps ces deux groupes. Elle reprit, dans de plus larges proportions, le plan qui avait été suivi cinquante ans plus tôt lors de la cession de la bibliothèque cottonienne ; elle institua quarante et un administrateurs, munis de pleins pouvoirs, pour gérer la fortune du musée, décider les achats, régler tout ce qui aurait trait à l’arrangement des collections et à l’admission du public. Sur ce nombre, six étaient les représentans (family trustees) des trois familles Cotton, Harley et Sloane ; c’était bien le moins qu’elles restassent intéressées à la conservation et au bon emploi de trésors que l’on devait à l’intelligence et au patriotisme d’un de leurs membres. Vingt autres avaient le titre d’officiels (official trustees), c’est-à-dire qu’ils figuraient dans le conseil du musée, non pas à titre personnel, mais en vertu de leur charge et tant qu’ils l’occupaient. Les administrateurs que fournissaient ces deux catégories en élisaient quinze autres (elected trustees) qui étaient nommés à vie, parmi les hommes qui, par leurs études, leurs goûts et leur situation, paraissaient le plus capables d’apporter au conseil un utile concours. En tête des commissaires officiels étaient placés l’archevêque de Cantorbéry, primat du royaume, le lord chancelier et le président de la chambre des communes ; ils sont désignés sous le nom de commissaires principaux (principal trustees), et c’est à eux trois qu’est remis par le parlement le droit de nommer tous les employés du musée, sauf le conservateur en chef. Celui-ci est désigné par la couronne sur une liste de deux candidats présentée par ces mêmes personnages. Ce conservateur a dès lors porté le titre de bibliothécaire en chef (principal librarian), quoique ce ne soit, à proprement parler, qu’une sorte de directeur-général. Ce terme surprend au premier abord ; mais l’explication historique en est facile à trouver. La première collection qui fût devenue propriété publique était une bibliothèque, celle de Robert Cotton, et la personne à la garde de qui elle avait été confiée n’avait pu recevoir d’autre titre que celui de bibliothécaire. Maintenant encore les livres et manuscrits restaient ce qu’il y avait de plus précieux dans le musée, tel qu’il était alors composé ; on n’eut donc point l’idée de changer la désignation déjà consacrée par l’usage, et la tradition une fois établie s’est toujours maintenue.

Le premier directeur-général ou bibliothécaire en chef, pour traduire fidèlement l’expression anglaise, fut le docteur Gowin Knight, membre du Collège des médecins et physicien distingué. Sous ses ordres furent placés trois gardes ou conservateurs (keepers), l’un pour les livres imprimés, l’autre pour les manuscrits, le dernier pour l’histoire naturelle, à laquelle étaient alors rattachées les antiquités. Cette dernière catégorie, qui devait plus tard prendre une si grande importance, était alors de beaucoup la plus pauvre. Les médailles en formaient la principale richesse, un certain nombre provenaient du cabinet Cotton ; mais c’était surtout Courten et Sloane qui en avaient réuni une quantité vraiment considérable. L’inventaire de ce dernier, en 1753, accusait 32,000 pièces, plus 700 pièces gravées. Il y avait aussi des bronzes, des statuettes, des bustes d’empereurs. Ce qui manquait, c’étaient de grandes statues, chefs-d’œuvre de l’art classique. On verra comment cette lacune a été comblée plus tard, comment le Musée-Britannique est devenu l’un des sanctuaires où resplendit le mieux l’éclat du plus pur génie de la Grèce.

D’après le règlement de 1759, le musée « devait être ouvert tous les jours de la semaine, hors le samedi et le dimanche ;  » mais les mots n’avaient pas alors le même sens qu’aujourd’hui. Une pièce était réservée à quelques travailleurs personnellement connus des conservateurs, qui les autorisaient à passer leur journée dans le musée. Pour tous ceux qui n’étaient pas compris dans ce petit nombre de privilégiés, il fallait des billets ; on les demandait en s’inscrivant chez le concierge, et l’on venait voir ensuite, quelques jours après, quand on serait admis. D’ordinaire c’était dans la quinzaine ; mais, comme le règlement défendait de faire entrer plus de soixante personnes par jour, il fallait parfois attendre bien plus longtemps. Voici la copie d’une affiche à la main qui fut placardée à la porte du musée dans un de ces momens d’encombrement : « Musée-Britannique, 9 août 1776. — Ceux qui se sont fait inscrire au milieu d’avril n’ont pu être encore satisfaits. Les personnes inscrites sont priées d’envoyer voir chaque semaine chez le concierge quel rang elles occupent sur la liste. » Ces retards avaient donné naissance à une industrie, spéciale ; il y avait des gens qui se faisaient délivrer des billets pour les vendre ensuite à des provinciaux ou à des étrangers pressés.

Avait-on enfin obtenu, de manière ou d’autre, le précieux billet, on se présentait au musée, et l’on attendait dans le vestibule jusqu’à ce qu’il y eût une dizaine de personnes réunies. La bande entrait alors ; elle était conduite par un employé à travers les galeries. C’est ainsi que l’on voit aujourd’hui les chapelles qui entourent le chœur de l’abbaye de Westminster ; or quiconque a encore devant les yeux la face ennuyée du bedeau et dans l’oreille sa voix monotone et chantante sait qu’il y a là de quoi dégoûter le plus curieux, agacer le plus patient. En moyenne, la visite durait une heure ; or, d’après un plan de Montagu-house que nous offre M. Edwards, il y avait plus de vingt salles, dont trois pour les antiquités et les médailles, quatre pour l’histoire naturelle, et le reste pour les imprimés, les manuscrits et les chartes. Avec de légers changemens, ces règles demeurèrent en vigueur jusqu’en 1805.

De piquans témoignages contemporains, qu’a recueillis et rapprochés l’historien du musée, attestent les regrets que laissaient des visites aussi incommodes, aussi précipitées. En 1765, un Français, Jean Grosley, se félicite de l’obligeance avec laquelle deux des conservateurs donnent toutes les explications qu’on leur demande ; « mais cette courtoisie même, ajoute-t-il, engage l’étranger à se contenter d’un coup d’œil jeté à la hâte sur les objets ; on craint d’abuser. Pour que les intentions du parlement aient leur plein effet, il faudrait que le public fût admis plus libéralement et que pendant les heures qui lui sont destinées il y eût un gardien présent dans chaque salle, de manière qu’elles pussent être toutes ouvertes à la fois. » En 1782, un Allemand, Charles Moritz, de Berlin, est plus sévère. « J’ai regret de le dire, ce que j’ai vu, ce sont les salles, les vitrines, les tablettes, mais non le musée lui-même, tant nous fûmes poussés rapidement d’une pièce dans une autre. La compagnie avec laquelle je faisais cette visite était très mêlée ; il y avait des personnes des deux sexes, et quelques-unes, si je ne me trompe, d’assez basse condition. C’est que, le musée étant la propriété de la nation, chacun a, comme on dit ici, le même droit que son voisin à en jouir. » Deux ans après, un Anglais, William Hutton, exprime un mécontentement qui touche à l’indignation. Le guide qui le conduisit, avec environ dix autres personnes, marchait comme au pas de course ; il fallait suivre. Hutton lui posa une question ; la réplique fut faite d’un tel ton qu’il ne se risqua plus à ouvrir la bouche, il était remis à sa place, « La compagnie comprit la leçon. On se tut et on se bâta. Les plus hardis se parlaient bas… J’avais le cœur serré de penser à tout ce que je perdais faute de quelques renseignemens. En trente minutes environ, nous finîmes notre voyage silencieux à travers cette demeure princière, voyage qui aurait bien demandé trente jours… Le Musée-Britannique était ce que j’avais le plus désiré voir à Londres ; j’en sortis dégoûté et révolté… Le gouvernement s’est rendu à grands frais acquéreur de cette rare collection ; il a pensé qu’elle ferait honneur à la nation et qu’elle l’instruirait ; le sincère récit de ma visite au musée montrera jusqu’à quel point ces intentions sont réalisées. »

Hutton avait raison. Dans ces conditions, la bibliothèque, les suites d’histoire naturelle et de médailles pouvaient profiter à quelques travailleurs spéciaux ; en revanche, le gros du public n’en retirait pour ainsi dire aucun avantage. Or le vrai rôle national d’un musée, c’est moins peut-être de fournir des matériaux et des instrumens d’étude à un petit nombre de savans que de contribuer à l’éducation générale, d’éveiller par les yeux, chez un peuple, le sentiment du beau et le désir de l’instruction. Cette foule qui, à Paris, s’entasse le dimanche dans les salles du Louvre et qui se presse aux expositions annuelles n’y fait-elle point, sans le savoir, une sorte d’apprentissage ? La fréquentation habituelle des galeries n’a-t-elle pas beaucoup servi à développer chez nos ouvriers ce goût qui les distingue et auquel l’industrie parisienne doit sa renommée ? Des collections comme celles de notre Jardin des Plantes laissent des impressions d’un autre genre, mais qui ne sont ni moins vives ni moins utiles. Que de curiosités, qui voudront plus tard être satisfaites, elles ont suscitées dans l’esprit des jeunes gens, parfois même d’enfans ! Sans cette occasion et ce stimulant, combien de vocations se seraient peut-être toujours ignorées elles-mêmes !

Tant que les portes du Musée-Britannique ont été ainsi à demi closes et comme entr’ouvertes à regret, il n’a exercé presque aucune influence sur la civilisation anglaise, il n’a eu, si l’on peut ainsi parler, qu’une existence purement officielle et théorique, il n’a point vécu. L’état restait donc, jusqu’alors, bien au-dessous de sa tâche ; de ce capital intellectuel, déjà considérable, il ne tirait que de bien maigres fruits ; il semblait assez mal répondre aux vœux qui avaient provoqué son intervention, aux espérances qui l’avaient saluée. Pour rassembler ces richesses et en doter l’Angleterre, de simples citoyens n’avaient reculé devant aucun effort, aucune dépense ; n’était-on pas en droit de s’étonner que le parlement se montrât un si indolent et faible continuateur de l’œuvre si vaillamment commencée ? De tant d’hommes éminens qui en dirigèrent les délibérations, aucun ne paraissait même soupçonner ce que pouvaient être les besoins du musée et ce que rapporterait au pays l’argent qui serait dépensé pour les satisfaire. Quand on jette les yeux sur le budget actuel de ce grand établissement (102,061 livres, environ 2,550,000 francs, en 1873), on demeure confondu de l’allocation dont il dut se contenter pendant longtemps. La chambre ne donnait que 1,000 livres par an ; il fallait subvenir au reste des frais avec le revenu de la dotation originelle et du legs Edwards, ainsi qu’avec un mince secours de la couronne (248 livres). L’ensemble des dépenses ne montait pas à 03,000 francs. Aussi les employés étaient-ils très-mal payés, et par suite on ne pouvait pas en exiger beaucoup de travail ; chacun d’eux ne devait que peu d’heures de service, et cela de deux jours l’un. Avec un personnel aussi insuffisant, il fallait tenir le public à distance ; à toutes les réclamations, le comité répondait que, si l’on ouvrait les portes à tout venant, les vitrines seraient pillées. Les collections restaient d’ailleurs stationnaires ; tout au plus les fonds alloués suffisaient-ils à les entretenir. Pendant une vingtaine d’années, il n’y en eut point où la somme consacrée aux achats, pour tous les départemens réunis, se soit élevée à 100 livres.

Par bonheur, l’Angleterre avait la liberté de la presse, et, dans les pays où la voix de l’opinion peut se faire entendre, le remède est toujours près du mal. On s’était plaint de la parcimonie avec laquelle les ressources étaient mesurées au musée, et des précautions mesquines qui en rendaient l’accès si difficile. Si le service des billets fut amélioré dès la fin du siècle, cette exigence ne disparut tout à fait et le musée ne devint vraiment public qu’en 1808 ; mais, bien avant ce temps, le parlement était entré dans une voie nouvelle, il avait commencé à comprendre quel honneur et quel profit l’Angleterre pouvait tirer de son musée, et la main jusqu’alors si fermée avait commencé à s’ouvrir quand s’offrait une occasion favorable. Ce fut la collection d’antiquités qui profita la première de ces dispositions nouvelles.

Le vent soufflait alors à l’archéologie. Ce qui n’avait été longtemps qu’un goût d’amateur opulent, qu’une élégante distraction de curieux, tendait à devenir une science. Les observations auparavant éparses et sans lien se rapprochaient et se rejoignaient. Déjà les théories s’ébauchaient et prenaient corps. L’illustre Winckelmann, d’un sûr et ferme crayon, en traçait les grandes lignes. Partout d’intelligens et laborieux ouvriers concouraient à déblayer le terrain et à préparer les matériaux de l’édifice, ils amassaient des faits, ils tentaient de les interpréter. Les erreurs, les fantaisies abondaient encore ; mais qui s’en étonnerait ? Pas de science où les méprises soient plus faciles et plus excusables. Ce qu’elle étudie, ce sont les idées d’une civilisation éteinte, en tant qu’elles se sont manifestées dans les arts plastiques. Les signes dont elle cherche à déterminer le sens, ce ne sont pas, comme pour les monumens écrits, des mots dont la valeur est connue ; ce sont ou des combinaisons de lignes géométriques, ou des formes empruntées au monde de la vie, depuis le plus humble végétal jusqu’à l’homme. Architecture, peinture, sculpture, autant d’expressions du génie d’un peuple, de ses sentimens et de ses pensées ; mais, pour n’être pas moins spontanée et moins sincère, cette expression est nécessairement à distance moins claire que la littérature. Tandis qu’un même vocable a toujours à peu près même signification, une même figure peut, suivant les circonstances, traduire des idées très différentes : ici par exemple, elle jouera le rôle d’un symbole mystique, tandis que chez le même peuple, à un autre moment, ce ne sera plus qu’un pur motif de décoration. Les contemporains ne s’y trompaient point ; mais nous, que séparent d’eux tant de siècles, nous sera-t-il toujours aisé de faire la distinction ? Maintenant encore, après tant de découvertes et de travaux, des divergences d’opinion se produisent sans cesse en pareille matière entre les interprètes les plus autorisés ; à plus forte raison dut-il y avoir, au début, beaucoup d’incohérences et d’explications hasardées. Un grand résultat n’en avait pas moins été obtenu : on avait senti que l’âme et la pensée de l’antiquité n’étaient pas tout entières dans les écrits qu’elle nous avait laissés, et que l’historien avait tout au moins autant à prendre dans les monumens figurés. L’impression avait été rendue plus vive et plus forte encore par la découverte d’Herculanum et de Pompéi. C’était toute une révélation que ce coin du monde gréco-romain retrouvé et surpris, sinon dans le mouvement de sa vie, au moins dans l’abandon de son sommeil tant de fois séculaire, que ces maisons ornées de leurs peintures, de leurs meubles, de leurs ustensiles domestiques, que ces murailles couvertes de graffiti et comme toutes frémissantes encore des passions de ces hommes d’autrefois. Tout près des villes ensevelies, le musée des Studi s’ouvrait à Naples, pour mieux abriter leurs dépouilles et les offrir à l’étude dans un ordre plus commode. Le bruit de ces richesses inspirait à d’autres souverains une heureuse émulation ; plusieurs princes, le roi de Prusse, l’impératrice de Russie, voulaient avoir leurs musées. Les antiques acquéraient une valeur et excitaient une curiosité toute nouvelle : on devinait que ces monumens allaient renouveler la connaissance de l’antiquité et projeter des rayons imprévus jusque dans ces profondeurs sombres du passé, que semblaient devoir nous dérober d’éternelles ténèbres.

Par sa situation, l’Angleterre n’était point appelée à prendre l’initiative en ces matières ; mais à partir de cette époque elle suivit le mouvement, elle ne marchanda pas les sacrifices que l’on pouvait se croire en droit d’attendre et de sa richesse toujours croissante et du goût très vif pour les lettres anciennes que les fils de ses grandes familles, les membres des deux chambres du parlement, se piquaient de rapporter des universités d’Oxford et de Cambridge. Depuis 1764, elle était représentée à la cour de Naples par William Hamilton, esprit singulièrement actif et curieux. Les devoirs de sa charge lui laissaient beaucoup de loisirs ; il commença par étudier, avec plus de soin et de méthode qu’on ne l’avait fait jusqu’alors, les phénomènes volcaniques dont le Vésuve le rendait témoin. Bientôt après, tenté par toutes les merveilles qui sortaient de terre presque sous ses yeux, il devint archéologue et collectionneur. De grandes familles napolitaines, ruinées par la vie de cour, lui cédèrent des cabinets que plusieurs générations avaient travaillé à former. Au bout de huit ans, son musée renfermait 730 vases peints, 175 terres cuites, environ 350 spécimens de verre antique, 627 bronzes, des ustensiles divers, des bas-reliefs, des masques d’argile, des tessères, des ivoires, des gemmes, des bijoux, des fibules, et plus de 6,000 monnaies, dont beaucoup étaient d’admirables et rares pièces de la Grande-Grèce. Il l’apporta en Angleterre et le proposa au Musée-Britannique ; un appel fut fait au parlement, qui vota en 1772 les fonds demandés, 8,400 livres. La dotation primitive du musée avait été, qu’on ne l’oublie point, constituée au moyen d’une loterie ; c’est donc ici la première somme de quelque importance que la chambre ait allouée pour un achat de ce genre. Même au point de vue économique, c’était de l’argent bien placé. Quelques années plus tard, le célèbre potier anglais, Josiah Wedgwood, déclarait, dans une enquête parlementaire, qu’en deux ans ses produits, imités des vases d’Hamilton, avaient fait entrer en Angleterre, par le succès qu’ils avaient eu sur le continent, un capital triple de celui que la nation avait consacré à cet achat. Pour ce qui était des progrès de la science, le profit fut moins brillant ou du moins l’effet ne fut pas aussi rapide. Hors de l’Italie, il n’y avait peut-être pas de collection qui renfermât autant de vases peints et d’aussi beaux échantillons de cet art exquis ; mais le moment n’était pas encore venu où cette branche de l’archéologie prendrait l’importance que lui méritent la valeur esthétique de ces monumens et la variété des sujets qu’ils représentent. On s’obstinait à les appeler vases étrusques, et on ne les regardait guère encore que comme des cruches plus ou moins élégantes de forme et de façon, qui pouvaient parfois fournir à nos potiers quelques modèles heureux. Cinquante ans environ devaient encore s’écouler avant que la découverte de la nécropole de Vulci ne vînt remuer les esprits et que le fameux mémoire de Gerhard, Rapporto intorno i vasi Volcenti, ne fondât sur une base vraiment scientifique l’étude de la céramique grecque.

Sir William Hamilton paraît avoir été le premier diplomate anglais qui ait eu l’idée de mettre sa haute situation à profit pour favoriser les progrès de la science et pour enrichir les collections nationales. L’exemple avait été donné depuis longtemps par les ambassadeurs de plusieurs puissances du continent. C’était le Flamand Busbecq qui, se rendant auprès d’Amurat au nom de l’empereur Maximilien, avait le premier rapporté d’Ancyre le texte latin du testament politique d’Auguste ; c’était le marquis de Nointel, qui, sous Louis XIV, pendant son ambassade en Turquie, faisait dessiner les frontons du Parthénon, c’étaient bien d’autres, Italiens ou Français, dont il serait trop long de citer les noms. L’Angleterre commençait tard ; mais depuis lors la tradition inaugurée par le ministre anglais à Naples a été brillamment suivie ; il suffit de citer les noms de lord Elgin et de lord Stratford de Redcliffe, qui, tous deux ambassadeurs près de la Sublime-Porte, ont l’un et l’autre tiré parti de leur position officielle pour doter leur pays d’inestimables trésors.

Le Musée-Britannique, depuis l’achat du cabinet Hamilton, se trouvait peut-être le plus riche qu’il y eût, hors de l’Italie, en vases peints et en terres cuites. La collection d’antiquités égyptiennes fut aussi l’une des premières d’Europe à prendre de l’importance ; il est vrai que ce n’étaient point des mains anglaises qui l’avaient formée. Les hasards de 4a guerre la donnèrent seuls à l’Angleterre. Le musée possédait bien, depuis sa fondation, quelques momies et autres curiosités de ce genre ; mais il n’y avait point là de quoi provoquer et récompenser l’étude. Il en fut tout autrement lorsqu’en 1801 la capitulation d’Alexandrie, triste dénoûment de notre brillante expédition d’Égypte, eut mis au pouvoir des Anglais un grand nombre d’objets qui, recueillis par les soins de Denon et des savans français, devaient être envoyés à Paris. Cette belle collection fut donnée par le roi George III au Musée-Britannique ; elle renfermait, entre autres monumens précieux, le sarcophage de Nectanebo Ier, où le docteur Clarke prétendit reconnaître celui qui avait reçu les cendres d’Alexandre le Grand, et la fameuse pierre de Rosette. On appelle ainsi, à cause de l’endroit où elle a été retrouvée, une inscription bilingue qui contient en grec et en égyptien un décret rendu l’an 196 avant notre ère en l’honneur de Ptolémée Épiphane par les prêtres de Memphis ; il y a deux textes égyptiens, l’un en hiéroglyphes, l’autre en écriture démotique. On sait que c’est ce texte bilingue qui, par les comparaisons qu’il permettait, a fait sortir l’étude des hiéroglyphes de la voie purement conjecturale où elle s’était attardée jusqu’alors. Les recherches de Thomas Young, entreprises après l’arrivée en Angleterre de la pierre de Rosette, posèrent les premiers jalons, et, trente ans plus tard, le génie de Champollion, d’un rapide et puissant élan, atteignait le but. Des efforts ultérieurs ont fait porter aux principes qu’il avait posés toutes leurs conséquences ; ils ont corrigé certaines erreurs de détail et donné la clé d’un grand nombre de caractères, nouveaux ; mais c’était toujours en marchant sur les traces de Champollion que Lepsius et Birch, De Rougé et Mariette, obtenaient ces résultats. Lorsqu’en 1866 la découverte d’un nouveau texte bilingue à Canope est venue donner un moyen de contrôle, elle a confirmé de la manière la plus éclatante la sûreté de la méthode exposée en 1832 dans la Grammaire égyptienne, mais, à vrai dire, la démonstration était déjà faite, le problème avait reçu une solution scientifique.

Quand le musée reçut la pierre de Rosette et les monumens égyptiens qui raccompagnaient, la place manquait déjà dans les salles destinées aux antiquités ; il fallut donc mettre provisoirement les nouveau-venus sous des hangars construits à la hâte. Ce fut bien pis encore quand le musée eut acquis la collection Towneley. Charles Towneley appartenait à une famille catholique qui avait autrefois beaucoup souffert pour sa foi. Le temps des persécutions était passé ; mais les universités nationales n’admettaient encore sur leurs bancs que les élèves qui faisaient profession d’appartenir à l’église d’Angleterre. Le jeune homme, comme la plupart des fils des riches familles catholiques, fut donc élevé sur le continent, au collège des jésuites de Douai. Il habita ensuite Paris, puis l’Italie, où il fit un séjour de huit ans, et il alla même jusque dans la Grande-Grèce et en Sicile. Ce fut à Naples, dans la société de sir William Hamilton et de d’Hancarville, qu’il sentit s’éveiller en lui les instincts du collectionneur en même temps qu’il acquérait la connaissance pratique des monumens. Depuis 1768, la plus grosse part des revenus d’une fort belle fortune fut consacrée à des achats qui témoignent d’un goût éclairé. Towneley s’était associé à plusieurs artistes anglais établis à Rome ; on entreprenait des fouilles à frais communs, en ville même et dans la campagne de Rome, et l’on en partageait les fruits. Il n’était pas toujours aisé de s’entendre sur la répartition : plus d’une fois, surtout quand il fut retourné en Angleterre, Towneley crut avoir à se plaindre de ses associés ; mais il n’en obtint pas moins ainsi des marbres de prix provenant des ruines de la villa d’Hadrien à Tivoli, de celles d’Antonin le Pieux à Lanuvium, et d’autres sites analogues. Ce fut d’Ostie, des bains de Claude, qu’il tira la figure drapée qui est connue sous le nom de Vénus Towneley, statue intéressante et qui a de belles parties, mais dont la réputation a été fort exagérée. En 1777, Towneley vint s’installer avec ses trésors à Westminster ; dans un hôtel disposé de manière à les montrer dans le meilleur jour aux artistes et aux savans. Pour s’être fixé à Londres, il n’avait pas renoncé à augmenter sa galerie ; chaque année, de nouveaux monumens lui arrivaient d’Italie ou même d’Orient, et, jusque dans un âge avancé, il ne regardait point à partir lui-même pour Rome quand il y croyait sa présence nécessaire pour contrôler le résultat des fouilles où ses fonds étaient engagés.

Devenu depuis 1791 un des trustees du musée, Towneley s’intéressait vivement à la prospérité de cette institution, et il avait même fait un testament par lequel il lui laissait son cabinet ; mais dans les derniers temps il s’était laissé entraîner par sa passion, et ses biens étaient grevés d’une hypothèque de près d’un million de francs. Il fut donc obligé, pour l’honneur de son nom, de révoquer la donation déjà préparée, et après sa mort ses héritiers, en 1805, négocièrent une cession au musée. Les trustees s’adressèrent au parlement, qui vota une somme de 20,000 livres, très inférieure à la valeur réelle de la galerie, mais acceptée d’avance par le frère du défunt. La galerie Towneley entra donc tout entière dans le Musée-Britannique, et ce sont encore les marbres dont elle était composée qui forment le principal ornement des salles dites gréco-romaines. Sans doute ils ont perdu de leur importance depuis que le musée s’est récemment enrichi de tant de marbres vraiment grecs, d’origine certaine, tels que ceux du Parthénon et de Phigalie, de Cnide et d’Éphèse ; en comparaison de ces monumens authentiques, les statues de provenance italienne, simples copies d’originaux célèbres ou parfois même copies de copies, retombent au second rang. La galerie Towneley n’en a pas moins été pour le Musée-Britannique à peu près ce que la galerie Borghèse a été pour le Louvre, un riche répertoire de ces bas-reliefs, de ces bustes, de ces statues qui, sous l’empire, décoraient par milliers les édifices publics de Rome ainsi que les villas des grands seigneurs et les bibliothèques des lettrés. Le temps était venu où les marbres du Parthénon allaient ouvrir la série de ces conquêtes qui font la gloire du Musée-Britannique. Un pair d’Ecosse, lord Elgin, avait été nommé en 1799 ambassadeur près la Porte-Ottomane. Esprit curieux et cultivé, il conçut aussitôt la pensée de tirer parti de sa mission pour faire mieux connaître les monumens de l’art grec que renfermait l’empire turc. Il demanda aux ministres de lui adjoindre des dessinateurs et des mouleurs, tout un personnel comme celui dont s’étaient entourés en pareille situation les Nointel et les Choiseul-Gouflier. Le cabinet avait d’autres affaires en tête ; on ne daigna même pas répondre. L’Écossais est tenace ; lord Elgin résolut de reprendre pour son propre compte le projet auquel le gouvernement avait refusé de s’associer. A son passage en Sicile, il prit à ses gages un peintre habile, Lusieri, et plusieurs praticiens et mouleurs. Une fois à Constantinople, il obtint du divan la permission d’installer ses artistes à Athènes pour y faire des dessins et y prendre des moulages. Bientôt il fit lui-même le voyage de l’Attique. Là tout le convainquit que les monumens laissés aux mains des Turcs étaient voués à une destruction plus ou moins rapide, mais certaine. Les uns, comme les figures des frontons, servaient de but aux balles des chasseurs, quand ils déchargeaient leurs fusils avant de rentrer en ville. D’autres étaient retaillés par le ciseau du marbrier turc, pour prendre forme de cippes et trouver place dans les cimetières. Il y avait aussi le four à chaux ; ce qu’il a dévoré de marbres est inimaginable. Enfin la catastrophe du Parthénon, au temps de Morosini, n’avait pas rendu plus prudens les maîtres de l’Acropole ; c’était maintenant le temple d’Erechthée qui servait de poudrière. Le meilleur moyen de sauver ce qui restait encore de tant de merveilles, n’était-ce donc pas d’enlever et de mettre en sûreté tout ce qui pouvait être déplacé ?

Les circonstances étaient d’ailleurs des plus favorables. L’Égypte, reconquise par les victoires navales des Anglais, donnait à l’ambassadeur d’Angleterre un crédit exceptionnel. Combinée avec un usage libéral et judicieux du bakchich ou cadeau, cette influence pouvait tout. Lord Elgin obtint un firman qui non-seulement lui donnait pleine liberté de faire mouler et dessiner tout ce qu’il voudrait, mais qui l’autorisait aussi « à enlever du temple des idoles tous morceaux de pierre portant des inscriptions ou des figures. » Avant la fin de 1802, plus de trois cents ouvriers étaient à l’œuvre dans l’Acropole. Sous la direction de Lusieri, les travaux se poursuivirent, plus ou moins activement, jusqu’en 1816. Les caisses que cet agent expédia à diverses reprises en Angleterre contenaient, outre un certain nombre de marbres acquis soit en Attique, soit dans d’autres parties de la Grèce, outre une colonne et une des cariatides du temple d’Erechthée, dix-sept statues ou fragmens de statues des frontons du Parthénon, plus de la moitié de la frise de la cella, et quatorze métopes. Après bien des traverses, lord Elgin, qui avait été retenu prisonnier en France à la rupture de la paix d’Amiens, finit par arriver en Angleterre ; sa collection fut déballée et mise sous les yeux des archéologues et des artistes. Les avis furent partagés. Il se trouva de prétendus connaisseurs, membres de la Société des dilellanti, qui ne craignirent point d’imprimer des assertions comme celles-ci : « Phidias n’a jamais travaillé le marbre… Ces sculptures si vantées, loin de remonter au siècle de Périclès, sont tout au plus du temps d’Hadrien. Ce sont, à les juger le plus favorablement, de simples sculptures décoratives, œuvres de beaucoup de personnes différentes, dont plusieurs, même à une époque moins cultivée, n’auraient jamais mérité le titre d’artistes. » En revanche, Canova, quand il visita l’Angleterre en 1815, manifesta en présence de ces marbres l’admiration la plus enthousiaste, et l’éminent archéologue Ennius Quirinus Visconti déclara qu’il y trouvait « la perfection même de l’art. » Grâce à ces témoignages imposans et à ceux d’autres savans, de peintres, de sculpteurs, l’opinion finit par se prononcer ; si bien des protestations s’élevaient, en Angleterre même, contre la conduite de lord Elgin et la traitaient de brigandage, il n’y eut bientôt plus qu’une voix dans toute l’Europe sur le mérite des sculptures qu’il avait dérobées à l’acropole d’Athènes. En 1816, la chambre des communes nomma une commission pour examiner la question de savoir « s’il convenait que cette collection fût achetée par l’état, et, dans le cas où elle se prononcerait pour l’affirmative, quelle somme devait être allouée à cet effet. » Lord Elgin évaluait ses dépenses, en y comprenant l’intérêt des sommes engagées, au chiffre de 74,000 livres (1,850,000 francs) ; il consentit pourtant à s’en dessaisir contre le paiement de 35,000 livres. Le parlement eut donc raison de ranger lord Elgin parmi les bienfaiteurs du musée en décidant que lui et les héritiers de son titre figureraient à perpétuité parmi les trustees de ce grand établissement national.

Un an auparavant, le musée avait acquis pour 19,000 livres un autre-ouvrage important de la sculpture grecque, la frise du temple d’Apollon Epicourios, à Bassai, près Phigalie, en Arcadie. Ce temple avait été bâti par Ictinos, l’architecte même du Parthénon, et les bas-reliefs qui le décoraient avaient été retrouvés en 1812 et dégagés des monceaux de débris qui les couvraient par les efforts et aux frais communs d’un groupe de voyageurs que dirigeait un savant architecte, Ch. R. Cockerell. Malgré certains défauts d’exécution qui frappent tout d’abord, cette frise est bien un monument du plus beau siècle de l’art ? elle prêtait à d’intéressantes comparaisons avec les bas-reliefs attiques. Certaines périodes, certaines formes du génie antique, étaient donc déjà très richement représentées au Musée-Britannique ; mais les bronzes et les monnaies étaient encore de nombre et de mérite inférieur. Ces lacunes furent comblées en 1825 par le legs que fit au musée un de ses trustees les plus actifs et les plus compétens, Richard Payne Knight, le savant et paradoxal éditeur d’Homère. Le cabinet qu’il avait mis de longues années à former valait, dit-on, au moment de sa mort, environ 60,000 livres (1,500,000 fr.). Son médaillier mettait le Musée-Britannique, au moins pour la série des monnaies grecques, à peu près au niveau du cabinet de Paris ; ses bronzes, dont plusieurs étaient de provenance grecque bien authentique, en faisaient un rival du cabinet de Naples, tout riche que fût celui-ci des dépouilles de Pompéi et d’Herculanum.

Vingt ans avaient suffi pour donner à l’Angleterre un musée des antiques qui pouvait soutenir la comparaison avec ceux même de pays bien plus favorisés par leur situation géographique et leurs traditions. Dès 1805, lors de l’achat de la galerie Towneley, les antiquités furent érigées en un département spécial, et, les salons de Montagu-house étant devenus tout à fait insuffisans pour tant de nouveaux et précieux objets, il fallut construire tout exprès dans le jardin une galerie où le premier conservateur des antiques, Taylor Combe, se trouva bientôt à l’étroit. Quand il mourut, en 1826, quelques-unes des plus récentes acquisitions étaient entassées faute de place sous des hangars en planches.


IV

La collection des antiques s’était donc accrue pendant le premier quart du XIXe siècle avec une rapidité surprenante, et avait été la première à former un nouveau département ; mais pendant ce temps les autres collections n’avaient pas cessé non plus de s’augmenter. Les deux successeurs du premier bibliothécaire en chef, le docteur Maty et le docteur Morton (1772-1799), avaient été, comme Gowin Knight, des médecins ; on aurait pu s’attendre à ce que, fidèles aux exemples de sir Hans Sloane, ils s’occupassent surtout du cabinet d’histoire naturelle. Il n’en fut rien ; à peine pendant la seconde moitié du dernier siècle les vitrines et les herbiers s’enrichirent-ils de quelques échantillons d’espèces nouvelles rapportés par Cook et par d’autres navigateurs. Au contraire, durant cette même période, sans que le parlement y fût pour beaucoup, ni que les chefs préposés l’un après l’autre à la direction du musée témoignassent d’un grand zèle pour ses progrès, la bibliothèque proprement dite grossit assez vite. Un de ses premiers bienfaiteurs fut, en 1759, un riche négociant, Salomon Da Costa, Juif d’Amsterdam établi depuis de longues années en Angleterre ; il fit don d’une précieuse collection de livres et de manuscrits hébraïques « en reconnaissance, écrivait-il, de la généreuse protection dont l’avaient couvert la tolérance et la justice du gouvernement britannique. » Sa lettre d’envoi aux trustees se termine par une sorte de prière pour le musée qui venait de s’ouvrir : « puisse-t-il croître et multiplier pour l’avantage de cette nation et de toute l’espèce humaine ! » L’optimiste même le plus confiant n’aurait pu prévoir alors combien ce vœu serait brillamment réalisé avant qu’un siècle eût achevé de s’écouler.

Bientôt après, la bibliothèque recevait de George III la Collection Thomason, une admirable suite de pamphlets politiques réunie pendant la révolution par le libraire de ce nom ; il y avait plus de 33,000 pièces séparées. Vers le même temps, le grand acteur David Garrick léguait une série unique de vieilles pièces du théâtre anglais, dont beaucoup, sans lui, seraient aujourd’hui perdues. D’autres donations, dont chacune a sa valeur propre, furent faites par Thomas Birch, Musgrave, Tyrwhitt et Cracherode ; mais ce fut seulement en 1805 que le parlement contribua à enrichir la bibliothèque. Près de 5,000 livres furent votées pour lui assurer la possession des manuscrits qu’avait réunis Shelburne, premier marquis de Lansdowne. Cet admirable cabinet était comme le complément naturel des fonds Cotton et Harley ; entre autres trésors, il comprenait les papiers de Burghley, le premier ministre d’Elisabeth. A partir de ce moment, les libéralités parlementaires devinrent fréquentes. Il serait trop long d’énumérer les diverses bibliothèques qui furent acquises depuis lors pour combler telle ou telle lacune. En 1832, le legs de Francis Egerton, comte de Bridgewater, faisait entrer dans le musée une foule de documens importans pour l’histoire de France ou d’Italie et lui assurait de plus un capital dont le revenu était destiné à l’achat de nouveaux manuscrits ; c’est environ 12,000 francs à dépenser par an.

Dans l’intervalle, l’Angleterre avait enfin eu un prince dont les goûts ont servi le Musée-Britannique et y ont laissé de nobles traces. Dire que George III aimait les lettres, ce serait mal s’exprimer ; il avait reçu une éducation trop incomplète, il avait l’esprit trop lent et trop terne pour mériter cet éloge. Pour lui, la littérature anglaise commençait au règne de la reine Anne. On sait ce qu’il pensait du plus grand poète de l’Angleterre. Dans un instant d’épanchement, il disait à miss Burney : « Y eut-il jamais fatras pareil à la moitié de Shakspeare ? Seulement, vous savez, on ne doit pas le dire. » Tout au moins aimait-il les livres, ce qui est déjà presque une vertu. A peine sur le trône, le roi, pourvu d’un bon bibliothécaire, aidé des conseils de Johnson, et consacrant à ce luxe intelligent les revenus que les autres princes de la maison de Hanovre avaient fait passer dans l’électorat ou gaspillés en de grossiers plaisirs, s’était mis à acheter en Angleterre et sur le continent ; il avait au bout de quelques années possédé beaucoup de raretés, entre autres une très belle suite de cartes géographiques, et la plus belle collection qui existât des livres si recherchés qui sont sortis des presses du premier imprimeur anglais, Caxton, vers 1480. Quand George III mourut en 1820, sa bibliothèque, qui occupait une partie de Buckingham-Palace, comprenait environ 84,000 volumes, dont beaucoup du plus grand prix. Son fils et successeur, George IV, était depuis longtemps décidé à s’en défaire ; il détestait la lecture, il avait besoin d’argent pour ses chevaux et ses maîtresses, et il ne se fût jamais résigné à payer des appointemens aux conservateurs, à continuer de recevoir les ouvrages en cours de publication, à dépenser ainsi pour de vieux livres plus de 50,000 francs par an. A peine roi, il songea donc à vendre la bibliothèque à l’empereur de Russie, qui en offrait 180,000 livres. La négociation s’ébruita ; l’opinion se prononça avec une extrême vivacité contre ce projet ; le ministère intervint. Le roi déclara que, s’il lui fallait renoncer aux roubles russes, il en voulait l’équivalent en livres sterling. Cet équivalent, les ministres finirent par le trouver dans un fonds commode qui avait déjà rendu plusieurs services de ce genre, celui des droits de l’amirauté. Une fois largement indemnisé, le roi tailla sa plus belle plume pour écrire au premier ministre, lord Liverpool, une lettre officielle où il se félicitait « d’avoir pu saisir cette occasion pour favoriser les progrès de la littérature de son pays. Je sens aussi, ajoutait-il, qu’en agissant ainsi je paie un juste tribut à la mémoire d’un père dont la vie a été ornée de toutes les vertus publiques et privées. » Les exécuteurs testamentaires du feu roi se prêtèrent à cette cession : ils savaient que, si la folie n’eût troublé son intelligence dans les dernières années de sa vie, ce prince eût, selon toute apparence, offert à la nation ce que celle-ci se trouvait maintenant acquérir à beaux deniers comptans. Seulement, pour mieux perpétuer la mémoire du royal collectionneur, ils exigèrent des trustees la promesse que la bibliothèque royale formerait toujours, sous ce titre, un fonds séparé. Malgré les tentatives de quelques conservateurs qui auraient voulu répartir livres ou manuscrits dans les séries auxquelles ils se rattachent naturellement, la parole donnée a été tenue jusqu’à ce jour. Le parlement tint à honneur de voter les crédits suffisans pour bâtir et meubler une salle destinée à recevoir la collection princière, et cette salle, digne du nom qu’elle porte et des trésors qu’elle renferme, a été comprise, lors de la reconstruction générale, dans les bâtimens du nouveau musée.

Au moment même où l’on transportait les livres du roi de Buckingham-Palace dans leur nouvelle demeure de Great-Russell-street, en 1827, la bibliothèque de sir Joseph Banks, hardi voyageur, botaniste éminent, longtemps président de la Société royale, prenait le même chemin. Banks, depuis bien des années l’un des trustees du musée, la lui avait léguée tout entière. Elle avait un caractère tout spécial ; pas de publication scientifique moderne qui ne s’y trouvât, pas de recueil périodique consacré à des recherches d’histoire naturelle dont elle ne contînt de longues et belles suites ; Banks était riche, et il avait vécu jusqu’à quatre-vingt-un ans.

A force d’absorber ainsi des collections privées dont chacune répondait à des goûts et à des besoins déterminés, la bibliothèque nationale, vers 1830, commençait à prendre tournure, à s’arrondir, à se compléter. Jusque dans les premières années de ce siècle, on pouvait, suivant le point de vue où l’on se plaçait, en vanter les richesses ou en déplorer, les lacunes ; par suite de la manière dont elle s’était ainsi formée, sans plan systématique, sans crédits réguliers, elle était, si l’on peut ainsi parler, toute pleine de trous. Ce fut seulement en 1812 que le parlement vota, pour quatre ans, une somme annuelle de 1,000 livrés destinée à boucher quelques-uns de ces trous, et peu à peu ces crédits, demandés et accordés d’abord à titre exceptionnel, devinrent permanens et tendirent à croître, quoiqu’assez lentement, d’année en année. Dans les comptes de 1832, les livres et manuscrits achetés pendant l’exercice financier figurent pour une somme de 1,513 livres (37,825 francs).

Les collections d’histoire naturelle avaient, quoique plus lentement, suivi la même marche que les antiquités, les manuscrits et les livres. Pendant le XVIIIe siècle, elles étaient restées à peu près ce que Sloane les avait faites ; on ne cite guère, comme additions de quelque importance, qu’une belle collection de fossiles anglais, donnée en 1766 par un des trustees, Brander, et en 1769 une série d’oiseaux empaillés achetés en Hollande. Cook avait offert le premier kangourou que l’on eût vu en Europe ; d’autres navigateurs, ainsi que Banks au retour de ses voyages, avaient fait des présens qui piquaient la curiosité du public ; mais tout cela restait bien fragmentaire, bien incomplet, plutôt calculé pour amuser les yeux des visiteurs que pour fournir aux savans des matériaux classés avec méthode. En 1810, en 1822, des crédits votés par la chambre avaient permis l’achat de plusieurs séries importantes d’échantillons de minéralogie ; mais le legs de sir Joseph Banks, en 1827, eut une bien autre importance. En même temps que ses livres, le musée recevait son herbier, où étaient venus s’absorber, par des acquisitions répétées, ceux de plusieurs botanistes célèbres. On prit avec intelligence et décision les mesures nécessaires pour que les libéralités de Banks portassent des fruits qui fissent honneur au pays ; on créa pour la botanique un département spécial, dont le premier titulaire fut M. Brown, collaborateur et ami de sir Joseph Banks.

Une réforme opérée en 1809 avait partagé le musée en quatre départemens, placés chacun sous la direction d’un conservateur (keeper)[3], livres imprimés, manuscrits, antiquités, histoire naturelle, le jour était venu où il fallait opérer de nouveaux démembremens. Le nombre des visiteurs s’accroissait en même temps que la richesse des galeries. On sentait de plus en plus la nécessité de placer à la tête de chacune des provinces de ce royaume scientifique un homme vraiment spécial, qui en connût les ressources et les besoins, qui en mît les trésors à la portée des travailleurs. Les fonctions du directeur-général et des conservateurs avaient cessé d’être d’honorables sinécures. Le quatrième bibliothécaire en chef, Joseph Planta (1799-1827), avait surtout pris à cœur de faciliter aux curieux l’accès du musée ; il avait, par degrés, obtenu du conseil la suppression de toutes les précautions puériles, de toutes les restrictions gênantes, suppression qui avait exigé une augmentation sensible du personnel. Ce fut sous lui que les galeries d’exposition, comme les salles d’histoire naturelle et d’antiquités, devinrent vraiment publiques. En 1827, quand la mort l’enleva à ses fonctions, le musée était ouvert trois jours par semaine à tout venant, mais cela seulement pendant quarante des semaines de l’année ; c’était encore un bien long chômage. Pourtant le nombre des visiteurs avait cru rapidement. Avec le système des billets, en 1807, on en avait compté 13,046 ; j’en trouve 31,309 en 1812, 79,131 en 1827. De même pour la salle de lecture : au commencement du siècle, elle ne recevait pas 200 personnes par an ; on en admit 1,950 en 1810, 4,300 en 1815, 8,820 en 1820, et 22,800 en 1825. La progression est ici plus rapide encore et plus frappante. Le nombre des volumes que renfermait la bibliothèque, sans compter les manuscrits, était évalué en 1827 à 150,000. Là, comme dans tout le reste de l’édifice, la place manquait, elle manquait pour les livres, elle manquait pour les antiquités et les objets d’histoire naturelle, elle manquait pour le public, qui devenait de plus en plus exigeant, qui voulait jouir de tout ce qu’avaient laissé à son intention de généreux bienfaiteurs, de tout ce qui avait été acquis avec son propre argent. Le vieil hôtel aristocratique qui avait offert aux collections naissantes un abri si convenable ne suffisait plus à ces vastes répertoires des œuvres de la nature ou des créations du génie humain. Le musée étouffait dans son vêtement de pierre, devenu trop étroit, et le faisait craquer de toutes parts. En vain y avait-on déjà ajouté des bâtimens séparés, comme la galerie Towneley, comme la bibliothèque royale ; une foule d’objets, faute d’espace, ne pouvaient être exposés. On se décida en 1830 à jeter bas Montagu-house, et à remplacer cette habitation par un palais construit tout exprès, sur les plans de l’architecte Robert Smirke, en vue de sa destination spéciale. Ce qui restait d’arbres séculaires tomba sous la cognée ; les pelouses disparurent. L’édifice, avec les maisons destinées aux conservateurs, couvrit tout le terrain qu’occupaient autrefois les jardins. Les travaux marchèrent d’ailleurs lentement par suite de l’insuffisance des premiers crédits accordés et surtout de la nécessité où l’on était de ne déplacer les collections qu’au fur et à mesure de l’achèvement des salles qui leur étaient destinées. L’œuvre, on peut le dire, n’a été terminée qu’en 1856, par la construction de la nouvelle salle de lecture.

Le Musée-Britannique, on l’a vu naître des goûts distingués, de la haute curiosité et des préoccupations patriotiques de quelques hommes éminens, qui devançaient leur pays et leur siècle, tels que les Cotton, les Harley, les Arundel et les Hans Sloane ; on l’a vu, par la secrète puissance des nobles pensées dont il était le symbole, s’imposer à l’indolente froideur de princes étourdis ou grossiers, à l’indifférence d’un parlement et de ministres tout occupés d’affaires, intéresser peu à peu l’opinion publique et finir par obtenir des grands pouvoirs de l’état l’attention bienveillante et les crédits qui lui étaient nécessaires pour vivre et pour grandir. On se prêtera, nous l’espérons, à le suivre avec nous dans ses destinées nouvelles, à partir du jour où, au lieu d’un domicile d’occasion et de rencontre, il a reçu de la munificence nationale un palais que l’on s’est tout au moins proposé de rendre digne, par son ampleur et sa beauté, des merveilles qu’il renferme et qu’il expose si libéralement à l’admiration et aux recherches des artistes et des savans.


GEORGE PERROT.

  1. C’est au livre de M. Edward Edwards, Lives of the founders of the Brirish Museum, que sont empruntés la plupart des détails qui suivent. L’ouvrage est écrit avec quelque affectation ; il n’est pas très bien composé, et contient bien des faits et des discussions qui ne se rattachent que de loin au sujet ; mais ce n’en est pas moins un précieux répertoire de renseignemens presque toujours puisés à de bonnes sources et dont beaucoup ne se trouvent nulle part ailleurs. Tous les ouvriers de la première et de la dernière heure qui ont apporté leur pierre à l’édifice, l’auteur en parle avec un affectueux respect auquel le lecteur s’associe volontiers. Le patriotisme est d’ailleurs ici exempt de préjugés ; M. Edwards sait bien ce qui a été fait sur le continent dans l’intérêt des sciences et des arts, il l’indique avec discernement et convenance.
  2. M. Schlieman se trouverait là un prédécesseur qu’il ignore sans doute, lui qui a cru mettre la main sur le trésor de Priam. Voici ce qu’écrit De Roe en 1621 : « J’ai aussi une pierre, détachée de l’ancien palais de Priam à Troie, paillée en forme de corne ; mais je ne puis dire à quoi elle servait, et elle n’a pas d’autre beauté que son antiquité et le mérite d’appartenir bien réellement aux ruines de ce fameux édifice. Je n’aurais donc pas osé vous l’envoyer ; mais, profitant de l’occasion de ce messager, je la lui ai remise pour que votre seigneurie puisse la voir et la jeter ensuite,  » C’est sans doute d’Alexandria Troas, qui passait alors pour la Troie homérique, que provenait la pierre en question.
  3. C’est le terme qui a prévalu dans l’usage ; mais à l’origine chacun de ces chefs de département portait le titre de sous-bibliothécaire (under-librarian).