Le Mozambique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 664-684).
LE MOZAMBIQUE

Avant que Madagascar fût acquis par la France, c’étaient des Français qui tenaient le premier rang à la suite des Portugais au Mozambique. Depuis la conquête de la Grande Ile, ce vaste et riche pays qui s’étend juste en face et sur toute la longueur de notre colonie, qui en forme en quelque sorte l’hinterland continental, a été presque complètement abandonné à l’influence des Anglais et des Allemands. Rien de plus frappant ne pouvait provoquer l’attention de ceux que préoccupent particulièrement nos intérêts dans l’océan Indien : nous désirions savoir les raisons de l’ancienne prédominance de nos compatriotes et de leur décadence, étudier le présent en considération de l’avenir, et connaître sur le terrain de leur activité coloniale nos frères latins les Portugais, tout en admirant le pays.


Ce n’est déjà plus par des bateaux français, mais par des steamers anglais, allemands, voire portugais, qu’on y aborde. Du Nord au Sud du canal de Mozambique, on ne peut entrer dans les fleuves, les baies ou les ports qu’aux heures de marée haute, après une navigation lente et compliquée. Hérissée d’innombrables épaves de voiliers et de cargos, cette côte plate est inhospitalière autant qu’insalubre. De là la rareté et la médiocrité des villes qui s’échelonnent de la Rovouma au Maputo, fixées et isolées sur les quelques points de communication avec l’intérieur où l’atterrissage est le plus facile, le climat le moins meurtrier : Ibo, Mozambique, Quilimane, Beira, Sofala, Inhambane, Lourenço-Marquès.


I

Ibo s’offre comme le seul lieu de transit des provinces du Nord et celui où doit aboutir le trafic des spacieux territoires du Nyassa. Or dans une rade immense, c’est un minuscule port de pêche où se balancent quelques jolis boutres arabes. Les navires mouillent à plus d’une heure de la côte où l’on voit se disséminer trois ou quatre petits cubes de maçonnerie semblables à des tombeaux coloriés. Est-ce là une ville ? se demande avec compassion celui qui en a entendu depuis longtemps parler comme d’une des principales cités du Mozambique, à mesure que la chaloupe approche, par un tortueux chenal, du littoral bourbeux où somnolent quelques pêcheurs déguenillés.

C’est la bourgade portugaise primitive, mi-arabe, mi-européanisée, constituée de l’alignement d’une centaine de maisons à vérandas dont la façade s’aère sur de lourds piliers carrés. Très peu de boutiques. Une abondante verdure où, par sa translucidité, brille celle du bananier aux belles feuilles limpides : des ombrages multipliés avec bonne grâce dans les rues rectilignes et assez amples. Cette fraîcheur éveille déjà une impression de gaîté qu’accentue la coloration des maisons peintes en vert, saumon, brun. Quelque gros Banian, le bonnet de perles scintillant au soleil, caracole dans le sable sur un poney arabe à large queue. Des Cafrines s’arrêtent sur leurs hanches roulantes, vous fixent de leur visage comme passé à la chaux, crépi d’une mixture propre à calmer les névralgies : c’est sépulcral et burlesque. Le long de maisonnettes de bois et d’argile rouge où l’on voit les olivâtres traitans, qu’éventent leurs enfans noirs, faire la sieste en des fauteuils de toile, la population africaine apparaît aimable et moqueuse, joviale, indolente, heureuse ; rien ne contraste davantage avec celle de la colonie allemande toute voisine, Dar es Salam, où pas un nègre ne rit, où les habitans assis sur le seuil des cases dans le quartier indigène y semblent emprisonnés, où les condamnés chargés de la voirie sont menés à leur corvée par les rues chaînes aux pieds. Ici l’on se sent aussitôt en pays latin. Et quand tout à l’heure nous verrons manœuvrer les tirailleurs de l’armée coloniale, recrutés parmi les criminels, — mais que l’on se rassure ! tous leurs crimes furent passionnels ou superstitieux, — c’est en souriant que les sergens blancs les conduiront et leur crieront les commandemens. Des métis portugais les regardent avec une complaisance ironique et reprennent leur flânerie, prévenans pour l’étranger qu’ils croisent, se pavanant sans parler le long des quincailleries et des buvettes jusqu’à la rude église dont la maçonnerie a pris par l’embrasement de la mer la teinte rose pâle des vieux coquillages.

Partout dans la rue s’affiche le mot de République. La principale place porte l’étiquette encore luisante : Place de la Liberté. Elle est ceinte de bâtimens administratifs où les fonctionnaires, si zélés pour le gouvernement nouveau, sont aussi tout neufs, car le personnel entier a été changé.


L’ancienne capitale, Mozambique, fut construite dans une île par la nécessité de se garder des tribus cruelles de la côte. D’un aspect gracieusement suranné qui fait penser aux Lusiades, elle impose par sa forteresse antique aux lignes romaines, sévères et élégantes dans une teinte grise de ruines. Il semble que, désert, ce château de féodalité tropicale soit devenu une citadelle d’arbres, car des cocotiers en débordent par-dessus des masses de manguiers, et la mer a jeté au bas de ces bastions comme des amarres de lianes d’un vert doré. De cette redoute à la ville s’allonge un boulevard de badamiers constamment éventés par l’alizé. Mozambique fait face à l’Océan comme les casbahs orientales, chaque demeure formant fort : d’un coloris vieux mauve, vieux rose, vieux jaune, les maisons mosaïquent leurs tons de poterie dépolis par l’air salin. Sur le barachois se pro- mènent des files de commis suffisans qui sifflotent la Tonkinoise, se dandinant en des costumes blancs. A l’aile du palais du Gouvernement s’élève le clocher de l’église, rose à galons blancs, pareil à une bannière de confrérie. Sur la place éblouissante jouent les cuivres du régiment.

La ville se révèle aimable, avec un aspect de largesse, par la propreté des rues régulièrement percées, la tenue des façades bien empesées, le style original des fenêtres au cintre contourné. Les squares sont nombreux, bercés du bruissement des filaos. Un silence harmonieux de ville vide, décor qui n’a plus d’acteurs ! Les rues qui se trouvent encore les plus animées sont celles où se suivent, éclairés par des lustres de cristal, les magasins de banians, puis les rez-de-chaussée, illuminés à la manière des mosquées, où les Indiens se tiennent accroupis sans parler sur de longs divans de bois ciselés ainsi que des étagères ; du plafond pendent, comme en souvenir des migrations, de petits boutres en bois. Dans les nombreux ateliers étroits, les Asiatiques à toques de perles surveillent jusque dans la nuit, sous la lueur des chandelles, le travail des Africains recroquevillés à coudre et à tailler, soumis, mais mystérieux ainsi qu’aux Mille et une Nuits.

Au ciel splendidement velouté, les étoiles brillent comme des bijoux.


Tout autre encore, c’est sur un fleuve, le Zambèze, que fut installée, en 1544, Quilimane, quadrillée régulièrement telles les villes que notre Compagnie des Indes construisait sur le plan de Lorient, mais réduite à la proportion d’un grand jardin. Paradisiaque est son abord, car les quelques bâtisses, élégantes, se perdent sous le feuillage fin des flamboyans, entièrement écartâtes de fleurs rutilantes au cœur de l’été.

Nul éden n’est plus sauvage. Déjà, avant d’atteindre Quilimane, sur le Zambèze nous rencontrions de longues pirogues primitives bondées d’indigènes tout nus, maigres, bestiaux et ahuris, comme on en voit aux vignettes des premiers livres du XIXe siècle où les Livingstone contaient de façon biblique leur découverte de l’Afrique. Dans cette ville antique, qui gardait sur notre imagination un prestige de cité historique, ne déambulent partout que Cafres vêtus d’une ficelle et de quelque lambeau de toile boueuse, le visage imbécile sur des corps difformes, le nombril exorbitant. Les femmes, elles, marchent en roulant avec l’inconscience réjouie d’êtres sans pensée, drapent le bas de leur corps d’un pagne corail : ainsi fleurissent-elles, de loin, le sous-bois moisi des avenues de manguiers. On les voit se presser aux échoppes, en béatitude devant tout ce que leur proposent de pourpre les Indiens amaigris : mouchoirs, écharpes, colliers, chapelets de porcelaine, bagues. Elles bougent, se taisent, caressant ces étoffes éclatantes qui, faute d’éveiller encore l’intelligence, fixent le sens artistique de l’œil chez ces êtres enfantins en qui la convoitise de l’objet coloré fait grouiller une secrète gaité.

Au coin des rues, entre des ouatiers, une femme au crâne laineux surveille des tonneaux emplis d’une eau blanchâtre comme du lait tourné : c’est le café de la ville. Les Cafres transpirans y trempent une sorte de cuiller, — fruit creux enfilé d’un long manche, — pareille à une pipe. Ils en lèchent les rebords sirupeux, puis la remettent à la marchande aux yeux jaunis comme ceux des chiens.

La végétation resplendit dans sa somnolence. Plantes et gens dorment et luisent. En plein soleil, en ce. fond de verdure pétrifié sous le ciel pareil à un immense nuage blanc immobile et éternel, la vie n’a d’autre animation que les cris d’oiseaux, piquans, mais monotones comme des cris d’insecte contre l’écorce des arbres ; tout bruit semble caché ; seuls vibrent, comme d’énormes papillons écarlates, les pagnes rouges des femmes qui flambent, puis disparaissent sous les citronniers géans.


Autre ville ; autre époque. Beira, cité anglaise et quasi australienne de tôle, parait un Port-Saïd du Sud : ville à ras de sable avec une bordure de filaos s’effrangeant au-dessus de l’alignement de ses docks, hôtels, banques, factoreries, notariats-tabellionnats, tout cela coloré comme les maisons portugaises, mais en tôle ondulée peinte de rouge, vert d’eau, azur, albâtre, serin, carminé. Voici le type de la tête de ligne de chemin de fer, — ici railway de la Rhodésie, — faite par et pour lui, agglomération de grande gare avec ses constructions de métal posées comme sur rails. On ne marche d’ailleurs pas dans les rues où les pieds enfonceraient : la circulation se pratique sur trolleys poussés par deux nègres. Les bungalows sont enveloppés de haut en bas de treillis métalliques sous lesquels jouent des babys roses. On est amusé par l’étrangeté de voir s’élever à même le sable les magasins de raffinemens modernes : étalages de parfumerie, bijouterie, modes déployées. Dans les rues transversales, les bars groupent des filles à longs yeux opiacés autour de gramophones, sous des plafonds enguirlandés de papillotes jaunes et vertes. Innombrables dans cette station de sable et de métal brûlant sont les hôtels bas, avec écrans sur rues, où partout appellent les phonographes.

Comme l’apparence le dénonce, il ne s’accuse ici de nationalité portugaise que chez les fonctionnaires et les filles. La cité est une succursale anglaise avec ses agences de sociétés de Fort-Salisbury et du Cap, de banques de Londres et de Calcutta, de stores afrikanders, où des hommes imberbes et rouges travaillent à leurs bureaux en manches de chemise, mais avec une impassibilité correcte et une lenteur souveraine.


De Lourenço-Marquez aussi, « terminus » du chemin de fer du Transvaal, les Anglais estiment devoir prendre possession par le progrès sûr et sans tapage d’une pénétration pacifique, n’ayant pu s’en emparer en 1875, grâce à l’arrêt d’arbitrage du maréchal de Mac-Mahon. Ils ne veulent jamais l’appeler Lourenço, mais systématiquement Delagoa-bay.

La ville se dérobe au fond d’une des plus spacieuses baies du continent. Après l’avoir traversée durant plusieurs heures de toute vapeur, le navire tourne le cap haut, rond et rouilleux pour aborder au quai parmi dix autres steamers. Le port est d’une activité grandiose : de nombreux voiliers, au loin, immobilisent leurs mâtures sur un coucher de soleil rutilant et violâtre où se déchiquettent des nuages qui reflètent la couleur de cette terre magnétique. Les orages y fulgurent, surnaturels. Le crépuscule mauve, splendide, est déchiré d’éclairs de cuivre et de fer incandescent dans un éclat apocalyptique. Quand, après une heure et demie d’oppression, l’orage se déchaîne en trombes sur la côte, longuement du ciel se projettent des lueurs éblouissantes d’acétylène qui, durant plusieurs secondes, sans bruit, illuminent comme en plein jour la ville muette.

Avec ambition Lourenço se déploie en immense amphithéâtre de bungalows rouges éparpillés dans la calme verdure des cocotiers et des eucalyptus. Çà et là se massent les tons jaunes et rosés des vieilles constructions portugaises.

Qu’on circule dans cette capitale excentrique, — puisqu’elle se trouve à l’extrémité de la colonie, — on demeure frappé de l’ampleur exagérée de ses cadres. Ceux qui la bâtirent rêvèrent-ils que la population du Transvaal décuplerait ? Il était cependant évident que Lourenço en pouvait devenir seulement un des ports, qu’elle n’en serait jamais une métropole. Nombre de constructions veulent en imposer par leurs colonnades et leurs galeries latines, mais la ville a déjà l’air abandonnée. Et l’on est vite attristé par l’infinité de maisonnettes, semblables à des caisses percées de fenêtres à grillages, qui s’ensevelissent sous les bocages étouffans. On voit courir beaucoup d’enfans blancs aux pieds nus, et, sous toutes les varangues titubant aux inégalités du terrain, pullulent, dans la misère, de petits métis fiévreux.

Les magasins et les hôtels se tassent parallèlement au quai, régis par des Indiens et quelques Européens qui maintiennent les prix démesurément surfaits. La vie est très chère, car on entend exploiter l’Anglais, l’émigrant du Transvaal qui, obligé de passer par là, doit payer le tribut le plus élevé. Cela permet l’oisiveté à un certain nombre de menus fonctionnaires, fainéans goguenards pour qui l’élégance est de se promener avec des cravaches en guise de badine, et le luxe de faire éclater par paquets des pétards depuis le samedi soir jusqu’à la mi-nuit du dimanche, et aux gendarmes à cheval qui circulent en ville, lance au flanc, sous feutre garibaldien. Le bizarre accoutrement des boys des pousse-pousse qui font la place, portant des diadèmes de plumes blanches piquées dans leurs chevelures noires, des casques d’aigrettes, des tiares de cornes de bœufs, des huppes de queues de faisans, achève de donner une couleur de bazar à cette cité spacieuse et à demi déserte où les trams à vitrines cintrées longent côte à côte de hauts avenidad buildings laidement germaniques, des blanchisseries chinoises, des hangars d’automobiles, de vieilles marines, des skating enclos de cocotiers, avant d’atteindre sur le pourtour de la colline le quartier des luxueuses villas blanches chamarrées de lianes violettes et amarantes.

Telle s’étale la capitale actuelle, habitée par le Gouverneur général, occupée par l’amirauté, ornée d’un hôtel des Postes cérémonieux et d’un palais de Justice décoratif, agrémentée d’un jardin public et même d’une école d’Agriculture. Tous les Portugais s’en déclarent fiers. Tous les indigènes s’y montrent vantards et délurés. On n’y travaille guère qu’en plaisantant, on s’y sent libre. La chevelure laineuse piquée sur le côté d’un peigne et d’une longue aiguille qui tient de l’épingle à chapeau et de la sagaie, le Cafre, dès qu’il a terminé sa course lente, s’adosse à un eucalyptus élégiaque et, embouchant un fifre de fer-blanc, se fait les dents à y jouer la Marseillaise de Lisbonne.


II

Les avis se partagent à l’extrême sur les Portugais.

Les Anglais et les Allemands n’hésitent pas à les mépriser, tous, en bloc, comme gent inférieure qui n’a fixé que 12 000 blancs sur un territoire grand comme l’empire germanique, qui depuis cinq siècles n’a rien édifié et ne réussit qu’à se faire détester, bonne seulement à pressurer l’indigène : « Tout autre Européen, nous dit-on au Mozambique[1], pourrait, la canne à la main, aller d’ici au Benguela ; à une demi-heure de la ville, à peine touché l’autre côté du détroit, un Portugais serait immédiatement massacré. » A quoi les Portugais répondent en citant Pombal, qui fut le premier ministre d’un Etat blanc à accorder aux Indiens du Brésil « les mêmes droits et honneurs » qu’aux colons. On ne les tient pas quittes pour si peu : les voici dénoncés comme exploitant l’Européen ainsi que l’indigène, tirant toutes ressources de leurs douanes dont le tarif varie au caprice des douaniers. Pas d’industrie. Leur agriculture se ramène à la cueillette dans les cocoteries. Aucun sens pratique : à Beïra le gouverneur de la compagnie, — car ce sont des compagnies à charte qui administrent encore comme au XVIIIe siècle, — a fait aménager des squares, — mirages de verdure, — en plein sable au lieu de quais cimentés : en temps de pluie il faut y poser des planches pour circuler. On joue ici comme en aucun pays d’Extrême-Orient même, et le curé d’Ibo aurait engagé jusqu’à son église. Enfin ils sont hypocrites : les plus raffinés, qui parlent élégamment le français ou l’anglais, restent foncièrement xénophobes derrière leur attitude galamment hospitalière : ils sentent tellement que, se montrant bons à rien, ils doivent être nécessairement supplantés... par les Anglais et les Allemands !

Il nous a semblé au contraire que, sans se révéler très laborieux, les Portugais d’aujourd’hui, intelligens et souples, savaient assez vivement tirer parti, au milieu de toutes les complications politiques et des bouleversemens administratifs, de la situation que leur ont imposée les événemens et la nature des choses. Au point de vue économique même, le chiffre annuel du commerce extérieur, — plus de 150 millions, — n’est pas à dédaigner ; et ils arrivent, à la vérité par quelque protectionnisme, à assurer une part croissante du transport à leurs bateaux qu’on voit dans leurs rades battre fièrement pavillon national tout blancs, neufs et élégans, pour la gloire de la Banque Ultramarine. On en veut surtout aux Portugais de ce que, les Anglais et Allemands s’étant approprié et ayant mis en valeur l’hinterland, ils en recueillent un bénéfice appréciable. A la vérité, l’ancien régime n’a su distribuer dans ses possessions coloniales que des fonctionnaires sans actif patriotisme ni aucune culture, qui se souciaient fort peu d’aider les petits concessionnaires portugais, toujours exploités par les grandes compagnies suzeraines. La nouvelle génération apparaît très intéressante : anglicisés de manières, — les voici sportsmen, entretenant des clubs, se rasant la moustache, — ils restent latins d’esprit. Vers 1891, on détestait les Anglais, on les dénommait les « Pirates, » on appelait la livre sterling : « ouna ladra : une voleuse ; » les commerçans, y perdant par fierté nationale, échangeaient la livre au pair. Aujourd’hui, supputant avec précision la nécessité de l’apport financier des Anglais, on est revenu d’un sentiment aussi exclusif et on ne hait aussi violemment que les Allemands qui, eux, veulent prendre le territoire sans même avoir prêté de l’argent. On n’est ni anglophile, ni francophile, mais plutôt africain, quoique nullement afrikander, — presque comme les Brésiliens se particularisent américains.

L’Afrique n’appartient-elle pas aux Portugais, du Maroc où ils affirment garder plus de droits que les Espagnols jusqu’à Mogadischou aujourd’hui « subtilisé » par les Italiens ? Qui les premiers l’explorèrent et en dressèrent dès le XVIIe siècle la carte minutieuse, si jalousement cachée qu’elle a disparu ? Un voyageur anglais lui-même le certifie : « Les cartes portugaises du XVIIe siècle donnent une idée beaucoup plus exacte de l’intérieur du continent que celles des atlas faits il y a une vingtaine d’années, avant les découvertes des Burton et des Livingstone (Camerone). » Au XIXe siècle, faut-il rappeler le nom de Serpa Pinto, glorieux émule des Brazza ? C’est aux Portugais, agronomes et ingénieurs des nouvelles universités où s’élabore un enseignement positiviste, qu’il appartient d’exploiter les ressources infinies du Mozambique.

Ils forment des desseins grandioses.

Tout d’abord, en laissant à Lourenço son rôle de port du Transvaal, ils veulent rendre au port de Mozambique qui, lui, se trouve en avant d’un immense et opulent territoire portugais, son importance de capitale. Pour cela on rêve, soit d’édifier une ville neuve sur le continent en face de l’Île, soit de demeurer dans celle-ci en la reliant à la terre. De cette base solide on pourra occuper la province, la plus riche de la colonie, et qui ne reste sans colons que parce qu’elle est insoumise ; il y faudra seulement employer quelques compagnies de soldats, dont on pourrait confier l’éducation à un officier supérieur français comme a fait la Grèce. Centre de production, Mozambique redeviendrait ainsi la métropole de l’ivoire. Jadis elle déchut au profit de Zanzibar, parce que les nègres demandaient toujours de la poudre en échange des défenses d’éléphans et que, selon leur système ancien, les Portugais interdisaient d’en donner ; pareilles interdictions ne sauraient plus être d’usage, et le trafic, capté artificiellement par le port allemand voisin Dar-es-salam, suivra de nouveau son ancienne voie naturelle.

Le gouverneur de chaque province nourrit son grand projet pour lequel il s’ingénie jalousement à attirer la confiance et les subventions de l’État, « sa province se révélant la meilleure. » Il écoute avidement les récits des colons qui ont circulé sur le territoire, interroge les étrangers et les presse d’intéresser leurs pays à l’ « affaire, » s’entoure de cartes à échelle maxima sur lesquelles il esquisse les futures voies ferrées. La plus ambitieuse, impérieusement, relierait à une baie voisine d’Ibo le lac Nyassa, suivant une ligne beaucoup plus courte que la ligne du territoire allemand à laquelle elle reprendrait ainsi le trafic, qui lui revient de droit naturel, — géographique : le projet de voie germanique de Kiloa au lac, dont, en novembre 1912, le Gouvernement a décidé de construire un tronçon, pourrait être aisément prévenu. La plus pratiquement réalisable doit rattacher Quilimane à Tété, drainant la production du vaste delta où peuvent pousser tant de cannes, autant d’arachides qu’on voudra, — et plus on en plante, plus l’industrie européenne lui trouve des débouchés, — le coton qu’on peut espérer multiplier dans cette Égypte australe, le tabac ici très hautement titré, le café, des arbres fruitiers dont les navires réfrigérans transporteront les cargaisons en Europe. En attendant, l’administration vient, il y a un mois, de décider la construction du grand embranchement de Machequece au Zambèze.

Les 780 000 kilomètres carrés du Mozambique forment incontestablement une contrée très riche, beaucoup plus riche que les colonies voisines de l’Angleterre et de l’Allemagne. Le cuivre, l’argent et le fer abondent ; l’or qui donnait au XVIe siècle un revenu annuel de 120 millions est insuffisamment exploité : ces anciens pays du Monomotapa et de l’Ophir en regorgent encore, et les Portugais se vantent de tenir en eux a les clefs d’or de l’Afrique australe. » Les compagnies ont, depuis quelques années, étendu d’immenses plantations qui sont prospères, grâce à leurs droits régaliens selon lesquels elles peuvent obliger au travail les indigènes de leur concession comme on opère en territoire allemand. Celle du Madal à elle seule occupe 30 000 noirs et, en quelques mois, sa situation obérée est devenue heureuse. On compte 3 millions d’habitans prolifiques, et certains pensent que 2 autres millions échappent aux statistiques. Il ne manque qu’un peu de main-d’œuvre intelligente : on envie la France d’avoir les Malgaches, si souples et fins, et les Comoriens ; il n’en faudrait qu’une poignée pour l’éducation des Maquouas. « Quelles vastes plantations de caoutchouc et d’aloès, — nous disent partout des Européens énergiques et calmes que nous voyons satisfaits, assurés, — l’on pourrait créer ! » Du moins peut-on déjà se livrer à l’exploitation des forêts fécondes en cire, à la culture de la canne qui assura de copieux dividendes à plusieurs sociétés anglaises : le gouvernement cherche des concessionnaires et les accueillerait plus volontiers de la France. Le climat n’est nullement malsain : au bord même des fleuves, nous rencontrons des Blancs rosés qui ne sont pas rentrés en Europe depuis maintes années.

La fertilité d’une terre tropicale ne suffit pas à sa fortune, il faut y disposer d’un grand nombre de coolies. Les Portugais se plaignent par-dessus tout de ce que l’Angleterre leur enlève par an jusqu’à 150 000 immigrans dont le quart à peine revient après plusieurs années d’absence. Alors que la Cafrerie et la Rhodésie sont terres britanniques, c’est au Mozambique qu’elle prélève pour le Transvaal les deux tiers de ses mineurs. Presque toutes les forces vives de la colonie y passent, au point qu’on ne peut même embaucher les équipes de tâcherons indispensables pour établir tels petits chemins de fer côtiers comme ceux d’Inhambane et de Quilimane. Les agens de recrutement touchant une livre par tête, on voit tous ceux qui ont besoin d’argent, — même certains représentans consulaires de puissances, — se livrer à la lucrative opération ; les Indiens goanais se font rabatteurs, au grand profit de la Witwatersrand native labour association.

L’humanité civilisée sait mal le sort réservé à ces troupeaux d’hommes. Voici une des exploitations les plus honteuses qui se perpètrent dans l’univers ! Nous avons visité au Transvaal les nouveaux « camps de concentration » où sont parquées ces multitudes d’hommes sans femmes, couchés bestialement par centaines dans la même salle puante que seule, l’hiver, leur chaleur animale réchauffe. En récriminant contre leurs vices, un ministre anglican nous invitait à remarquer qu’ils ne semblent d’ailleurs pas malheureux : ils ne sont en effet qu’abrutis, ayant atteint la perfection servile de la domesticité ; ils passent la plupart des heures de repos à dormir. Il en est qui, étendus sur le sol, à la lumière et le visage couvert, semblent, par rangs, des cadavres dans des linceuls de boue ; d’autres, pelotonnés sur eux-mêmes, en des couvertures de laine rousses de saleté, mâchant une canne à sucre, se chauffent sans parler contre les parois en tôle de leur casemate que le soleil brûle. Quelques-uns marchent en tirant de l’accordéon une triste musique de forçats ; solitaires, il s’en promène qui jouent d’un plaintif violon à bouche ; mais la plupart sont assis ou couchés, occupés d’une main souffreteuse à débander puis à emmailloter de chiffons malpropres leurs pieds bouffis et ensanglantés, fouillant avec des canifs dans les plaies violettes des plantes que déchirent, au fond des mines, les éclats de la pierre. Depuis longtemps le Gouvernement étudie, parait-il, le projet de faire donner des chaussures aux ouvriers noirs, mais les Compagnies rechignant toujours devant la dépense, c’est de la gangrène que meurent ces tribus d’hommes aux puissantes musculatures.

Descendez ensuite dans les mines. Il faut s’allonger en une bobine, la tête pressée contre le ventre de celui qui suit, en sorte que le visage ne soit pas mutilé par la paroi oblique contre laquelle on glisse vertigineusement. « Le câble ne casse-t-il point parfois ? — Oh ! si, dit un contremaître, mais nous savons que ceux qui s’écrasent en bas ne reviendront pas se plaindre, et, en haut, sur le plateau, il ne manque pas d’hommes. » Vous voilà dans les galeries, à 1 500 mètres de profondeur : suans, les yeux en pleurs, les Cafres, voûtés, cassent la pierre, durement la balaient avec des pelles, éclairés par des bougies clignotantes ; les plus habiles manœuvrent les perforatrices assourdissantes : le trou ménagé, on y met la dynamite ; le plus rude est ensuite de pénétrer dans la petite caverne creusée par l’explosion, qu’emplissent de suffocantes émanations : après quelques évanouissemens, le cerveau s’habitue, mais les poumons s’y épuisent. De cette atmosphère opaque et chaude, il faut plus tard remonter dans l’air glacé. Les Afrikanders proclament justement que nul climat n’est plus propice que celui du Transvaal aux Européens phtisiques ; mais presque tous les mineurs cafres, si imprévoyans, y prennent le mal.

On a tenté de les (remplacer par des Chinois. Ils se sont révoltés tumultueusement. Ceux qui restent, souvent assaillent les noirs, dans des batailles féroces où les revolvers des policiers doivent intervenir. Et de ces attaques les nègres se vengent en abattant à coups de barre-à-mine les jaunes qu’ils surprennent, seuls, la nuit près des camps.

Tous les Maquouas de Mozambique, nous répète-t-on partout sur la côte, redoutent le Transvaal qu’ils appellent l’Enfer. Ils voient cependant les plus solides en revenir enthousiastes, délurés, buvant le whisky, exhibant souliers, chapeaux, montre et même bicyclette, quatre livres en poche, — car les Anglais leur ont fait manger le reste sur place, le gouvernement portugais n’ayant encore pu obtenir que la moitié de la solde fût payée au retour. Cette épargne leur permet d’acheter des femmes qui travailleront désormais pour eux. Eux, jamais plus, ne reprendront de tâche, tout entiers aux fêtes dont l’obscénité accuse la corruption contractée au Transvaal. On vous les montre sur les routes, qui marchent en tournant la badine, avec leur cortège d’épouses chargées d’enfans et de paquets, sans qu’ils aient jamais l’idée de les aider. Ces femmes peinent à toutes corvées, même sur les quais à transporter les sacs énormes dans les magasins. « Voilà, conclut un grand Portugais, pâle et dolent, tout le progrès acquis au contact de la nation policée. »


III

Les Portugais, qui ne sont point fonctionnaires, n’hésitent pas à dénoncer les prétentions que nourrit secrètement sur le territoire aussi cette nation « amie et protectrice » après qu’elle leur en a « raflé » la population. Déjà la mainmise est absolue sur Beira ; et à Lourenço-Marquès où l’on résiste avec plus d’opiniâtreté, les Anglais ont acheté presque tous les terrains, comme ils ont assimilé les sociétés autrefois françaises. Leurs consuls, très bien payés, les employés de leur télégraphe qu’ils maintiennent en face du télégraphe français bien que le leur ne fasse rien, même les fonctionnaires de la Rhodesia passent leur temps à voyager dans l’intérieur sous couleur de chasser, à enquêter, à rapporter ; ils ont beaucoup plus d’autorité que les agens allemands eux-mêmes. Sur leurs renseignemens, leurs nationaux demandent des concessions, qui leur ont été accordées en grand nombre jusqu’à la proclamation de la République. Ils n’en peuvent au demeurant rien tirer, car l’eau manque ; les indigènes vont recueillir les produits de la forêt, mais n’y habitent pas ; en outre, il faut payer plus tard jusqu’à 50 000 francs pour délimiter une propriété de quelque importance. Cependant l’activité privée des Anglais fut nulle ces dernières années en Zambésie : leur flottille a quasi disparu ; la concession de Chinde, port naturel de la British Central Africa s’est envasée ; une grande maison allemande et le menu commerce portugais ont supplanté leurs stores ; le pavillon britannique, jusqu’à l’an dernier, ne se montrait jamais dans les petits ports, seuls producteurs.

Mais l’Union Castle Line vient de se décider à de gros sacrifices : on annonce qu’elle accaparera tout le trafic, grâce au concours des maisons françaises et anglaises. Parallèlement, une famille de banquiers de Johannesburg, enrichie à l’origine comme plusieurs dans l’achat frauduleux des diamans, se préoccupe d’acheter, après les avoir discréditées, — ou comme on dit là-bas « boomées et crakées, » — les actions de la Compagnie portugaise du Nyassa, maîtresse de la province du Nord (250 000 kilomètres carrés) pour la relancer à grand fracas de réclame. Elle se trouve sérieusement soutenue à Londres par le gouvernement.

Les Allemands s’en inquiètent ! C’étaient justement ces provinces voisines de leur Deutsch Ost Afrika qu’ils convoitaient. : Tous les traités que la presse, avec constance depuis 1898[2], dénonce avoir été machinés alors secrètement entre les deux grandes puissances pour le partage éventuel du Mozambique, les leur attribue. Avec méthode, ils y ont concentré leur action. Vous ne voyez à Ibo que des Allemands, actifs sous ce climat de feu, suans et patiens, tour à tour obséquieux et arrogans. Ils courent le pays, exploitent même les plus médiocres produits, tirant un excellent parti du pauvre palétuvier dont ils disputent le marché à New-York ; et ainsi ont-ils chassé peu à peu du Nord les maisons marseillaises, qui y furent si prospères, mais y avaient pris l’habitude de trop gros bénéfices. Ils se servent des Indiens, vivant de peu et usuriers, pour pénétrer jusqu’au fond des villages éloignés. L’or est à moitié aux mains de la maison Weise. Depuis longtemps, leur grosse banque Israélite surveille précisément la Compagnie de Nyassa, qui fut fondée avec les capitaux français et portugais.

Cela ne les empêche au reste pas de tenter dans le Sud la conquête d’Inhambane, de rivaliser avec l’Anglais jusque dans Beira. Employés à salaires de rabais dans les sucreries et les cocoteries, ils veillent les sociétés obérées, proposent à leurs conseils européens de les diriger par représentation pour des commissions infimes, et ainsi ont-ils pu, grâce à leur capacité de travail à bon marché, dominer telles entreprises jadis franco-portugaises pour exploitation de terrains de construction dans les ports.

Ils se maintiennent, quoique n’étant guère aimés. Economes, allant à pied, — ce que ne font jamais les Anglais, — ils agacent, cependant, par leur façon d’être raides, gourmés, avec cela capricieux, incertains. Ce qu’on leur reproche le plus, c’est un particularisme si systématique et étroit qu’il les entraîne à un manque de solidarité flagrant avec les autres Européens : ils le révélèrent notamment en refusant seuls à la Chambre de commerce de Beira de manifester contre le gouverneur de la Compagnie dont les abus blessaient tous ; les Portugais menacèrent de brûler leur principale maison. « Attention ! s’écria le directeur : je suis le Consulat. — Bien ! Alors nous ne vous paierons pas les machines agricoles que nous vous devons. Et faites-nous autant de procès que vous voudrez ! »

Ainsi encore leur compagnie de navigation qui, par son ingéniosité et sa souplesse à ajouter nombre de vapeurs en supplément, était devenue la maîtresse sans rivale du trafic, a-t-elle mécontenté tout le monde en abusant du monopole qu’elle s’était acquis. Cela provoqua Anglais et Français à s’entendre pour appeler à la concurrence une autre compagnie.

Sans l’aide française, les Anglais seraient vite supplantés au Mozambique. Car seuls les Allemands et les Français travaillent. On le voit à Inhambane autant qu’à Zanzibar : ils s’attablent à leur correspondance innombrable avant 8 heures du matin, déjeunent rapidement, et, le soir, à 6 heures, on les trouve encore au comptoir à discuter et calculer avec les vendeurs indigènes dont ils ont appris les langues. Nous avons souvent causé avec ces hommes de négoce : nous ne cessions d’admirer leur force et leur promptitude de labeur, la vivacité pratique de l’intelligence persistant sous ces fronts transparens et ces crânes prématurément chauves que la constante chaleur de ces climats semble avoir épuisés par l’exsudation jusqu’au squelette luisant. « Nous, nous ne sommes pas des serfs, » prononcent les Anglais qui, dès 3 heures, se font porter aux terrains de tennis et de golf où on les voit flirter avec désinvolture, et qui boivent whisky sur whisky jusque tard dans la nuit. Il en résulte qu’au Mozambique, comme en leur propre Zanzibar, aucune maison de commerce anglaise ne tient devant une française et qu’il en faut plusieurs allemandes pour réaliser le même chiffre d’affaires que celle-ci.

Mais les Français sont peu nombreux. Nous ne possédons pour toute la colonie qu’un vice-consul, à qui il arrive d’être maladif et nostalgique, qui s’est terré loin de la ville dans une villa de campagne aménagée par d’innombrables grillages en forteresse contre les moustiques, que son métier énerve, qui déclare n’avoir de fonds pour rien entreprendre, et laisse tout à l’abandon, alors que le développement même de Madagascar impose la reprise des anciennes opérations, fût-ce avec les plus grands sacrifices. A Beïra, notre agent consulaire est un marchand anglais qui ne sait pas le français, et il ne se soucie que de l’accroissement de la suprématie britannique ; à Ibo, où régnaient des sociétés françaises, c’est un honorable Portugais, — agent de recrutement de main-d’œuvre pour le Transvaal, — qui s’excuse de ne pouvoir arborer sur sa demeure l’écusson de la France, parce qu’il date de trop de décades et qu’il est plus petit que celui de la Belgique dont il se trouve également le consul. Du moins avons-nous à Quilimane un homme de première valeur, très intelligent, énergique, pratique, précis ; mais quel parti avons-nous jamais tiré de ses remarquables rapports économiques ? Enfin comment la France se rappelle-t-elle, une fois tous les vingt ans, au souvenir de la population ? En envoyant pour représenter notre pavillon, au lendemain du jour où passèrent des cuirassés allemands, une canonnière minuscule, La Surprise.

Les sociétés françaises n’ont pas toujours montré plus de zèle à soutenir nos intérêts et d’intelligence à persévérer pour sauvegarder l’avenir. Une d’elles, que nous prendrons pour exemple, la Compagnie du Mozambique, lancée par un groupe de financiers français, commença par exploiter avec activité le territoire depuis 1891 au moment du conflit anglo-portugais : le port se développa rapidement, des Français y élevèrent des factoreries, un groupe construisit des quais, et, tout le temps que dura l’établissement du railway de Beïra à Salisbury, le commerce local, favorisé par la compagnie, florit. Mais, à la suite de l’Entente Cordiale, les agens et même une partie des actionnaires français cédèrent la place à des Anglais et à des Portugais ; les actionnaires français qui sont restés acceptent qu’il n’y ait pas de Français pour les représenter. Mais la compagnie, entraînée par ses pouvoirs draconiens, prétendit alors tout faire par elle-même, alourdit les impôts, exécuta impitoyablement les concessionnaires en retard, accapara les produits du sol tels que le caoutchouc et la cire. Les promesses faites par le premier gouverneur, le colonel Machado, ne furent point tenues par ses successeurs : il en résulta entre la Compagnie et ses administrés un conflit grave qui faillit même tourner au tragique : la Chambre de commerce fit fermer les magasins, les agriculteurs de Manica descendirent par train spécial, et l’on mit le gouverneur en demeure de s’embarquer le soir même pour Lisbonne ; on manda un comité représentant une oligarchie financière anglo-belge, des Portugais et quelques Français pour examiner les desiderata. Non seulement dans cette ville d’avenir encore toute récente on ne construit plus, mais le prix des loyers a baissé de 75 p. 100 ; on a démoli nombre de maisons pour ne pas payer de taxes ; alors que le transit a augmenté, il est curieux de voir, au terminus d’un chemin de fer unissant l’océan Indien au Cap et au Congo belge, une ville dans un état de délabrement avec une population découragée. Les champs d’or de Macequece, paralysés par l’instabilité des règlemens miniers tour à tour mis à l’essai, n’ont pas encore donné ce qu’on est en droit d’attendre de certaines découvertes comme celle de l’entreprise dirigée par un Français, M. Pacotte. Après vingt ans d’exploitation, la compagnie a payé une seule fois un dividende. Il lui manque pour réussir cette force et cette unité qui existent en Rhodesia avec la Chartered, ou à Quilimane dans la Compagnie du Madal qui, avec des capitaux monégasques et français, est restée française, possède un personnel de premier ordre, une administration modèle, a pacifié complètement son territoire où la sécurité règne.

Il n’y a pas de solidarité. Une des plus puissantes maisons françaises d’Afrique, fermant ses comptoirs au Mozambique, n’a rien tenté pour se substituer des Français. C’est une maison allemande qui, en y gagnant une belle commission, a permis de travailler et de faire fortune à un Français intelligent d’Inhambane : presque toutes les maisons fi-ançaises lui refusaient du crédit sans vouloir rien examiner, d’autres lui offraient seulement de tirer sur elles 40 pour 100, ce qui était faire travailler a leur bénéfice son propre capital.

Cet homme remarquable n’hésite pas à déclarer que ce qui ruine notre influence, c’est l’absence de Français. Il en faut dans un pays ; alors, habitués qu’ils sont aux denrées de fabrication nationale, ils en réclament pour eux, ensuite les répandent. Puisque l’on paie les Indiens de 150 à 200 francs par mois, on peut attirer des employés européens qui aient la patience de venir étudier la place, en tant que commis, avant de risquer leur propre avoir. Et il serait facile de créer de petites maisons françaises. On réclame des Français pour les maisons de négoce et les voyages de commerce à l’intérieur ; on en réclame pour proposer et colporter partout nos marques industrielles, notamment celles d’automobilisme nautique ; on en réclame pour les sucreries ; on en réclame pour les plantations. A Lourenço où règne encore une maison alsacienne, ne sont-ce pas de nos nationaux qui jadis établirent l’électricité et les tramways, distribuèrent l’eau potable, manipulèrent le tabac indigène, introduisirent et répandirent le ciment armé ? S’ils ne furent pas assez nombreux à explorer comme M. Frivier pour la science botanique, du moins nos ingénieurs furent chargés de tracer le chemin de fer (1891) et d’établir les phares. Et plus les Français se multiplieraient, plus ils pourraient utiliser les Grecs, souples et laborieux, démocrates s’entendant au mieux avec les Portugais, qui autrefois relevaient de nos consuls et toujours se réclament de notre puissance comme de notre civilisation, et qui au surplus se trouvent le plus souvent en relations étroites avec les Grecs depuis longtemps francisés à Marseille.

Enfin la marine d’un peuple surtout assure son commerce : « Depuis qu’on ne voit plus de bateaux français, nous dit-on, on ne consomme plus d’articles français. » Les Messageries touchent à Lourenço, qui ne produit pas ; elles négligent Inhambane, Quilimane et Ibo, qui produisent ; des bateaux à faible tirant, susceptibles de remonter les fleuves ou d’entrer dans les petits ports, pourraient, développant l’importation des riz ou des bœufs de Madagascar, y importer les denrées qu’on transborderait sur Marseille, Londres et Hambourg. Mieux renseigné par les consuls, le ministère des Affaires étrangères eût pu et dû intervenir dans la récente élaboration des cahiers des charges lors du renouvellement des conventions de l’Etat avec les compagnies maritimes.

Les Allemands, qui pratiquent déjà si largement la colonisation officielle sur leurs territoires, subventionnent aussi leur commerce à l’étranger. Dans ce pays qui s’étend en face de Madagascar, il importe que nous fassions autant qu’eux, et nous pouvons opérer à bien moins de frais, car nos nationaux se montrent plus ingénieux. Cela s’impose d’autant plus que Madagascar même se voit menacé par le développement de leur activité au Mozambique : ainsi les compagnies de navigation, y ayant prospéré, viennent depuis peu enlever à nos bateaux le trafic même de nos ports de la côte Ouest. Le ministère des Affaires étrangères pourrait s’entendre avec le gouvernement de Madagascar pour subventionner sur quelques points des agens de commerce qu’il choisirait lui-même, au lieu de confier ses agences consulaires à des étrangers, et placerait sous le contrôle d’un inspecteur. Leur principal rôle serait de circuler à l’intérieur, missions d’étude, mais aussi d’action immédiate à l’instar de celle des Allemands. Tout en rabattant vers les grandes maisons déjà établies la clientèle de moyens producteurs, ils assureraient le petit commerce si important des stores avec la représentation des maisons de Madagascar pour les grains, le bétail, et le recrutement de la main-d’œuvre sollicitée par les Mascareignes. Ils introduiraient les pois de Tuléar et les bonnes marques de riz, tandis qu’on y porte seulement les débris que Durban refuse ; ils relèveraient le prix du bœuf malgache, discrédité par les vétérinaires anglais au profit de la viande congelée de Nairobi ; ils monopoliseraient les produits de la pêche des baleines, que le Natal escamote, ou le guano des îles[3].

Les Portugais ne peuvent être que satisfaits du développement de notre activité. Ils savent que nous avons déjà trop à accomplir dans la Grande Ile pour songer à autre chose au Mozambique qu’à l’affranchir d’une domination étrangère, voisinage pour nous dangereux. Nous pouvons les aider à reconquérir Lourenço, Beïra et Ibo, nous leur serons indispensables à restaurer Mozambique. Les banques anglaises, systématiquement, refusent toute aide aux entreprises exclusivement portugaises, — comme françaises. La banque lusitanienne d’outre-mer est déjà obérée. Les maisons de négoce importantes se servent à elles-mêmes de banque, mais seulement aux heures de prospérité, et sans se soucier de soutenir les petits. Les usuriers demandent jusqu’à 200 pour 100. Dans telle province, celle de Mozambique, 90 pour 100 environ des biens se trouvent hypothéqués. Une banque française, — ainsi une succursale de la banque d’Afrique Orientale projetée au ministère des Colonies et où s’exploiteraient les capitaux qui dorment à la Réunion avec ceux de France qui n’osent se risquer sans contrôle de l’État, — serait éminemment utile à soutenir les efforts individuels, notamment les fermiers que libérera la dissolution fatale de certaines compagnies à charte. Seule elle peut favoriser l’agriculture, comme ont fait dans nos vieilles colonies les sociétés de crédit versant aujourd’hui à leurs actionnaires de 12 à 15 pour 100 de dividende.

Notre ministère des Colonies pourrait même demander à celui des Affaires étrangères de négocier la reprise de l’immigration mozambique à la Réunion qui offre ses capitaux. Nous avons étudié la question sur place, et la solution en est aisée, car il ne s’agit pas de 150 000 hommes comme pour le Transvaal où ils vont mourir ou se démoraliser, mais de quelques centaines d’engagés qui iraient apprendre l’agriculture dans notre vieille colonie et reviendraient enrichir le Mozambique de leur expérience. De quoi se plaignent tous les Européens en Zambézie, si ce n’est de l’inintelligence et de l’ignorance de leurs Cafres ? On recherche fort ceux qui allèrent autrefois aux Mascareignes. Il nous suffirait de promettre au gouvernement portugais le retour obligatoire de cette main-d’œuvre, et même qu’une notable part du salaire leur fût versée au retour.

Si l’on veut sérieusement et rationnellement développer l’activité française au Mozambique, on prendra pour base, non point Lourenço ou même Beïra qui ne sont que des ports, mais Inhambane, port et centre de production où des Français déjà dominent, prospèrent, et ne réclament que le concours d’énergies nouvelles susceptibles de se déployer librement à côté des leurs. Nous nous rappelons l’admirable baie capricieusement découpée parmi les presqu’îles de cocotiers, et la ville gracieuse, son boulevard infléchi comme une arche, ses chalets rouges caressés de palmes, l’église et le temple indien, le débarcadère autour duquel des barques à double voile comme des papillons butinent en frissonnant sur l’eau. Dans les factoreries aux murs cachou et aux volets verts, des Français, rentrés pour diner à huit heures, causent, discutent, opposent leurs théories le soir après avoir concilié leur action tout le jour. Qu’ils sont contens de voir des compatriotes de passage I Comme ils voudraient que d’autres vinssent s’établir et lutter à côté d’eux, avec leur aide, pour garantir l’avenir, pour maintenir à jamais l’influence française en face des Allemands qui, même à perte, restent là, à guetter et à ramasser les miettes, confians en leur patience et en leur nombre ! Ils content avec une simplicité ferme comment ils assurèrent leur fortune, ils exposent avec des chiffres les raisons de leur optimisme : travail et volonté. Ils sont fiers avec franchise de leur énergie.


MARIUS-ARY LEBLOND.

  1. De même en Europe lit-on dans des journaux comme la Post : « Comment peut-on laisser au Portugal où la sauvagerie triomphe le soin de coloniser des territoires immenses ? le Portugal n’a pas de droit moral sur ces pays. Ce serait une bénédiction pour les régions africaines où flottent encore les couleurs portugaises si elles entraient dans la possession d’un autre gouvernement. »
  2. L’an dernier encore The Saturday Review publiait un article copieusement documenté sur la cession de certaines colonies portugaises à l’Allemagne. The Standard lui attribuait le Sud du Congo et le Mozambique à partir du Zambèze, 352 000 kmq ; 3 millions et demi d’habitans. Cf. aussi la Neue preussische Correspondenz, et en France : Angel Marvaud, le Portugal et ses colonies ; ~ Alfred Guignard, Allemagne et Portugal (le Loup et l’Agneau).
  3. On consultera avec fruit les ouvrages de M. Almada Negreiros (Challamel, éditeur), sur les Colonies portugaises, leur administration et leur législation, notamment le Mozambique. Ils manifestent un patriotisme enthousiaste ; cela ne les empêche pas de contenir des renseignemens abondans et suffisamment précis dans plusieurs domaines.