Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/I

Les œuvres représentatives (p. 1-20).

I

LA FIN DE L’ORDRE MORAL


Revenu du régiment — j’en ai fixé quelques souvenirs dans la Grande Famille[1], — je respirai plus largement.

C’était la fin de l’Ordre Moral. Mac-Mahon avait si bien fait, qu’il avait fini par ameuter toute l’opinion contre lui. Gambetta menait l’attaque. Ce fut la dissolution de la Chambre, puis la campagne pour renommer les 363. C’était le mot d’ordre.

C’est au xiiie que j’avais été inscrit comme électeur. Je votai pour un des 363, qui devait être, si mes souvenirs sont exacts, Sigismond Lacroix. Ce fut l’unique fois que je votai. Entré dans le mouvement révolutionnaire, presque aussitôt anarchiste, je perdis bientôt toute confiance dans le vote.

Un ancien voisin de la Cour des Rames, cordonnier aussi, m’avait proposé d’aller travailler chez lui. J’acceptai. Puis, ne voulant pas rester en garni, je m’abonnai chez Crépin[2]. Quand j’eus versé la moitié de la somme nécessaire à l’achat d’un lit, d’une commode, d’une table et de quelques chaises, je m’installai dans une chambre que j’avais louée Cour des Rames. J’étais chez moi.

On traquait encore ceux qui avaient pris part à la Commune. Cela n’empêchait qu’il commençât à y avoir un réveil d’opinion, appuyé par une propagande pour la création de sociétés coopératives de consommation. Des réunions s’organisaient. Mais je ne commençai à y aller que lorsque parut le Prolétaire, auquel je m’abonnai dès sa création. J’y trouvais, encartées, des lettres de convocation pour les réunions organisées par le « Parti Ouvrier », que je suivis assidûment. J’étais pris dans l’engrenage.

Fort peu de temps après, je vis entrer un jour chez moi un individu qui avait l’air d’un garçon maçon, et qui se mit à me poser diverses questions sur ce que j’étais, ce que je faisais, etc.

— Mais qui êtes-vous, pour venir m’interroger ?

— Je suis employé au ministère de la Guerre. On a besoin de quelques renseignements sur vous.

— Vous êtes employé au ministère de la Guerre ? Est-ce que l’on aurait l’intention de me faire repartir parce que je vais dans les réunions ?

— Oh ! non ! Seulement on désire savoir ce que vous faites.

— Eh bien, vous leur direz que je n’ai rien à leur dire.

Au cours de la conversation, il m’avait lâché qu’il m’avait vu dans les réunions, et qu’il était l’ami de Gaston Picourt, qui faisait partie de l’entourage de Guesde.

Quand je rencontrai Picourt :

— Je vous félicite, lui dis-je, « vous choisissez bien vos amis, jusque dans la police ! ».

— Comment ? Comment ? fit-il.

Je lui racontai la visite que j’avais reçue.

— Je vois qui vous voulez dire. J’ai déjà remarqué le bonhomme. À la prochaine réunion où il sera, amenez-le moi.

Peu de temps après, il y eut réunion rue des Arquebusiers. Une vingtaine de personnes au plus. Mon Blanchon — c’était le nom que mon visiteur m’avait donné — s’y trouvait.

Picourt finit par arriver. Je le menai vers le monsieur.

— Voyons, Blanchon, vous dites que vous êtes employé au ministère de la Guerre ?

— Oui, fit l’autre, ayant l’air un peu démonté.

— Tiens ! vous m’aviez dit, à moi, que vous étiez employé au Jardin des Plantes.

— Oh ! c’est parce que je cumule.

— Vous cumulez ! Savez-vous ce que vous êtes ? Un mouchard ! Et nous allons vous sortir.

Nous empoignâmes chacun par un bras notre bonhomme, et le mîmes à la porte. Jamais plus je ne le revis.

Sa visite me mit quelque temps la puce à l’oreille. N’étant en congé que comme soutien de famille, il aurait pu se faire qu’on refusât de me le renouveler. C’est que cela n’aurait eu rien d’enchanteur d’aller reprendre la casaque !

Ce fut dans les meetings que je fis la connaissance de Jeallot, un ouvrier travaillant dans le papier de fantaisie : il était anarchiste, avait fait six mois de prison, pour avoir coopéré à l’organisation d’un congrès international avec Guesde et Costa.

Il était souvent accompagné d’un nommé Minville, ouvrier corroyeur qui avait perdu un œil en se battant pour la Commune. Nous habitions, moi, avenue des Gobelins, Jeallot au 140, rue Mouffetard, Minville, rue des Cordelières, de sorte que nous revenions ensemble des réunions, nous faisant mutuellement la conduite, car la discussion ininterrompue pendant le voyage, n’était pas terminée quand nous arrivions à la porte de l’un de nous. C’est ainsi que nous ne nous séparions — quatre ou cinq fois par semaine — qu’à deux ou trois heures du matin.

Cette vie dura cinq ou six mois. À la fin, j’étais dans un état de faiblesse extrême, tout courbatu, n’avançant pas dans mon travail. J’allai voir le Dr  Lacambre, le neveu de Blanqui, qui m’ordonna de cesser cette vie, et des pilules, moitié digitale, moitié valériane.

J’observai les prescriptions du docteur, quant aux réunions, où j’allai moins souvent. Je cessai aussi de passer les nuits à lire dans mon lit. Mais je ne me remis que peu à peu.

Lavy, un instituteur, Prudent Dervilliers, un tailleur, Simon Soëns, un cordonnier, poursuivaient la création d’un Parti ouvrier ; Guesde, aidé de Labusquière, Lafargue, Massard, Deville, Marouck, tentaient d’organiser un Parti révolutionnaire. C’est de ce côté-là que je fus attiré.

L’Ordre Moral avait vécu avec la démission de Mac-Mahon qui avait dû se soumettre et se démettre, c’est étonnant ce que les généraux aiment les phrases à effet, dont ils ne pensent pas un mot. Après le triomphe des 363, il fallait bien que ceux-ci fissent quelque chose, ils votèrent une loi d’amnistie d’où furent exclus tous ceux qui, pour leur participation à la Commune, avaient été condamnés pour délits de droit commun. C’est-à-dire, des délits politiques que les conseils de guerre, dans leur arbitraire, avaient qualifié d’assassinats, de vols, d’incendies, etc…

Cette loi écœura l’opinion publique, et ceux des déportés qui étaient amnistiés furent les premiers à protester. Mais la trouée était faite. On fut bien forcé de l’étendre par la suite.

En mai, Blanqui, quoique inéligible, fut nommé par Bordeaux.

Les républicains bourgeois avaient constitué un « Comité de secours aux amnistiés », dont Louis Blanc avait eu le cynisme d’accepter la présidence.

Nous trouvâmes qu’il était par trop impudent de forcer les amnistiés à aller demander des « secours » à celui qui, pendant la lutte, avait coopéré avec leurs fusilleurs. Nous organisâmes un « Comité d’aide aux amnistiés » composé de travailleurs, dont je fis partie.

Évidemment, nous n’étions pas de force à rivaliser avec le comité bourgeois. Je ne me rappelle plus le total des sommes récoltées, mais si cela monta à un ou deux milliers de francs, ce fut le bout du monde. Une goutte d’eau pour les détresses à secourir. Il y eut, cependant, un certain nombre d’amnistiés qui préférèrent s’adresser au comité de prolétaires qu’au comité bourgeois, malgré la modicité des allocations qu’il nous était possible de délivrer.

Il faut avouer, du reste, que la plupart des amnistiés ne comprenaient pas grand chose à ces distinctions. La plupart prenaient pour argent comptant, d’où qu’elles vinssent, les marques d’intérêt qu’on leur témoignait, ou que l’on faisait semblant d’éprouver. Ils étaient plutôt dépaysés au milieu des différences d’écoles. Au fond, plus près du radicalisme que du socialisme, ils en étaient restés au vague des idées pour lesquelles ils s’étaient battus. Chose assez naturelle, du reste. Ce n’est pas au bagne que les idées peuvent évoluer.

Un détail que j’avais oublié, et que je retrouve dans le Révolté du 14 juin 1879. Le comité Louis Blanc refusa des secours à un amnistié, parce que, primitivement, il s’était chargé — et acquitté — d’une commission auprès d’un membre du comité socialiste. Cela dépeint la mentalité de ceux qui le composaient.

Ce fut dans ce comité que je fis connaissance d’Ardouin, ouvrier fleuriste qui, ayant pris part à la Commune, avait pu échapper à la répression en passant à l’étranger. C’était un excellent camarade dont j’aurai à parler plus loin.

Presque en même temps, nous avions organisé un « Comité des grèves » en vue de ramasser des fonds pour soutenir les grèves qui pourraient se produire. J’en faisais partie avec Ardouin. Eugène Fournière, ouvrier en fausse bijouterie, y débuta. Intelligent, parlant facilement, il faisait beaucoup de zèle. Mais il ne tarda pas à semer, en route, le révolutionnarisme dont il faisait parade, au fur et à mesure qu’il vit que « ça pourrait le mener à quelque chose ». Était-ce l’habitude de travailler dans le faux ?

Avec Jeallot et Minville nous fondâmes aussi le Groupe d’études sociales des ve et xiiie arrondissements, dont je fus le secrétaire. Le groupe était surtout fréquenté par des ouvriers tanneurs, mégissiers et corroyeurs, industries du quartier.

Notre premier soin fut de nous mettre en relation avec tous les groupes dont nous pouvions avoir les adresses, tant à Paris qu’en province. Comme secrétaire, je fus chargé de la correspondance.

Nos idées anarchistes, à ces débuts de notre propagande, étaient très indéfinies. La liberté pour chacun, le bien-être pour tous. Le droit, pour l’individu, de choisir son mode de groupement, d’agir selon sa libre initiative, et le droit à son développement intégral, cela allait de soi.

Pas d’autorité ! c’était entendu. Entente entre les groupements et les individus ! c’était hors de discussion. Mais dans l’ensemble, tout cela restait vague.

Adversaires de l’autorité, nous ne voulions pas de président pour nos réunions. Il ne devait plus y avoir qu’un « délégué à l’ordre » ! Inconsciemment, nous emboîtions le pas aux faiseurs de révolutions politiques, dont le premier travail est de conserver les vieilles institutions en les affublant de noms nouveaux, s’imaginant qu’on leur a, ainsi, enlevé leur malfaisance.

Toute notre éducation était à faire. Ce fut une chance pour moi d’être nommé secrétaire du groupe, car, dans les correspondances que j’eus à échanger avec les camarades de province, ayant souvent à répondre à des objections, à expliquer nos propres idées, le besoin de trouver des arguments m’amena a voir clair en moi-même, à peser lesdits arguments, à reconnaître pourquoi ils étaient faibles.

Ce fut ainsi que, peu à peu, je pris conscience de ce que devait être une société libre, quels étaient les modes de relation qui pouvaient sauver la liberté de chacun, quels étaient ceux qui pouvaient faciliter le retour de l’autorité, de l’exploitation.

Adversaires de la centralisation, nous voulions trouver un moyen de relier les groupes entre eux, sans organe exclusivement directeur, mais où chacun d’eux, au contraire, y conservât son activité propre.

C’est alors que nous imaginâmes la création d’un « Bulletin mensuel », organe des groupes fédérés, qui y développeraient leurs idées, les mettraient en discussion, appelant la controverse, y formuleraient leurs propositions pour la propagande à accomplir.

Mais si la publication était faite toujours par le même groupe il y avait danger que ce groupe ne devînt une espèce de groupe directeur. Pour y parer, nous décidâmes que chaque groupe, à tour de rôle, éditerait un numéro dudit « Bulletin ». Cela éviterait la centralisation et, de plus, forçait les groupes à quelque activité, le temps, tout au moins, qu’ils auraient à préparer la publication de leur numéro.

Faute de fonds, le premier numéro fut polycopié. Baillet nous avait amené un de ses amis, employé à la Cie d’Orléans, qui avait une écriture superbe. Ça aurait valu de l’impressîon si le tirage, faute d’expérience, n’avait laissé à désirer. Malheureusement, à travers les vicissitudes de la vie d’un propagandiste, ce premier numéro a été perdu.

Dans le Révolté du 26 novembre 1881, je retrouve le sommaire. Il y avait des correspondances de Rivesaltes, du Creusot, des Devaux (Yonne), de Fontaines (Isère), de Cette, du Havre, de Bordeaux, de Lyon et de Perpignan.

La tentative, hélas ! s’arrêta à ce premier numéro, Survinrent les événements de Lyon[3], les arrestations qui en furent la suite. L’activité du groupe en fut paralysée un moment. Lorsqu’elle reprit, elle se trouva aiguillée dans d’autres directions.

Du reste, l’importance de l’idée ne fut jamais bien comprise par personne. Ayant, à diverses reprises, essayé de la susciter en la décrivant, faute du temps nécessaire pour m’en occuper d’une façon plus efficace, il ne se trouva personne pour en reprendre l’initiative.

Nos réunions se tenaient dans une petite salle de marchand de vin au premier, au coin des rues Pascal et de Valence,

Amenés par le père Lecourtois, un vieux de 48, qui faisait le courtage en librairie, nous arrivèrent Guesde, et ses suivants, Massard, Labusquière, Deville et Marouck. Ils furent assidus pendant plusieurs séances. Ce fut là que fut élaboré le programme de la deuxième Égalité dont ils poursuivaient la réapparition.

Dans ce programme était affirmé que, seuls, les moyens révolutionnaires pouvaient affranchir le prolétariat. Quant au parlementarisme, impuissant à transformer l’ordre social, le bulletin de vote ne devait être employé qu’à se compter, sur des candidatures de protestation, et d’inéligibles.

Ce fut sur ce programme que je me laissai embaucher pour faire partie du conseil d’administration de la nouvelle Égalité. Quant au clan Guesde et Cie, lorsqu’ils eurent pêché les éléments qui pouvaient leur être utiles, ils ne remirent plus les pieds au groupe.

Cafiero, Malatesta, Tcherkesoff, furent aussi des visiteurs du groupe. Je dis visiteurs, parce qu’ils ne tardèrent pas à être expulsés de France.

Le 18 mars 1880, le groupe décida de porter une couronne au mur des Fédérés. Nous eûmes la bêtise de laisser porter la couronne par Malatesta, et un jeune Grec, qui l’accompagnait. Tout alla bien pour la traversée de Paris, mais, arrivés rue de la Roquette, les agents se précipitèrent sur les couronnes, Malatesta voulut résister. Ce voyant, le jeune Grec, qui était un fanatique de Malatesta, sauta sur les agresseurs, tapant comme un sourd. Tous deux furent emballés et expulsés, ce qui ne serait pas arrivé si la couronne avait été portée par des Français. Quelque temps auparavant, Tcherkesoff avait été arrêté sur la place du Panthéon, au sortir d’une réunion au « Vieux Chêne ». Jeallot qui l’accompagnait, ayant voulu prendre sa défense et résister, attrapa six mois de prison. Tcherkesoff fut expulsé.

Tcherkesoff était un prince géorgien, de bonne heure affilié au mouvement révolutionnaire en Russie, et qui, traqué, avait dû se réfugier à l’étranger. Doué d’une voix douce, presque chantante, il aidait beaucoup dans les discussions.

De sa principauté, il ne lui restait que ses deux bras pour gagner sa vie, mais il n’avait aucun métier.

Il me raconta ses débuts comme peintre en bâtiment. Il avait réussi à se faire embaucher — je ne dirai pas sans avoir jamais touché à une brosse, car il avait peint quelques tableaux.

Par la façon même dont il tenait la brosse qu’on lui avait confiée, le compagnon qui travaillait à côté de lui s’exclama : « Mais tu n’as jamais été barbouilleur de ta vie » !

— Non, fit piteusement Tcherkesoff.

Le copain était un bon zigue. Il donna quelques conseils, quelques retouches, l’aida de son mieux, pour cacher son inexpérience, Tcherkesoff put échapper un temps au regard critique du contremaître. Il finit cependant par « avoir son sac ». Mais on était en pleine saison. Il passa à un autre chantier, ayant déjà un peu plus de savoir-faire. Et, de chantier en chantier, il finit par devenir un ouvrier passable.

Un jour, Jeallot arriva chez moi avec un camarade allemand du nom de Grün, que j’avais connu dans les groupes. C’était un garçon assez renfermé, il était sculpteur sur bois.

Jeallot me raconta qu’un arrêté d’expulsion avait été pris contre ce camarade, et me demanda si je voulais le cacher quelque temps.

Comme il suffisait qu’un étranger fréquentât un groupe anarchiste, pour qu’il fût aussitôt expulsé, je n’en fus pas trop surpris. J’acceptai donc de lui donner asile.

Le lendemain matin, il me demanda d’aller lui chercher une demi-douzaine de journaux qu’il se mit à parcourir. Tous relataient l’assassinat d’une fille galante qu’un de ses clients de passage avait égorgée.

Le lendemain, je dus donc lui apporter quantité de journaux. Cela commença à me paraître suspect. Le troisième jour, je n’avais plus aucun doute. Le meurtrier c’était Grün.

J’avoue que je me sentis passablement mal à l’aise. J’avais envisagé, sans le moindre remords, de faire sauter les députés, voire le préfet de police, d’enlever une caisse de l’État, mais me trouver mêlé à cette histoire de meurtre, accompli de parti pris, avec un sang-froid assez révoltant, n’avait rien qui pût me charmer, et en moi-même j’envoyais Jeallot — et son protégé — au diable.

Mes craintes furent loin d’être calmées lorsqu’un jour une voisine qui habitait le rez-de-chaussée, avec laquelle je m’étais attardé à causer, me fit cette réflexion : « Mais, dites-donc ? c’est un rouquin, votre camarade. Pourquoi donc a-t-il essayé de se teindre les cheveux ? »

Pris au dépourvu, je ne sais plus quelle explication je donnai, mais je m’empressai de rapporter ma conversation à Grün. Je fus fort soulagé lorsqu’il m’apprit qu’il était décidé à repartir en Allemagne. Jeallot le conduisit à la gare.

Je fis part de mes soupçons à ce dernier. Il m’avoua que, en effet, je ne m’étais pas trompé. Hanté, comme presque nous tous, par l’idée de se procurer les moyens d’intensifier la propagande, il avait projeté le meurtre de cette fille qui passait pour avoir des sommes assez importantes chez elle, mais il était arrivé trop tard. Lorsqu’il mit à exécution son projet, il y avait quelques jours déjà, qu’elle avait placé son argent.

Jeallot me laissa entrevoir que le coup avait été suggéré à Grün par un membre du groupe anarchiste de Levallois-Perret, nommé P… Deux ou trois ans après, nous découvrîmes que ce P… était fortement soupçonné d’être un mouchard.

Je ne pus m’empêcher de faire remarquer à Jeallot que, lorsqu’un cas pareil se présenterait, j’entendais être mis au courant de ce dont il s’agissait et qu’il ne me convenait pas d’être mêlé à des histoires que, non seulement, je désapprouvais, mais qui me répugnaient.

Jeallot m’avoua qu’il avait conduit Grün chez E. Gautier, mais que celui-ci sachant l’affaire, avait formellement refusé d’abriter Grün, C’est pourquoi il me l’avait amené, sans me dire la vraie raison de son intervention.

Quelque temps après nous lûmes dans les journaux que Grün avait été arrêté en Allemagne, et s’était pendu dans sa cellule.

À cette même époque, eurent lieu les congrès du Havre et de Londres. Les camarades proposèrent de m’envoyer aux deux. Mais, incapable de parler en public, je déclinai l’invitation. Ce fut un autre camarade qui fut désigné.

Gautier, avec Vaillat, Demongeot, un riche cafetier, ayant, par la suite, versé dans le spiritisme, Gérard, un marchand de meubles, et quelques autres, avaient fondé le Groupe parisien de propagande qui avait déjà publié un placard. Baillet qui en faisait partie me proposa d’y adhérer.

Sur la proposition de Gautier, on décida de publier un second placard qui serait intitulé « Mort aux Voleurs » ! Chacun devait écrire un projet. On verrait quel serait le meilleur. Ce fut mon projet qui fut accepté, après quelques légères modifications de forme par Gautier.

Un ou deux autres placards, rédigés par Gautier, furent encore publiés.

C’était une époque affairée. Avec raison, on nous avait qualifiés « de demi-quarteron ». Nous n’étions pas davantage, mais nous faisions de la besogne pour cent.

La même année, 1880, eut lieu le Congrès ouvrier, dit du Centre, qui se tenait à Paris. Moi, Jeallot, et un troisième camarade y fumes délégués.

Les questions qui devaient être discutées, étaient : l’Action électorale — la Propriété — le Salariat — la Femme — et l’Instruction. J’avais rédigé les rapports sur l’Action électorale, sur la Propriété, et sur la question de la Femme, que je devais lire — c’étaient mes débuts à la tribune. Les autres camarades avaient fourni les rapports sur le Salariat et l’Instruction.

Nous avions pour mission, en outre, de demander que, les délégués n’étant, en fait, que les porte-parole des groupes, ne fussent pas désignés sous leur nom, mais simplement comme « délégué » de tel groupe.

C’était un pavé dans la mare aux grenouilles. Cela ne pouvait faire l’affaire de la plupart de ceux qui étaient là pour se faire un nom. On nous accorda bien de ne pas figurer sous nos noms, mais on en laissa la liberté aux autres !…

La première question à discuter était l’  « attitude du prolétariat dans la lutte électorale ». Quand vint mon tour de monter à la tribune, j’avais la bouche un peu sèche. J’avais du reste, la conviction que je serais « descendu » de la tribune avant d’être arrivé à la moitié de ma lecture. C’était le clan guesdiste qui dominait, et ils étaient, tous, des candidats en expectative. Dans mon rapport, je concluais que tout l’argent dépensé à nommer des députés serait plus judicieusement employé à acheter de la dynamite pour les faire sauter !

Je ne fus pas « descendu » de la tribune, mais la lecture fut interrompue par nombre de protestations de la part des directeurs du Congrès. Et comme ils avaient eu la précaution de faire voter que chaque délégué ne pourrait avoir la parole plus de vingt minutes, Paulard, qui présidait, en profita pour me couper la parole et faire observer que j’avais largement dépassé le temps qui m’était attribué. Mais la majorité du Congrès décida que j’irais jusqu’au bout de ma lecture. J’eus même quelques applaudissements.

La phrase où je préférais « la dynamite au bulletin de vote » ne venait évidemment là que parce que nous traversions une période d’activité du mouvement nihiliste en Russie. Elle eut un succès foudroyant, si j’ose m’exprimer ainsi. Le lendemain, les journaux ne s’occupaient que du « discours à la dynamite ». Les guesdistes finissaient eux-mêmes par être fiers du succès que remportait le Congrès, et par s’en attribuer le mérite. Toute la presse avait envoyé des reporters,

Mais dans les discours qui suivirent, « qu’est-ce que je pris pour mon rhume » ! Les Paulard, les Massard, et tutti quanti, m’accablèrent sous leur « mâle éloquence ». Peu m’importait ! J’avais dit ce que j’avais à dire.

Les séances qui suivirent se passèrent sans autres incidents.

L’année d’après, lorsque nous voulûmes retourner au Congrès avec notre motion de nommer les délégués non par leur nom, mais par celui de leur groupe, nous fûmes blackboulés, et dûmes tenir notre congrès à part.

J’ai nommé Gautier. C’était un docteur en droit, qui dans le mouvement révolutionnaire cherchait sa voie.

Pendant longtemps » dans les réunions, il batailla contre Guesde. Ils étaient révolutionnaires, affirmaient-ils tous deux, mais ce qu’ils disputaient, sans l’avouer, c’était la direction du mouvement révolutionnaire naissant.

Guesde avait de la fougue, qui donnait une impression de sincérité, — erreur dont je suis bien revenu par la suite, — mais il supportait mal la contradiction. Il avait une façon cassante de répondre à ceux qui osaient lui opposer quelque objection, qui a dû lui faire énormément de tort dans ses prétentions à être chef de parti. Peut-être est-ce une des raisons qui le firent piétiner si longtemps sur place, avant de décrocher un mandat.

Gautier était plus froid, plus méthodique, un orateur admirable lui aussi, quoique d’un autre style que Guesde. Mais il avait quelque chose de faux dans le regard qui, dès le début, ne me le rendit pas sympathique. Il combattait l’autoritarisme de Guesde, sans avancer aucune idée pouvant le classer comme un partisan de l’anarchie, quoique depuis longtemps, il eût fondé un groupe, appelé « Cercle du Panthéon » ou, aux initiés, il s’avouait anarchiste, mais jamais en public. Ce ne fut que lorsque Guesde l’eut définitivement emporté pour la direction du mouvement révolutionnaire qu’il se décida à faire publiquement profession d’anarchie.

De ce groupe faisaient partie Baillet, Urich, ouvrier cordonnier qui fréquentait les cours de la Sorbonne, que j’ai revu, ayant dépassé sa 80e année, toujours auditeur assidu de ces cours, et toujours alerte.

Au Congrès du Centre, nous avions eu l’agréable surprise de voir que nos idées étaient celles du Groupe d’études du VIe arrondissement, que nous ne connaissions pas. Les délégués étaient Lemâle, petit patron relieur, et Vaillat, ouvrier typographe, très intelligents tous deux.

Mais j’anticipe. En 1880, un réfugié russe, Hartmann, accusé d’avoir pris part à l’attentat du Palais d’Été contre le tzar, avait été arrêté. Il était question de le livrer à la police russe.

À cette époque, on pouvait émouvoir l’opinion publique, Ce fut un mouvement unanime d’indignation. Le gouvernement dut reculer. Il se contenta d’expulser Hartmann.

Entre temps, Guesde avait réussi à trouver des fonds pour faire paraître l’Égalité. Travaillant chez moi, je pouvais, lorsque c’était nécessaire, disposer de mon temps. Chaque semaine, j’allais aider à l’expédition du journal, avec Bazin, qui était trésorier.

Les rédacteurs, trop grands personnages, eux, pour mettre la main à la pâte, se contentaient de venir, l’un ou l’autre, voir comment ça marchait.

Un jour, ce fut Labusquière qui vînt nous rendre visite. Il me demanda ce que l’on faisait au Groupe des Ve et XIIIe.

— Pas grand’chose. Nous avons décidé de nous rallier à l’abstention électorale,

— C’est un tort. Ce n’est pas ainsi qu’on fera la révolution.

— Pourquoi un tort ? Faire la révolution avec l’abstention, non. Pouvez-vous davantage la faire par le bulletin de vote ? Ne dites-vous pas que le parlementarisme est impuissant à résoudre la question sociale ? Que seule, la révolution peut détruire le régime capitaliste ?

— Certainement.

— Eh ! bien, n’est-il pas plus simple de le déclarer franchement et d’agir en conséquence, en s’abstenant de prendre part à ce qui n’est qu’une comédie et un mensonge ?

Profondément dégoûté, Labusquière me tourna le dos.

L’Égalité marcha avec le programme que nous avions accepté, sans se prononcer sur la question du vote. Cependant, on pourrait poser des candidatures d’inéligibles.

Aussitôt que l’amnistie fut votée, Guesde fila à Londres où il eut des conciliabules avec Marx et quelques-uns des réfugiés. De ces conciliabules il rapporta le fameux « programme minimum » qui, dans son préambule, affirmait que le seul moyen, pour la classe ouvrière, de s’affranchir, était la révolution, le parlementarisme étant impuissant à transformer la société actuelle en une société d’égalité et de liberté.

Or, ce n’était que de la confiture pour faire avaler la pilule électorale. Le Parlement ne pouvait pas grand’chose, mais, enfin, il y avait certaines réformes possibles. On devait voter pour les candidats qui accepteraient les « Considérant » en tête de leur programme, les défenseurs dudit programme à de certaines réformes plus ou moins empruntées aux radicaux.

L’Égalité publia ce programme, le faisant sien. Pour une volte-face, c’en était une. Dégoûté, à la réunion de la commission administrative suivante, je donnai ma démission « fortement motivée ». Ma confiance en la sincérité de Guesde était franchement ébranlée.

C’est étonnant ce que ce politicien qui, au fond, n’était qu’un ambitieux, savait jouer de l’air ascétique que lui conférait sa maigreur, de son air souffreteux, pour se donner l’apparence d’un apôtre.

Il posait pour l’homme malade, exténué. Comme disait cet autre : « Il avait toujours de grandes maladies, jamais de petite mort ». Sous le manteau, on faisait circuler des listes de souscription pour lui assurer un traitement de 300 francs par mois, dont la majeure partie — sans compter les extra-tapages — fut fournie par un nommé Vaidy, un brave type gagnant largement sa vie comme caissier chez un marchand de vins en gros.

Le 13 mars 1881, Alexandre II fut exécuté par les nihilistes, Cette exécution, suivie entre autres de celle de Trépoff par Vera Zassoulitch, eut une influence immense sur le mouvement anarchiste qui commençait à se dessiner en France.

Tous, plus ou moins — plutôt plus que moins — nous rêvions bombes, attentats, actes « éclatants » capables de saper la société bourgeoise.

Cette mentalité, du reste, exista dès l’aurore du mouvement. La lutte énergique menée contre le tsarisme par les nihilistes avait fortement influencé notre propagande. C’est sous cette influence que j’avais introduit la dynamite dans mon rapport sur l’action électorale au Congrès du Centre. La mort d’Alexandre II ne fit que nous pousser un peu plus dans cette voie.

Faire sauter le Palais-Bourbon, le Palais de Justice, la Préfecture de Police, c’étaient là nos buts et la possibilité en fut envisagée. Nous nous en pourléchions d’avance.

Au groupe du XIIe, il y avait un nommé Hénon, parent, je crois, au maire de Lyon, du même nom.

Vantard et bavard, il confiait, à qui le rencontrait, sous le sceau du secret, qu’il projetait de faire sauter le Sacré-Cœur. Tant et si bien qu’un beau jour le Figaro publia qu’un groupe d’anarchistes se proposait de dynamiter la basilique de Montmartre.

C’est une maladie qui n’est pas rare chez les révolutionnaires de ne pas savoir tenir leur langue.

Beaucoup auraient besoin de s’inspirer de la leçon que nous donna un camarade, autre ami que m’avait présente Méreaux,

C’était un ouvrier peintre, du nom de Leclerc. Il y avait longtemps qu’il militait dans les groupes du quartier, Nous le connûmes assez intimement pendant plusieurs années, convaincus que Leclerc était bien son nom, et que sa situation était tout à fait normale. Ce ne fut que lorsque fut votée une loi d’amnistie militaire, qu’il nous apprit que Leclerc n’était pas son nom, et qu’il était déserteur.

Même dans les moments de confidence, il n’avait jamais fait aucune allusion permettant de croire qu’il risquait gros à fréquenter les groupes.

Je suppose qu’il n’était pas le seul à savoir tenir sa langue, mais il fut le seul de qui je fus à même de le constater

Malatesta était rentré clandestinement en France après son expulsion. Lui, Jeallot, Minville et Vaidy se réunissaient chez moi, en quête de ce que nous pourrions bien faire. Ne serait-il pas possible de se mettre en relation avec les égoutiers qui avaient leur service près de l’Aquarium, comme on appelait la Chambre des députés ? Chaque projet fut tour à tour étudié. Mais la conclusion fut qu’il nous manquait les moyens d’entreprendre pareille tâche. C’étaient ces moyens qu’il était urgent de se procurer.

Digeon, que j’oubliais, proposa de dévaliser la recette de la rue Saint-Jacques.

Dévaliser une recette n’avait rien qui pût nous scandaliser, N’avions-nous pas l’exemple des nihilistes, s’attaquant aux coffres de l’État ? Je fus donc chargé de visiter les lieux. Mais cela n’offrait aucune chance de réussite.

Par la suite Malatesta fut arrêté, le groupe cessa de se réunir sans avoir fait plus que Hénon. Mais personne n’eut vent de nos projets.

Au Groupe des Ve et XIIIe venait un camarade, nommé Bayout, qui était garçon de laboratoire à l’École d’agriculture de la rue de l’Arbalète. Fabriquer de la dynamite était une des toquades du moment. J’ai toujours été tenté par la chimie. Bayout se fit mon fournisseur en produits chimiques, éprouvettes, et tout ce qu’il fallait pour faire concurrence à Nobel, car je m’étais mis en tête de fabriquer de la nitro-glycérine, d’après les descriptions lues dans les journaux.

Ces recettes donnaient bien les proportions du mélange, mais négligeaient de dire si ces proportions étaient en volume ou en poids. J’en passai des soirées, — et aussi des heures dans la journée — et j’en dépensai des produits pour n’aboutir à rien !

Enfin, à force de patience et de ténacité, au lieu de dégager, comme d’habitude, son contingent de fumées, mon mélange resta clair, et je vis descendre au fond du vase, un liquide d’un beau jaune doré — ressemblant à peu près à de l’huile d’olive — c’était la nitro-glycérine ! J’étais sur la voie.

Je passai à un autre exercice. Il me fallait fabriquer le fulminate de mercure. Les mêmes difficultés se produisirent, les mêmes déboires.

Ce ne fut qu’après des centaines d’expériences que je vis les cristaux de fulminate se déposer au fond du bocal.

Mais j’étais pressé de vérifier. Je fis sécher le produit dans une cuvette sur le couvercle du poêle, — qui chauffait modérément, je dois l’ajouter pour atténuer mon imprudence — et, lorsque je le jugeai assez sec, j’en remplis une douille vide de revolver, et le couvris avec de la mie de pain. J’y introduisis la soie d’une lime, et allant dans le couloir, je laissai tomber le tout. Ce fut comme un coup de canon — un petit canon — qui éclata. Ramasser ma lime et disparaître chez moi fut l’affaire d’une seconde.

Fier de mes résultats, je les communiquai à deux camarades : Rozier et Seigné, et je leur passai mon matériel lorsque je partis pour la Suisse. Sans doute, ils bavardèrent, car ils furent arrêtés, après perquisition, et condamnés à quelques mois de prison.

Le mouvement anarchiste se développait rapidement. Des groupes s’étaient formés à Cette, Béziers, Marseille, Narbonne, dans le Gard, en Vaucluse, un peu partout.

À Lyon, le mouvement dépassait celui de Paris en activité et en violence de ton.

Les camarades de là-bas avaient publié le Droit Social. Le ton en fut tout de suite très violent, et les poursuites tombèrent dru comme grêle. Je lui envoyai des articles.

En relisant le Révolté, je vois que ce fut dans le Droit Social que parut l’étude « La Société au lendemain de la Révolution » que j’avais écrite pour lire au Congrès du Centre où on ne voulut pas nous recevoir ; mais elle fut lue au congrès indépendant que nous organisâmes.


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L’ambition me venant, j’envoyai au Révolté un article qui fut inséré. Il s’appelait « La révolution et le Darwinisme ». Suivirent des « correspondances » sur le mouvement français, puis d’autres articles.

Mes articles au Révolté me mirent en relation avec Kropotkine. Ce fut vers 1880 ou 81 que je le vis pour la première fois. De passage à Paris, il me rendit visite, accompagné de Mme  Kropotkine.

De longs jours se sont passés depuis, hélas ! et j’ai oublié les détails de cette première entrevue. Ce qui survit en ma mémoire, c’est la grande simplicité de l’homme, la bonté qui s’en dégageait et son enthousiasme.

Kropotkine est resté jeune toutes ses longues années. Il a gardé l’ardeur d’un homme de vingt ans toute sa vie, en dépit des souffrances, des privations qu’il a dû traverser au cours de son existence agitée.

Je n’ai pas, ici, à raconter son histoire. Il l’a fait lui-même dans Autour d’une vie publié chez Stock[4].

Malgré l’étendue de ses connaissances, il portait attention aux raisons de ses interlocuteurs, et savait se rendre à un argument lorsqu’il lui paraissait logique. Combien même parmi les anarchistes, qui n’avaient pas ses connaissances, auraient gagné à s’inspirer de sa tolérance. Je ne l’ai jamais entendu parler de lui-même ou se vanter de sa naissance.

Il m’a été dit qu’il avait beaucoup plus de droit que les Romanof à occuper le trône de Russie, comme descendant direct de Rurik,

Transféré à Clairvaux après sa condamnation à Lyon, là, en plus de ses travaux littéraires et scientifiques, il trouva le moyen d’organiser différents cours en vue d’aider à l’éducation de ses codétenus. Dans sa correspondance il était particulièrement intéressé à savoir comment se portait l’ « enfant ». L’enfant c’était le Révolté.

C’est là qu’il trouva le temps de revoir ses articles du Révolté et d’en faire le volume édité sous le titre Paroles d’un Révolté dont Reclus trouva le titre — il avait cette spécialité. Ce fut lui qui baptisa La Conquête du Pain, Autour d’une Vie, et l’Entr’aide, ainsi que mon livre La Société Mourante et l’Anarchie.

Quand, onze ans plus tard, je fis moi-même une visite à Clairvaux, grâce à ce dernier ouvrage, j’y trouvai la mémoire de Kropotkine parmi les officiels de la maison, directeur, inspecteur et même simple gardien, aussi fraîche que s’il l’eût quittée la veille, tellement ils avaient été impressionnés par sa personnalité.

Mais nos relations furent plutôt épistolaires, nous voyant seulement lorsqu’il passait par Paris, ou lors de mes non moins rares visites en Angleterre. Combien de lettres intéressantes j’ai dû brûler, alors que nous étions toujours à la veille d’une perquisition ou arrestation ! Non pas qu’elles fussent compromettantes, mais le Parquet, si anodines fussent-elles, était toujours porté à s’en faire une arme.

Lors d’une perquisition, on en avait saisi chez moi une de lui, où il me parlait du Révolté, mais, surtout, des fautes de ponctuation qu’il trouvait dans ma copie. Cette lettre fut lue au procès de Lyon. Quel rapport cela avait-il avec l’Internationale, c’est ce que je suis encore à me demander.

Je me rappelle une visite que ma femme et moi lui fîmes à Bordighera où il passait les vacances avec sa femme. Il était passionné de musique, de la musique russe surtout. Ce jour-là il nous en joua divers morceaux, ainsi que le Drapeau Rouge et le Chant des Travailleurs.

Attirées par les sons du piano, deux bonnes du voisinage s’étaient approchées de la fenêtre du jardin pour mieux entendre. Les ayant aperçues, Kropotkine se leva, les fit entrer dans le salon. Et, après les avoir installées commodément, il joua, à leurs grands délices, divers morceaux de son répertoire. Cela, tout simplement, sans affectation, heureux, qu’il était, de faire plaisir à quelqu’un. C’est tout Kropotkine.

La révolution russe de 1917 lui ayant permis de retourner en Russie, après quarante ans d’exil, ce fut d’un cœur joyeux que Kropotkine se prépara au départ.

Assurément, ce n’était pas encore la réalisation de ses espoirs, mais c’était la fin du despotisme, de l’arbitraire, c’était la route ouverte à des réalisations possibles. C’était un premier pas vers la liberté, la création d’une atmosphère dans laquelle il serait possible de respirer librement, rêve que les bolcheviks ne devaient pas tarder à détruire.

Je me proposais d’aller lui dire adieu à Brighton, mais il m’écrivit de retarder mon voyage, qu’il serait impossible, au milieu de l’emballage de ses meubles et de sa bibliothèque, de parler sérieusement.

Dans sa lettre, il me disait qu’il serait urgent d’étudier ce qu’il serait possible de faire pour établir une entente entre quelques camarades sûrs afin d’être en mesure de résister aux tentatives de déviation qui, de temps à autres, se faisaient jour parmi nous. L’individualisme par exemple. Il me donnait rendez-vous à Londres.

Par infortune, le bateau qui devait l’emmener dut avancer son départ. Kropotkine n’eut que le temps de m’envoyer, par l’intermédiaire de Turner, le secrétaire du syndicat des employés, sa Lettre d’adieu aux travailleurs occidentaux, et 50 francs pour aider à la dépense de sa publication. Cela fit le sujet d’un des « Bulletins » de Guérin, à qui je l’envoyai ainsi que les 50 francs.

Pauvre Kropotkine ! Quelle vie dut être la sienne, là-bas, lorsque les bolcheviks se furent emparés du pouvoir ! Quelle cruelle désillusion il dut éprouver lorsqu’il vit dispersés aux quatre vents ses rêves de liberté et de bien-être pour tous : brutalement foulés aux pieds, au nom même des idées sociales qui avaient été le mobile de sa vie entière !

  1. Un volume chez Stock.
  2. Maison de vente à terme.
  3. Dont il sera question plus loin.
  4. Sous le titre : Pierre Kropotkine, le Révolté, le Penseur et l’Humanitaire, il a été publié en anglais un volume contenant les appréciations de quantités de gens qui l’ont connu. Le même éditeur, le camarade Ishill, en a publié un autre sur Reclus. Adresse : Berkeley-Height, New-Jersey, E. U.