Le Mouvement idéaliste en France

Le Mouvement idéaliste en France
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 276-304).
LE MOUVEMENT IDÉALISTE
EN FRANCE

Après avoir traversé une période où, selon le mot d’Auguste Comte, l’intelligence était en insurrection contre le cœur, nous entrons dans une autre où le cœur est en insurrection contre l’intelligence. Ce que nous aimons et voulons n’est pas ce que, sur l’autorité de la science, nous jugions être la réalité. Nous concevons mieux, nous désirons mieux, alors même que nous ne pourrions encore formuler avec précision l’objet de notre pensée et de notre désir. Le résultat apparent d’un tel état des esprits, c’est l’anarchie intellectuelle et morale. Pourtant, cette apparence n’est-elle point superficielle et trompeuse ? Si l’on regarde au fond des choses, ne découvre-t-on pas, comme résultante de tant de mouvemens en apparence désordonnés, une direction précise et, en somme, un progrès ? Quelle est cette direction ? Ne pré-pare-t-elle point une réconciliation de la science mieux interprétée avec la morale mieux comprise, et n’est-ce pas par l’intermédiaire de la philosophie que cette réconciliation doit se produire ? Notre intention est de montrer ici les origines du mouvement idéaliste, les résultats qui nous semblent désormais acquis, enfin l’orientation des esprits vers ces buts élevés qu’on ne fait encore qu’entrevoir, vers ces sommets lumineux qui semblent émerger d’une mer de nuages.


I

Rarement en France on assista à pareil labeur des philosophes. Les productions dans l’ordre de la psychologie, de la philosophie générale, de l’esthétique, de la sociologie, se succèdent sans interruption. Les thèses de philosophie sont plus nombreuses que jamais, et il en est peu qui ne soient des œuvres remarquables. Aux travaux historiques qui charmèrent une moitié du siècle, on préfère aujourd’hui les recherches théoriques : on sent qu’il faut tourner les yeux vers l’avenir plutôt que vers le passé. Jamais l’enseignement philosophique n’excita chez la jeunesse plus d’intérêt, et s’il a pu donner lieu à quelques protestations, c’est précisément parce que, conscient de sa vitalité et entraîné par un certain enthousiasme, il n’a pas toujours su se tenir au niveau moyen des esprits[1]. En outre, le besoin de croyances générales a produit une recrudescence, parfois exagérée, des spéculations métaphysiques. On est tombé dans le subtil et dans l’abscons ; comme la littérature, la philosophie a eu ses symbolistes et ses décadens : mais si, sous les exagérations et les déviations, on cherche à pénétrer le sens du mouvement actuel, on peut dire que, — dans le domaine de la philosophie comme dans tous les autres, — ce mouvement est idéaliste. Quelque chose s’en va, quelque chose vient ; et toute cette agitation, qui inquiète les esprits superficiels, n’aura point été vaine. Le scepticisme et le dilettantisme n’existent plus que chez quelques littérateurs ou critiques demeurés fidèles à certaines tendances de Renan. Pour ceux-là seuls, c’est « un abus vraiment inique de l’intelligence que de l’employer à rechercher la vérité », ou encore « à juger selon la justice les hommes et leurs œuvres. » L’intelligence, selon eux, s’emploie proprement « à ces jeux, plus compliqués que la marelle ou les échecs, qu’on appelle métaphysique, éthique, esthétique. » Où elle sert le mieux, c’est à « saisir ça et là quelque saillie ou clarté des choses et à en jouir[2]. » Cette attitude n’est pas celle de la majorité des esprits, qui comprennent de plus en plus le sérieux de la vie, de la science, de l’art même, et la réalité de l’idéal. Par idéalisme d’ailleurs, nous n’entendons pas la théorie qui veut tout réduire à des idées, tout au moins à de la pensée, telle que nous la trouvons en nous, ou à quelque pensée analogue. Nous ne désignons par ce mot ni la négation des objets extérieurs, ni la représentation purement intellectualiste du monde. Nous entendons la représentation de toutes choses sur le type psychique, sur le modèle des faits de conscience, conçus comme seule révélation directe de la réalité. Quant au spiritualisme proprement dit, ce mot, devenu ambigu, désigne plutôt aujourd’hui la doctrine qui attribue à l’esprit une existence plus ou moins séparée, plus ou moins substantielle, indépendante des relations du dehors, de l’espace et même, selon quelques-uns, du temps. Ainsi représenté, le spirituel ne semble plus aujourd’hui (comme le matériel) qu’un extrait du fait total, dont on a éliminé par abstraction les rapports mécaniques, pour en faire une sorte de « substance » ou d’ « acte pur » capable de subsister par soi, avec les caractères « d’unité, d’indivisibilité, de pérennité ». Une telle conception (vraie ou fausse) est une thèse métaphysique ; ce n’est pas le fait psychique de l’expérience, en sa réalité immédiate et concrète ; quelle que soit donc la valeur de cette conception, elle ne peut venir qu’ultérieurement ; le point de départ doit être le fait d’expérience interne. De là, chez les philosophes contemporains, cet « idéalisme » dont le vrai nom serait plutôt le « psychisme ».

En ce sens, le mouvement de la pensée idéaliste est visible pour tous ceux qui parcourent les revues spécialement consacrées aux questions philosophiques, morales et sociales. Fondée par M. Ribot et dirigée avec une haute impartialité, la Revue philosophique a publié, sur toutes les questions et dans tous les sens, une série de belles études qui ont maintenu et maintiennent encore très haut, à l’étranger, le renom de la philosophie française. Tout récemment une Revue de métaphysique et de morale fut fondée par des jeunes gens dont la plupart étaient élèves d’un de nos plus remarquables professeurs de Paris : M. Darlu. Incroyable est l’ardeur, incroyables aussi le talent, la science, la maturité d’esprit dont toute cette jeunesse fait preuve. Elle a l’ivresse sacrée de la métaphysique, — avec ses dangers et son vertige, — mais elle a aussi le vif sentiment des problèmes moraux et sociaux qui s’imposent de plus en plus à notre méditation. Une autre revue, moins proprement philosophique, mérite cependant d’être signalée, à cause de la transformation sociologique que subit de plus en plus la philosophie même, surtout la philosophie morale ; la Revue internationale de sociologie, fondée par M. Worms, n’a pas seulement publié des travaux spéciaux : on lui doit des vues d’ensemble d’un haut intérêt, par exemple celles de M. Tarde sur les Monades et la Science sociale. Cette revue contribuera sans doute à établir les fondemens scientifiques de la sociologie, dont le rapport avec la morale est si étroit qu’on est allé jusqu’à vouloir absorber l’une dans l’autre.

En dehors des philosophes de profession, littérateurs et critiques ont subi l’influence de l’idéalisme renouvelé, et ils ont, pour leur pari, donné au mouvement une impulsion plus vive. M. Paul Bourget (comme plus tard M. Rod) a introduit dans le roman les préoccupations morales et même religieuses. Les travaux de M. Brunetière et sa lutte héroïque contre le naturalisme n’ont pas besoin d’être ici rappelés. Tout récemment encore, dans une éloquente conférence, il montrait la « renaissance de l’idéalisme » au point de vue de la littérature et des arts. Non moins présens à la pensée de tous sont les efforts de M. de Vogué pour agrandir notre horizon moral et littéraire. Grâce à lui et à plusieurs autres, on a demandé des inspirations à Tolstoï, à Dostoïewsky, à Tennyson, à Browning, à Ibsen et à Bjornson, à Wagner même, à tous ceux qui eurent « la religion de la souffrance humaine. » Si M. Jules Lemaître a maintenu plus volontiers dans la critique la tradition française, il n’a pas cessé, sous les apparences d’une pensée fluide et légèrement ironique, de rester attaché aux plus hautes doctrines morales et sociales, que M. Faguet, de son côté, a fermement défendues. Quant à M. France, est-il aussi sceptique qu’il en fait montre ? Nous ne le croyons pas, et nous ne saurions oublier tant de belles pages où, lui aussi, il ramenait nos pensées vers l’idéal. Il y a quelques années, on a vu se fonder une « Union pour l’action morale » sous l’inspiration de M. Paul Desjardins, qui, sans être lui-même philosophe, avait emporté de l’Ecole normale le culte de la philosophie idéaliste. On ne saurait trop encourager les Unions de ce genre, qui, peu à peu, agissent sur l’opinion et la ramènent au souci des choses sérieuses. Morale et métaphysique ne doivent point se séparer. Quand nous parlons des questions suprêmes, notre langue est trop imparfaite ; certains Indiens, ne pouvant se comprendre sans les gestes, sont obligés la nuit d’allumer un feu pour converser et s’entendre ; la métaphysique se comprend mieux jointe à la morale, comme la parole aux actions. Toutefois, on ne saurait oublier que la théorie doit toujours dominer et régler la pratique. L’Union que préside M. Paul Desjardins ne rapproche ses membres que par sa communauté d’intention morale, non par une croyance déterminée. Elle ressemble à la Société éthique que M. Adler a fondée aux Etats-Unis, mais elle se montre moins active et moins pratique : privée d’une foi précise, elle n’aboutit pas à des œuvres assez précises, elle semble ainsi arrêtée à moitié chemin, dans le domaine un peu trop neutre des bonnes intentions. Or, ce dont nous avons surtout besoin, — surtout en France, où les idées ont plus d’ascendant que partout ailleurs, — c’est précisément d’idées nettes sur lesquelles l’entente ait lieu. Une union morale fondée sur la simple harmonie des bonnes volontés est sans doute précieuse, surtout dans l’ordre social, où on peut s’accorder à poursuivre telles et telles améliorations ; mais l’union fondée sur une unité de doctrines serait autrement efficace. C’est par la théorie qu’il faut agir sur la pratique ; c’est d’une conviction morale que nous avons besoin, et par cela même d’une doctrine du monde et de l’homme.

Cette doctrine s’élabore progressivement. On a beau représenter la philosophie comme vouée aux dissensions perpétuelles, les systèmes, à mesure qu’ils sont poussés plus loin, se rapprochent et convergent. Quoi de plus éloigné, au premier abord, que le positivisme, issu de la métaphysique matérialiste, et l’idéalisme, issu de la métaphysique spiritualiste ? Cependant, si nous regardons plus loin que les apparences, nous voyons, de nos jours, le mouvement positiviste et le mouvement idéaliste tendre vers un même but, aspirer, pour ainsi dire, aux mêmes conclusions. La « synthèse objective » du savoir, que poursuit le positivisme, et la « synthèse subjective », que poursuit l’idéalisme, doivent elles-mêmes s’unir en une synthèse universelle. Il ne saurait y avoir, quoi qu’on en dise, de véritable divorce entre les résultats de la science positive et ceux de la philosophie.


II

Si nous remontons aux origines du mouvement actuel, nous constatons que le phénomène le plus marquant, dans la première moitié de notre siècle, avait été l’essor de la philosophie positiviste et humanitaire, provoqué lui-même par l’essor scientifique et social du siècle précédent. La marche rapide de la science, qui venait d’entrer en possession de ses véritables méthodes, le discrédit. parallèle de la théologie et de l’ontologie abstraite, semblaient ouvrir à l’humanité une ère où la science aurait l’hégémonie, où se poursuivrait sans limites le progrès des connaissances et de l’industrie humaines. D’autre part, la Révolution avait été une mise en pratique plus ou moins heureuse des conceptions nouvelles, l’idée de la « société » avait grandi en même temps que celle de la « science » ; il était donc naturel de concevoir dans l’avenir une application de la science même à la réorganisation de la société. Ainsi devaient se produire, puis se fondre en une seule les deux conceptions maîtresses du positivisme. Descartes, lui, avait déjà étendu le domaine de la science à la nature entière, mais non à la société humaine : il avait provisoirement mis de côté, avec la théologie, les sciences morales et politiques. L’extension de la science à tout ce qu’on avait exclu de son domaine fait la caractéristique du mouvement positiviste. A côté, la théologie et l’ontologie subsistent dans la première moitié du siècle, mais sans avoir devant elles le même avenir. La théologie lutte encore avec les Chateaubriand, les de Maistre, les Bonald, les Lamennais ; mais son influence va diminuant. L’action de la métaphysique individualiste, — représentée surtout par les éclectiques, — est peu profonde. Vigny compare le froid rationalisme d’alors à la lumière de la lune qui éclaire sans échauffer : « on peut distinguer les objets à sa clarté, mais toute sa force ne produirait pas la plus légère étincelle. » La philosophie qui, peu à peu, tendait à devenir dominante, c’était un positivisme surmonté d’agnosticisme. Réduction du transcendant à l’inconnaissable, de l’immanent à l’objet unique de la connaissance, telle fut l’œuvre de la première moitié du siècle. On finit par s’en tenir aux faits donnés et à leurs lois spéciales ; tout ce qui semblait « irréductible », du point de vue « statique » où les sciences d’alors étaient presque exclusivement placées, on le renvoyait à la sphère de l’inconnaissable : X.

Dans la seconde moitié du siècle, on cherche à réduire « l’irréductible » en passant du point de vue statique au point de vue « dynamique », en intercalant des moyens termes, des degrés, des phases insensibles entre les termes extrêmes qui semblaient à jamais séparés. C’est surtout la genèse des choses et leur développement qui attirent l’attention ; la plupart des progrès ont lieu dans ce sens, qu’il s’agisse des recherches concrètes ou des théories abstraites. La conception de Laplace se développe ; les nébuleuses irrésolubles apparaissent comme des mondes en formation ; le prétendu « firmament » devient une histoire visible et sa solidité se fond en fluidité. Les astres ont des âges divers ; étoiles et planètes représentent les stades successifs des formations cosmiques. Lyell explique l’histoire de la terre par l’action des mêmes causes que nous voyons aujourd’hui à l’œuvre. Enfin, dans le domaine de la vie, Darwin fait procéder les espèces les unes des autres. Dans la philosophie comme dans la science ne pouvait manquer d’apparaître l’idée nouvelle : celle de l’évolution. De là ce qu’on pourrait appeler un positivisme dynamique, où les discontinuités qu’Auguste Comte croyait définitives tendent à se changer en une continuité de développement. La seconde moitié de notre siècle est évolutionniste.

Auguste Comte voulait bannir toute hypothèse sur les origines des choses, sur leur essence, sur les causes premières et les causes finales, sur la réductibilité indéfinie des phénomènes, sur la transformation des forces, sur la transmutation des espèces ; il n’admettait que la recherche du comment, non celle du pourquoi ; il déclarait que la synthèse philosophique n’embrasse pas l’unité de la nature en elle-même, mais qu’elle est seulement une classification des propriétés irréductibles des êtres, dans leur manifestation subjective et humaine. L’évolutionnisme, au contraire, admet la possibilité de résoudre, du moins dans l’ordre phénoménal, les questions d’origine et même d’essence, de réduire les phénomènes, les forces, les espèces, d’en expliquer les dérivations naturelles en s’élevant des phénomènes plus simples et plus homogènes aux plus complexes et hétérogènes.

Un fait caractéristique, dans cette période, c’est la réduction à zéro, ou presque ; du mouvement théologique qui avait encore été si notable pendant la première moitié du siècle. A la théologie succède l’ « agnosticisme », qui, jusqu’à nouvel ordre, semble le vrai triomphateur. Le Lamennais de la seconde moitié du siècle est Renan, qui se borne à combiner les souvenirs poétiques de sa religieuse enfance avec un hégélianisme inconséquent, et qui finit par réduire Dieu à la catégorie de l’idéal. Le catholicisme n’a plus rien inspiré de comparable à ce qu’il avait produit au commencement du siècle. Il ne reste guère, chez la plupart des esprits, que la « religion amorphe » de l’Inconnaissable, dont le grand piètre est Spencer. L’ « état théologique » est en décroissance manifeste. Il n’en est pas de même de la métaphysique, qui semble avoir hérité de tout ce qu’a perdu la théologie. On assiste alors à la lutte du naturalisme et de l’idéalisme. Et comme le mouvement des idées s’accélère, la seconde moitié du XIXe siècle nous offre elle-même deux périodes distinctes, l’une où le naturalisme prédomine et, vers 1855, envahit la littérature même, l’autre où l’idéalisme finit par prendre le dessus.

L’année 1851, qui fut en France l’année critique du siècle, avait vu s’effondrer tous les rêves de réorganisation sociale et religieuse, de liberté et de fraternité universelle. La force triomphait ; on revenait en arrière, le fait donnait un démenti à l’idée. Témoin du triomphe des sciences positives et des sciences historiques, qui s’appuyaient sur l’idée d’évolution, Renan s’imagina que la philosophie se résolvait elle-même en histoire, que dis-je ? en philologie, en « érudition » ! C’était du comtisme rétréci, en même temps que de l’hégélianisme décapité ! Taine, lui, voulait « souder » les sciences morales aux sciences naturelles ; souder, rien de plus juste, mais identifier et confondre, tel était le danger. Taine, pour son compte, n’y échappa pas toujours. Il ne vit dans l’homme qu’un animal incomplètement apprivoisé, toujours prêt à redevenir féroce. Si encore c’était un animal sain ! Mais non, il est malade et fou « par nature » ; sagesse et santé ne sont que d’heureux hasards sur lesquels il est absurde de compter. De là un retour à la politique de Hobbes. Taine, cependant, devait être de ceux qui favorisèrent le mouvement idéaliste, parce qu’il avait lui-même préparé la voie dans son beau livre de l’Intelligence. Il y a sans doute quelque vague en sa conception du « double aspect ». Est-ce le mouvement qui fait le fond du sentiment, ou est-ce le sentiment qui fait le fond du mouvement ? Taine flotte entre les deux doctrines, mais c’est en définitive à la seconde qu’il semble s’arrêter. Dans sa philosophie générale, il combine le positivisme avec une sorte de rationalisme logique et géométrique : le monde est le développement d’un axiome éternel, s’énonçant lui-même dans l’immensité, sorte de fiat sans bouche pour le prononcer ni oreilles pour l’entendre, verbe abstrait et cependant fécond. Quant à Ernest Renan, le vice intellectuel, — on dirait presque moral, — de ce haut esprit fut l’affectation d’un dilettantisme ironique qui était plutôt dans la forme que dans le fond de ses idées. Aimant plutôt à se dérober, il préférait à la pleine lumière l’indécision des nuances, tandis que Taine, avec son naturalisme doctrinaire, se plaisait à faire saillir des contours nets et des couleurs tranchées. L’un était plus dogmatique qu’il ne le paraissait, l’autre l’était moins. On a dit avec raison que l’un avait trop d’esprit de finesse, l’autre trop d’esprit de géométrie ; ni l’un ni l’autre ne donnaient pleine satisfaction aux tendances les plus élevées du génie national, qui ne s’accommode ni d’un idéalisme indéfini ni de réalités brutalement définies.

Par son livre hardi sur la Métaphysique et la Science, M. Vacherot avait appelé l’attention sur les grands problèmes. Cet ouvrage, dont la première édition parut en 1858, la seconde en 1863, résumait fidèlement l’esprit de l’époque : Dieu réduit à une sorte d’idéal incompatible avec l’existence, la réalité conçue comme une sorte de dieu immanent. C’était le panthéisme hégélien, sans la croyance qu’avait Hegel en la réalité suprême de l’esprit. La réalité et l’abstraction échangeaient leurs pôles : pour Hegel, la réalité était au sommet de la dialectique, dans l’esprit, et, l’abstraction était dans l’être pur du début ; pour M. Vacherot, c’est la perfection spirituelle qui est abstraite et c’est l’être imparfait qui est réel.

Au-dessous de Renan, de Taine, de M. Vacherot, — dont le naturalisme large renfermait tant de germes d’idéalisme, — Littré continuait de professer un positivisme rétréci, émacié, piteusement réduit à une moitié de lui-même, à la synthèse purement « objective ». Comment, dès lors, distinguer un tel système du matérialisme ? Littré avait beau invoquer l’inconnaissable ; il avait beau, aux matérialistes comme aux spiritualistes, montrer du doigt « l’océan pour lequel nous n’avons ni barque ni voile » ; toute la partie de ses doctrines qui n’était pas purement négative avait les apparences du « sec athéisme » reproché par Saint-Simon à Auguste Comte. L’essai de Littré pour fonder la justice et la moralité sur la considération purement logique de l’identité, qui fait que A = A et qu’un homme = un homme, ne pouvait, en quelque sorte, justifier la justice même.

Les esprits demeuraient donc, pour la plupart, abandonnés entre un idéalisme sans corps, sans vie, sans action, et un positivisme à forme matérialiste, à conséquences brutales[3]. Joignez-y l’action démoralisante des théories de Darwin, qui, mal interprétées, étendues au-delà de leurs limites légitimes, semblaient l’apologie de la force contre le droit ; enfin les théories pessimistes de Schopenhauer et de Hartmann, qui ne firent qu’augmenter encore le découragement universel. La guerre de 1870 semblait avoir définitivement consacré le triomphe de la force sur le droit, du fait sur l’idée. Dans la littérature, le réalisme positiviste triomphait avec les Zola et les Goncourt ; la peinture même se faisait réaliste avec Courbet et Manet. L’histoire abandonnait les vastes synthèses pour se perdre, comme les romanciers, dans le « document ». Enfin à la politique des idées avait succédé la politique positiviste des faits, ou mieux « des affaires ».

Cependant, les libres continuateurs de Victor Cousin et de Jouffroy, — non seulement M. Vacherot, mais aussi MM. Paul Janet, Jules Simon, Franck, Barthélémy Saint-Hilaire, de Rémusat, L’évêque, Bouillier, Caro, Nourrisson, Beaussire, — n’avaient cessé de lutter en faveur de l’idéalisme et du spiritualisme. Dans ses beaux livres sur la Crise philosophique et sur le Matérialisme contemporain, — que devaient suivre plus tard deux œuvres très importantes sur la Morale et sur les Causes finales, — M. Janet avait hardiment, dès l’année 1863, dirigé les efforts de sa dialectique contre le positivisme et le matérialisme alors en pleine faveur ; il avait montré tout ce que, subrepticement, on introduisait d’élémens « spirituels », sous les noms de « forces » et de « qualités », dans l’incompréhensible idée par laquelle on se flattait de tout comprendre : celle même de matière. M. Cournot avait publié des ouvrages originaux, semi-positivistes et semi-kantiens, sur les fondemens de nos connaissances. MM. Renouvier et Ravaisson étaient parvenus à remettre en honneur, soit la philosophie de Kant, soit celle d’Aristote et de Leibniz. Dans le dernier quart du siècle on vit enfin se produire une réaction métaphysique et morale contre les abus d’un naturalisme que tempérait mal un idéalisme nuageux. Par ses Essais, dont le premier parut en 1854, les autres de 1859 à 1864, et surtout, plus tard, par la fondation de la Critique philosophique, où se trouvait soutenu un néo-kantisme intransigeant, mais de haute inspiration morale et sociale, M. Renouvier, penseur subtil et profond, avait fini par exercer sur les esprits une action de plus en plus étendue. Obstiné en ses idées propres, peu accessible à celles d’autrui, mesurant tout à son système, critiquant sans merci tout ce qui lui semblait suspect de positivisme, d’évolutionnisme, de déterminisme, de substantialisme, de panthéisme, ce lutteur irréconciliable finit, à force de répéter les mêmes choses toutes les semaines sous toutes les formes et à propos de tout, par faire entrer dans beaucoup de têtes ses doctrines tranchées et tranchantes : « phénoménisme indéterministe », combiné avec l’ « apriorisme » et avec la morale de l’« impératif catégorique ». Comte, Littré, Cousin, Taine, Renan et Spencer n’eurent pas d’adversaire plus infatigable. Il aborda toutes les questions avec une compétence universelle et montra partout la vigueur de sa pensée, l’inflexibilité de ses principes, la rigidité de sa méthode rectiligne et trop souvent unilatérale. Son action finit par se faire sentir dans l’Université même, à laquelle il était étranger, qu’il n’aimait guère alors, et où s’étaient produites parallèlement d’autres influences non moins importantes.

Le rapport de M. Félix Ravaisson sur la Philosophie en France au XIXe siècle, publié à l’occasion de l’Exposition de 1867, œuvre magistrale qui fit époque, avait donné l’impulsion aux plus hautes spéculations de la métaphysique. Ouvrant dans tous les sens de larges perspectives, M. Ravaisson prenait pour centre le « spiritualisme absolu », d’où a disparu l’idée de substance, ce vain reste de matière ; comme Aristote, il suspendait le monde entier par l’amour à l’acte pur de la pensée. De la critique kantienne, M. Ravaisson tenait peu compte : la métaphysique lui paraissait, comme aux prédécesseurs et aux successeurs de Kant, la « science » par excellence. Sa philosophie, trop comme pour avoir besoin d’être résumée ici, n’était pas sans analogie avec la dernière philosophie de Schelling[4]. M. Jules Lachelier, par sa profonde thèse sur l’Induction, où l’inspiration kantienne était dominante, et surtout par son long enseignement à l’Ecole normale, qui avait commencé vers 1864, exerça un ascendant extraordinaire sur les jeunes maîtres de l’Université. Sa philosophie offre, comme on sait, trois parties superposées, ou plutôt trois « ordres » analogues à ceux de Pascal : mécanisme universel, finalité universelle, enfin règne de la liberté et de la grâce. Selon lui, l’être nous est donné d’abord sous la forme d’une diversité liée dans le temps et dans l’espace, et c’est sous cette forme qu’il est objet de connaissance ou d’intellection proprement dite : là le mécanisme règne en maître absolu. En second lieu, ou plutôt en même temps, l’être nous est donné sous la forme d’une harmonie, dont l’organisation nous offre le type le plus parfait, et, à ce titre, il est pour nous un objet de sentiment, c’est-à-dire tout à la fois de plaisir et de désir : là règne la finalité. Enfin nous saisissons, quoique bien imparfaitement en cette vie, et seulement dans les êtres semblables à nous, une unité absolue qui n’est plus celle de l’individu physique, mais celle de la personne morale, et qui est de notre part l’objet du seul acte véritablement libre : c’est-à-dire d’un acte de charité. Et ces trois choses ne sont pas trois espèces d’être, mais trois faces inséparables, au moins dans notre condition présente, du même être : chacun de nous est indivisiblement, et sans la moindre contradiction, matière brute, âme vivante, et personne morale ; nécessité, finalité et liberté. De plus, par un parallélisme, ou plutôt par une identité absolue entre l’ordre de la pensée et celui de l’existence, tout acte intellectuel enveloppe la connaissance plus ou moins complète d’un mécanisme matériel, le sentiment d’une unité harmonique ou organique, enfin la libre affirmation de la liberté (ne fût-ce qu’en nous-mêmes) comme le dernier fondement et l’essence même de toute réalité. Cette grande doctrine, comme celle de M. Ravaisson, se rattachait à Leibniz, à Descartes, à Pascal ; mais, tandis que M. Ravaisson admettait, avec Platon, Aristote et Schelling, une sorte d’intuition intellectuelle où l’esprit saisit le divin, M. Lachelier avait été amené, tout à la fois par son éducation chrétienne et par l’étude de Kant, à croire que le principe des choses se cache dans une nuit impénétrable à nos regards, et que nous ne pouvons l’atteindre que par des croyances fondées sur des devoirs. La critique la plus hardie et la plus indépendante aboutissait ainsi, chez M. Lachelier, à l’acte de foi moral et religieux ; par-là il représentait un état d’esprit très répandu de notre temps : il donnait satisfaction au double besoin de douter et de croire.

Tous les autres maîtres qui ont enseigné la philosophie à l’École normale peuvent revendiquer l’honneur d’avoir à leur tour, quoique d’autres manières et par d’autres doctrines, contribué au mouvement idéaliste. L’un d’eux, — pour suivre l’ordre historique, — ramenant les Idées de Platon du ciel sur la terre, espérait, à tort ou à raison, concilier l’idéalisme et le naturalisme : il entreprenait de montrer en chaque idée une force qui se réalise dans la mesure où elle conçoit et désire sa propre réalisation ; de restaurer dans le déterminisme l’idée et le désir de la liberté ; de réintégrer dans l’évolution de la nature les facteurs psychiques et les états de conscience ; de rétablir dans l’évolution de la société non seulement les droits, mais l’action efficace de l’idéal ; et enfin de représenter la sociologie comme capable de nous faire entrevoir les lois les plus radicales de la cosmologie. Un autre, peu après, profondément versé dans la philosophie allemande et au courant de tout le progrès des sciences, s’efforçait de briser les mailles de la nécessité mécanique, pour faire place à une spontanéité qui assurât la « contingence des lois de la nature[5] ». D’autres montraient la part de la volonté, soit dans la « certitude morale », soit dans l’ « erreur » ; ou préparaient des livres de psychologie destinés à devenir bientôt classiques ; ou mettaient en lumière l’influence de l’idéalisme français sur l’idéalisme anglais au XVIIe siècle[6].

En dehors de toute école, un esprit hardi et indépendant, trop tôt enlevé à la philosophie et à la littérature, avait grandement influé, pour sa part, sur l’orientation morale de la jeunesse. On l’a répété bien des fois non seulement en France, mais en Angleterre et en Allemagne, nul philosophe, nul moraliste peut-être n’a traduit avec plus de sincérité et d’émotion que Guyau les aspirations les plus diverses de notre temps. Son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction pouvait, à première vue, paraître ébranler les fondemens de la morale ; en réalité, elle conviait les esprits à une idée plus haute de la moralité même : « la vie intensive et expansive aboutissant à l’universelle solidarité. » Pareillement, l’Irréligion de l’avenir semblait d’abord une œuvre destructive ; en réalité, elle se terminait par un des plus beaux essais de synthèse philosophique et religieuse qu’on ait vus à notre époque. La destinée des mondes et de l’homme, telle que peut se la figurer, d’après les conclusions mêmes de la science, une philosophie « entreprenante et hardie », ne fut jamais mieux mise en lumière : c’était, au fond, une religion de l’avenir, toute philosophique d’ailleurs, purement morale et sociale, dont le jeune philosophe se faisait le prophète. Ses ouvrages annonçaient déjà une direction qui, de nos jours, est de plus en plus visible : je veux dire la direction sociologique, qui, — selon une pensée profonde d’Auguste Comte que lui-même n’a pas su réaliser,. — cherche dans la plus complexe des sciences, celle des sociétés, la révélation la plus fidèle des lois de l’univers et du vrai rapport des individus au tout. Faut-il rappeler la dernière partie de l’Irréligion de l’avenir et cette noble conception « d’une sorte de ligue sacrée, en vue du bien, de tous les êtres supérieurs de la terre et même du monde ? »

En ces dernières années, un courant nouveau s’est accentué dans la philosophie, qui remonte jusqu’à Lotze par l’intermédiaire de M. Renouvier et de M. Boutroux. Ce dernier, dans sa belle thèse sur la Contingence des lois de la nature à laquelle tout à l’heure nous faisions allusion, puis dans ses savantes leçons à l’Ecole normale et à la Sorbonne, a contesté le principe du déterminisme universel et essayé de montrer que les sciences positives laissaient subsister un fond d’indétermination radicale échappant à la connaissance. Une inspiration analogue s’est retrouvée dans le très remarquable travail de M. Bergson sur les Données immédiates de la conscience, où le domaine intérieur de la « pure durée » est mis en contraste avec le domaine extérieur de l’étendue. Ainsi a reparu, sur un terrain nouveau, la lutte du déterminisme et de l’indéterminisme. Un évolutionnisme étroit avait prétendu ramener le déterminisme à l’une de ses formes particulières, la forme mathématique et mécanique, c’est-à-dire, en somme, la forme matérialiste. Par là, le mental étant réduit au rôle de simple reflet, il semblait que toute explication radicale fût de nature matérielle. Contre cette usurpation du mécanisme, il était juste de réagir. Mais nous croyons, pour notre part, que jamais la philosophie ne pourra s’en tenir à l’idée vide de contingence, que la seule méthode légitime est d’opposer aux déterminations inférieures, non pas l’ « indétermination », mais des déterminations supérieures, enveloppant toutes les autres et de plus en plus voisines du domaine moral et social.

Pour ne parler que de la période contemporaine et des travaux à tendance plus ou moins idéaliste, nous devons, outre les œuvres déjà mentionnées, rappeler encore ici les importantes contributions de M. Pillon à la Critique philosophique et à l’Année philosophique, les études de M. H. Marion sur la solidarité morale et sur l’éducation, celles de M. Liard sur la science positive et la métaphysique, de M. Gabriel Séailles sur le génie dans l’art, sur la philosophie de Vinci et sur Renan. Il est bien d’autres travaux encore d’inspiration idéaliste que nous oublions et qui tous témoignent d’une vitalité et d’une force incontestables dans la philosophie actuelle de notre pays.

En même temps que l’idéalisme, la philosophie positive n’a cessé d’y faire des progrès. Au reste, les deux principales directions de l’intelligence ont toujours été représentées chez nous : la tradition spéculative et idéaliste avec Descartes, Malebranche, Bossuet, Fénelon, Maine de Biran, Lamennais, Victor Cousin, Renan ; le courant empirique et plus ou moins positiviste, avec Gassendi, Condillac, l’Encyclopédie, Cabanis, Broussais, Comte, Littré, Cournot, Claude Bernard, Taine, et beaucoup de philosophes contemporains. Nous assistons de nos jours à la constitution scientifique de la psychologie et de la sociologie. L’application de la méthode positive et l’élimination des controverses métaphysiques a produit dans la psychologie, comme dans les autres sciences, un progrès rapide. Cabanis et Broussais avaient déjà fait appel aux données physiologiques ; Comte et Littré ne voulaient admettre que ces dernières ; Stuart Mill, Bain, Lewes et Taine leur assignèrent leur place légitime. Bientôt on vit croître la psychologie physiologique, avec Millier, Weber, Fechner, Donders, Helmholtz et Wundt. En 1860 paraissent les Elémente der Psychophysik de Fechner, en 1874 la Psychologie de Wundt. En 1876, M. Ribot fonde cette Revue philosophique où les travaux de psychologie expérimentale ont eu une si place si importante. La même année, on voit paraître en Angleterre le Mind, en Allemagne le Vierteljahrschrift fur wissenchaftliche Philosophie, dirigé par Avenarius et ayant Wundt parmi ses collaborateurs. Bientôt on publie le Brain. En 1878, Wundt crée à Leipzig le premier laboratoire de psychologie physiologique. Plus tard un laboratoire est créé à Paris[7]. M. Ribot ne s’est pas contenté d’imprimer une heureuse impulsion aux recherches philosophiques de toutes sortes par la fondation de sa revue si libéralement ouverte à toutes les doctrines ; est-il besoin de rappeler ces œuvres originales et durables sur l’hérédité psychologique, sur les maladies de la mémoire, de la personnalité, de l’attention, dont le savant professeur a lui-même enrichi la psychologie contemporaine ? Les études de Charcot, de MM. Richet, Binet, Beaunis, Pierre Janet, comme celles de l’école de Nancy, sur les phénomènes hypnotiques, ont répandu une lumière nouvelle sur l’inconscient et le subconscient. La thèse si neuve et si intéressante de M. Pierre Janet sur l’Automatisme psychologique aboutit à une conception d’ensemble où la conscience joue un grand rôle, et les conclusions de l’ouvrage nous semblent avoir une portée qui dépasse la psychologie pure. La science de notre époque est d’ailleurs de plus en plus curieuse de faits mystérieux, magnétisme, hypnotisme, télépathie, spiritisme ou même occultisme ; mais c’est pour en dissiper le mystère, tandis que les vrais mystiques et occultistes, eux, ne cherchent qu’à l’épaissir. Ce qui semblait surnaturel et miraculeux, le psychologue et le physiologiste le ramènent aux lois de la nature. Il se peut qu’il y ait des lois que nous ne connaissons pas, c’est même chose certaine ; mais ce sont toujours des lois. Ce qui nous paraissait naguère impossible peut être démontré possible, mais ce sera par des causes naturelles, comme les rayons X. On peut encore rattacher au mouvement de la philosophie positive, mais très librement et très largement entendue, les importans travaux de M. F. Paulhan sur la loi de systématisation et de finalité dans l’ordre intellectuel, moral, social, ainsi que ses ouvrages sur les caractères, sur les phénomènes affectifs, sur la philosophie de Joseph de Maistre, sur le nouveau mysticisme.

En même temps nous assistons à un fait d’importance majeure : l’avènement de la sociologie, qui est le commencement d’une ère nouvelle pour la philosophie théorique comme pour la morale et les sciences politiques. Tout le mouvement sociologique dont nous sommes témoins, et qui finira par ramener les questions sociales à des questions scientifiques, procède d’Auguste Comte. La réputation acquise par Stuart Mill et surtout par Spencer ne doit pas nous faire oublier que toutes les idées importantes qui ont fait l’honneur de ces philosophes se trouvent déjà, sous une forme souvent plus exacte, chez le fondateur du positivisme[8]. C’est ce dernier qui a établi des rapports scientifiques entre l’organisme collectif et l’organisme individuel, mais en maintenant, avec une sagesse que Spencer n’a pas eue, la radicale distinction de la biologie et de la sociologie. C’est encore Auguste Comte qui a posé le principe et les lois de révolution. C’est lui qui a établi la féconde distinction de la statique et de la dynamique sociales. Quand on relit ses œuvres, on est étonné de la quantité d’idées, aujourd’hui courantes, faussement attribuées à l’influence anglaise ou allemande et qui se trouvent exprimées, avec une justesse supérieure, par le philosophe français.

Après être restée trop longtemps presque stationnaire dans le pays où elle avait pris naissance, la sociologie y a fait, dans ces derniers temps, des progrès notables. M. Espinas a appliqué, avec beaucoup de largeur et d’indépendance, les doctrines du positivisme, de l’évolutionnisme et du darwinisme à la solution des plus importans problèmes de la biologie et de la sociologie comparée. M. Perrier a étudié la nature des colonies animales. M. Tarde a publié une série de beaux travaux, éminemment « suggestifs », où les idées abondent et où les rapports de la sociologie avec la philosophie générale sont mis en relief. Nous avons déjà parlé de la direction sociologique donnée par Guyau à ses études sur la religion, l’art, l’éducation. On pourrait aussi rattacher à la sociologie la thèse de M. Marion sur la solidarité morale, dont nous avons déjà parlé, ainsi que les travaux de M. Gide sur la solidarité sociale. Enfin M. Durckheim a publié des livres de très haute valeur sur la division du travail social et sur la méthode même de la sociologie.

Ainsi, après avoir été longtemps l’apanage presque exclusif des économistes et des publicistes, les questions de l’ordre social, scientifiquement considérées, commencent à passer aux mains des philosophes.


III

La philosophie générale, en dépit de ceux qui la représentent comme toujours à recommencer, a une partie acquise et stable, une partie mobile et progressive. Nous ne parlons pas seulement ici des sciences philosophiques particulières, — comme la psychologie, la logique, l’esthétique, la morale, — où les résultats se sont accumulés, comme dans les autres sciences, et forment aujourd’hui un fonds de plus en plus riche. Nous parlons même de la philosophie générale. Il s’est fait dans ce domaine des travaux d’analyse et de critique dont les résultats sont désormais incontestables. S’imagine-t-on que rien ne demeure des analyses de Descartes, de Leibniz, de Hume, de Kant ? Croit-on que les notions de phénomène, par exemple, de substance, de causalité, soient aujourd’hui au même point que du temps de Platon ? que les limites et l’étendue de la connaissance possible ne soient pas mieux déterminées, que l’ancienne mythologie pourrait renaître, que les idées de « l’âme », de « Dieu », de la « matière », n’aient subi aucune élaboration et se présentent toujours sous le même aspect ? La partie même qui est la plus difficile et, de sa nature, toujours plus ou moins provisoire, je veux dire la synthèse des connaissances en une vue de l’univers, a fait elle-même, sous nos yeux, des progrès qu’on ne peut nier.

On a dit, non sans vérité, que l’orgueilleux édifice des sciences positives, lui aussi, a été élevé avec les colonnes brisées des anciennes expériences et des anciennes théories : l’édifice n’en est pas moins solide et monte toujours plus haut dans les airs. Il en est de même pour la philosophie ; elle a profité du progrès même des sciences et, avec elles, a vu s’agrandir ses ouvertures sur le monde en même temps que sur l’homme. Philosophie et science positive sont deux espèces de savoir également légitimes et nécessaires, mais irréductibles l’une à l’autre. La science est la connaissance certaine ou probable d’une partie de l’univers, abstraite du reste, d’un groupe d’objets enfermés dans des limites naturelles ou conventionnelles. La philosophie est la connaissance, certaine sur quelques points, incertaine ou probable sur d’autres, de l’univers lui-même en son ensemble et du sujet qui le conçoit. Elle n’est donc pas seulement, comme l’a cru Comte, la systématisation des sciences ; elle est aussi, comme l’a vu Kant, leur critique et leur délimitation ; elle est surtout, comme Hegel l’a particulièrement compris, le complément des sciences au moyen d’idées qui elles-mêmes forment un système plus vaste et par lesquelles on s’efforce de se représenter l’unité réelle du tout. Faites abstraction d’un facteur toujours présent dans toute connaissance : à savoir le sujet sentant et pensant ; ne considérez que les rapports des objets entre eux indépendamment de leur rapport au sujet : par là, vous vous tiendrez à un point de vue strictement objectif, c’est celui des sciences proprement dites, des sciences de la nature. Réunissez les résultats les plus généraux de ces sciences, de manière à exprimer le mieux possible les grandes lois du monde, vous aurez la « synthèse objective » que poursuit le positivisme, à laquelle il veut s’en tenir, et qui n’est cependant que la première partie de la philosophie générale. Auguste Comte, il est vrai, déclare qu’il faut ajouter une « synthèse subjective », mais il n’entend pas par-là le rétablissement du rapport universel des objets au sujet sentant et pensant, ce qui entraînerait du même coup le rétablissement du psychique comme facteur essentiel de toute science et, par extension, de toute existence. Non. Auguste Comte a banni la psychologie et le point de vue psychologique, pour ne laisser subsister que la biologie, science objective, et la sociologie, science encore objective à ses yeux. Qu’est-ce donc alors que sa fameuse synthèse subjective ? Une simple réorganisation des sciences par rapport à l’utilité humaine et sociale, une orientation utilitaire des connaissances en vue du bien collectif. En réalité, la conscience n’a pas de place dans ce système : tous les rapports des objets entre eux y sont plus ou moins fidèlement représentés, mais il y manque le rapport sans lequel tous les autres ne seraient pas conçus, ou même n’existeraient pas sous la forme de rapports, je veux dire la relation au sujet pensant. Or, au point de vue de la connaissance, tout objet ne suppose-t-il pas un sujet qui le pense selon sa propre nature ? « Point d’objet sans sujet », aimait à répéter Schopenhauer. Au point de vue de l’existence, n’est-ce pas le sujet seul qui saisit en lui-même l’existence réelle et concrète, sous forme de sensation, de pensée, de vouloir ? et n’est-ce pas là le seul type d’après lequel il peut se représenter toute autre existence ? Or, ces deux points de vue, le connaître et l’être, ne sont plus celui de la science positive, qui roule sur de simples rapports entre des objets, tels qu’ils apparaissent. Comment les choses peuvent-elles être connues ? comment existent-elles ? voilà les deux grands problèmes philosophiques. La science, en d’autres termes, poursuit la détermination des objets les uns par les autres, sans considération du sujet ; la philosophie poursuit la détermination des objets par le sujet sentant, pensant et voulant, qui les conditionne au point de vue de la connaissance et de l’existence.

Dans la philosophie générale, le signe de la vérité n’est plus simplement, comme dans les sciences, la relation logique et mécanique d’une partie à une partie, mais l’unité organique du tout. C’est la synthèse complète, idéal qu’on ne pourra jamais atteindre, mais dont on pourra toujours reconnaître qu’on approche de plus près. On le reconnaîtra à ce que l’unité sera de plus en plus parfaite, la diversité de plus en plus riche. L’unité la plus grande dans la plus grande variété, c’est-à-dire la conciliation, voilà le critérium. De toutes les philosophies, laquelle reste ? Aucune, répondait Schiller, mais la philosophie elle-même restera toujours. Elle aussi doit mourir pour revivre. Il n’y aura pas plus, a-t-on dit encore, de dernière philosophie que de dernier poète. Mais il n’en résulte pas que philosophie soit poésie. On a voulu parfois identifier la philosophie avec l’art, parce que son histoire, comme celle des arts, nous montre des apparitions abruptes d’œuvres géniales dont aucune n’est définitive. On ne peut, a-t-on dit, donner la généalogie des poètes ; on ne peut discerner la loi de succession de Chaucer à Spencer, à Shakspeare, à Milton, ni d’Aristote à Descartes et à Kant. Un poème commencé par l’un ne peut recevoir sa perfection de la main d’un autre ; il y a des fragmens laissés par les poètes qui demeureront fragmens jusqu’à la fin des siècles. » « Le grand campanile est encore à terminer. » C’est qu’on peut bien relier ensemble des parties, mais non des touts : l’œuvre d’art est un tout. L’art ne procède pas par voie d’addition, mais par une série de créations nouvelles[9]. Il y a dans cette assimilation de la philosophie à l’art l’exagération d’une vérité. Certes, l’œuvre de la philosophie première a, comme l’œuvre d’art, l’harmonie et l’unité pour loi ; mais, dans l’une, c’est une unité subjective, qui est de notre fait ; dans l’autre, c’est une unité objective. Il est inexact, en outre, de méconnaître un développement rationnel de la pensée quand on passe de Socrate à Platon, de Platon à Aristote, de Descartes à Kant, Schelling, Hegel, Schopenhauer.

A notre époque, le mouvement de la philosophie nous semble avoir parcouru trois stades, dont chacun était un progrès dans la voie de l’idéalisme. Le premier est la réduction de l’Inconnaissable à un rôle neutre, indifférent et nul : sublime sinécure. Les choses données à notre conscience sous une forme quelconque, ou celles qui pourraient lui être données, voilà tout ce qu’aujourd’hui on met en ligue de compte, soit dans le domaine de la connaissance, soit dans le domaine de la pratique. La limite de l’expérience possible, de la conscience possible, est aussi la limite de l’existence concevable. Le reste est X, et pour nous zéro. Si donc l’Inconnaissable existe, il est pour nous comme s’il n’existait pas. Dès qu’il prend une forme quelconque pour la pensée, il n’est plus qu’un spectre de la pensée même, le spectre du Brocken métaphysique.

Kant avait laissé subsister l’Inconnaissable sous le nom de Noumène. Pour lui, la pensée avec ses formes a priori est comme une lanterne sourde qui projette sa lumière superficielle sur toutes choses, excepté sur elle-même : de là un monde d’apparences et un monde de réalités impénétrables. L’évolutionnisme, à son tour, ayant cherché dans le mécanisme le lien universel, se trouva obligé, avec Spencer, de maintenir ainsi un Inconnaissable, pour rendre compte (négativement) de ce qui était irréductible au mécanisme, c’est-à-dire, en somme, de tout le réel. Mais, dans ce dernier quart de siècle, on devait s’apercevoir que, au lieu d’invoquer l’Inconnaissable, il était beaucoup plus logique de se représenter le connaissable sous une forme supérieure au mécanisme, et dont le mécanisme même ne serait plus qu’un extrait ou un abstrait. C’était la substitution à l’évolutionnisme mécaniste d’un évolutionnisme psychique, où la force et l’influence du mental était rétablie. Dès lors, il n’est plus besoin d’admettre deux mondes, l’un de réalités, l’autre de reflets mentaux. L’existence est une. Notre conscience n’est pas une sorte de rivage d’où nous essaierions vainement de prendre notre élan, comme le baigneur, pour plonger dans le réel ; nous nageons en pleine mer et nous n’avons aucun saut à faire pour atteindre la vague de l’être qui nous soulève.

L’unité de composition étant ainsi admise pour l’univers, il reste à savoir si cette unité était physique ou psychique. Le second stade atteint par la philosophie contemporaine a été précisément la réduction de tous les phénomènes au type mental, offrant des degrés de conscience infinis, jamais l’inconscience absolue. Tout est dans tout, disait Anaxagore. Dans l’harmonie musicale, cette grande loi devient sensible. Chaque note retentit dans les autres : tonique, médiante et dominante résonnent dans l’accord parfait ; inversement, l’accord résonne dans chaque note, et ce que nous prenons pour un son isolé est un concert. Cette loi de l’harmonie règle non seulement les sons simultanés, mais les sons successifs : les accords qui se suivent doivent être liés de telle sorte que le premier se prolonge dans le dernier ; c’est ce qui, au sein de la multiplicité même, fait l’unité. Telle est la nature. La sensation est un accord dont nous sommes pour ainsi dire la tonique, dont nos organes intermédiaires sont la médiante, dont les êtres extérieurs sont la dominante : L’accord retentit partout à des degrés divers, et la sensation elle-même résonne déjà, lointain écho, dans les élémens des choses, pour s’enfler et s’exalter dans notre conscience. Après avoir instinctivement, aux premiers âges, projeté sa personnalité dans les choses, l’homme, par la science positive, s’est abstrait des choses, les a dépouillées de lui-même et ne leur a laissé qu’un mécanisme vide ; mais, par la philosophie, il rend aujourd’hui à toutes choses vie, sensation, volonté. L’idéalisme a donc gain de cause et le vieux matérialisme ne peut plus se soutenir.

De fait, parmi les philosophes de quelque valeur, où sont aujourd’hui les matérialistes ? C’est une espèce disparue. Les derniers survivans ne s’en rencontrent plus que chez quelques savans de profession peu au courant du progrès philosophique. Le matérialisme supposait, — chose prodigieuse, — que nous connaissons la matière telle qu’elle est et l’esprit seulement tel qu’il apparaît, ou même que nous ne le connaissons en aucune manière ! La matière, disait-on, est en elle-même ce que nous la concevons par les sciences physiques : l’esprit n’est pas en lui-même ce qu’il se voit : il se ramène à des atomes de corps simples, tels que la chimie les suppose ! La conscience ne nous fait saisir en nous que des fantômes, et les vraies réalités sont matérielles. Le matérialisme espérait ainsi rendre la nature intelligible, en laissant de côté l’intelligence. Il espérait saisir l’existence sur le fait et la comprendre en dehors du pouvoir constitutif de la pensée. Il s’en tenait au point de vue de la conscience vulgaire qui, s’oubliant elle-même dans la contemplation de ses objets, s’imagine qu’un monde intelligible peut exister sans aucune participation à l’intelligence même. L’intelligence n’était donc plus qu’un phénomène de surcroit, une sorte de reflet surérogatoire. Ce phénomène curieux et, comme on disait, « singulier », commençait sans précédons, finissait sans laisser de traces avec telle espèce particulière de mouvement dans telle espèce de matière. Le matérialisme prétendait assigner ainsi à la conscience, la pensée, une origine extérieure et une fin extérieure, tâche que le positivisme même a reconnue impossible. Aujourd’hui, non seulement les choses en soi de l’ancienne ontologie et même les « noumènes » de Kant ont été ramenés à des faits de conscience, seules réalités connaissables ; mais encore les faits dits matériels ont été également ramenés à des états élémentaires de conscience ou de subconscience. La matière s’abîme donc dans l’inconnaissable, qui lui-même s’abîme dans le néant.

Ce progrès de la pensée en annonce un autre, qui déjà se dessine, que verra le siècle prochain. Une fois rétabli l’élément psychique au cœur même de la réalité, le besoin d’un monde transcendant et inconnaissable ne se faisant plus sentir, la réalité tout entière sera conçue comme homogène et une, soit dans ses élémens, qui sont psychiques, soit dans ses lois, qui, à une extrémité, sont mécaniques, à l’autre, sociologiques. À l’avenir restera la tâche de mieux déterminer, grâce au progrès croissant des sciences et de la philosophie, la nature ultime de cette unité à laquelle la pensée vient aboutir, surtout de concilier l’universel avec la multiplicité des consciences individuelles. Ainsi se posera le grand problème du « monadisme », qui admet que la pluralité des êtres est fondamentale, et du « monisme », qui admet leur essentielle unité[10]. Or, il semble que le monadisme, avec sa multiplicité non résolue, ne puisse fonder à lui seul, ni une doctrine de la connaissance, ni une doctrine de l’existence. Si la diversité des êtres était vraiment foncière, il y aurait entre eux une séparation qui rendrait impossible toute vraie connaissance de l’un par l’autre ; impossible également serait l’action mutuelle. Il est donc vrai de dire que le monisme, étant la condition de toute certitude, doit avoir par cela même la suprême certitude. Le point de vue de la multiplicité est toujours provisoire : l’esprit ne se repose que dans l’unité, mais dans une unité capable d’envelopper la variété infinie. C’est donc une conciliation du monisme avec le pluralisme qui s’impose à la philosophie de l’avenir.

Selon nous, aucune conscience n’étant isolée, sinon par abstraction, et le moi enveloppant autrui, c’est dans l’unité fondamentale des consciences qu’on devra chercher le lien universel. On aboutira à concevoir tout le matériel du monde sous la forme biologique, comme vivant, tout le mental sous la forme psycho-sociologique, comme sentant, désirant et tendant à l’union avec autrui, Enfin, le mental étant désormais accepté comme le vrai contenu de la réalité dont le matériel n’est qu’une forme, la philosophie, parvenue à son dernier stade, considérera la société universelle des consciences comme le fond de ce qu’on appelait autrefois la Nature.

C’est donc, croyons-nous, la plus récente et la plus jeune des sciences, la sociologie, qui fournira ainsi le meilleur type de « synthèse universelle ». Nous pouvons redire aujourd’hui ce que nous avons déjà dit ici même il y a vingt ans, quand nous recherchions les fondemens et les conclusions de la science sociale : « L’identité des lois biologiques et des lois sociologiques permettra de passer au point de vue cosmologique et nous fera concevoir le monde entier, non seulement comme un vaste organisme où tout conspire et sympathise, σύμπνοια πάντα, mais encore comme un organisme social ou tendant à devenir social. » Tout récemment M. Tarde, lui aussi, représentait la sociologie comme capable de nous fournir les plus véridiques notions sur l’univers. A ses yeux les deux phénomènes sociaux par excellence, « invention » et « imitation », répondent aux deux grands aspects du monde : production du nouveau et reproduction de l’ancien. Mais M. Tarde semble s’en tenir à un « monadisme » où la pensée, croyons-nous, ne saurait trouver son repos. Ajoutons que l’année dernière, dans une thèse aux formes imaginatives, la conception « bio-sociologique » de l’univers était soutenue avec enthousiasme par un jeune philosophe qui, à son tour, admet que la notion de la « cité » donne la clef de bien des problèmes, le monde étant la cité universelle[11].

La philosophie première sera, selon nous, l’application de la psychologie et de la sociologie à la cosmologie ; ainsi seulement pourra se produire la conciliation de toutes les sciences dans une unité plus haute. Les sciences de la nature séparent les choses de l’esprit ; les sciences psychologiques, par une abstraction analogue, séparent l’esprit du monde avec lequel il est en relation. La philosophie, complétant la cosmologie et la psychologie l’une par l’autre, puis dépassant leur dualité, doit chercher à rétablir la complète unité de la connaissance et de l’existence, de la vie intérieure et de la vie extérieure.


IV

La morale est une œuvre collective et sociale ; elle progresse par conséquent avec la société même. Le tout des sciences, y compris la philosophie, le tout de la pratique, y compris la morale appliquée, le droit et la politique, aboutissent à une expérience humaine de plus en plus large et, du même coup, à une modification de l’idéal humain. L’idéal, en effet, est une sorte de foyer où viennent converger les idées et désirs d’une société : c’est le prolongement anticipé des directions que cette société prend en vertu de son évolution même. L’idéal d’un Européen du XIXe siècle n’est plus celui d’un Européen du Xe ; il n’est pas non plus celui d’un Asiatique. La grande force motrice dans la vie est l’idéal plus ou moins conscient que chacun possède, qui détermine pour lui le sens de l’univers et vers lequel il fait effort, soit aveuglément, soit les yeux ouverts[12]. Cet idéal prend conscience de soi dans la science et dans la philosophie. Un homme simple, voyant un arc-en-ciel sur ses arbres à fruits, s’imaginait que cette lumière y allait mettre le feu ; quelques esprits ont peur de la philosophie et de la science comme si leur clarté allait incendier tous les fruits de la vie ; en réalité, la morale n’a rien à craindre de la science et de la philosophie, qui peuvent, au contraire, lui donner un fondement à la fois réel et idéal.

Ce qui est vrai, c’est que les sciences particulières, à elles seules, ne sauraient établir la morale sur sa vraie et dernière base[13]. La morale ne peut pas être fondée exclusivement sur les rapports des objets entre eux ; car elle repose sur l’idée même qu’on se fait du rapport de tous les objets, quels qu’ils soient, au sujet pensant et voulant, du rang et du rôle qui appartiennent dans le monde à la conscience. L’oubli systématique de cette essentielle relation était le vice interne du positivisme. Le système de Comte devait être inadéquat à la vraie morale par cela même qu’il était inadéquat à la vraie philosophie. De là la réaction actuelle contre l’esprit positiviste. Au lieu de demander uniquement notre règle morale à la science proprement dite, entendue comme science objective, on a compris qu’il fallait la demander à une philosophie assez large pour rétablir en sa dignité supérieure le sujet conscient, en face et au-dessus des objets au milieu desquels il se développe. C’est cette philosophie, où le point de vue psychique et social est dominateur, qui peut seule fonder une morale digne de ce nom.

Dans les sciences positives, le monde des intérêts finis, comme celui des objets finis, s’est distribué en touts séparés et artificiels ; en chacun, l’homme de science se fortifie et vit, comme disait Hegel, securus adversus deos, « dans l’indépendance de l’infini. » Aussi l’esprit de la science est-il essentiellement particulariste et « séculier ». Dès lors, ne faut-il pas que la philosophie vienne rétablir dans la conscience de l’homme l’unité du monde où il vit, monde infini où, par cela même qu’il le pense, il a des intérêts infinis, supérieurs à sa personnalité et embrassant la société universelle ? La morale, en son principe suprême, c’est la philosophie ; et réciproquement, la philosophie ne peut interpréter l’univers sans interpréter du même coup la vie humaine, la place et la fonction de l’individu ou de la société dans le tout. Agir moralement, c’est agir philosophiquement ; c’est donner à ses actes une portée philosophique visant le réel, non pas seulement, comme dans le domaine de la science, des apparences bien liées. « Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? demande Flaubert. Est-ce que tout n’est pas illusion ? Il n’y a de vrai que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. » Non, tout n’est pas illusion : nous croyons à l’existence réelle ; sinon des « choses », du moins des consciences et des personnes ; sans quoi il n’y aurait plus de morale. C’est chez un être pensant, capable de science et de philosophie, que la morale ne peut plus être purement « animale ». La conscience de soi, qui appartient à cet être et qui enveloppe indivisiblement l’idée de tous les autres êtres, l’élève au rang d’un être universellement sociable, par cela même moral. Car telle est, à nos yeux, la définition même de la moralité. Pour trouver l’universel, l’individu n’a pas à sortir de soi, il n’a qu’à rentrer en soi : la société est au fond de la personnalité : cogito, ergo sum, et es, et sunt. Par une loi de relativité et de solidarité qui lui est essentielle, la conscience ne se pose qu’en posant les autres consciences, elle ne se saisit qu’en société avec elles : elle est essentiellement sociale et sociable. Parlant de là, nous avons soutenu jadis et nous soutenons de nouveau qu’il existe dans la constitution même de l’intelligence une sorte d’altruisme, lequel explique, justifie, entraîne rationnellement l’altruisme dans la conduite. Il y a un désintéressement intellectuel qui fait que nous ne pouvons pas ne pas penser les autres, ne pas nous mettre à leur place, nous mettre en eux par la pensée. La conscience se trouve ainsi, par son fond même, reliée aux autres et au tout, au moyen d’une idée qui est en même temps un sentiment et une force. L’ « impératif » est cette force inhérente à l’idée la plus haute que nous puissions concevoir : idée impérieuse par rapport aux idées inférieures, et qui pourtant, en elle-même, est libération, non sujétion ; car s’élever au-dessus de son individualité pour vouloir l’univers, c’est la liberté. Voilà pourquoi, pour notre compte, nous avons toujours appelé l’idéal « persuasif », plutôt qu’ « impératif » ; mais par-là nous n’entendons point qu’il soit arbitraire et contingent : l’homme ne peut pas ne pas concevoir, ne pas désirer cet idéal. — Encore faut-il, dira-t-on, pour y conformer sa conduite, avoir l’âme « bien disposée ». — Sans doute, mais tous les systèmes en sont là : les uns s’adressent au libre arbitre, les autres à la grâce, les autres à la nature ; tous ont besoin que la conscience soit disposée à s’ouvrir pour autrui. Développer cette disposition en faisant s’élever les intelligences et les cœurs jusqu’à la pensée et au sentiment de la société infinie, tel est l’objet de la morale. Ainsi conçue, la moralité est essentiellement le point de vue philosophique de l’universel arrivant à dominer, dans la pratique, le point de vue positif des sciences particulières et imprimant ainsi une direction supérieure à l’humanité. Edmond Scherer, dans de belles pages consacrées à notre critique des systèmes de morale contemporains, nous disait : « La conscience est comme le cœur ; il lui faut un au-delà. » Oui, mais cet au-delà est dans l’infinité des autres consciences : il est immanent, non transcendant. « Le devoir n’est rien s’il n’est sublime » ; oui, mais le sublime est dans la conscience même concevant le tout. « La vie devient frivole si elle n’implique des relations éternelles » ; nous dirions plus volontiers des relations universelles, qui d’ailleurs, à ce titre, peuvent envelopper quelque éternité. En un mot, le mouvement de la philosophie présente fait descendre dans la conscience même cette transcendance à laquelle la morale aspire ; la « sphère naturelle de l’âme » n’est pas pour nous, comme pour Scherer, « le surnaturel », mais elle est la nature universelle, par conséquent la société universelle, dont le nom encore humain de Dieu exprime le fond et le ressort. — « Aventure ! » — Quand ce serait, Platon l’a dit : « Noble aventure, καλός κίνδυνος. » L’incertain, ici, vaut mieux moralement que le certain et fonde cette abnégation sans laquelle il n’y a point de vraie vertu. Mais l’incertitude n’est point aussi complète que le soutiennent les sceptiques. Si le monde était uniquement composé de la matière brute imaginée par les matérialistes, c’est alors que la moralité serait un contresens humain au sein de l’aveugle nature. Mais, nous l’avons vu, l’œuvre de l’idéalisme a été précisément de montrer partout le psychique et, avec le psychique, le germe même du social et du moral. La moralité n’est donc pas en contradiction, elle est en harmonie avec le vrai fond des choses ; loin d’être une simple « aventure », elle est une vision de ce que le monde doit être, de ce qu’il peut être en vertu de ses élémens constitutifs. Les autres hommes sont nos associés par la nature même de notre constitution intellectuelle ; déjà membres d’une société de fait, ils deviennent ainsi membres d’une société idéale. La notion complète de la conscience et de sa portée universelle n’a donc qu’à se traduire d’une façon adéquate dans tous nos actes pour constituer un règne de liberté et d’égalité, c’est-à-dire de justice.

On le voit, il est difficile de nier que la philosophie idéaliste,. jointe à la science sociale, puisse être le principe d’une morale fondée à la fois sur les faits les plus certains et sur les idées les plus hautes.


V

C’est, en résumé, d’après le développement de ses sciences et de sa philosophie qu’on peut juger une époque et un pays, non d’après les agitations de surface. Si, à l’indifférence en matière de religion, état ordinaire en France, nous joignions l’indifférence en matière de philosophie, c’est alors que nous serions vraiment en dégénérescence : ce ne sont ni les sciences pures ni la pure littérature qui nous sauveraient, car elles ne porteraient remède ni à la dispersion intellectuelle ni à la désorganisation morale. Mais on a vu combien le mouvement philosophique, comme le mouvement scientifique, est intense dans notre pays. Qu’il s’agisse de la philosophie idéaliste (principal objet de cette étude) ou de la philosophie positive, l’Angleterre et l’Allemagne peuvent seules aujourd’hui entrer en comparaison avec la France pour l’activité et la vigueur de la pensée ; en outre, nous avons vu de plus en plus se confondre les deux courans idéaliste et naturaliste.

Pour toute affirmation de ce qu’on ignore, pour toute promesse au-delà de ce qu’on peut tenir, pour tout empiétement des sciences particulières sur le domaine de la philosophie, de la philosophie sur le domaine des sciences particulières, l’échec final et la « banqueroute » sont assurés. La science positive n’a pas réussi à supprimer la philosophie : la prétention de certains savans sur ce point, née de leur ignorance, devait aboutir à une déconvenue. Dans le domaine des sciences particulières, les plus abstraites, — mathématique et mécanique, — n’ont pas réussi davantage à remplacer les plus concrètes, ni à ramener les élémens supérieurs aux élémens inférieurs, — ce qui, selon Auguste Comte, est l’essence même de l’explication matérialiste. Enfin, dans le domaine de la philosophie, le matérialisme n’a pas réussi à remplacer la philosophie idéaliste : on a vu le chemin que celle-ci a parcouru depuis Kant. Aujourd’hui, la question vitale n’est plus d’admettre avec Kant des formes prédéterminées de la pensée ; c’est de savoir quelle est la valeur de la pensée même et de la conscience comme expression de la réalité une et universelle. Cette question s’est élucidée de mieux en mieux par le progrès des doctrines. Le monde apparaît d’abord comme objet de sensation, et c’est à ce point de vue que s’en tenait l’ancienne philosophie sensualiste : pour elle, la sensation pure et brute était la vraie et unique révélatrice. D’après ce système, en s’écartant de la sensation, la pensée s’écarterait de la réalité même ; la réflexion serait moins vraie que la spontanéité, les « idées » seraient plus infidèles que les « impressions » : plus nous aurions conscience, moins nous serions dans le secret des choses ; à mesure que la pensée monte dans la clarté, le monde descendrait dans les ténèbres. C’est là ce que l’idéalisme contemporain a refusé d’admettre. L’élaboration que la pensée fait subir aux matériaux bruts de la conscience ne nous parait plus un éloignement du cœur de la nature. D’abord, en elle-même et par elle-même, la pensée est déjà une forme supérieure de la réalité : elle est le réel arrivé à la conscience de soi et d’autant plus réel qu’il a plus conscience. Elle est aussi une action réelle, une puissance acquise sur la nature et s’exerçant sur la nature. Enfin, même au point de vue inférieur de la simple représentation, nous représentons mieux la vérité universelle quand nous pensons que quand nous percevons, quand nous percevons que quand nous sentons. En effet, par ce progrès de la sensation à la perception, de la perception à la pensée, nous nous mettons en relation harmonique avec un monde supérieur au monde proprement matériel, avec la société des esprits, plus vraie que le conflit des « corps ». Comment l’existence la plus pauvre serait-elle la plus fidèle traduction du monde ? Voici un animal qui n’a que le toucher, un autre qui a de plus la vue : quel est celui qui « représente » le mieux la nature ? Si l’œil, a dit le sage, n’était pas plein de soleil, il ne verrait pas le soleil. Le cristal n’est pas un meilleur « miroir de l’univers » que le végétal, le végétal que l’animal, l’animal que l’homme : tout au contraire. L’homme reflète mieux, parce que sa pensée, moins passive, est moins un pur reflet. De même, dans l’humanité, n’est-ce pas la vie la plus morale, par cela même la plus sociale, qui est la meilleure initiatrice du grand secret, ou croirons-nous que l’égoïste, fermé en soi, ait trouvé le mot de l’énigme ? Non. L’idéalisme contemporain admet que plus la réalité est riche de déterminations supérieures, — conséquemment intellectuelles, morales et surtout sociales, — plus elle s’ouvre sur la vie universelle. Avec la complexité interne d’un être augmentent proportionnellement ses relations externes : on peut donc dire que, plus la subjectivité est compréhensive, plus aussi l’objectivité est extensive. L’idée n’est pas un pur résidu de l’abstraction ; elle est une manifestation de réalités plus hautes ; sa conception même est déjà une coopération consciente à l’œuvre éternelle. En paraissant construire un monde purement intelligible, nous construisons et enrichissons pour notre part un monde réel.

Au-dessus de la réalité présente, et par sa connaissance même, ce sera toujours la tâche de la philosophie que de déterminer ainsi l’idéal, qui n’est que le sens le plus profond et l’anticipation de la réalité future. À ce titre, la « science des idées », selon le mot de Platon, subsistera toujours comme directrice intellectuelle de l’humanité. A elle de tirer les conséquences générales de la science ; à elle de marquer les limites de la science même ; et, par là, d’entretenir chez l’homme la conscience salutaire de son ignorance. A elle, au-dessus des faits connus et des faits à connaître, de maintenir la loi suprême de la pensée et de la volonté. Enfin, bien plus que les sciences de faits, elle contribuera à maintenir dans la société humaine deux sentimens sans lesquels tout progrès social est impossible : l’émotion esthétique et l’émotion morale.


Les nuits, plus belles que les jours,
Ont enchanté des yeux sans nombre.


Plus douce aussi, peut-être, pour l’œil intérieur est la philosophie avec son obscurité que la science avec sa lumière. Le jour, en nous enfermant dans notre système solaire, borne notre horizon ; en éclairant les moindres choses, il semble supprimer pour nous l’au-delà ; la nuit est l’ouverture sur l’infini de l’espace et l’infini des mondes : elle nous replace dans la société universelle. Elle nous fait songer non seulement aux vivans, mais aux morts mêmes, dont, sous d’autres cieux, nous concevons l’immortalité. Par-delà le connu et l’incertain elle rouvre le mystère, par-delà le fini, l’infini du rêve et de l’espérance. Elle aussi a son spectacle de vie, mais bien différent de celui que notre soleil nous montre : elle fait évoluer sur nos têtes la grande armée des étoiles, et il semble que nous assistions, non plus à de petits événemens terrestres et bornés comme ceux que le jour éclaire, mais à ces incalculables phases de la vie cosmique qui ont pour symbole le déroulement des constellations. Aux étoiles de la nuit ressemblent les idées, si hautes, si lointaines, indécises parfois et scintillantes, dont chacune est un monde perdu au milieu d’autres mondes et cependant en rapport avec eux par la force d’une secrète gravitation. La philosophie, cette nuit infinie semée d’étoiles, est plus belle que le grand jour borné de la science, — et c’est sa sublimité même qui fait sa moralité.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voir Pour et contre la philosophie ; Paris, Alcan, 1894.
  2. M. A. France, le Jardin d’Épicure.
  3. C’est ce qu’a fait voir M. Paulhan dans son Nouveau mysticisme.
  4. De même pour celle de M. Secrétan, qui devait bientôt, lui aussi, avoir sa >part d’influence dans notre Université. Dès l’année 1848, M. Charles Secrétan avait publié le premier volume de sa Philosophie de la liberté, mais ses ouvrages ne-lurent connus en France que beaucoup plus tard.
  5. M. Emile Boutroux, outre la Contingence des lois de la nature (2e éd., 1895), a publié l’Idée de loi naturelle ; la traduction de l’Histoire de la philosophie grecque, par Zeller avec une introduction, des études sur les Stoïciens, sur Socrate, sur Leibnitz, sur Jacob Boehm, des articles importans sur Aristote et sur Kant dans la Grande Encyclopédie, des ouvrages de morale et de pédagogie : Questions de morale et d’éducation, etc.
  6. M. Ollé-Laprune : la Certitude morale, la Philosophie de Malebranche, la Morale d’Aristote, etc. : M. Brochard : l’Erreur, les Sceptiques grecs, etc. ; M. Rabier : Psychologie, Logique ; M. Lyon : l’Idéalisme anglais, la Philosophie de Hobbes, etc.
  7. Voir le résumé de ses travaux dans l’Année psychologique publiée par MM. Beaunis et Binet ; Paris, Alcan, 1894 et 1896.
  8. Voir les fortes études publiées ici même par M. Faguet.
  9. Voir, dans le Mind, l’étude de M. Henry Jones sur la Nature et les Fins de la philosophie, et, en contraste, celle de M. James Ward.
  10. C’est ce qu’a bien vu M. E. Boirac dans sa thèse récente de l’Idée de phénomène (Paris, Alcan, 1895).
  11. M. Izoulet, la Cité moderne (Alcan, 1895).
  12. Voir Paulsen, Einleitung in die Philosophie.
  13. M. Brunetière l’a montré ici même, principalement pour les sciences physiques et naturelles.