Le Mouvement antimilitariste en Autriche-Hongrie et dans les Pays-Bas

Le Mouvement antimilitariste
en Autriche-Hongrie et dans les Pays-Bas


Les cas particuliers de refus du service militaire sont moins rares qu’on ne se l’imagine ; le nombre croît, des hommes qui, tenant la guerre pour un crime, refusent leur complicité. Dans certains pays il est des groupes importants de « sectaires » qui, forts de la doctrine du Christ, sont inébranlables dans leur horreur des armes.

I


Les plus connus sont les doukhobors[1], qui presque tous ont dû quitter la Russie et se sont réfugiés au Canada. En Autriche-Hongrie, les nazaréens, sans connaître les doukhobors, professent la même foi et opposent aux exigences du recrutement le même refus. Si l’on parvient à les enrôler, du moins échoue-t-on à leur faire prêter serment et à leur faire tenir une arme ; et la réunion des « godmezevasharguel », dans une déclaration de principes adressée au gouvernement, explique ainsi cette attitude :

« Nous avons déjà dit que ceux d’entre nous qui sont incorporés ne sauraient prêter serment. Nous nous soumettons au roi et aux lois, en ce qui concerne les impôts et autres obligations, mais non pas en ce qui concerne l’obligation du service militaire : car nous ne pouvons consentir à l’assassinat, alors que dans le Nouveau-Testament est écrit : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient » (S. Matthieu, v, 44.) — Nous pouvons nettoyer les armes, mais les prendre pour faire l’exercice, non, car le jour où il faudrait les employer pour tuer des hommes, nous ne les toucherions pas… »

Les nazaréens consentent au régiment à être infirmiers, boulangers, cuisiniers, ordonnances, mais quelques-uns, bien qu’infirmiers, par exemple, ne veulent pas porter la baïonnette au côté ; comme il est défendu aux soldats de sortir sans cette arme, ils ne quittent pas la caserne durant leurs trois années de service.

« Lors des premiers refus, rapporte l’écrivain hongrois Scheriny, l’autorité militaire, appliquant les lois dans toute leur rigueur, fit fusiller un grand nombre de nazaréens, puis le tribunal militaire se montra plus indulgent et, lors de l’occupation de la Bosnie, les nazaréens qui refusèrent de prendre les armes ne furent pas condamnés à mort comme le demandait la loi, mais seulement incarcérés. »

Ce mouvement contre le service militaire date de 1850. Dans une étude sur les nazaréens, M. Biraud, prêtre protestant, rapporte qu’en 1857 trois d’entre eux, sommés de rejoindre un régiment le rejoignirent en effet, mais refusèrent le serment ; on les mit aux arrêts forcés pendant quelques semaines ; ce régime n’ayant eu nulle influence, ils furent fouettés et bâtonnés : deux moururent sous les coups ; comme l’autre vivait encore, on le fusilla : tous trois étaient restés fermes dans leur foi.

Actuellement, l’autorité militaire montre, par politique, plus d’indulgence pour les nazaréens. La plupart d’entre eux forment la recrue des infirmiers. Les autres refusent obstinément de manier les armes. On s’ingénie à trouver des moyens de les vaincre. Eux se laissent lier le fusil sur le dos, se laissent garnir la giberne, et, en ce bel équipage, marchent au pas de course. Ils se laissent « suspendre »[2], emprisonner, ferrer[3], affamer, fustiger, mais, sauf rares exceptions, ils résistent inlassablement. D’autres sont internés à l’asile d’aliénés de Trnave : d’autres passent devant des conseils de guerre qui les condamnent à de longues années de prison.

Non seulement il est rare que les détenus nazaréens renoncent à leur foi, mais très souvent ils entraînent à leur doctrine tels de leurs codétenus ; et ceux-ci, leur peine expirée, ne veulent plus servir et sont réincarcérés, cette fois comme nazaréens. Il arrive aussi que des jeunes gens embrassent la foi nazaréenne alors qu’ils ont déjà achevé leurs trois années de service ; rappelés au régiment comme soldats de réserve ils refuseront de reprendre les armes.

Dans un journal hongrois du mois de septembre 1895, on lisait :

« Dans l’armée active, les chefs militaires savent comment agir avec les conscrits nazaréens ; mais, lors des manœuvres d’automne, parmi les réservistes, se trouvent un grand nombre d’hommes qui ne veulent pas même regarder une arme. Les sous-officiers savent déjà que, sur eux, prières, menaces ni injures n’ont d’influence : c’est pourquoi ils se contentent de signaler ces hommes dans les rapports adressés aux chefs, qui, eux non plus, ne savent qu’en faire. Les officiers leur disent qu’ils ne reverront jamais famille, femme, enfants s’ils ne cèdent pas, car alors, et sans répit, la punition suivra la punition, et leur remémorent les exemples de nazaréens condamnés pour un semblable refus à dix ans de prison et davantage : toute cette éloquence reste vaine. On arrête donc ces nazaréens et on les envoie d’une prison à une autre prison. Les cas deviennent de plus en plus fréquents, et les rapports que reçoit à ce sujet l’autorité supérieure commencent à l’inquiéter. »

Depuis quelque temps, on trouve à chaque instant, dans les faits divers des journaux de Pest la mention de cas de ce genre ; mais les journaux ne les connaissent pas tous, et ne signalent pas tous ceux qu’ils connaissent : seul le ministère de la guerre sait leur nombre exact : mais c’est une statistique qu’il ne publiera jamais.

Citons-en quelques-uns, parmi ceux qu’a réunis M. Macovitzky dans un article du premier numéro des Feuilles de la parole libre :

1. — Iotsha Radovanoff, un Serbe de Wetsba, fut affecté, en octobre 1892, à un régiment stationné à Pest ; quand on lui remit les armes, il déclara que sa religion lui interdisait de les accepter. On l’enferma pour six heures, puis pour quatre jours, et enfin pour trois mois, après quoi le conseil de guerre le condamna à deux ans de détention.

2. — Le frère aîné du susdit nazaréen est, depuis quinze ans déjà, en prison pour pareil motif.

3. — Ioure Dovala, un Slovaque, qui appartenait au même régiment que Radovanoff, avait subi un emprisonnement de six ans pour vol ; il avait eu pour co-détenu un soldat nazaréen qui le convertit à sa religion. Sa peine expirée, il fut incorporé. Comme au commandement d’« En joue ! » il restait immobile, son capitaine lui infligea une sévère punition ; mais Dovala, aux exercices suivants, n’obtempéra pas mieux aux commandements, et déclara au capitaine qu’on pouvait faire de lui tout ce qu’on voudrait, qu’il ne se servirait pas d’un fusil ne voulant pas enfreindre sa foi. Le conseil de guerre de Neiguebed le condamna à deux ans de prison. Ces deux années écoulées, de nouveau il refusa d’obéir : et de nouveau le conseil de guerre le condamna, cette fois, à quatre ans de détention, qu’il dut subir dans la forteresse de Kamargnan. Il y resta jusqu’en mai 1894. De retour sous les drapeaux, il refusa encore de manier les armes : depuis lors il est en prison.

4. — Sava Nitchetiff, un Serbe d’Addi, est sous les verrous depuis huit ans. Il fut d’abord roué de coups, puis on lui ficela un fusil sur le corps et on l’enferma dans un cachot où il ne pouvait se tenir que couché ; il fut ensuite condamné à un an de prison, peine qui fut portée à deux et enfin à douze ans.

5 et 6. — À la fin d’octobre 1894, parmi les conscrits venus à Orogegratz pour prêter serment, se trouvaient deux Hongrois, Jean Guendetch et Joseph Denech, qui déclarèrent être nazaréens et ne pouvoir prêter serment. Tous deux furent condamnés à une longue détention.

7 et 8. — À la fin d’août 1895, les réservistes du régiment de Szegedin reçurent l’ordre de se rendre aux manœuvres. Deux d’entre eux, quand on distribua les fusils, les refusèrent, alléguant la religion nazaréenne. Dans le dessein de les réduire, le capitaine Œtshvary les informa que, Dieu aimant beaucoup les Hongrois, les Hongrois dorénavant n’iraient plus à la guerre, mais seulement aux manœuvres, où le sang ne coule pas. « Si l’on nous mène aux manœuvres, répondirent les nazaréens, c’est pour apprendre à tuer des hommes. » Le capitaine leur rappela alors que, l’automne précédent, un nazaréen, pour avoir refusé d’obéir, avait été puni plusieurs fois, puis condamné à une détention de dix-sept ans dans une enceinte fortifiée. « Qu’importe ? répondirent les nazaréens. Qu’on nous fusille ! » Quelques soldats allèrent prévenir les familles de ces nazaréens ; les femmes vinrent, pleurantes, les supplièrent d’obéir aux autorités : ils refusèrent. Le capitaine leur infligea d’abord dix jours d’arrêts forcés. Quand on les emmena : « Adieu, dirent-ils, on nous ensevelit vivants pour Dieu et pour la sainte innocence, car l’homme doit être la brebis sans tache de Dieu. » On leur lia sur le corps un fusil et un sabre, mais ils persistèrent dans leur refus. Peu après, ils étaient traduits devant le conseil de guerre et condamnés.

9. — Un Slovaque de Toronthal, appelé en septembre 1894 comme réserviste, sachant ce qui l’attendait au régiment, vendit ses terres et ses chevaux et, laissant sa femme et ses quatre enfants, partit se sacrifier, déclara-t-il, à la cause de Dieu.

10. — Laiosh Gossegui, appelé au régiment le 1er octobre 1895, ne voulut pas accepter d’armes. Comme on lui en mettait dans les mains, il les laissa choir. Le 18 octobre on lui passa un fusil au cou : il l’enleva et le jeta au loin ; le capitaine ordonna de « suspendre » l’insubordonné ; malgré ses cris et ses supplications, on ne mit fin au supplice qu’au bout de deux heures. Ayant persisté dans son refus, il fut condamné à la prison par le conseil de guerre de Neiguebed.

11, 12 et 13. — En 1893, dans le régiment de Lublane, il y avait un nazaréen ; deux autres arrivèrent l’année suivante au même corps. On tortura le premier pendant trois mois par les arrêts, la faim et le cachot ; on lia sur lui deux fusils et une giberne pleine de cartouches ; on le força à faire l’exercice ; il fit tous les mouvements prescrits, mais quand il fallut prendre une arme, il refusa. On lui commanda : « Marche ! » — il marcha, puis tomba de fatigue ; relevé, on l’obligea à marcher au pas de course jusqu’à ce qu’il défaillit. On le força à rester debout, des nuits entières, près d’un lit, et quand, brisé de fatigue, il tombait sur le bord du lit, on le fustigeait jusqu’à ce qu’il se relevât ; au bout de trois mois il fut traduit devant le conseil de guerre. Des deux autres, qui furent martyrisés de la même manière, l’un finit par céder, l’autre est mort.

14. — Jean Tchépansky fut incorporé au mois d’octobre 1891. Ayant refusé de prendre les armes, il fut condamné à deux ans de prison, à l’expiration desquels, sur un nouveau refus, il fut de nouveau condamné à deux ans de détention. Ses parents et sa femme durent supplier le colonel Mauffe de l’employer comme cuisinier ou boulanger. Le colonel refusa ; le soldat fut condamné une troisième fois ; il est encore en prison.

On pourrait citer des centaines de cas semblables. Récemment on pouvait lire dans le journal les Feuilles militaires :

« On écrit de Belgrade : Les gendarmes de la ville ont arrêté beaucoup de nazaréens ; on les a surpris pendant la messe ; leur chef et vingt-deux hommes ont été arrêtés ; la plupart sont Serbes et, parmi eux, se trouvent des prisonniers évadés des prisons hongroises. »


II


Dans les Pays-Bas s’est produit un mouvement analogue. Son instigateur est le socialiste Van der Veer, dont le nom est maintenant connu grâce à un article de Léon Tolstoï, « Les temps sont proches », qu’ont traduit en français MM. Boyer et Salomon.

Le Dr Skarvan[4], au cours d’un voyage dans les Pays-Bas (1897), y a étudié de près la question du refus du service militaire, et a consigné les résultats de son enquête en deux articles du journal hongrois Ohne Staat et du journal anglais New Order.

L’histoire de M. Van der Veer est très simple. Il écrivit au commandant de la garde nationale une lettre dans laquelle il déclarait qu’ayant horreur du meurtre, et surtout du meurtre par ordre, il refusait de prendre les armes. Il fut arrêté et mis en prison. Mais, la loi néerlandaise ne contenant pas de dispositions qui pussent s’appliquer topiquement à ce cas-là, le conseil de guerre dut se contenter de le classer parmi les cas de « désobéissance aux chefs », délit pour lequel la punition maxima est de quatorze jours de cellule. C’était peu. Aussi s’avisa-t-on d’un stratagème : les diverses autorités militaires envoyèrent successivement à Van der Veer seize ordres de prendre les armes ; il y répondit par seize refus : de sorte qu’on le condamna à deux cent vingt-quatre jours de cellule. Il fut mis en liberté à la fin de 1898.

En Hollande, Skarvan vit Van der Veer, qui était alors rédacteur en chef du journal Vrede (Paix), où il faisait une active propagande pour la suppression de l’armée et, comme il l’avait écrit dans le programme de ce journal, « pour la libre vie d’esprit ». Van der Veer avait été remis en liberté avant l’expiration de sa peine, mesure libérale en apparence qu’il commentait de la sorte :

Les pouvoirs savent très bien que c’est un jeu dangereux que de punir un homme dont le seul méfait est de professer l’horreur du meurtre ; ils savent qu’un conflit avec de tels hommes montrera au peuple l’impuissance, la lâcheté et la cruauté du gouvernement, et cela d’autant plus clairement que le châtiment aura été plus dur. Que peut donc faire le gouvernement dans cette situation sans issue ? Il n’a qu’un parti à prendre : se débarrasser au plus vite d’un homme si funeste et, si c’est possible, tenir secret ce qui s’est passé. Cependant ce moyen même est impuissant. « La vérité, concluait Van der Veer, a trouvé un nouveau chemin et rien ne peut plus arrêter sa marche rapide. »

L’acte de Van der Veer fut comme un signal qui éveilla à la conscience d’eux-mêmes nombre d’individus.

Dans ce même voyage, Skarvan rencontra force pasteurs protestants qui reconnaissaient que l’Église n’est pas le témoin de Jésus-Christ, mais une institution maçonnée par les gouvernements pour empêcher que la chaleur et la lumière entrent dans les âmes. Ces prêtres enseignent que la vérité réside en la doctrine du Christ et non en celle de l’Église, et qu’un soldat n’est pas un chrétien.

Le 19 août dernier eut lieu, à La Haye, une réunion publique présidée par Van der Veer et dans laquelle trois prêtres, de ceux dont nous venons d’exposer les idées, MM. Bellard, Ducoux et Cleinh, firent, devant plus de sept cents auditeurs, leur profession de foi, se tenant pour coupables d’être restés jusqu’alors attachés à l’Église et d’avoir accepté salaire du gouvernement.

Chez les ennemis mêmes du militarisme, se formule parfois cette opinion sur le refus du service militaire : que l’intention est bonne, mais l’acte inutile ; que l’opposant est brisé, et que l’affreux « ordre public » persiste imperturbable.

Le Dr Skarvan s’élève contre telle pensée. Il croit qu’à chaque refus une pierre se détache et tombe de la voûte qui couvre et consolide l’architecture sociale actuelle. Une pierre se détache, puis deux, puis trois… puis dix ; du fait que le bâtiment se tient encore debout le spectateur futile conclut que leur chute est sans importance. Mais qui connaît les conditions de la stabilité d’une voûte pense autrement. Dans certains cas, une pierre tombant d’un certain endroit rompt l’équilibre, et alors s’écroule le monument altier.

W. Bienstock

  1. Voir sur les doukhobors La revue blanche des 15 janvier 1896 et 1er janvier 1899.
  2. Sévice en usage dans l’armée autrichienne : pénalité légale et aussi punition disciplinaire : on lie les mains du condamné derrière son dos et on le suspend par les poignets, de sorte qu’il ne touche le sol que des orteils ; durée : deux heures.
  3. La main droite liée au pied gauche ; la gauche au droit.
  4. Voir sur le Dr Skarvan La revue blanche du 15 avril 1899.