Le Mort vivant/Chapitre 8

Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 145-174).


VIII

OÙ MICHEL S’OFFRE UN JOUR DE CONGÉ


À huit heures sonnantes, le lendemain matin, Michel sonna à la porte de l’atelier. Il trouva l’artiste pitoyablement changé, blêmi, voûté, affaissé, avec des yeux hagards, qui sans cesse se dirigeaient vers la porte du petit cabinet de débarras. Et Pitman, de son côté, fut bien plus surpris encore du changement qu’il découvrait chez son ami. Michel, d’ordinaire, — peut-être l’ai-je déjà dit ? — se piquait d’être vêtu à la dernière mode, et le fait est que sa mise était toujours d’une élégance irréprochable, à cela près qu’elle lui donnait un tout petit peu l’air d’un homme invité à une noce. Or, le matin en question, il était aussi éloigné que possible d’avoir ce petit air-là. Il portait une chemise de flanelle, une veste et un pantalon de grosse étoffe commune ; ses pieds étaient chaussés de bottes éculées, et un vieil ulster dépenaillé achevait de le faire ressembler à un marchand d’allumettes ambulant.

— Me voici, William Dent ! s’écria-t-il en ôtant le chapeau de feutre mou dont il s’était coiffé.

Après quoi, tirant de sa poche deux mèches de poils rouges, il se les colla sur les joues, en manière de favoris, et se mit à danser d’un bout à l’autre de l’atelier, avec les grâces affectées d’une ballerine.

Pitman sourit tristement.

— Jamais je ne vous aurais reconnu ! dit-il.

— Voilà dont je suis bien aise ! répondit Michel, en refourrant ses favoris dans sa poche. Mais à présent nous allons passer en revue votre garde-robe, car c’est à votre tour de vous déguiser !

— Me déguiser ? gémit l’artiste. Et-ce qu’il faut vraiment que je me déguise ? Les choses en sont-elles donc là ?

— Mon cher ami, répliqua Michel, le déguisement est le charme de la vie. Qu’est-ce que la vie, comme le dit très bien le grand philosophe français, sans les plaisirs des déguisements ? Mais d’ailleurs nous n’avons pas le choix : la nécessité est là ! Il faut que nous soyons méconnaissables pour nombre de personnes, aujourd’hui, et en particulier pour M. Gédéon Forsyth, — c’est le nom du jeune homme que je connais de vue, — pour le cas où il se trouverait chez lui lorsque nous y viendrons !

— Mais s’il se trouve chez lui à ce moment, balbutia Pitman, nous sommes perdus !

— Bah ! nous nous en tirerons bien ! répondit légèrement Michel. Allons, faites-moi voir vos frusques, pour que j’avise à vous transformer en un nouvel homme !

Dans la chambre à coucher de Pitman, Michel, après un long et minutieux examen, choisit une petite jaquette d’alpaga noir, ainsi qu’un pantalon d’été de nuance caca d’oie. Puis, avec ces deux objets sur le bras, il procéda à l’examen de la personne même de son ami.

— Vous avez là un faux-col clérical qui ne me plaît guère ! observa-t-il. Vous ne voyez rien qui puisse le remplacer ?

Le professeur de dessin réfléchit un moment.

— J’ai, quelque part, deux chemises à col rabattu que je portais à Paris, quand j’étudiais la peinture !

— Parfait ! s’écria Michel. Vous allez être d’un cocasse impayable ! Tiens, des guêtres de chasse ! poursuivit-il, tout en fourrageant dans le fond d’un placard. Oh ! les guêtres sont absolument de rigueur ! Et maintenant, mon vieux, vous allez mettre tout cela sur vous, et puis vous vous assoirez dans ce fauteuil, et vous réfléchirez à quelque problème d’esthétique pendant une bonne demi-heure ! Après quoi, vous pourrez venir me rejoindre dans votre atelier !

La matinée n’avait rien de séduisant. Dans le jardin de Pitman, le vent d’est soufflait par rafales, entre les statues, et lançait des flaques de pluie sur le vitrage de l’atelier. C’était l’instant où Maurice, à Bloomsbury, attaquait la centième version de la signature de son oncle. Au même instant, Michel, dans l’atelier de Norfolk Street, s’occupait non moins activement à arracher les cordes de son grand Érard.

Une demi-heure plus tard, Pitman, en rentrant dans son atelier, trouva la porte du cabinet ouverte au large, et le coffre du piano discrètement fermé.

— Oh ! mais c’est qu’il s’agit de vous débarrasser tout de suite de cette barbe que vous avez là ! s’écria Michel, dès qu’il aperçut son ami.

— Ma barbe ! fit Pitman, épouvanté. Non, je ne puis pas raser ma barbe ! Je perdrais ma place au pensionnat ! La directrice est très stricte pour tout ce qui est de l’apparence extérieure du personnel enseignant. Ma barbe m’est positivement indispensable !

— Vous pourrez la laisser repousser ! répliqua Michel. Et, en attendant, vous serez si laid qu’on vous augmentera votre traitement !

— Mais c’est que je ne veux pas être trop laid ! supplia l’artiste.

— Allons, pas d’enfantillages ! dit Michel, qui détestait les barbes, et était heureux de pouvoir en supprimer une. Allons, soyez homme, faites ce sacrifice !

— Si vous le jugez absolument nécessaire !… murmura Pitman.

Avec un profond soupir, il alla chercher de l’eau chaude dans la cuisine, installa un miroir sur son chevalet, et procéda au douloureux sacrifice. Michel était enchanté.

— Une transformation miraculeuse, ma parole d’honneur ! déclara-t-il. Quand je vous aurai donné les lunettes en verre de vitre que j’ai dans ma poche, vous deviendrez le type parfait du commis voyageur allemand !

Pitman, sans répondre, continuait à regarder misérablement, dans la glace, l’image de l’homme nouveau qu’il était devenu. Et Michel comprit qu’il avait le devoir de le réconforter.

— Savez-vous, lui demanda-t-il, ce que le gouverneur de la Caroline du Sud dit un jour au gouverneur de la Caroline du Nord ? « Je trouve, dit ce puissant penseur, que le temps est toujours bien long entre deux verres d’eau-de-vie ! » Eh bien ! Pitman, si vous voulez bien chercher dans la poche gauche de mon ulster, j’ai l’idée que vous y trouverez un flacon de whisky. C’est cela, merci ! — ajouta-t-il en remplissant deux verres. — Buvez-moi cela, et vous m’en direz des nouvelles !

L’artiste étendait la main vers le pot à eau, mais Michel se hâta d’arrêter son mouvement.

— Pas même si vous me le demandiez à genoux ! cria-t-il. C’est la plus belle qualité de whisky de table qu’on puisse trouver dans tout le Royaume-Uni !

Pitman but une gorgée, reposa le verre sur la table, et soupira.

— En vérité, vous êtes bien le plus triste compagnon que l’on puisse rêver pour un jour de congé ! s’écria Michel. Si c’est là tout ce que vous entendez au whisky, fini, mon vieux, vous n’en aurez plus ; et, pendant que j’achèverai la bouteille, vous allez à votre tour vous mettre à l’ouvrage ! car, — poursuivit-il, — j’ai fait une gaffe abominable : j’aurais dû vous envoyer commander la charrette avant votre déguisement ! Mais aussi, Pitman, mon ami, il faut bien dire que vous n’êtes bon à rien ! Pourquoi ne m’avez-vous pas fait penser à cela ?

— Je ne savais pas même qu’il y avait une charrette à commander ! gémit l’artiste. Mais, si vous voulez, je puis encore enlever mon déguisement !

— Vous auriez de la peine, en tous cas, à remettre votre barbe ! observa Michel. Non, voyez-vous, c’est une gaffe : une de ces gaffes qui font pendre les gens, mon pauvre Pitman ! Courez vite à l’agence de transports de King’s Road ! Vous direz qu’on vienne enlever le piano d’ici, qu’on le conduise à la Gare de Victoria et que, de là, on l’expédie par le chemin de fer à la gare de Gannon Street, où il devra être tenu à la disposition de monsieur… Que penseriez-vous de monsieur Victor Hugo ?

— N’est-ce pas un nom un peu bien voyant ? insinua Pitman.

— Voyant ? répliqua dédaigneusement Michel. C’est-à-dire qu’un tel nom suffirait pour nous faire pendre tous les deux ! « Brown », voilà qui est à la fois plus sûr et plus facile à prononcer ! N’oubliez pas de dire que ce piano doit être remis à M. Brown !

— Je voudrais, murmura Pitman, que, par pitié pour moi, vous ne fissiez pas autant d’allusions à la pendaison !

— Oh ! d’y faire allusion, ce n’est pas encore un grand mal, mon ami ! repartit Michel. Mais allons, vite, mettez votre chapeau et filez ! Et ne manquez pas de tout payer d’avance !

Abandonné à lui-même, l’avoué commença par diriger toute son attention sur le flacon de whisky, ce qui eut encore pour effet de rehausser considérablement l’état de bonne humeur où il se trouvait depuis le matin. Puis, lorsqu’il eut vidé le flacon, il s’occupa à ajuster ses favoris, devant la glace.

— Épatant ! se dit-il avec orgueil, après s’être longuement contemplé ; j’ai l’air d’un commis d’économat !

Tout à coup lui revinrent à l’esprit les lunettes en verres de vitre (précédemment destinées à Pitman) qu’il avait dans sa poche. Il les mit sur son nez, et fut aussitôt ravi de l’effet.

« Exactement ce qui me manquait ! reprit-il. Je me demande de quoi j’ai l’air à présent ? » Et il prit diverses poses, devant la glace, se les définissant tout haut au fur et à mesure. « Imitation d’un fournisseur de nouvelles à la main pour les journaux comiques. (Mais, pour cela, il me faudrait un parapluie.) Imitation d’un commis d’économat. Imitation d’un colon australien revenu en Angleterre pour visiter les lieux de son enfance ! Parfait, voilà ce qu’il me faut ! »

Il en était à ce point de ses raisonnements lorsque ses yeux tombèrent sur le piano. Et, aussitôt, une impulsion irrésistible s’empara de lui. Il rouvrit le clavier, et, les yeux levés au plafond, fit courir ses doigts sur les touches muettes.

Quand M. Pitman rentra dans l’atelier, il trouva son guide et sauveur occupé à accomplir des prodiges de virtuosité sur l’Érard silencieux.

— Que le ciel me vienne en aide ! songea le petit homme. Il a bu toute la bouteille, et le voilà complètement ivre !

— Monsieur Finsbury ! dit-il tout haut.

Et Michel, sans se relever, tourna vers lui un visage fortement rougi, que bordaient les touffes rouges des favoris, et au milieu duquel s’étalaient les majestueuses lunettes.

— Capriccio en sol mineur sur le départ d’un ami ! se borna-t-il à répondre, tout en continuant la série de ses arpèges.

Mais, soudain, l’indignation s’était éveillée dans l’âme de Pitman.

— Pardon ! s’écria-t-il. Ces lunettes devaient être pour moi ! Elles forment une partie essentielle de mon déguisement !

— Je suis résolu à les porter moi-même ! répondit Michel.

Après quoi il ajouta, non sans une certaine apparence de vérité :

— Et les gens seraient capables de soupçonner quelque chose si nous étions tous deux avec des lunettes !

— Soit ! admit le bon Pitman. J’avais un peu compté sur ces lunettes : mais, naturellement, puisque vous insistez ! Et voici un camion devant la porte !

Pendant tout le temps que dura l’enlèvement du piano, Michel se tint caché dans le cabinet. Puis, dès que l’instrument fut parti, les deux amis sortirent par la porte principale de la maison, sautèrent dans un fiacre, et ne tardèrent pas à rouler vers le centre de la ville. La journée restait froide et aigre ; mais, malgré la pluie et le vent, Michel refusa de fermer les vitres de la voiture. Il avait tout à coup imaginé d’assumer le rôle d’un cicérone et, sur son passage, désignait et commentait à Pitman les curiosités de Londres !

— Ma parole, mon cher ami, disait-il vous me paraissez ne rien connaître de votre ville natale ! Que penseriez-vous d’une visite à la Tour de Londres ? Non ? Au fait, cela nous écarterait peut-être un peu trop. Mais, du moins… Hé, cocher, faites le tour par Trafalgar Square !

J’aurais peine à vous donner une idée de ce que souffrit Pitman, dans ce fiacre. Le froid, l’humidité, l’épouvante, une méfiance croissante à l’égard du chef sous les ordres duquel il s’était engagé, un sentiment de gêne, presque de honte, provoqué par l’absence du respectable faux-col, et un sentiment, plus amer encore, de dégradation, produit sans doute par la brusque suppression de la barbe : tels étaient les principaux ingrédients qui se mêlaient dans l’âme du malheureux artiste.

Un premier soulagement fut, pour lui, d’arriver enfin au restaurant où ils devaient déjeuner. Un second soulagement lui fut d’entendre Michel demander un cabinet particulier. Et tandis que les deux hommes grimpaient l’escalier, sous la conduite d’un garçon étranger, Pitman nota avec satisfaction que non seulement le restaurant était presque vide, mais que la plupart des clients qui s’y trouvaient étaient des exilés du beau pays de France. Aucun d’eux, suivant toute probabilité, n’était en relation avec le pensionnat où Pitman donnait des leçons : car le professeur de français lui-même, bien qu’il fût soupçonné d’être catholique, n’était guère homme à fréquenter un établissement aussi interlope !

Le garçon introduisit les deux amis dans une petite chambre nue, avec une table, un sofa, et le fantôme d’un feu. Sur quoi Michel se hâta de commander un supplément de charbon, ainsi que deux verres d’eau-de-vie avec un siphon d’eau de seltz.

— Oh ! non ! lui murmura Pitman. Plus d’eau-de-vie !

— Vous êtes vraiment extraordinaire ! se récria Michel. Il faut pourtant bien que nous fassions quelque chose ; et vous n’êtes pas sans savoir qu’on ne doit pas fumer avant les repas. Vous me paraissez absolument dépourvu de toute notion d’hygiène, mon pauvre vieux !

Et il alla regarder tomber la pluie, à la fenêtre.

Pitman, lui, se replongea dans sa triste rêverie. Ainsi donc c’était bien lui qui se trouvait grotesquement rasé, absurdement déguisé, en compagnie d’un homme ivre en lunettes, dans un restaurant étranger ! Que dirait la directrice de son pensionnat, si elle pouvait le voir en cet état ? Mais surtout que dirait-elle si elle pouvait savoir à quelle tragique et criminelle entreprise il se préparait ?

L’avoué, voyant que son ami était bien décidé à ne pas boire le verre d’eau-de-vie qu’on venait de lui servir, ne put cependant pas se résigner à boire seul.

— Tenez, dit-il au garçon, avalez-moi ça !

Et le garçon engloutit tout le contenu du verre, en deux gorgées, ce qui lui valut la plus vive sympathie de Michel.

— Jamais je n’ai vu un homme boire plus vite ! déclara-t-il à Pitman, quand le garçon fut sorti. Un tel spectacle rend confiance dans l’espèce humaine !

Le déjeuner fut excellent, et Michel le mangea d’un excellent appétit. Mais, du ton le plus formel, il refusa à son compagnon la permission de boire plus d’un seul verre de la bouteille de champagne qui arrosait le repas.

— Non, non ! lui dit-il confidentiellement. Il faut que l’un de nous deux ne soit pas tout à fait ivre ! Comme dit le proverbe : « Un homme ivre, excellente affaire ; deux hommes ivres, tout est perdu ! »

Après le café, Michel fit un effort admirable pour prendre une mine grave. Il regarda son ami bien en face, et, d’une voix un peu pâteuse, mais sévère, s’adressa à lui :

— Assez de folies ! commença-t-il, très judicieusement. Arrivons à notre affaire ! Pitman, écoutez bien ce que je vais vous dire ! Sachez que je suis un Australien, un colon australien ! Mon nom est John Dickson, entendez-vous cela ? Et vous aurez certainement plaisir à apprendre que je suis riche, monsieur, très riche ! Le genre d’entreprises que nous méditons, Pitman, ne saurait être préparé avec trop de soin. Tout le secret du succès est dans la préparation. Aussi me suis-je constitué, depuis hier soir, une biographie complète, et je vous l’exposerais bien volontiers, si, par malheur, je ne venais pas de l’oublier tout à coup !

— Je ne sais pas si c’est que je suis idiot… balbutia Pitman.

— C’est cela même ! s’écria Michel. Complètement idiot ; mais riche, aussi, encore plus riche que moi ! J’ai supposé que cela vous ferait plaisir, Pitman, et j’ai décidé que vous nageriez littéralement dans l’or. Mais, par contre, je dois vous avouer que vous n’êtes qu’un Américain, et un fabricant de galoches en caoutchouc, par-dessus le marché. Encore n’est-ce point là tout votre malheur ! Sachez, mon pauvre ami, que vous vous appelez Ezra Thomas ! Et maintenant, ajouta Michel de son ton le plus sérieux, dites-moi qui nous sommes, vous et moi !

L’infortuné petit homme fut interrogé trois fois de suite, avant d’avoir bien appris par cœur la double leçon.

— Voilà ! s’écria enfin l’avoué. Nos plans sont prêts. Ne pas se contredire, c’est cela qui est l’essentiel.

— Mais je ne comprends pas très bien ?… objecta Pitman.

— Oh ! vous en comprendrez assez quand le moment sera venu ! dit Michel en se levant.

— Mais c’est que vous ne m’avez dit que nos noms ? reprit Pitman. Je ne vois toujours pas quelle histoire nous aurons à raconter ?

— Hé ! puisque je vous dis que j’en avais une et que je l’ai oubliée ! reprit Michel. Nous en serons quitte pour en inventer une autre !

— Mais c’est que je ne sais pas inventer ! protesta Pitman. Jamais je n’ai pu rien inventer, de toute ma vie !

— Eh bien ! vous aurez à commencer aujourd’hui, mon petit ! répondit simplement Michel. Après quoi il sonna, pour demander l’addition.

Le pauvre Pitman n’était guère plus rassuré qu’avant le repas.

« Je sais qu’il est très intelligent, songeait-il, mais, en conscience, puis-je me fier à un homme dans l’état où il est ? »

Et, lorsque de nouveau les deux amis se retrouvèrent dans un fiacre, il ne put s’empêcher de tenter un dernier effort.

— Ne croyez-vous pas, bégaya-t-il, que peut-être, tout bien considéré, nous ferions mieux d’ajourner cette affaire ?

— Ajourner à demain ce qui peut être fait aujourd’hui ! s’écria Michel, indigné. Allons, allons, Pitman, égayez-vous un peu ! Encore une heure ou deux de patience, et la victoire nous appartiendra !

À la gare de Cannon-Street, les deux amis s’informèrent du piano de M. Brown, et furent ravis d’apprendre qu’il était parfaitement arrivé, ils se rendirent alors chez un loueur du voisinage de la gare, se munirent d’une grande charrette à bras, et revinrent prendre possession du piano. Après un court débat, il fut convenu que Michel traînerait la charrette, et que le rôle de Pitman consisterait à la pousser par derrière.

La maison habitée par Gédéon Forsyth était d’ailleurs tout proche, de telle sorte que le voyage du piano dans la charrette put s’achever sans trop de mésaventures. Au coin de la rue où demeurait Gédéon, les deux amis confièrent la charrette à la garde d’un commissionnaire patenté ; et, sans hâte, ils se dirigèrent vers le but final de leur expédition. Pour la première fois, Michel laissa voir une ombre d’embarras.

— Vous êtes bien sûr que mes favoris sont bien en place ? demanda-t-il. Ce serait diablement ennuyeux, si j’étais reconnu !

— Vos favoris sont parfaitement en place ! répondit Pitman après un scrupuleux examen. Mais moi, mon déguisement pourra-t-il m’empêcher d’être reconnu ? Pourvu que je ne rencontre pas quelqu’un de mon pensionnat !

— Oh ! l’absence de votre barbe suffit à vous rendre méconnaissable ! Je vous recommande seulement de ne pas oublier de parler avec lenteur : et tâchez aussi, si vous pouvez, à parler un peu moins du nez qu’à votre ordinaire !

— Mais j’espère bien que ce jeune homme ne sera pas chez lui ! soupira Pitman.

— Et moi, j’espère bien qu’il y sera, à la condition pourtant qu’il soit tout seul ! répondit Michel. Cela nous simplifiera diantrement nos opérations !

Et, en effet, lorsqu’ils eurent frappé à la porte d’un petit appartement du rez-de-chaussée, ce fut Gédéon en personne qui vint leur ouvrir. Il les fit entrer dans une chambre assez pauvrement meublée, à l’exception, toutefois, du manteau de la cheminée, qui se trouvait absolument encombré d’un assortiment varié de pipes, de paquets de tabac, de boîtes de cigares, et de romans français à couvertures jaunes.

— Monsieur Forsyth, je crois ? — C’était Michel qui ouvrait ainsi l’attaque. — Monsieur, nous sommes venus vous prier de vouloir bien vous charger d’une petite affaire. Je crains d’être indiscret…

— Vous savez que, en principe, vous devriez être accompagné de votre avoué… risqua Gédéon.

— Sans doute, sans doute : vous nous désignerez votre avoué ordinaire, et, de cette façon, l’affaire pourra être mise sur un pied plus régulier dès demain ! — répondit Michel en s’asseyant, et en signifiant à Pitman de s’asseoir aussi.

— Mais, voyez-vous, nous ne connaissons aucun avoué dans cette ville ; et comme on nous a parlé de vous, et que le temps presse, nous nous sommes permis de venir vous trouver !

— Puis-je demander, messieurs, reprit Gédéon, à qui je suis redevable de la recommandation ?

— Vous pouvez parfaitement nous le demander, répliqua Michel avec un sourire malin ; mais on nous a priés de ne pas vous le dire… au moins pour le moment !

— Une attention charitable de mon oncle, évidemment ! se dit Gédéon.

— Je m’appelle John Dickson, poursuivit Michel, un nom bien connu à Ballarat, j’ose le dire ! Et mon ami que voici est M. Ezra Thomas, des États-Unis d’Amérique, le riche manufacturier de galoches en caoutchouc.

— Voulez-vous attendre un instant, que j’aie pris note de cela ? dit Gédéon, en s’efforçant de se donner l’air d’un vieux praticien.

— Peut-être cela ne vous dérangerait-il pas trop si j’allumais un cigare ? demanda Michel.

Car il avait fait un vigoureux effort pour reprendre son sang-froid en entrant chez son jeune confrère ; mais, à présent, son cerveau recommençait à se voiler, en même temps qu’une terrible envie de dormir l’envahissait ; et il espérait (comme tant d’autres l’ont espéré en pareil cas !) qu’un cigare lui éclaircirait les idées.

— Oh ! certes non ! s’écria Gédéon, infiniment aimable. Tenez, goûtez un de ceux-ci : je puis vous les recommander en confiance !

Il prit une boîte de cigares sur la cheminée et la présenta à son client.

— Monsieur, recommença l’Australien, pour le cas où vous ne me trouveriez point tout à fait clair dans mes explications, peut-être vaut-il mieux vous avouer d’avance que je viens de faire un bon déjeuner. Après tout, c’est une chose qui peut arriver à chacun !

— Oh ! certainement ! répondit le prévenant avocat. Mais, je vous en prie, ne vous pressez pas ! Je puis vous donner… — et il s’arrêta pour consulter pensivement sa montre, — oui, il se trouve que je puis vous donner toute l’après-midi !

— L’affaire qui m’amène ici, monsieur, reprit l’Australien, est diablement délicate, je peux bien vous le dire ! Mon ami, M. Thomas, étant un Américain d’origine portugaise, et un riche fabricant de pianos Érard…

— De pianos Érard ? s’écria Gédéon avec quelque surprise. M. Thomas serait-il un des chefs de la maison Érard ?

— Oh ! des Érard de contrefaçon, naturellement ! répliqua Michel. Mon ami est l’Érard américain.

— Mais je croyais vous avoir entendu dire, objecta Gédéon, oui, j’ai certainement inscrit sur mon carnet… que votre ami était fabricant de galoches en caoutchouc ?

— Oui, je sais que cela peut étonner à première vue ! répondit l’Australien avec un sourire rayonnant. Mais, mon ami… Bref, il combine les deux professions ! Et beaucoup d’autres encore, beaucoup, beaucoup, beaucoup d’autres ! répéta M. Dickson, avec une solennité d’ivrogne. Les moulins de coton de M. Thomas sont une des curiosités de Tallahassee, les moulins de tabac de M. Thomas sont l’orgueil de Richmond, Va ! Bref, c’est un de mes plus vieux amis, monsieur Forsyth, et vous m’excuserez de ne pas pouvoir contenir mon émotion en vous exposant son affaire !

Le jeune avocat, pendant ce discours, considérait M. Thomas, et était bien agréablement impressionné par l’attitude modeste, presque timide, de ce petit homme, la simplicité et la gaucherie de ses manières.

— Quelle race étonnante que ces Américains ! songeait-il. Regardez-un peu ce petit homme tout effarouché, vêtu comme un musicien ambulant, et pensez à la multiplicité des intérêts qu’il tient dans ses mains !

— Mais, reprit-il tout haut, ne ferions-nous pas bien d’en venir directement aux faits ?

— Monsieur est un homme pratique, à ce que je vois ! dit l’Australien. Eh bien ! oui, j’en arrive aux faits. Sachez donc, monsieur, qu’il s’agit d’une rupture de promesse de mariage !

Le malheureux Pitman était si peu préparé à cette situation nouvelle qu’il eut peine à retenir un cri.

— Mon Dieu ! dit Gédéon, les affaires de ce genre sont souvent très ennuyeuses ! Exposez-moi tous les détails du cas ! ajouta-t-il avec bonté. Si vous voulez que je vous vienne en aide, ne me cachez rien !

— Dites-lui tout vous-même ! dit à son compagnon Michel, qui, apparemment, avait conscience d’avoir achevé sa part du rôle. Mon ami va vous raconter tout cela ! ajouta-t-il en se tournant vers Gédéon, avec un bâillement. Et vous m’excuserez, n’est-ce pas ? si je ferme les yeux pour un instant ! J’ai passé la nuit au chevet d’un ami malade.

Pitman, absolument ahuri, regardait droit devant lui. La rage et le désespoir se mêlaient dans son âme innocente. Des idées de fuite, des idées même de suicide lui venaient, repartaient, et lui revenaient. Et toujours l’avocat attendait avec patience, et toujours l’artiste s’efforçait vainement de trouver des mots, n’importe lesquels.

— Oui, monsieur ! Il s’agit d’une rupture de promesse de mariage ! dit-il enfin à voix basse. Je… suis menacé d’un procès pour rupture de promesse de mariage…

Arrivé à ce point de son discours, il voulut se tirer la barbe, en quête d’une inspiration nouvelle. Ses doigts se refermèrent sur le poli inaccoutumé d’un menton rasé ; et, du même coup, il sentit que tout ce qui lui restait d’espoir et de courage l’abandonnait irrémédiablement. Il se tourna vers Michel, et le secoua de toutes ses forces :

— Réveillez-vous ! lui cria-t-il avec colère. Je n’en viens pas à bout, et vous le savez bien !

— Il faut que vous excusiez mon ami, monsieur ! dit aussitôt Michel. Le fait est qu’il n’a pas été doué par la nature pour la narration. Mais au reste, — poursuivit-il, — l’affaire est des plus simples. Mon ami est un homme d’un tempérament passionné, et accoutumé à la vie patriarcale de son pays. Vous voyez la chose d’ici : un malheureux voyage en Europe, suivi de la malheureuse rencontre avec un soi-disant comte étranger, qui a une très jolie fille. M. Thomas a tout à fait perdu la tête. Il s’est offert, il a été accepté, et il a écrit, — écrit sur un ton que je suis sûr qu’il doit bien regretter à présent ! Si ces lettres étaient jamais produites en justice, c’en serait fait de l’honneur de M. Thomas !

— Dois-je comprendre… commença Gédéon.

— Non, non cher monsieur, reprit gravement l’Australien, il est impossible que vous compreniez tant que vous n’aurez pas vu les lettres en question !

— Voilà, en vérité, une circonstance fâcheuse ! dit Gédéon.

Plein de pitié, il lança un coup d’œil sur le coupable ; puis, voyant sur le visage de celui-ci toutes les marques d’une confusion affreuse, il se hâta de détourner les yeux.

— Mais cela ne serait encore rien, poursuivit sévèrement M. Dickson : et, certes, monsieur, certes, j’aurais souhaité de tout mon cœur que M. Thomas ne se fût point déshonoré comme il l’a fait. Il est sans excuse, monsieur ! Car il était fiancé, à ce moment, — il l’est même encore, — à la plus belle jeune fille de Constantinople, Ga.

— Ga ? demanda Gédéon, étonné.

— Mais oui, une abréviation courante ! dit Michel. On dit Ga, pour Georgia, de la façon que nous disons Co pour Compagnie.

— Je savais bien qu’on écrivait parfois ainsi dit Gédéon, mais j’ignorais qu’on le prononçât de même !

— Oh ! vous pouvez bien, me croire quand je vous le dis ! répondit Michel. Et maintenant, monsieur, vous pouvez comprendre par vous-même que, pour sauver mon malheureux ami, il va falloir déployer une habileté infernale ! Pour de l’argent, il y en a, et à volonté ! M. Thomas est tout prêt à souscrire, dès demain, un chèque de cent mille livres. Mais, au reste, monsieur Forsyth, nous avons mieux que ça ! Ce comte étranger, le comte Tarnow, comme il s’appelle, a tenu autrefois un magasin de cigares à Bayswater, sous le nom plus modeste de Schmidt. Sa fille, — si toutefois c’est sa fille, prenez bien note de ce point, monsieur ! — sa fille servait les clients dans le magasin. Et c’est elle qui, à présent, prétend épouser un homme de la situation sociale de M. Thomas ! Eh bien ! voyez-vous enfin ce que nous voulons ? Nous savons que ces misérables méditent un coup, et nous désirons les prévenir. Courez bien vite à Hampton-Court, où demeurent les Tarnow, et employez la menace, ou la corruption, ou bien les deux moyens, jusqu’à ce que vous vous soyez fait remettre les lettres ! Que si vous n’y parvenez pas, mon ami Thomas devra passer en justice, et perdre son honneur. Je serais moi-même forcé, en ce cas, de rompre toute relation avec lui ! ajouta le peu chevaleresque ami.

— Je crois bien qu’il y a quelques chances de succès pour nous, dans tout cela ! dit Gédéon. Savez-vous si ce Schmidt est connu de la police ?

— Nous l’espérons bien ! dit Michel. Nous avons bien des raisons de le supposer ! Remarquez déjà le fait que ces gens ont habité Bayswater ! Est-ce que le choix de ce quartier ne vous paraît pas bien suggestif ?

Pour la cinquième ou sixième fois depuis le commencement de cette remarquable entrevue, Gédéon se demanda s’il ne rêvait pas. « Mais non, se dit-il, l’excellent Australien aura sans doute trop copieusement déjeuné ! » Et il ajouta tout haut : « Jusqu’à quelle somme pourrai-je aller ? »

— J’ai l’idée que cinq mille livres suffiraient pour aujourd’hui ! dit Michel. Et maintenant, monsieur, que nous ne vous retenions pas davantage ! L’après-midi s’avance ; il y a des trains pour Hampton-Court toutes les demi-heures, et je n’ai pas besoin de vous décrire l’impatience de mon ami. Tenez ! voici un billet de cinq livres pour les premiers frais ! Et voici l’adresse !

Et Michel commença à écrire ; puis il s’arrêta, déchira le papier, et en mit les morceaux dans sa poche. — Non, dit-il, j’aime mieux vous dicter l’adresse ; mon écriture est trop illisible !

Gédéon inscrivit soigneusement l’adresse : « Comte Tarnow, villa Kurnaul, Hampton Court. » Il prit ensuite une autre feuille de papier, et y écrivit encore quelques mots.

— Vous m’avez dit que vous n’avez pas fait choix d’un avoué ! reprit-il. Voici l’adresse d’un avoué, qui, pour un cas de ce genre, est l’homme le plus habile de Londres !

Et il tendit le papier à Michel.

— Ah ! vraiment ! s’écria Michel, en lisant sa propre adresse sur le papier.

— Oui, je sais, vous aurez vu son nom mêlé à des affaires assez malpropres ! dit Gédéon ; mais lui-même est un homme parfaitement honorable et d’une capacité reconnue. Il ne me reste plus, messieurs, qu’à vous demander où je pourrai vous retrouver, à mon retour de Hampton Court ?

— Au Grand-Hôtel Langham, naturellement ! répliqua Michel. Et, sans faute, à ce soir !

— Sans faute ! répondit Gédéon en souriant. Je puis venir à n’importe quelle heure, n’est-ce pas ?

— Absolument, absolument ! s’écria Michel, déjà debout pour prendre congé.

— Eh bien ! que pensez-vous de ce jeune homme ? demanda-t-il à Pitman, dès qu’ils se retrouvèrent dans la rue.

Pitman murmura quelque chose comme : « Un parfait idiot ! »

— Pas du tout ! se récria Michel. Il sait quel est le meilleur avoué de Londres, et cela seul suffirait pour faire son éloge ! Mais, dites donc, hein, ai-je été assez brillant ?

Pitman ne répondit rien.

— Holà ! dit Michel en lui posant la main sur l’épaule. Pourrait-on savoir quel est le nouveau grief de Pitman ?

— Vous n’aviez pas le droit de parler de moi comme vous l’avez fait ! s’écria l’artiste. Votre langage a été tout à fait odieux ! Vous m’avez blessé profondément.

— Moi ! mais je n’ai pas dit un seul mot de vous ! protesta Michel. J’ai parlé d’Ezra Thomas ; et je vous prie de vouloir bien vous rappeler qu’il n’existe personne de ce nom !

— N’importe ! vous m’en faites supporter de dures ! murmura l’artiste.

Cependant les deux amis étaient parvenus au coin de la rue, et là, sous la garde du fidèle commissionnaire, veillant sur lui avec un grand air de vertueuse dignité, là les attendait le piano, qui semblait un peu s’ennuyer dans la solitude de la charrette, tandis que la pluie découlait le long de ses pieds élégamment vernis.

Ce fut encore le commissionnaire qui fut mis en réquisition pour aller chercher cinq ou six robustes gaillards au cabaret le plus voisin, et, avec leur aide, s’engagea la dernière bataille de cette mémorable campagne. Tout porte à croire que M. Gédéon Forsyth ne s’était pas encore installé dans son compartiment du train de Hampton Court lorsque Michel ouvrit la porte de l’appartement du jeune voyageur, et que les porteurs, avec des grognements professionnels, déposèrent le grand Érard au milieu de la chambre.

— Voilà, dit triomphalement Michel à Pitman après avoir congédié les hommes. Et maintenant, une précaution suprême ! Il faut que nous lui laissions la clef du piano, et de telle manière qu’il ne manque pas à la trouver ! Voyons un peu !

Au centre du couvercle, sur le piano, il construisit une tour carrée avec des cigares et déposa la clef à l’intérieur du petit monument ainsi construit.

— Le pauvre jeune homme ! dit l’artiste, quand ils se retrouvèrent de nouveau dans la rue.

— Le fait est qu’il est dans une diable de position ! reconnut sèchement Michel. Tant mieux, tant mieux ! ça le remontera !

— Et à ce propos, reprit l’excellent Pitman, je crains de vous avoir montré tout à l’heure un bien mauvais caractère, et bien de l’ingratitude ! Je n’avais aucun droit, je le vois à présent, de m’offenser d’expressions qui ne s’adressaient pas directement à moi !

— C’est bon ! dit Michel en se rattelant à la charrette. Pas un mot de plus, Pitman ! Votre sentiment vous honore. Un honnête homme ne peut manquer de souffrir quand il entend insulter son alter ego.

La pluie avait presque cessé ; Michel était presque dégrisé, le « dépôt » avait été livré en d’autres mains, et les amis étaient réconciliés : aussi le retour chez le loueur leur parut-il, en comparaison avec les aventures précédentes de la journée, une véritable partie de plaisir. Et lorsqu’ils se retrouvèrent se promenant dans le Strand, bras dessus bras dessous, sans l’ombre d’un soupçon qui pesât sur eux, Pitman émit un profond soupir de soulagement.

— Maintenant, dit-il, nous pouvons rentrer à la maison !

— Pitman, dit l’avoué en s’arrêtant court, vous me désolez ! Quoi ! nous avons été à la pluie à peu près toute la journée, et vous proposez sérieusement de rentrer à la maison ? Non, monsieur ! Un grog au whisky nous est absolument indispensable !

Il reprit le bras de son ami, et le conduisit inflexiblement dans une taverne d’apparence engageante, et je dois ajouter (à mon vif regret, d’ailleurs) que Pitman s’y laissa conduire assez volontiers. Maintenant que la paix était restaurée à l’horizon, une certaine jovialité innocente commençait à poindre dans les manières de l’artiste : et quand il leva son verre brûlant pour trinquer avec Michel, le fait est qu’il apporta à ce geste toute la pétulance d’une petite pensionnaire romanesque assistant à son premier pique-nique.