Le Mort vivant/Chapitre 1

Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 1-25).


I

LA FAMILLE FINSBURY


Combien le lecteur, — tandis que, commodément assis au coin de son feu, il s’amuse à feuilleter les pages d’un roman, — combien il se rend peu compte des fatigues et des angoisses de l’auteur ! Combien il néglige de se représenter les longues nuits de luttes contre des phrases rétives, les séances de recherches dans les bibliothèques, les correspondances avec d’érudits et illisibles professeurs allemands, en un mot tout l’énorme échafaudage que l’auteur a édifié et puis démoli, simplement pour lui procurer, à lui, lecteur, quelques instants de distraction au coin de son feu, ou encore pour lui tempérer l’ennui d’une heure en wagon !

C’est ainsi que je pourrais fort bien commencer ce récit par une biographie complète de l’Italien Tonti : lieu de naissance, origine et caractère des parents, génie naturel (probablement hérité de la mère), exemples remarquables de précocité, etc. Après quoi je pourrais également infliger au lecteur un traité en règle sur le système économique auquel le susdit Italien a laissé son nom. J’ai là, dans deux tiroirs de mon cartonnier, tous les matériaux dont j’aurais besoin pour ces deux paragraphes ; mais je dédaigne de faire étalage d’une science d’emprunt. Tonti est mort ; je dois même dire que je n’ai jamais rencontré personne pour le regretter. Et quant au système de la tontine, voici, en quelques mots, tout ce qu’il est nécessaire qu’on en connaisse pour l’intelligence du simple et véridique récit qui va suivre :

Un certain nombre de joyeux jeunes gens mettent en commun une certaine somme, qui est ensuite déposée dans une banque, à intérêts composés. Les déposants vivent leur vie, meurent chacun à son tour ; et, quand ils sont tous morts à l’exception d’un seul, c’est à ce dernier survivant qu’échoit toute la somme, intérêts compris. Le survivant en question se trouve être alors, suivant toute vraisemblance, si sourd qu’il ne peut pas même entendre le bruit mené autour de sa bonne aubaine ; et, suivant toute vraisemblance, il a lui-même trop peu de temps à vivre pour pouvoir en jouir. Le lecteur comprend maintenant ce que le système a de poétique, pour ne pas dire de comique : mais il y a en même temps, dans ce système, quelque chose de hasardeux, une apparence de sport, qui, jadis, l’a rendu cher à nos grands-parents.

Lorsque Joseph Finsbury et son frère Masterman n’étaient que deux petits garçons en culottes courtes, leur père, — un marchand aisé de Cheapside, — les avait fait souscrire à une petite tontine de trente-sept parts. Chaque part était de mille livres sterling. Joseph Finsbury se rappelle, aujourd’hui encore, la visite au notaire : tous les membres de la tontine, — des gamins comme lui, rassemblés dans une étude, et venant, chacun à son tour, s’asseoir dans un grand fauteuil pour signer leurs noms, avec l’assistance d’un bon vieux monsieur à lunettes chaussé de bottes à la Wellington. Il se rappelle comment, après la séance, il a joué avec les autres enfants dans une prairie qui se trouvait derrière la maison du notaire, et la magnifique bataille qu’il a engagée contre un de ses co-tonineurs, qui s’était permis de lui tirer le nez. Le fracas de la bataille est venu interrompre le notaire pendant qu’il s’occupait, dans son étude, à régaler les parents de gâteaux et de vin : de telle sorte que les combattants ont été brusquement séparés, et Joseph (qui était le plus petit des deux adversaires) a eu la satisfaction d’entendre louer sa bravoure par le vieux monsieur aux bottes à la Wellington, comme aussi d’apprendre que celui-ci, à son âge, s’était comporté de la même façon. Sur quoi, Joseph s’est demandé si, à son âge, le vieux monsieur avait déjà une petite tête chauve ; et de petites bottes à la Wellington.

En 1840, les trente-sept souscripteurs étaient tous vivants ; en 1850, leur nombre avait diminué de six ; en 1856 et en 1857, la Crimée et la grande Révolte des Indes, aidant le cours naturel des choses, n’emportèrent pas moins de neuf des tontineurs. En 1870, cinq seulement de ceux-ci restaient en vie ; et, à la date de mon récit, il n’en restait plus que trois, parmi lesquels Joseph Finsbury et son frère aîné.

À cette date, Masterman Finsbury était dans sa soixante-treizième année. Ayant depuis longtemps ressenti les fâcheux effets de l’âge, il avait fini par se retirer des affaires, et vivait à présent dans une retraite absolue, sous le toit de son fils Michel, l’avoué bien connu. Joseph, d’autre part, était encore sur pied, et n’offrait encore qu’une figure demi-vénérable, dans les rues où il aimait à se promener. La chose était, — je dois ajouter, — d’autant plus scandaleuse que Masterman avait toujours mené (jusque dans les moindres détails) une vie anglaise véritablement modèle. L’activité, la régularité, la décence, et un goût marqué pour le quatre du cent, toutes ces vertus nationales qu’on s’accorde à considérer comme les bases mêmes d’une verte vieillesse, Masterman Finsbury les avait pratiquées à un très haut degré : et voilà où elles l’avaient conduit, à soixante-treize ans ! Tandis que Joseph, à peine plus jeune de deux ans, et qui se trouvait dans le plus enviable état de conservation, s’était toute sa vie disqualifié à la fois par la paresse et l’excentricité. Embarqué d’abord dans le commerce des cuirs, il s’était bientôt fatigué des affaires. Une passion malheureuse pour les notions générales, faute d’avoir été réprimée à temps, avait commencé, dès lors, à saper son âge mûr. Il n’y a point de passion plus débilitante pour l’esprit, si ce n’est peut-être cette démangeaison de parler en public qui en est, d’ailleurs, un accompagnement ou un succédané assez ordinaire. Dans le cas de Joseph, du moins, les deux maladies étaient réunies : peu à peu s’était déclarée la période aiguë, celle où le patient fait des conférences gratuites ; et, avant que peu d’années se fussent passées, l’infortuné en était arrivé au point d’être prêt à entreprendre un voyage de cinq heures pour parler devant les moutards d’une école primaire.

Non pas que Joseph Finsbury fût, le moins du monde, un savant ! Toute son érudition se bornait à ce que lui avaient fourni les manuels élémentaires et les journaux quotidiens. Il ne s’élevait pas même jusqu’aux encyclopédies ; c’était « la vie, disait-il, qui était son livre ». Il était prêt à reconnaître que ses conférences ne s’adressaient pas aux professeurs des universités : elles s’adressaient, suivant lui, « au grand cœur du peuple ». Et son exemple tendrait à faire croire que le « cœur » du peuple est indépendant de sa tête : car le fait est que, malgré leur sottise et leur banalité, les élucubrations de Joseph Finsbury étaient, d’ordinaire, favorablement accueillies. Il citait volontiers, entre autres, le succès de la conférence qu’il avait faite aux ouvriers sans travail, sur : Comment on peut vivre à l’aise avec deux mille francs par an. L’Éducation, ses buts, ses objets, son utilité et sa portée, avait valu à Joseph, en plusieurs endroits, la considération respectueuse d’une foule d’imbéciles. Et quant à son célèbre discours sur l’Assurance sur la vie envisagée dans ses rapports avec les masses, la Société d’Amélioration Mutuelle des Travailleurs de l’Île des Chiens, à qui il fut adressé, en fut si charmée, — ce qui donne vraiment une triste idée de l’intelligence collective de cette association, — que, l’année suivante, elle élut Joseph Finsbury pour son président d’honneur : titre qui, en vérité, était moins encore que gratuit, puisqu’il impliquait, de la part de son titulaire, une donation annuelle à la caisse de la Société ; mais l’amour-propre du nouveau président d’honneur n’en avait pas moins là de quoi se trouver hautement satisfait.

Or, pendant que Joseph se constituait ainsi une réputation parmi les ignorants d’espèce cultivée, sa vie domestique se trouva brusquement encombrée d’orphelins. La mort de son plus jeune frère, Jacques, fit de lui le tuteur de deux garçons, Maurice et Jean ; et, dans le courant de la même année, sa famille s’enfla encore par l’addition d’une petite demoiselle, la fille de John Henry Hazeltine, Esq., homme de fortune modique, et, apparemment, peu pourvu d’amis. Ce Hazeltine n’avait vu Joseph Finsbury qu’une seule fois, dans une salle de conférence de Holloway ; mais, au sortir de cette salle, il était allé chez son notaire, avait rédigé un nouveau testament, et avait légué au conférencier le soin de sa fille, ainsi que de la petite fortune de celle-ci. Joseph était ce qu’on peut appeler un « bon enfant » : et cependant ce ne fut qu’à contre-cœur qu’il accepta cette nouvelle responsabilité, inséra une annonce pour demander une gouvernante, et acheta, d’occasion, une voiture de bébé. Bien plus volontiers il avait accueilli, quelques mois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean ; et cela non pas autant à cause des liens de parenté que parce que le commerce des cuirs (où, naturellement, il s’était hâté d’engager les trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux) avait manifesté, depuis peu, d’inexplicables symptômes de déclin. Un jeune, mais capable Écossais, fut ensuite choisi comme gérant de l’entreprise : et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsbury n’eut à se préoccuper de l’ennuyeux souci des affaires. Laissant son commerce et ses pupilles entre les mains du capable Écossais, il entreprit un long voyage sur le continent et jusqu’en Asie Mineure.

Avec une Bible polyglotte dans une main et un manuel de conversation dans l’autre, il se fraya successivement son chemin à travers les gens de douze langues différentes. Il abusa de la patience des interprètes, sauf à les payer (le juste prix), quand il ne pouvait pas obtenir leurs services gratuitement ; et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il remplis une foule de carnets du résultat de ses observations.

Il employa plusieurs années à ces fructueuses consultations du grand livre de la vie humaine, et ne revint en Angleterre que lorsque l’âge de ses pupilles exigea de sa part un surcroît de soins. Les deux garçons avaient été placés dans une école, — à bon marché, cela va de soi, — mais en somme assez bonne, et où ils avaient reçu une saine éducation commerciale : trop saine même, peut-être, étant donné que le commerce des cuirs se trouvait alors dans une situation qui aurait gagné à n’être pas examinée de très près.

Le fait est que, quand Joseph s’était préparé à rendre à ses neveux ses comptes de tutelle, il avait découvert, à son grand chagrin, que l’héritage de son frère Jacques ne s’était pas agrandi, sous son protectorat. En supposant qu’il abandonnât à ses deux neveux jusqu’au dernier centime de sa fortune personnelle, il avait constaté qu’il aurait encore à leur avouer un déficit de sept mille huit cents livres. Et quand ces faits furent communiqués aux deux frères, en présence d’un avoué, Maurice Finsbury menaça son oncle de toutes les sévérités de la loi : je crois bien qu’il n’aurait pas hésité (malgré les liens du sang) à recourir jusqu’aux mesures les plus extrêmes, si son avoué ne l’en avait retenu.

— Jamais vous ne parviendrez à tirer du sang d’une pierre ! lui avait dit, judicieusement, cet homme de loi.

Et Maurice comprit la justesse du proverbe, et se résigna à passer un compromis avec son oncle. D’un côté, Joseph renonçait à tout ce qu’il possédait, et reconnaissait à son neveu une forte part dans la tontine, qui commençait à devenir une spéculation des plus sérieuses ; de l’autre côté, Maurice s’engageait à entretenir à ses frais son oncle ainsi que miss Hazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), et à leur servir, à chacun, une livre sterling par mois, comme monnaie de poche.

Cette subvention était plus que suffisante pour les besoins du vieillard. On a peine à comprendre comment, au contraire, elle pouvait suffire à la jeune fille, qui avait à se vêtir, à se coiffer, etc., sur ce seul argent ; mais elle y parvenait, Dieu sait par quel moyen, et, chose plus étonnante encore, elle ne se plaignait jamais. Elle était d’ailleurs sincèrement attachée à son gardien, en dépit de la parfaite incompétence de celui-ci à veiller sur elle. Du moins ne s’était-il jamais montré dur ni méchant à son égard, et, en fin de compte, il y avait peut-être quelque chose d’attendrissant dans la curiosité enfantine qu’il éprouvait pour toutes les connaissances inutiles, comme aussi dans l’innocent délice que lui procurait le moindre témoignage d’admiration qu’on lui accordait. Toujours est-il que, bien que l’avoué eût loyalement prévenu Julia Hazeltine que la combinaison de Maurice constituait pour elle un dommage, l’excellente fille s’était refusée à compliquer encore les embarras de l’oncle Joseph. Et ainsi le compromis était entré en vigueur.

Dans une grande, sombre, lugubre maison de John Street, Bloomsbury, ces quatre personnes demeuraient ensemble : en apparence une famille, en réalité une association financière. Julia et l’oncle Joseph étaient, naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorbé par sa passion pour le banjo, le café-concert, la buvette d’artistes et les journaux de sport, était un personnage condamné de naissance à ne jouer jamais qu’un rôle secondaire. Et, ainsi, toutes les peines et toutes les joies du pouvoir se trouvaient entièrement dévolues à Maurice.

On sait l’habitude qu’ont prise les moralistes de consoler les faibles d’esprit en leur affirmant que, dans toute vie, la somme des peines et celle des joies se balancent, ou à peu de chose près ; mais, certes, sans vouloir insister sur l’erreur théorique de cette pieuse mystification, je puis affirmer que, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes dépassait de beaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne s’épargnait aucune fatigue à lui-même, et n’en épargnait pas non plus aux autres : c’était lui qui réveillait les domestiques, qui serrait sous clef les restes des repas, qui goûtait les vins, qui comptait les biscuits. Des scènes pénibles avaient lieu, chaque samedi, lors de la révision des factures, et la cuisinière était souvent changée, et souvent les fournisseurs, sur le palier de service, déversaient tout leur répertoire d’injures, à propos d’une différence de trois liards. Aux yeux d’un observateur superficiel, Maurice Finsbury aurait risqué de passer pour un avare ; à ses propres yeux, il était simplement un homme qui avait été volé. Le monde lui devait 7.800 livres sterling, et il était bien résolu à se les faire repayer.

Mais c’était surtout dans sa conduite avec Joseph que se manifestait clairement le caractère de Maurice. L’oncle Joseph était un placement sur lequel le jeune homme comptait beaucoup : aussi ne reculait-il devant rien pour se le conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non, avait à subir l’examen minutieux d’un médecin. Son régime, son vêtement, ses villégiatures, tout cela lui était administré comme la bouillie aux enfants. Pour peu que le temps fût mauvais, défense de sortir. En cas de beau temps, à neuf heures précises du matin l’oncle Joseph devait se trouver dans le vestibule ; Maurice voyait s’il avait des gants, et si ses souliers ne prenaient pas l’eau ; après quoi, les deux hommes s’en allaient au bureau, bras dessus bras dessous. Promenade qui n’avait sans doute rien de bien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune peine pour affecter vis-à-vis l’un de l’autre des sentiments amicaux : Maurice n’avait jamais cessé de reprocher à son tuteur le déficit des 7.800 livres, ni de déplorer la charge supplémentaire constituée par Miss Hazeltine ; et Joseph, tout bon enfant qu’il fût, éprouvait pour son neveu quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la haine. Et encore l’aller n’était-il rien en comparaison du retour : car la simple vue du bureau, sans compter tous les détails de ce qui s’y passait, aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury.

Le nom de Joseph était toujours inscrit sur la porte, et c’était toujours encore lui qui avait la signature des chèques ; mais tout cela n’était que pure manœuvre politique de la part de Maurice, destinée à décourager les autres membres de la tontine. En réalité, c’était Maurice lui-même qui s’occupait de l’affaire des cuirs ; et je dois ajouter que cette affaire était pour lui une source inépuisable de chagrins. Il avait essayé de la vendre, mais n’avait reçu que des offres dérisoires. Il avait essayé de l’étendre, et n’était parvenu qu’à en étendre les charges ; de la restreindre, et c’était seulement les profits qu’il était parvenu à restreindre. Personne n’avait jamais su tirer un sou de cette affaire de cuirs, excepté le « capable » Écossais, qui, lorsque Maurice l’avait congédié, s’était installé dans le voisinage de Banff, et s’était construit un château avec ses bénéfices. La mémoire de ce fallacieux Écossais, Maurice ne manquait pas un seul jour à la maudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait son courrier, avec le vieux Joseph assis à une autre table, et attendant ses ordres de l’air le plus maussade, ou bien, furieusement, griffonnant sa signature sur il ne savait quoi. Et lorsque l’Écossais poussa le cynisme jusqu’à envoyer une annonce de son mariage (avec Davida, fille aînée du Révérend Baruch Mac Craw), le malheureux Maurice crut bien qu’il allait avoir une attaque.

Les heures de présence au bureau avaient été, peu à peu, réduites au minimum honnêtement possible. Si profond que fût chez Maurice le sentiment de ses devoirs (envers lui-même), ce sentiment n’allait pas jusqu’à lui donner le courage de s’attarder entre les quatre murs de son bureau, avec l’ombre de la banqueroute s’y allongeant tous les jours. Après quelques heures d’attente, patron et employés poussaient un soupir, s’étiraient, et sortaient, sous prétexte de se recueillir pour l’ennui du lendemain. Alors, le marchand de cuirs ramenait son capital vivant jusqu’à John Street, comme un chien de salon ; après quoi, l’ayant emmuré dans la maison, il repartait lui-même pour explorer les boutiques des brocanteurs, en quête de bagues à cachets, l’unique passion de sa vie.

Quant à Joseph, il avait plus que la vanité d’un homme, — il avait la vanité d’un conférencier. Il avouait qu’il avait eu des torts, encore qu’on eût péché contre lui (notamment le « capable » Écossais) plus qu’il n’avait péché lui-même. Mais il déclarait que, eût-il trempé ses mains dans le sang, il n’aurait tout de même pas mérité d’être ainsi traîné en laisse par un jeune morveux, d’être tenu captif dans le cabinet de sa propre maison de commerce, d’être sans cesse poursuivi de commentaires mortifiants sur toute sa carrière passée, de voir, chaque matin, son costume examiné de haut en bas, son collet relevé, la présence de ses mitaines sur ses mains sévèrement contrôlée, et d’être promené dans la rue et reconduit chez lui comme un bébé aux soins d’une nourrice. À la pensée de tout cela, son âme se gonflait de venin. Il se hâtait d’accrocher à une patère, dans le vestibule, son chapeau, son manteau, et les odieuses mitaines, et puis de monter rejoindre Julia et ses carnets de notes. Le salon de la maison, au moins, était à l’abri de Maurice : il appartenait au vieillard et à la jeune fille. C’était là que celle-ci cousait ses robes ; c’était là que l’oncle Joseph tachait d’encre ses lunettes, tout au bonheur d’enregistrer des faits sans conséquences, ou de recueillir les chiffres de statistiques imbéciles.

Souvent, pendant qu’il était au salon avec Julia, il déplorait la fatalité qui avait fait de lui un des membres de la tontine.

— Sans cette maudite tontine, gémissait-il un soir, Maurice ne se soucierait pas de me garder ! Je pourrais être un homme libre, Julia ! Et il me serait si facile de gagner ma vie en donnant des conférences !

— Certes, cela vous serait facile ! — répondait Julia, qui avait un cœur d’or. — Et c’est lâche et vilain, de la part de Maurice, de vous priver d’une chose qui vous amuse tant !

— Vois-tu, mon enfant, c’est un être sans intelligence ! s’écriait Joseph. Songe un peu à la magnifique occasion de s’instruire qu’il a ici, sous la main, et que cependant il néglige ! La somme de connaissances diverses dont je pourrais lui faire part, Julia, si seulement il consentait à m’écouter, cette somme, il n’y a pas de mots pour t’en donner une idée !

— En tout cas, mon cher oncle, vous devez bien prendre garde de ne pas vous agiter ! observait doucement Julia. Car, vous savez, pour peu que vous ayez l’air d’être souffrant, on enverra aussitôt chercher le médecin !

— C’est vrai, mon enfant, tu as raison ! répondait le vieillard. Oui, je vais essayer de prendre sur moi ! L’étude va me rendre du calme !

Et il allait chercher sa galerie de carnets.

— Je me demande, hasardait-il, je me demande si, pendant que tu travailles de tes mains, cela ne t’intéresserait pas d’entendre…

— Mais oui, mais oui, cela m’intéresserait beaucoup ! — s’écriait Julia. — Allons, lisez-moi une de vos observations !

Aussitôt le carnet était ouvert, et les lunettes raffermies sur le nez, comme si le vieillard voulait empêcher toute rétractation possible de la part de son auditrice.

— Ce que je me propose de te lire aujourd’hui, commença-t-il un certain soir, après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, ce sera, si tu veux bien me le permettre, les notes recueillies par moi, à la suite d’une très importante conversation avec un courrier syrien appelé David Abbas. — Abbas, tu l’ignores peut-être, est le nom latin d’abbé. — Les résultats de cet entretien compensent bien le prix qu’il m’a coûté, car, comme Abbas paraissait d’abord un peu impatienté des questions que je lui posais sur divers points de statistique régionale, je me suis trouvé amené à le faire boire à mes frais. Tiens, voici ces notes !

Mais au moment où, après avoir de nouveau toussé, il s’apprêtait à entamer sa lecture, Maurice fit irruption dans la maison, appela vivement son oncle, et, dès l’instant suivant, envahit le salon, brandissant dans sa main un journal du soir.

Et, en vérité, il revenait chargé d’une grande nouvelle. Le journal annonçait la mort du lieutenant général sir Glasgow Beggar, K. C. S. I., K. C. M. G., etc. Cela signifiait que la tontine n’avait plus désormais que deux membres : les deux frères Finsbury. Enfin, la chance était venue pour Maurice !

Ce n’était pas que les deux frères fussent, ni eussent jamais été, grands amis. Lorsque le bruit s’était répandu du voyage de Joseph en Asie Mineure, Masterman, casanier et traditionnel, s’était exprimé avec irritation. « Je trouve la conduite de mon frère simplement indécente ! avait-il murmuré. Retenez ce que je vous dis : il finira par aller jusqu’au Pôle Nord ! Un vrai scandale pour un Finsbury ! » Et ces amères paroles avaient été, plus tard, rapportées au voyageur. Affront pire encore, Masterman avait refusé d’assister à la conférence sur l’Éducation, ses buts, ses objets, son utilité et sa portée, bien qu’une place lui eût été réservée sur l’estrade. Depuis lors, les deux frères ne s’étaient pas revus. Mais, d’autre part, jamais ils ne s’étaient ouvertement querellés : de telle sorte que tout portait à croire qu’un compromis entre eux serait chose facile à conclure. Joseph (de par l’ordre de Maurice) avait à se prévaloir de sa situation de cadet ; et Masterman avait toujours eu la réputation de n’être ni avare ni mauvais coucheur. Oui, tous les éléments d’un compromis entre les deux frères se trouvaient réunis ! Et Maurice, dès le lendemain, — tout animé par la perspective de pouvoir rentrer enfin dans ses 7.800 livres sterling, — se précipita dans le cabinet de son cousin Michel.

Michel Finsbury était une sorte de personnage célèbre. Lancé de très bonne heure dans la loi, et sans direction, il était devenu le spécialiste des affaires douteuses. On le connaissait comme l’avocat des causes désespérées : on le savait homme à extraire un témoignage d’une bûche, ou à faire produire des intérêts à une mine d’or. Et, en conséquence, son cabinet était assiégé par la nombreuse caste de ceux qui ont encore un peu de réputation à perdre, et qui se trouvent sur le point de perdre ce peu qui leur en reste ; de ceux qui ont fait des connaissances fâcheuses, qui ont égaré des papiers compromettants, ou qui ont à souffrir des tentatives de chantage de leurs anciens domestiques. Dans la vie privée, Michel était un homme de plaisir : mais son expérience professionnelle lui avait donné, par contraste, un grand goût des placements solides et de tout repos. Enfin, détail plus encourageant encore, Maurice savait que son cousin avait toujours pesté contre l’histoire de la tontine.

Ce fut donc avec presque la certitude de réussir que Maurice se présenta devant son cousin, ce matin-là, et, fiévreusement, se mit en devoir de lui exposer son plan. Pendant un bon quart d’heure, l’avoué, sans l’interrompre, le laissa insister sur les avantages manifestes d’un compromis qui permettrait aux deux frères de se partager le total de la tontine. Enfin, Maurice vit son cousin se lever de son fauteuil et sonner pour appeler un commis.

— Eh bien ! décidément, Maurice, dit Michel, ça ne va pas !

En vain le marchand de cuirs plaida et raisonna, et revint tous les jours suivants pour continuer à plaider et à raisonner. En vain, il offrit un boni de mille, de deux mille, de trois mille livres. En vain, il offrit, au nom de son oncle Joseph, de se contenter d’un tiers de la tontine et de laisser à Michel et à son père les deux autres tiers. Toujours l’avoué lui faisait la même réponse :

— Ça ne va pas !

— Michel ! s’écria enfin Maurice, je ne comprends pas où vous voulez en venir ! Vous ne répondez pas à mes arguments, vous ne dites pas un mot ! Pour ma part, je crois que votre seul objet est de me contrarier !

L’avoué sourit avec bienveillance.

— Il y a une chose que vous pouvez croire, en tout cas, dit-il : c’est que je suis résolu à ne pas tenir compte de votre proposition ! Vous voyez que je suis un peu plus expansif, aujourd’hui : parce que c’est la dernière fois que nous causons de ce sujet !

— La dernière fois ! s’écria Maurice.

— Oui ! mon bon, parfaitement ! Le coup de l’étrier ! répondit Michel. Je ne peux pas vous sacrifier tout mon temps ! Et, à ce propos, vous-même, n’avez-vous donc rien à faire ? Le commerce des cuirs va-t-il donc tout seul, sans que vous ayez besoin de vous en occuper ?

— Oh ! vous ne cherchez qu’à me contrarier ! grommela Maurice, furieux. Vous m’avez toujours haï et méprisé, depuis l’enfance !

— Mais non, mais non, je n’ai jamais songé à vous haïr ! répliqua Michel de son ton le plus conciliant. Au contraire, j’ai plutôt de l’amitié pour vous : vous êtes un personnage si étonnant, si imprévu, si romantique, au moins à vous voir du dehors !

— Vous avez raison ! dit Maurice sans l’écouter. Il est inutile que je revienne ici ! Je verrai votre père lui-même !

— Oh ! non, vous ne le verrez pas ! dit Michel. Personne ne peut le voir !

— Je voudrais bien savoir pourquoi ? cria son cousin.

— Pourquoi ? Je n’en ai jamais fait un secret : parce qu’il est trop souffrant !

— S’il est aussi souffrant que vous le dites, cria Maurice, raison de plus pour que vous acceptiez ma proposition ! Je veux voir votre père !

— Vraiment ? demanda Michel.

Sur quoi, se levant, il sonna son commis.

Cependant le moment était venu où, de l’avis de sir Faraday Bond — l’illustre médecin dont tout nos lecteurs connaissent certainement le nom, ne serait-ce que pour l’avoir vu au bas de bulletins de santé publiés dans les journaux — l’infortuné Joseph, cette oie dorée, avait à être transporté à l’air plus pur de Bournemouth. Et, avec lui, toute la famille alla s’installer dans cet élégant désert de villas : Julia ravie, parce qu’il lui arrivait parfois, à Bournemouth, de faire des connaissances ; Jean, désolé, car tous ses goûts étaient en ville ; Joseph parfaitement indifférent à l’endroit où il se trouvait, pourvu qu’il eût sous la main une plume, de l’encre, et quelques journaux ; enfin Maurice lui-même assez content, en somme, d’espacer un peu ses visites au bureau et d’avoir du loisir pour réfléchir à sa situation.

Le pauvre garçon était prêt à tous les sacrifices ; tout ce qu’il demandait était de rentrer dans son argent et de pouvoir envoyer promener le commerce des cuirs : de telle sorte que, étant donnée la modération de ses exigences, il lui paraissait bien étrange qu’il ne trouvât pas un moyen d’amener Michel à composition. « Si seulement je pouvais deviner les motifs qui le portent à refuser mon offre ! » Il se répétait cela indéfiniment. Et, le jour, en se promenant dans les bois de Branksome, la nuit, en se retournant sur son lit, à table, en oubliant de manger, au bain, en oubliant de se rhabiller, toujours il avait l’esprit hanté de ce problème : « Pourquoi Michel a-t-il refusé ? »

Enfin, une nuit, il s’élança dans la chambre de son frère, qu’il réveilla par de fortes secousses.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Jean.

— Julia va repartir demain ! répondit Maurice. Elle va rentrer à Londres, mettre la maison en état, et engager une cuisinière. Et, après-demain, nous la suivrons tous !

— Oh ! bravo ! s’écria Jean. Mais pourquoi ?

— Jean, j’ai trouvé ! répliqua gravement son frère.

— Trouvé quoi ? demanda Jean.

— Trouvé pourquoi Michel ne veut pas accepter mon compromis ! dit Maurice. Et c’est parce qu’il ne peut pas l’accepter ! C’est parce que l’oncle Masterman est mort, et qu’il le cache !

— Dieu puissant ! s’écria l’impressionnable Jean. Mais pour quel motif ? Dans quel intérêt ?

— Pour nous empêcher de toucher le bénéfice de la tontine ! dit son frère.

— Mais il ne le peut pas ! objecta Jean. Tu as le droit d’exiger un certificat de médecin !

— Et n’as-tu jamais entendu parler de médecins qui se laissent corrompre ? demanda Maurice. Ils sont aussi communs que les fraises dans les bois ; tu peux en trouver à volonté pour trois livres et demie par tête.

— Je sais bien que, pour ma part, je ne marcherais pas à moins de cinquante livres ! ne put s’empêcher de déclarer Jean.

— Et, ainsi, Michel compte nous mettre dedans ! poursuivit Maurice. Sa clientèle diminue, sa réputation baisse, et, évidemment, il a un plan : car le gaillard est terriblement malin. Mais je suis malin, moi aussi, et puis j’ai pour moi la force du désespoir. J’ai perdu 7.800 livres quand je n’étais encore qu’un orphelin en tutelle !

— Oh ! ne recommence pas à nous ennuyer avec cette histoire ! interrompit Jean. Tu sais bien que tu as déjà perdu bien plus d’argent à vouloir rattraper celui-là !