Le Mort (Verhaeren)

Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 165-171).
◄  LE ROULIER
LE MORT


 
En contournant le presbytère
Les morts d’ici s’en vont en terre.

Le menuisier quitte son banc
Pour voir passer les cercueils blancs.

La servante de l’archiprêtre
Met ses grands yeux à la fenêtre.

Les quatre enfants du colporteur
Cessent leur jeu dévastateur.

Et près du seuil, fumant sa pipe,
Se tient le vieux marchand de nippes.

Le mort repose sur son dos
Parmi la paille et les copeaux.

Chacun l’y voit, mal à son aise,
Ses os pointus heurtant la caisse.

Aucun cercueil n’est sans défauts,
L’un est trop bas, l’autre est trop haut.

Et les porteurs qui le trimbalent
Ont les épaules inégales.

 
Au carrefour de « l’Arbre aux rats »
Le vent soulève un coin du drap.

Les quatre planches de la bière
Ont comme peur de la lumière.

On voit les clous, on voit la croix,
Chacun songe : « Le mort a froid. »

On sait qu’à peine une chemise
Couvre sa peau rugueuse et grise,

Qu’au jour tonnant du jugement
Il paraîtra sans vêtements,

Et plein de honte, et pauvre et blême,
Et grelottant devant Dieu même.

Le cortège longe les prés
Et la ferme du Prieuré.

Le mort, jadis, mena sa herse
Parmi les champs que l’on traverse.

Chaque année, en plein soleil,
Il y fauchait orge et méteil.

Le maigre arpent qu’il fit meilleur
Contient encor de sa sueur.

Son cœur avait pour habitude
De se pencher sur ce sol rude,

De lui parler à mots tout bas,
Le soir, lorsque les bras sont las.

 
Ses doigts étaient heureux de prendre
À ce champ noir un peu de cendre,

De l’emporter en sa maison
Pour la sentir près des tisons,

Dès que ses mains fouillaient ses poches,
Toujours plus sûre, étant plus proche.

Le cimetière aux buis épais
Lève là-bas ses trois cyprès.

Le fossoyeur, avec sa bêche,
Creuse la terre ocreuse et sèche.

Sa bru l’a réveillé trop tard
Et le travail est en retard.

 
Le sang lui bout dans chaque artère,
À voir de loin venir la bière.

Sa colère s’en prend au mort,
Et pour soudain marquer le tort

Que ce défunt maudit lui cause,
Féroce, il crache dans la fosse.

Des pas sonnent sur le talus,
Se rapprochant de plus en plus.

Le cimetière ouvre ses grilles
À ceux qui sont de la famille.

Le ciel est noir, le vent est fou,
Le mort est là, devant son trou.

 
Entre la bière et la terre orde
Le fossoyeur glisse ses cordes.

Avec un bruit terrible et creux
Elles serrent le bois rugueux.

Aucun sanglot ne fait entendre
Sa douleur lourde, immense et tendre.

Et dans la nuit et le néant,
Immensément le mort descend.