Michel Lévy frères, éditeurs (p. 151-158).


XX


Après avoir prodigué leurs flatteurs applaudissements au poëte et à son sujet, les invités se rendirent dans de nouveaux salons, où les attendaient plusieurs tables magnifiquement servies. Dans ces sortes de solennités, les rôles sont à peu près distribués, comme au théâtre, à chacun selon la nature de son emploi ; le père noble doit donner la main à la mère, l’amant à l’amante, ainsi de suite ; et celui qui a conduit l’intrigue n’est pas, d’ordinaire, le moins bien partagé : c’est sans doute en raison des obligations qu’il croyait lui devoir, que M. Ribet avait réservé au comte de Varèze l’honneur d’offrir son bras à la duchesse de Lisieux pour la conduire à travers une longue galerie jusqu’à la place qu’elle devait occuper à la table de vermeille. C’est ainsi que madame Ribet désignait celle destinée à l’élite de ses invités.

Cette espèce de tête-à-tête au milieu de la foule, cette occasion fortuite de dire ou d’entendre ce qui plaît, si vivement enviée par ceux que tant d’obstacles séparent, on croit qu’Albéric en profitera pour se justifier, pour s’attirer adroitement un de ces mots, de ces reproches qui valent un aveu ; on s’attend à ce que son esprit, si ingénieux à trouver les moyens de faire parvenir sa pensée, ne laissera pas échapper ce moment, précieux. Eh bien, cette assurance, cette présence d’esprit, cette facilité de s’exprimer qui le distinguent, l’abandonnent en cet instant au point de s’en étonner lui-même. Il sent le bras de Mathilde s’appuyer doucement sur le sien, car elle a peine à se soutenir ; et le trouble qu’elle éprouve se communique au cœur d’Albéric, il en redouble les battements ; une émotion inconnue s’empare de lui ; ses idées se confondent, il n’en peut exprimer aucune, et Mathilde le croirait devenu tout à coup insensible si le tremblement qu’il éprouve ne se faisait sentir au bras posé sur celui d’Albéric. Ah ! combien elle lui sait gré de se taire ! qu’un mot spirituel gâterait cette douce émotion. Ils sont arrivés à la place gardée pour la duchesse de Lisieux, et tous deux restent debout derrière cette place, sans penser qu’elle doit s’y asseoir. Enfin, madame Ribet la prie de s’y mettre ; Mathilde quitte le bras de M. de Varèze ; et remarquant la profonde tristesse qui se peint sur ses traits, au moment où elle se sépare de lui, elle lui remet son éventail en disant :

— Gardez-le moi pendant le souper ; mais ne le perdez pas.

Un regard plein de reconnaissance répondit seul à cette recommandation gracieuse.

— Et moi, que me donnera-t-on à garder ? dit le maréchal de Lovano, que Mathilde n’avait pas aperçu près d’elle.

— Vous aurez mon bouquet, répondit-elle avec ce ton léger qui sert si bien à cacher l’embarras des femmes.

— J’accepte, reprit le maréchal, et si M. de Varèze m’en croit, nous ne rendrons rien de tout cela.

— Je m’en garderais bien, répondit Albéric, que la voix du maréchal rendait pour ainsi dire au monde.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que madame me le pardonnerait, répliqua le comte d’un air triste.

— Ah ! cela n’est pas certain, dit Mathilde ; je tiens à tous les souvenirs de cette journée.

Puis, cherchant à dissimuler sa préoccupation en parlant d’autre chose, elle demanda au maréchal ce qu’il avait fait de son aide de camp, du colonel Andermont, et lui reprocha de lui avoir sans doute donné quelques ordres qui l’empêchaient de venir à cette fête.

— Puisque son absence est si vivement remarquée de vous, madame, je serais charmé de l’avoir provoquée ; mais je dois vous avouer que non-seulement je n’en suis pas la cause, mais que j’ai fait mille instances inutiles pour qu’il m’accompagnât ici. Il a prétendu que le bonheur du comte Rodolphe n’avait pas besoin de lui pour témoin, et qu’en général il avait pour les mariages d’apparat une antipathie invincible. Je l’ai blâmé dans son refus, maintenant je l’approuve. Il n’aurait pas su à quel point on peut désirer sa présence, à côté même des gens les plus aimables. Ce n’est pas ce qui l’intéressera le moins du récit que je lui ai promis.

— Ah ! je voudrais savoir comment vous lui raconterez cette soirée, dit Mathilde, et les observations qu’elle vous fournira.

— Mon récit lui paraîtra bien fade après celui de son ami, ajouta à voix basse le maréchal ; mais je lui dirai beaucoup de choses qu’il n’apprendrait pas de sa confiance ou de son indiscrétion.

Un sourire malin expliqua suffisamment à Mathilde le sens de ces paroles. Elle se félicita de n’avoir pas à y répondre ; car M. Ribet, qui faisait sa ronde, s’arrêta près d’elle pour s’informer de ce qu’elle pouvait désirer, en provoquant son admiration sur le coup d’œil qu’offrait une table resplendissante d’or, de lumières, de fleurs, et entourée de dames charmantes. C’est ainsi que M. Ribet appelait une réunion composée d’un petit nombre de jolis visages et d’une quantité de femmes parées, les unes avec la simplicité qui convient à celles dont le luxe est réservé pour la cour, les autres avec toute l’élégance des femmes à la mode, et les dernières avec tous les diamants que, faute de meilleures occasions, elles sont réduites à montrer au spectacle ou en famille. Plusieurs de celles-ci étaient d’un ridicule frappant, et le maréchal s’étonnait de voir Albéric les regarder d’un air indifférent, et sans penser à en rire.

— Qu’a-t-il donc ? demanda-t-il à la duchesse en lui montrant M. de Varèze ; et d’où vient ce respect pour tant de caricatures ? Les trouverait-il indignes de sa moquerie ? ou bien la réserve-t-il pour nous ?

— Mais ce sont, je pense, des amis de la maison, dit Mathilde avec embarras, et il doit des égards…

— Excellente raison, ma foi, et qui aurait grand empire sur son esprit ! Non, dites plutôt qu’il n’épargne tant de victimes que pour en sacrifier une plus noble. Je le suis dans sa marche, ajouta le maréchal d’un ton plus sérieux, et je vois tous les détours qu’il prend pour arriver à son but, les obstacles qu’il crée pour se donner la gloire de les braver, les intérêts qu’il met en jeu, ceux qu’il décourage, les vanités qu’il rend complices de ses desseins ; enfin j’observe ses progrès ; j’en suis parfois effrayé… Et vous ?

Cette question mit le comble au supplice qu’éprouvait Mathilde en écoutant le maréchal. Elle s’efforça vainement d’y répondre par quelque plaisanterie, il y avait des larmes au fond de sa gaieté ; et lorsqu’en se levant de table elle prit le bras du maréchal, elle ne se sentit pas le courage de réclamer d’Albéric le dépôt qu’elle lui avait confié. Il la vit rentrer dans les salons sans même regarder s’il la suivait, et prendre ensuite le chemin du vestibule. Un moment après, il entend appeler les gens de la duchesse de Lisieux ; il veut la rejoindre, lui parler ; mais plusieurs personnes l’entourent, et le maréchal ne la quitte pas. C’est lui va la conduire jusqu’à sa voiture, Albéric n’a plus aucun moyen de lui apprendre ce qu’il éprouve, l’ivresse où l’a plongé le peu de mots qu’elle lui a dits, l’impression qu’il conservera éternellement du regard qui les accompagnait ; enfin, dans cet instant cruel, il donnerait jusqu’à son espérance pour retrouver le peu de moments qu’il vient de laisser échapper sans lui parler de son amour. Il sait trop que loin de lui tout conspire contre le triomphe de cet amour, dont il voulait douter lui-même ; il prévoit tout ce que la perfide prudence des gens qui l’accusent de méchanceté va tenter pour détruire sa faible puissance sur le cœur de Mathilde ; et son esprit, si adroit à se préserver des piéges qu’on lui tend, ne sait comment la prévenir du mal qu’on veut leur faire à tous deux. Il a donné tant d’armes contre lui quand il n’aimait qu’à combattre, que le jour où il se sent vaincu, il doit être accablé.

Tout entier à ces réflexions pénibles, il était parvenu presque involontairement dans le vestibule, et se disposait à quitter une fête que le départ de madame de Lisieux allait rendre déserte pour lui, lorsque mesdames de Cérolle, suivies de M. Ribet, vinrent le réclamer pour entendre chanter les nouvelles romances de M. B…

— Elles sont ravissantes, disaient ces dames, et vous ne pouvez vous refuser à les entendre. D’ailleurs, madame la baronne du Renel a cent choses à vous dire.

— C’est trop de séductions à la fois, répondit Albéric, et j’ai un mal de tête qui ne permet pas d’en profiter.

— Vain prétexte, la musique vous fera du bien.

— Et puis cher comte, il faut que nous convenions de l’heure pour après demain, dit M. Ribet en cherchant à faire rentrer Albéric.

— D’ici là je viendrai prendre les ordres de madame Ribet, répondit-il.

— Quoi ! ajouta madame de Cérolle, vous nous laisserez traverser toutes seules notre éternel faubourg, quand vous aviez promis de nous servir d’escorte ? J’ai dit à mes gens de ranger ma voiture près de la vôtre, afin que nous pussions partir au même moment, et vous risquez de l’attendre une heure, je vous en préviens.

— Si c’est ainsi, je profiterai de celle de M. de Lormier.

À ces mots, la duchesse de Lisieux, qui parlait à M. Ribet, éleva la voix pour le prier de lui faire savoir l’heure où il faudrait se rendre le surlendemain chez lui pour aller de là conduire les mariés à l’église.

— Ce sera, je pense, vers midi ; au reste, j’aurai l’honneur d’en instruire moi-même madame la duchesse, dit en s’inclinant profondément M. Ribet.

— Eh bien donc, après-demain à midi, répéta Mathilde en regardant Albéric ; je ne vous dis pas adieu.

Et elle sortit pour monter dans sa voiture : Albéric la suivit en dépit de M. de Lormier, qui le retenait par son habit, en lui criant de toutes ses forces :

— Mais restez donc, ce n’est pas encore la nôtre ; vous allez vous enrhumer, il fait un froid de loup.

Albéric ne s’embarrassait guère de ces prudentes recommandations. Il était déjà sur le perron, exposé, sans manteau, à la pluie glacée qui tombait ; et il regardait fermer la portière du landau de madame de Lisieux, avec une attention singulière ; car il espérait qu’il pouvait encore être aperçu d’elle, et qu’elle devinerait, en le voyant là, combien il était reconnaissant de cette phrase si commune pour tout le monde, et pour lui si pleine d’avenir :

Je ne vous dis pas adieu.