Le Mont Saint-Bernard

LE
Mont Saint-Bernard[1].
(1826.)

Une foule de voyageurs ont fait le tour de l’Europe sans rassembler autant de sensations diverses que deux jours de ma vie m’en ont procuré. La puissance des impressions résulte surtout de la variété des objets, de la succession d’effets opposés que leur rapprochement rend extraordinaires. On peut parcourir une partie de la circonférence de la terre dans des circonstances données, et avec une habile combinaison de précautions, sans s’imaginer qu’on change de climat. Il est mille fois plus piquant de se précipiter de minute en minute dans tous les accidens d’une autre nature, d’un autre univers. C’est ce qui arrive au voyageur des montagnes.

Nous partîmes de Martigny le 19 août, à cinq heures du matin. À peine a-t-on quitté la grande vallée du Rhône, qu’on s’élève par une route très-large et très-bien faite, que dominent des rochers frappés de larges feuillets de Mica, comme d’une décoration spéculaire préparée pour les fêtes publiques, au premier degré du Mont-Géant. Le hameau de la Valette y conserve quelques fourneaux construits autrefois, et dès long-temps abandonnés, pour l’exploitation du cuivre et du plomb. Le premier monument qu’offre le mont Saint-Bernard, est celui d’une cupidité trompée dans ses espérances, au milieu de tous les trésors qui pouvaient les flatter ; le dernier est celui d’une charité invariable dans ses sacrifices, au milieu de toutes les épreuves et de tous les obstacles qui devaient rebuter son courage. Il y a plus d’une demi-lieue de hauteur en ligne perpendiculaire entre les derniers efforts de l’industrie et les derniers triomphes de l’humanité.

Une demi-lieue plus loin que la Valette, on trouve les dernières vignes, et en faisant quelques pas de plus, les derniers noyers. Rien de plus imposant, de plus triste, et cependant de plus doux, que les aspects de la Drance, qui coule profondément dans son lit étroit sous une double et superbe tenture latérale de mélèzes, de pins, de bouleaux. Ce tableau qu’Appelle consacra à Neptune, et qu’il suspendit aux rivages de la mer, n’était qu’un tableau. Ici, c’est la nature dans toute sa grandeur, dans toute sa sublimité, la végétation près de finir et plus belle qu’elle n’a jamais été nulle part, car il est du caractère des choses essentiellement belles de s’embellir encore de l’approche du moment qui nous les ravit. Voyez les fleuves à leur embouchure, le soleil à son couchant, et l’homme de bien à sa mort.

Le village de Saint-Branchier est remarquable par l’inclinaison immense d’une montagne qui se penche sur lui, et dont l’œil effrayé attend la chûte. Je frémis de penser qu’au moment où j’écris, elle doit être tombée, si je ne me suis pas trompé sur son horrible déclivité ; la montagne opposée, contre le pied de laquelle Saint-Branchier est appliqué comme une découpure, est dominé par un petit ermitage qui a l’air d’être placé en vigie au-dessus du village pour le préserver de ce péril assidu, éternel, et je ne serais pas étonné qu’un peintre inspiré des temps intermédiaires eût représenté le saint solitaire, agenouillé devant sa demeure presque inaccessible, et soutenant d’une main que Dieu a investie de sa puissance, le rocher qui menace toujours sans crouler jamais.

La première partie de la route de Saint-Branchier à Orsière est pénible. C’est une de ces voies droites et ardues qui étonnent moins dans les Alpes que leurs sentiers gracieux et leurs riantes vallées. Orsière, dont les amateurs d’origines verbales ne seront pas embarrassés d’expliquer le nom, est un petit bourg que recommande l’antiquité de sa jolie église romane. Presque toutes celles qui parent le mont Saint-Bernard de leurs flèches élancées ont le même caractère. Il est évident que la fondation de Saint-Bernard de Menthon ne tarda pas à rallier autour d’elle de petites colonies chrétiennes qui remplacèrent peu à peu les établissemens du paganisme, dont la montagne présente encore des vestiges. De quelque siècle, de quelque pays, de quelque religion qu’il fût, l’homme n’a pu se soustraire à l’idée du Dieu tout-puissant, dans ces régions aériennes qui appartiennent plus au ciel qu’à la terre.

Avant d’arriver à Liddes, après avoir côtoyé long-temps de hauts rochers calcaires à plans verticaux et brillans, d’un aspect très-bizarre, on distingue au fond de la vallée, sur le bord du torrent dont on occupe alors la droite, un village que ses habitans n’ont pu parvenir à cacher tout-à-fait dans cet abîme. On connaît même son nom : il s’appelle Drance, comme les eaux qui arrosent ses tristes rivages, et qui ont probablement déterminé la station de bateliers, de pêcheurs et de bûcherons, qui reposent dans ce domaine des inondations et des avalanches, sur la foi de la Providence et de saint Bernard.

Liddes est le gîte ordinaire des voyageurs. Les chars ne vont pas plus loin. L’auberge y est excellente, comme la plupart des auberges de la Suisse, et je devrais une mention nominale aux honnêtes gens qui en font les honneurs avec une bienveillance toute patriarcale, si ma mémoire était aussi fidèle au souvenir des noms qu’à celui des procédés. L’état qu’ils exercent est une spéculation en tout pays ; mais sur les montagnes et dans les déserts, il acquiert quelque chose de religieux. Les sollicitudes de l’hospitalité sont des bienfaits qu’on n’acquitte pas avec la carte. J’ai trouvé ces soins délicats, ces attentions affectueuses, qui sont mieux que de la politesse, qui sont presque de l’amitié, à tous les points limitrophes de la civilisation où les orages de ma vie m’ont poussé, et je ne vis nulle part avec plus de charme par le souvenir, que dans la hutte du Morlaque, la baraque enfumée du Calédonien, ou le chalet pastoral des Alpes helvétiques.

Liddes ne manque pas de l’album obligé où la vanité aime à consigner des noms et des titres qu’elle prend pour des faits importans, des dates qu’elle prend pour des époques, des phrases qu’elle prend pour des pensées, habitude qui n’était que niaise, et dont la police méticuleuse et tracassière de la Sainte-Alliance a fait une obligation dérisoire. Liddes a vu les Alpes revomir sur la France ces légions de héros transfuges qui venaient d’essayer de l’autre côté des monarchies républicaines ou des républiques impériales. Un sentiment spontané, qui m’intéresse à la cause de tous les proscrits, me faisait chercher avec impatience dans ce livre, au moins une fois monumental, l’expression de leur désespoir ou de leur résignation. Hélas ! qu’elles sont à plaindre ces républiques si solennellement promises, si ardemment désirées par les nouvelles générations, si l’avenir ne leur réserve pas d’autres Aratus et d’autres Philopœmens ! Rien de plus cruel pour un cœur qui n’a pas renoncé à toutes les illusions, et qui ne demande qu’à compatir avec tendresse à des erreurs, à des fautes généreuses ; rien de plus fait pour tirer l’âme de ses derniers songes, et pour lier les ailes à ses dernières espérances, que de trouver là, au lieu de l’expression fière et touchante d’une noble infortune, le sceau d’une rage brutale et d’un cynisme grossier. Il y a quelque chose de plus déplorable que le malheur dans l’homme dont le malheur n’a pas agrandi l’âme. En se montrant sans dignité dans les revers, il prouve trop qu’il aurait été sans vertu dans la prospérité ; et s’il influe jamais sur l’éducation politique d’un peuple libre, ce sera comme l’ilote ivre qu’on faisait voir aux enfans de Sparte pour les détourner d’un vice par son exemple. Liberté, belle et sainte liberté, que vous êtes heureuse en ennemis, mais que vous êtes malheureuse en défenseurs, et combien je vous haïrais si je ne vous adorais pas !

Pendant que je rêvais tout cela, je suis arrivé au hameau d’Alève, où l’on aperçoit, pour la première fois, un appareil d’économie rurale qui fait naître des idées fort tristes. Ce sont de grands étendoirs ou des claies verticales sur lesquelles on expose les plantes de fèves pour les sécher, et leur faire acquérir une maturité que la froide température du sol qui les a nourries leur permettrait rarement d’atteindre. Ces efforts de l’homme pour subsister déposent d’une manière désolante contre l’excès de la population. Quelle révolution ancienne a banni du fertile Éden de la nature ces familles disgraciées, chétives comme leurs végétaux, pâles comme leurs neiges, moroses et taciturnes comme leurs solitudes ?

Après une demi-heure de marche, on arrive à une ville, ou plutôt à une rue longue, rapide, tortueuse, qu’on appelle le bourg Saint-Pierre, et qui aboutit à un pont jeté sur la Drance de Valsorey, car le nom de drance paraît dans le pays générique pour les torrens. L’aspect du précipice où celui-ci va tomber a quelque chose de terrible, et la tradition commune le rend encore plus imposant. Bonaparte avait fait conduire un mulet sur la route étroite qui serpente au-dessus de ces abîmes, et il s’élançait sur lui avec cette audace qui ne connaissait pas plus la résistance que le péril. Le sauvage coursier, volontaire et mutin comme ses pareils, se révolta contre l’autorité de cet homme qui venait d’imposer si facilement le frein du pouvoir à une grande nation éprise de l’indépendance. Bonaparte fit un faux pas, et allait disparaître, quand un guide intrépide le saisit, et le retint, par ses vêtemens, suspendu au-dessus des plages profondes de la Drance de Valsorey. De quelles circonstances inaperçues dépendent le plus souvent ces périodes de gloire dont l’histoire s’empare avec tant d’orgueil ! Que devenait le monde, si un accident vulgaire avait brisé à la première maille le vaste réseau dont son maître futur se préparait à l’envelopper ! À quel autre bras la Providence aurait-elle confié la force de châtier les nations et les rois, et de relever les autels et les trônes ? Mais elle ne lui avait pas donné en vain le mont Saint-Bernard pour marche-pied, et elle ne plaça cette première embûche devant ses pas que pour mieux manifester son appui ; car le règne passager de ce héros choisi parmi les trésors de sa puissance et de sa colère était le seul moyen de salut qu’elle eût laissé alors à la société. Si elle n’avait pas pourvu son cœur de volonté et sa main de vigueur, cette tourbe inopinément chrétienne, qui arbore si complaisamment aujourd’hui les insignes de la religion florissante, danserait encore sur les ruines des temples autour de la croix abattue.

Le Prou est un grand pâturage terminé par une longue, large et triste vallée qu’on appelle le sommet du Prou, et que domine à gauche le glacier de Menoue. Devant le voyageur s’ouvre une route dont le nom parle plus intelligiblement à notre orgueil national : on le nomme Marengo. Le sommet du Prou se compose de débris entraînés par les avalanches et par les torrens, entre lesquels percent à peine encore quelques fleurs pâles qui se penchent sur leurs tiges affaiblies. Les guides prétendent que le nom de cette vallée lui a été donné par allusion à un vieil adverbe français, parce que les hommes et les animaux répugnent à monter plus haut. C’est en effet à peu de distance au-delà que la nature commence à être frappée d’agonie. Quelques pierres disposées en manière de maison vous y rappellent encore un moment l’habitation de l’homme ; et vous voyez sortir de ce trou deux enfans qui demandent la charité : l’un aveugle-né, qui ne sait des choses du monde que Dieu, le bourg Saint-Pierre, le pain qu’on y achète, et le sou qui le paie ; l’autre, petite fille asthmatique qui comprend que la terre est grande, car elle a entendu dire qu’il y avait un pays de l’autre côté de Liddes, et un pays de l’autre côté du couvent. À mesure qu’il parvient de hauteurs en hauteurs, tout prend un caractère extraordinaire pour le voyageur qui réfléchit sur ce qu’il éprouve et sur ce qu’il voit ; son propre malaise lui apprend qu’il envahit les frontières d’une création dont l’accès lui était défendu. Ces rois de l’air qu’il a si souvent perdus de vue au fond des cieux n’osent plus le suivre dans ces régions, où l’on cesse de goûter une vie complète ; et, comme le dit magnifiquement Chénedollé dans des vers perdus pour sa fortune littéraire, et non pas pour sa gloire, ils rampent à ses pieds dans la nue. Les insectes, plus agiles, plus vivaces, et sur lesquels la privation de l’air agit bien plus lentement, s’élèvent, à la vérité, aux dernières limites de la végétation ; mais ce n’est plus l’Apollon du Mont-Blanc, dont les ailes, blanches comme les glaciers, déploient des cercles de carmin, vermeils comme le Rhododendron ; ce n’est plus cette belle Lamie-Alpine, à la robe nacre de perle relevée par de larges bandes de velours noir, qui se pend aux sapins de Servoz : tout au plus quelque araignée aux pates grêles arpente les rochers nus, ou quelque scolopendre hideuse étend ses mille pieds sous une pierre humide. L’esprit ne peut se défendre de je ne sais quelle dérision satirique et amère en voyant le rebut des créatures de Dieu arrivé à ce point où l’aigle ne peut monter.

Le monde végétal finit à peu près en même temps par une suite de dégradations dignes de l’intérêt du botaniste. Est-il vrai qu’il trouve jusqu’au sommet une espèce de joubarbe décrite par l’illustre Decandolle[2] ? Je ne l’ai pas aperçue, mais j’ai vu disparaître la dernière immortelle, et ce n’est pas la seule immortalité de convention dont l’expérience ait démenti le brevet. Cependant la nature, toujours fidèle à ses harmonies, n’a pas refusé quelque décoration à ces rochers : à peine la dernière mousse a fini de lancer ses aigrettes soyeuses et ses étoiles vertes entre les fentes d’un pic exposé au soleil, que les tapis serrés des lichens semblent se revêtir de couleurs plus brillantes, et se marier avec plus de grâce. Comme tous les objets de comparaison viennent à manquer, on est étonné de l’étendue de leurs draperies, de l’élégance de leurs franges, de la diversité de leurs nuances. Il y en a de bleuâtres qui courent sur les pentes inclinées comme des violettes ; il y en a de dorées qui pendent aux parois élevées, comme des giroflées ; et, cà et là, quelques marbrures d’un rose animé figurent de loin des touffes d’églantiers en fleurs ; illusions qui ne peuvent plus tromper ni le grimpereau bigarré, ni le coq de roche au cimier aurore. Elles ne sont faites que pour l’homme.

Encore quelques pas, et à vos pieds s’étend la neige des siècles ; et un petit bruit vous annonce le lac, murmurant faiblement sous sa voûte de glace. Du point que vous occupez s’épanchent deux torrens, dont le premier va tomber dans l’Adriatique, et le second dans la Méditerranée. Vos yeux peuvent s’étendre, d’un côté, sur l’horizon des anciens, voilà le monde de Périclès et de César ; de l’autre, sur l’horizon des modernes, voilà le monde de François Ier et de Napoléon. Vous n’êtes pas loin du Plan de Jupiter ; vous touchez au couvent de Saint-Bernard. Le rayon d’un quart de lieue peut faire passer sous vos regards toutes les solennités de la religion, de la nature et de l’histoire. Vous êtes arrivé en même temps à la plus haute habitation de la terre ancienne, et à la source de méditations la plus féconde qui soit ouverte à l’homme. Si vous n’éprouvez ici aucune sensation nouvelle, n’en cherchez désormais nulle part.

C’est ici l’ordre de mes impressions, mais je me suis arrêté au-dessous de la brusque avenue du couvent, pour récapituler celles qui avaient échappé à mon crayon. La contrée que je parcours depuis une demi-heure s’appelle la Vallée de la Mort ; elle est dominée par le Mont mort ; et tout ce qu’elle embrasse appartient à la mort, même ce qui annonce les œuvres et la demeure de l’homme. Des deux bâtimens que j’ai laissés sur ma droite, l’un porte le nom d’hôpital, parce qu’il offre un abri et des alimens provisoires aux voyageurs égarés ; l’autre, celui de tombeau, parce que c’est là que prennent place tous les ans les corps de ceux de ces infortunés qu’une cruelle fatalité a dérobés aux recherches des charitables religieux. Ils y sont disposés avec une sorte d’ordre, comme une halte de pélerins qui se seraient endormis en priant ; et le premier sentiment qu’ils inspirent est la crainte de troubler leur repos, car rien dans leur aspect n’effraie les sens des horribles symptômes de la décomposition. Ici la nature n’a plus de force pour conserver la vie, mais elle n’en a plus pour détruire les formes. Jamais le sommeil de ces Épiménides chrétiens ne sera violé par la faim profane des bêtes de proie ; jamais le ver du sépulcre ne filera sa chrysalide funèbre sous leurs vêtemens, et quand l’ange de la résurrection viendra les éveiller, il n’aura qu’une âme à leur rendre. La vanité, qui ne veut pas mourir tout entière, la piété des épouses, des enfans, des amis, qui aspire à conserver tout ce que le trépas lui laisse des objets qu’elle a aimés, n’ont pas besoin au mont Saint-Bernard du secret des Guanches et des Égyptiens. Le cadavre est une momie qui sort toute faite des mains de la mort.

Il semble qu’on ait dit tout ce qu’il est possible de dire sur les touchans caractères de l’hospitalité au couvent du mont Saint-Bernard ; on n’a peut-être pas dit assez combien elle est simple, naturelle, égale pour tous. Ailleurs on la reçoit comme un bienfait, là on en jouit comme d’un droit. Les religieux paraissent appelés comme les étrangers au partage d’un bien qui appartient à tous, et qu’ils ne doivent eux-mêmes goûter qu’en passant. Il n’est que trop vrai qu’aucun d’eux ne le possédera long-temps dans cette atmosphère qui dévore si rapidement la vie. Les uns mourront jeunes, liés à leurs périlleux devoirs, avec une héroïque obstination ; les autres, avertis à temps par un dépérissement infaillible, iront vaquer, dans la plaine, aux soins de la quête ou au ministère de la parole. J’avoue au reste que je m’étais fait une idée plus juste de la majestueuse grandeur du mont Saint-Bernard, que de l’ineffable bonté de ses pieux solitaires. J’étais parti muni de lettres de recommandation, auxquelles j’attachais beaucoup de prix, et je fus interrompu à la première parole. Qu’importaient mon nom et ma position dans la société ? N’étais-je pas homme et voyageur ?

Il y a certainement peu de scènes plus extraordinaires que celle que présente le banquet hospitalier du couvent. C’est à douze cent cinquante toises au-dessus de la mer qu’est placée la salle du festin : une table servie avec abondance, avec propreté, avec une sorte de recherche, réunit des convives de tous les pays, de tous les états, de toutes les religions, assurés du même accueil, autour de mets variés dont il a fallu s’approvisionner à grands frais ; car j’ai déjà dit que rien de ce qui est à l’usage de la vie ne croît et n’existe au sommet du mont Saint-Bernard. Les poissons des températures les plus rigoureuses sont morts dans son lac glacé ; les plantes de la constitution la plus robuste ont péri sous les vitreaux préservateurs, sur le terreau nourricier apporté de la vallée. Cette année même, la gelée du 5 août a détruit la dernière espérance de cette végétation artificielle, et ces essais d’une industrie impuissante à tromper la nature ne se renouvelleront peut-être plus.

L’église est plus ornée, et puisqu’il faut se servir de cette expression, plus jolie qu’on n’oserait le désirer ou le craindre dans ces austères solitudes, où la grandeur de Dieu apparaît revêtue de tant de majesté et de terreurs ; mais nous approchons de l’Italie, et le goût de ce peuple amoureux d’images et de décorations commence à se trahir dans ses édifices. Celui-ci n’a de digne d’être vu que le monument du général Desaix ; mais la terre entière ne possède pas un monument historique plus remarquable par sa position. On dirait que la Providence a voulu marquer le point culminant de nos succès et de notre gloire en y laissant un tombeau.

Ce n’était pas à moi qu’il appartenait de décrire l’effet imposant et sublime des cérémonies religieuses dans le temple le plus rapproché du séjour du Seigneur, que les hommes lui aient jamais élevé. Cette tâche facile pour le génie, et que je tenterais en vain, a été remplie plusieurs fois. Je ne mettrai point mes inspirations à la place de celles des muses chrétiennes, à qui il a été donné de célébrer les merveilles de la religion en termes si magnifiques, et je me contenterai de me prosterner derrière elles, « au bruit des concerts de l’autel qui dans les hautes régions où ils sont formés, semblent partir du premier degré de cette échelle harmonieuse des vierges, des confesseurs et des anges, qui aboutit à travers toutes les profondeurs du ciel au pied du Saint des saints. »

J’ai quitté mes hôtes le 20 août après l’office. La nuit avait été froide et orageuse, et trois pieds de neige me cachaient la trace du chemin. Au bas du Prou, ce n’était plus qu’un givre fondu et grisâtre qui paraissait à peine sur la vallée comme une couche de sable, c’était de la pluie au bourg Saint-Pierre. À Liddes, le ciel s’éclaircissait, le soleil brillait entre quelques nues paresseuses qui gagnaient lentement l’horizon ; les plantes, courbées sous des gouttes pesantes, témoignaient seules qu’il avait plu. Près d’Orsière, on voyait les paysans descendre chargés de leurs faux dans la profonde vallée de la Drance pour y reprendre le travail de la saison. Les vignobles qui revêtent le pied de la montagne après La Valette montraient les plus riches apparences. Quelques raisins mieux exposés que les autres commençaient à varier. On moissonnait dans la plaine. La nature se jouait ainsi à faire tourner devant moi le mobile miroir à quatre facettes, où se peignent ses quatre saisons, et à me prodiguer dans un jour toutes les sensations d’une année, trop rapide sans doute, mais la plus délicieuse de ma vie. Ma femme et ma fille étaient avec moi.


Ch. Nodier
  1. Voyez la dernière livraison.
  2. Sedum saxatile, Var.