Le Monde tel qu’il sera (1846)/Première journée
§ VI.
Un salon. — Présentation de madame Atout complétée. — Promenade aérienne ; le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres sont des tuyaux de cheminée. — Une femme à la mode. — Maternité.
Le lendemain, M. Atout entra comme Maurice ouvrait les yeux. L’académicien venait d’apprendre les mésaventures nocturnes de son hôte et en riait aux éclats. Il le reconduisit vers Marthe, qui commençait à s’inquiéter de ne point le voir revenir, et il leur expliqua de nouveau, avec plus de détails, les différents mécanismes de leur appartement.
Il était au plus fort de ces explications, lorsqu’un bruit de sonnette retentit dans toute la maison ! Le démonstrateur s’interrompit brusquement :
— C’est madame Atout, dit-il, avec une déférence craintive ; nous reprendrons cet entretien une autre fois ; elle désire vous voir, ne la faisons point attendre.
Il hâta le pas, ouvrit la porte, traversa plusieurs pièces avec ses hôtes, et les introduisit enfin dans un grand salon qu’ils n’avaient point encore aperçu.
C’était une galerie ornée de curiosités, de tableaux et de plans lavés représentant différentes coupes de machines. Un cadre immense renfermait tous les diplômes académiques accordés à M. Atout, et rayonnant, autour de son portrait, en glorieuse auréole.
Ce portrait, passé dans le commerce, comme celui de tous les hommes illustres de l’an trois mille, se trouvait reproduit sous vingt formes. Il grimaçait dans les moulures du plafond ; il soutenait, en guise de cariatides, les consoles de la corniche : il se reliéfait sur les bras sculptés des fauteuils. La nécessité d’approprier l’image à ces différents emplois avait seulement altéré parfois la dignité académique du modèle. Ici on le représentait contre un pied de candélabre : là, penché en avant, et la bouche ouverte en manière de gargouille ; plus loin, plié sous une ferrure qu’il soutenait. Mais quelle que fut l’attitude et la destination, on y reconnaissait l’illustre Atout aussi sûrement que le gamin de Paris eût reconnu l’image de Napoléon moulée en sucre d’orge, ou même sculptée par un membre de l’Institut.
Ainsi que l’académicien l’avait deviné, madame Atout attendait Marthe et Maurice ; mais bien que ce dernier l’eût aperçue la veille, il ne put la reconnaître ; la réalité et l’apparence ne formaient plus qu’un seul être. La femme était entrée dans le corset de manière à y disparaître ; le corset seul restait visible ; lui seul vivait ; madame Atout n’en était plus que l’organe moteur !
Maurice s’inclina confondu, et ne put s’empêcher de murmurer, en sa qualité d’orientaliste :
— Le corsetier est grand !…
Quant à Marthe, qui n’était point dans le secret, elle crut voir ce qu’elle voyait, et admira !
Madame Atout n’avait rien négligé pour faire valoir des beautés qui sortaient de chez le meilleur faiseur de Sans-Pair. Sa robe de soie amarante ne descendait qu’au genou, et son pantalon, de gaze blanche, laissait voir vaguement une jambe rose d’une merveilleuse élégance. Le visage maigre et tiré contrastait bien avec cette riche nature, mais le teint en était si blanc ! les lèvres si fraîches ! les cheveux si noirs et si soyeux ! Puis la richesse des ornements détournait l’attention. Madame Atout portait, sur la tête, l’imitation, en petit, d’une machine à fabriquer les queues de bouton, autrefois inventée par son père, et, aux deux bras, les modèles d’une roue de tournebroche modifiée par son grand-oncle, et d’un cercle de chaudière perfectionné par son frère aîné. Maurice apprit plus tard que c’étaient autant d’armoiries parlantes, qui rappelaient les titres de noblesse de la famille. Elle avait, en agrafe, la miniature de M. Atout, couronnée de lauriers et encadrée dans une guirlande de cheveux imitant des immortelles. Un médaillon suspendu au cou renfermait enfin le chiffre de la somme qu’elle avait reçue en mariage : on y lisait, gravé en lettres d’or :
Maurice comprit sur-le-champ la déférence de l’académicien pour la femme-corset.
La présentation fut faite à milady Ennui, qui lorgna les deux ressuscités avec une curiosité nonchalante, leur adressa une vingtaine de questions dont elle n’attendit pas les réponses, puis déclara, tout à coup, qu’elle voulait déjeuner sur-le-champ, pour faire ensuite, avec eux, une promenade à la grande avenue des cheminées.
En sortant de table, M. Atout conduisit ses hôtes et milady Ennui sur la terrasse de son hôtel, où ils trouvèrent une calèche aérostatique, dans laquelle ils montèrent ; car, à Sans-Pair, les principaux moyens de communication avaient été établis, pour plus de commodité, à travers l’espace autrefois abandonné au vent et aux hirondelles. Les rues étaient presque exclusivement laissées aux piétons. On voyait les fiacres-volants, les omnibus-ballons, les tilburys-ailés courir et se croiser dans tous les sens ; l’éther, enfin conquis, était devenu un nouveau champ pour l’activité humaine. Ici, des débardeurs aéronautes dépeçaient les nuages pour en extraire la pluie ou l’électricité ; là, des chiffonniers aériens glanaient les épaves égarées dans l’espace ; plus bas, de pauvres chimistes-volants recueillaient les gaz vagabonds ou les fumées flottantes, tandis qu’à leur côté, quelque honnête bourgeois, abrité par deux nuées, essayait de prendre à la ligne les oiseaux de passage.
Après avoir traversé les plaines de l’air, la calèche abaissa son vol vers une sorte d’avenue formée par les cheminées des plus hauts édifices. C’était le bois de Boulogne de Sans-Pair, et toute l’aristocratie élégante s’y donnait rendez-vous.
L’académicien montra successivement à ses deux hôtes les équipages des beautés en vogue, des célébrités à la mode, des banquiers les plus millionnaires. Il leur fit admirer les lions du jour, caracolant sur leurs aérostats pure vapeur, et lorgnant les femmes accoudées aux balcons des terrasses.
Mais ce que Maurice remarqua avant tout, ce fut la variété des physionomies de cette société d’élite. On retrouvait, chez les uns, les traces du visage mongole au teint de suie et aux yeux sournois ; chez les autres, celles de l’Américain, au front fuyant. Il y avait des traits de Malais olivâtres et de nègres frisés comme les fourrures d’astracan. On trouvait même quelques Caucasiens portant, selon les règles établies pour leur race, l’angle facial ouvert à quatre-vingts degrés et le nez long… à moins qu’ils ne fussent camus !
Ce mélange de types était la conséquence naturelle des progrès des lumières. Tous les sangs s’étaient mêlés. Mais, comme dans une terre abandonnée à elle-même, où les plantes les moins précieuses ne tardent pas à tout envahir, les races les plus déshéritées avaient fini par prévaloir dans les générations successives, et la fraternité générale avait amené la laideur universelle.
Une seule exception frappa Maurice. C’était une femme ; à demi couchée dans un char incrusté de nacre. À la voir glisser légèrement au milieu de l’air, on eût dit cette divinité, à la merveilleuse ceinture, qu’Homère nous représente emportée dans l’espace par ses colombes, et n’ayant qu’à sourire pour que tout frémisse de volupté ! Vêtue d’une tunique de mousseline rayée d’or, elle laissait pendre hors du char, un de ses pieds nus, qui semblait baigner dans l’azur de l’éther. Son manteau de gaze flottait derrière elle comme une nuée, et ses cheveux blonds, retenus par un cercle d’argent, jouaient sur ses épaules.
Les jeunes Sans-Pairiens se pressaient autour de son char, comme un essaim d’abeilles autour d’une touffe fleurie.
Maurice la montra à l’académicien et demanda son nom.
— Son nom ? interrompit milady Ennui : qui ne le connaît ? c’est madame Facile… dont le mari est toujours en ambassade à six mille lieues de Sans-Pair. N’est-ce pas le président de la chambre des envoyés qui la suit ?
— Il me semble, en effet ! répondit l’académicien.
Milady fit un geste d’indignation.
— Quelle honte ! s’écria-t-elle ; un homme grave avoir une pareille faiblesse !…
— Comme vous dites… une faiblesse, répéta M. Atout, qui ne paraissait pas lui-même bien fort.
— Oser paraître avec elle, continua milady : la voir étaler publiquement une beauté trop connue !
M. Atout jeta un regard de côté, comme s’il eût souhaité la mieux connaître.
— Ne point être repoussé par le dégoût, par le mépris ! acheva la femme-corset.
Dans ce moment, madame Facile passa près de la calèche. L’air, agité par son vol, apporta jusqu’à M. Atout le parfum de ses cheveux, et son pied nu faillit l’effleurer.
— C’est scandaleux ! s’écria milady.
— Scandaleux ! répéta l’académicien, qui frémissait encore, et poursuivait d’un œil avide la voluptueuse vision.
— Partons ! reprit la première, indignée.
— Partons ! répliqua le second, en soupirant.
La calèche changea de direction. Au bout d’un instant, milady se rappela le fils qu’elle avait en nourrice et déclara qu’elle voulait le voir.
Marthe appuya vivement sa demande, car l’instinct de mère avait devancé chez elle la maternité. La vue d’un enfant lui causait toujours une joie attendrie. Elle ne pouvait entendre ses frais gazouillements, sans s’approcher pour lui ouvrir les bras, et, à peine l’avait-elle pressé sur son cœur, qu’elle se sentait saisie d’une sorte de transport caressant. Elle l’appuyait à son épaule, posait une joue sur sa petite tête bouclée, le berçait en chantant, et si l’enfant, cédant à ses caresses, s’endormait, elle-même fermait bientôt les yeux, et, le cœur gonflé d’une joyeuse illusion, rêvait qu’elle était sa mère !
Que de fois cette hallucination l’avait subjuguée ! Que de fois elle avait vu, dans ces songes éveillés, toutes les fantaisies de son espérance se traduire en vivantes images !
C’était d’abord l’enfant folâtre pendu à l’escarpolette des bois, ou courant avec sa chèvre docile dans les herbes fleuries ; puis la pensionnaire déjà découronnée des grâces du premier âge, sans que celles du second fussent encore écloses ; enfin, la grande et belle jeune fille qui s’arrêtait rêveuse aux bords de la vie, comme devant une mer sans limites ! Que de secrets arrachés à cette rêverie ! que de traces de larmes découvertes sous un baiser ! que de consolations données et reçues ! Charmant retour d’émotions oubliées ! douce reprise du roman de la jeunesse qu’une autre recommence sous l’abri de notre amour ! Qu’importe que la vie décline en nous, si elle renaît dans notre second nous-même ! Qui hérite de notre sang et de notre âme, ne doit-il pas hériter de notre bonheur ? Laisse le soleil à qui vient prendre ta place dans la vie. Qu’elle soit heureuse, la fille que tu as nourrie et formée, heureuse sans toi, heureuse par un autre ! Dans la succession des êtres, hélas ! l’ingratitude est la dette héréditaire ; nos pères sont vengés par nos enfants ! Eh bien, accepte la nouvelle place qui t’est donnée, tu étais la reine de cette destinée, sois-en l’esclave dévouée. Veille sans qu’on le sache, donne sans jamais demander, persiste à être la mère de celle qui n’est plus ta fille. Tu seras encore heureuse, si elle peut l’être, car le bonheur de ceux que nous aimons est comme l’encens qui s’élève à l’autel ; on ne le brûle point pour nous, mais nous en partageons le parfum !
Puis, toutes les joies de la maternité ne renaîtront-elles point pour toi avec les fils de ta fille ? Ouvre les bras, approche leurs têtes blondes de tes cheveux blancs, et tu entendras encore ces douces voix qui retentissent jusqu’au fond des entrailles de la femme ; tu sentiras encore sur tes joues ridées ces petites mains qui appellent les baisers ; tu verras ces yeux vagues et doux, au fond desquels on peut tout lire. Prends donc courage, ta tâche n’est point achevée, il y a encore des enfants pour lesquels il faut te dévouer, craindre, veiller ; et ceux-là, grand’mère, tu n’auras point à souffrir de leur abandon ; car lorsqu’ils seront des hommes, tu ne vivras plus ! Sainte et généreuse passion pour les petits ! que deviendrait sans elle la race humaine ? L’amour est passager, l’amitié se lasse ; à mesure que l’homme avance sous le poids de la vie, son cœur se tarit et se corrompt comme les eaux exposées à l’ardeur du midi ; seule, sa tendresse pour l’enfant reste immuable ; seule, elle entretient la source appauvrie du dévouement. Alors même que le calcul décide de tous nos sentiments, celui-là reste désintéressé ; pour lui nous acceptons les mécomptes, l’attente, les sacrifices. Les enfants n’assurent point seulement la continuité de la race humaine, ils sont aussi les conservateurs de ses instincts les plus précieux et les plus doux.
§ VII.
Ainsi rêvait Marthe, à la fois triste et joyeuse ; joyeuse par l’espoir du sacrifice, triste par la crainte de l’oubli !
Mais tandis qu’elle évoquait ce rêve entrecoupé, la calèche avait abaissé son vol, et M. Atout déclara qu’ils étaient rendus.
Devant eux s’élevait un édifice, dont l’aspect participait à la fois de la caserne, du collège et de l’hôpital.
L’académicien leur apprit que c’était la maison d’allaitement.
— Et toutes les nourrices y demeurent ? demanda Marthe.
M. Atout sourit.
— Des nourrices, répéta-t-il ; vous parlez là d’une habitude des siècles barbares !
— Alors, reprit Marthe, les enfants sont élevés par leurs mères ?
— Fi donc ! interrompit l’académicien, ce serait encore pis. La civilisation a fait comprendre la folie d’une pareille dépense de temps et de soins. Ici comme partout, nous avons substitué la machine à l’homme. De votre temps, il n’y avait qu’une université de professeurs ; nous avons agrandi l’institution en créant une université de nourrices. Le nouveau-né est mis au collège le jour de son entrée dans le monde, et nous revient dix-huit ans après, tout élevé. Il serait difficile, comme vous le voyez, de simplifier davantage les liens de la famille. Plus de gênes ni d’inquiétudes ! L’enfant est aussi libre que s’il n’avait point de parents, les parents aussi libres que s’ils n’avaient point d’enfants. On s’aime tout juste autant qu’il le faut pour se souffrir ; on se perd sans désespoir. Les générations se succèdent dans la même maison, comme des voyageurs dans la même auberge. Ainsi a été résolu le grand problème de la perpétuation de l’espèce, en évitant l’association passionnée des individus.
Comme il achevait, la calèche s’arrêta devant un immense édifice, à l’entrée duquel on avait gravé en lettres colossales :
Une machine, sculptée sur le fronton, était entourée de nourrissons, vers lesquels elle étendait ses bras d’acier et ses mamelles de liège verni. Au-dessus se lisait la sainte légende :
Laissez venir vers moi les petits enfants !
Lorsqu’il se présenta au bureau, M. Atout dut indiquer le numéro d’ordre sous lequel son fils avait été inscrit. Le commis feuilleta son catalogue d’enfants, et dit brièvement ;
— Salle Jean-Jacques-Rousseau, quatrième rayon, case D.
L’académicien prit le bras de milady Ennui, et se hasarda à travers les immenses corridors.
De loin en loin, des gardiens portant le costume de l’établissement, composé d’un tablier de taffetas ciré et d’une coiffure en forme de biberon, indiquaient aux visiteurs la direction qu’ils devaient prendre. Marthe et Maurice longèrent d’abord une galerie, où des métiers de différentes formes tissaient des layettes ; puis une seconde, où d’autres mécaniques fabriquaient de petits cercueils. De là, ils traversèrent une cour pleine de paniers à roulettes, dans lesquels les enfants apprenaient à marcher, et arrivèrent devant un vaste atelier éclairé par la flamme des grands fourneaux :
— Vous voyez les cuisines de l’établissement, dit M. Atout, en s’arrêtant : c’est là que se fabrique le breuvage destiné aux enfants. On avait cru longtemps que l’aliment le plus convenable pour les nouveau-nés était le lait de leur mère : mais la chimie a démontré qu’il était malsain et peu nourrissant. L’Académie des sciences a, en conséquence, nommé une commission, qui a donné la recette d’un breuvage plus rationnel. Il se compose de quinze parties de gélatine, de vingt-cinq parties de gluten, de vingt parties de sucre et de quarante parties d’eau ; le tout composant une mixtion, connue sous le nom supra-lacto-gune ou lait de femme perfectionné. Une expérience sans réplique a, du reste, prouvé l’excellence de ce breuvage ; c’est que tous les nouveau-nés qui refusent d’en boire, et ils sont nombreux, tombent, par suite, dans la langueur, et meurent infailliblement au bout de deux ou trois jours. Quant aux procédés employés pour la distribution du supra-lacto-gune, vous allez pouvoir en juger vous-mêmes.
À ces mots, M. Atout ouvrit une porte, et les visiteurs se trouvèrent dans la salle des allaitements.
C’était une immense galerie garnie, aux deux côtés, d’espèces de planches à bouteilles, sur lesquelles les enfants étaient assis côte à côte. Chacun d’eux avait devant lui son numéro d’ordre et le biberon breveté qui lui tenait lieu de mère. Une pompe à vapeur, placée au fond de la salle, faisait monter le supra-lacto-gune vers des conduits qui le partageaient ensuite entre les nourrissons. L’allaitement commençait et finissait à heure fixe, ce qui donnait aux enfants l’habitude de la régularité. Tous devaient avoir un même appétit et un même estomac, sous peine de jeûne ou d’indigestion ; on eût pu inscrire à l’entrée de la salle comme sur les portes républicaines de 1793 :
L’Égalité ou la mort !
La vapeur substituée à la maternité
M, Atout fit admirer à ses compagnons tous les détails de cet établissement modèle, auquel on devait, selon son heureuse expression, l’anéantissement des superstitions maternelles. Il prouva qu’en employant les machines, on avait réalisé, sur chaque nourrisson, un bénéfice de 3 centimes par jour, ce qui donnait, pour l’année, 0 fr. 95 c., et pour les 10 millions de nouveau-nés, près de 100 millions d’économie ! Il expliqua ensuite de quelle manière l’établissement se trouvait partagé en neuf salles correspondant aux neuf classes de la société. Le breuvage, les soins, l’air et le soleil y étaient distribués conformément au principe de justice romaine : Habità ratione personarum et dignitatum. Les enfants de millionnaires avaient neuf parts et les fils de mendiants, le neuvième d’une part, ce qui leur servait à tous deux d’apprentissage pour les inégalités sociales. L’un s’accoutumait ainsi, dès le premier jour, à tout exiger, l’autre à ne rien attendre. Merveilleuse combinaison, qui assurait à jamais l’équilibre de la république !
Pendant ces explications, milady Ennui cherchait son numéro, c’est-à-dire son fils, dont elle avait vanté à Marthe les grâces enfantines. Elle l’aperçut enfin dans sa case ; mais le supra-lacto-gune produisait son effet ordinaire, et l’héritier des Atout se tordait comme un vers coupé en quatre.
Le médecin de service averti, accourut aussitôt et déclara que les contorsions du numéro 743 tenaient à des douleurs aiguës, affectant spécialement les régions du côlon, d’où elles avaient pris vulgairement le nom de coliques, mais l’académicien protesta contre cette étymologie. Il fit observer que colique avait le même radical que colère, et ne pouvait venir que du grec ϰολη, bile. Il en résulta une longue discussion, émaillée de citations malgaches, syriaques ou chinoises, pendant laquelle le numéro endolori continuait à subir le mal dont on discutait le nom. Enfin, le docteur et M. Atout, n’ayant pu s’entendre, s’en allèrent, chacun de leur côté, bien décidés à écrire un mémoire sur la question.
Quant à milady Ennui, scandalisée des grimaces de son héritier, elle avait passé outre avec ses deux hôtes, et s’occupait à leur faire remarquer la grandeur opulente de tout ce qui les entourait.
Les murs étaient tapissés de nattes précieusement travaillées, les plafonds chargés de moulures ciselées, les fenêtres ornées de rideaux de soie à crépines d’or. On avait garni les cases des nourrissons de tapis moelleux : les numéros brillaient sur des plaques émaillées, de larges ventilateurs de gaze rayée d’argent renouvelaient sans cesse l’air des galeries ; l’industrie avait, en un mot, épuisé son luxe et sa prévoyance en faveur des nouveau-nés ; il ne leur manquait absolument que des mères.
À la suite des salles d’allaitement, se trouvait le second établissement, destiné au sevrage. On y recevait les enfants de quinze mois, et ils étaient soumis, dès lors, à une combinaison d’exercices destinés au perfectionnement des organes. Il y avait un appareil pour leur apprendre à voir, un second pour leur enseigner à entendre ; d’autres encore, pour les habituer à déguster, à sentir, à respirer.
— De votre temps, dit M. Atout à Maurice, l’enfant était abandonné à lui-même ; il se servait de ses poumons, sans savoir comment ; il agissait sans apprentissage ; il s’exerçait à vivre en vivant ! Méthode barbare, que l’absence des lumières pouvait seule justifier. Aujourd’hui nous avons amélioré tout cela. L’espèce humaine n’est plus qu’une matière vivante, à laquelle nous donnons une forme et une destination ; la Providence n’y est pour rien ; nous lui avons ôté le gouvernement du monde, qu’elle dirigeait sans discernement, et nous fabriquons l’homme à l’instar du calicot, par des procédés perfectionnés.
Du reste, ces premières études ne sont qu’une avant-scène de la vie ; c’est seulement au sortir de la maison de sevrage, que chaque enfant prend la route qu’il doit ensuite poursuivre.
— Et par qui cette route lui est-elle indiquée ? demanda Maurice.
— Par les docteurs du bureau des triages que vous avez devant vous.
Ils venaient, en effet, d’arriver à un troisième édifice, moins considérable que les précédents, dans lequel ils entrèrent. C’était un musée phrénologique, où ils aperçurent une dizaine de médecins occupés à constater les différentes aptitudes. Des garçons attachés à l’établissement leur apportaient sans cesse des panerées d’enfants, dont ils tâtaient le crâne, et auxquels ils donnaient un nom et une destination, selon les protubérances observées. L’écriteau passé au cou des sujets examinés indiquait le résultat de l’examen.
Le docteur Cervelet déterminant la profession de chaque enfant d’après sa bosse.
L’enfant recevait là son brevet de grand mathématicien, de grand artiste ou de grand poëte, et n’avait plus qu’à le devenir. Par ce moyen, toute incertitude de vocation disparaissait. Au lieu d’errer à travers vingt goûts opposés, comme un étranger qui demande sa route à tous les passants, vous trouviez une direction indiquée, vous n’aviez qu’à partir, qu’à poursuivre, et vous étiez sûr d’arriver au but… à moins qu’on ne vous eût indiqué un mauvais chemin.
Du bureau des triages, Marthe et Maurice passèrent aux écoles.
M. Atout, qui joignait à ses autres titres celui d’inspecteur général des études, leur fit tout voir dans le plus grand détail.
La base de l’instruction donnée au collège de Sans-Pair était le tibétain, langue d’autant plus intéressante à connaître, que l’on avait cessé de la parler depuis environ mille ans. Les élèves lui consacraient quatre jours sur cinq. Le reste du temps était employé à examiner les hiéroglyphes des anciennes pyramides d’Égypte, dont il ne restait plus qu’une gravure apocryphe, et à approfondir la différence existant entre l’absolu complet et l’absolu universel !
Ces enseignements avaient pour but de préparer l’élève à la vie pratique, et de lui servir de point de départ pour devenir ingénieur, médecin ou commerçant.
M. Atout, qui voulait faire apprécier à son hôte l’étendue des connaissances acquises par les écoliers de l’établissement, lui remit le programme de l’examen que tous devaient subir avant de le quitter.
Pour le tibétain :
1o Les trente livres de l’Histoire de la Tortue verte de Rapput, par Shah-Rah-Pah-Shab ;
2o Les douze livres de l’Histoire de l’Éléphant noir, de Rouf-Tapouf ;
3o Les six chants des Citernes du Désert, de Felraadi ;
4o Le traité sur le Bonheur des Borgnes, du même ;
5o Les Discours de Bal-Poul-Child contre Chid-Poul-Bal.
Pour l’histoire :
1o Donner la succession des rois du Congo, de la Patagonie et de la baie d’Hudson, depuis Noé ;
2o Expliquer l’inscription de la grande pyramide d’Égypte, qui n’existe plus ;
3o Raconter l’expédition de lord Ellenbourgh dans l’Inde, avec le chiffre des bœufs, moutons, légumes détruits par l’armée anglaise, et les campagnes du maréchal Bugeaud, en Algérie, avec les discours, toasts, proclamations, ordres du jour, au nombre de douze mille six cent quarante-trois ;
4o Énumérer ce que l’Allemagne a fourni de princesses nubiles aux autres États de l’Europe.
Pour la géographie :
1o Nommer les différents États des quatre parties du monde avant le déluge, en désignant leurs capitales ;
2o Citer tous les fleuves, lacs, mers, montagnes, en leur donnant les noms qu’ils ne portent plus ;
3o Indiquer au juste les délimitations de l’ancienne république d’Andorre et de la célèbre principauté de Monaco ;
4o Dire la population des régions encore inconnues, qui s’étendent du 40e au 60e degré de latitude.
Pour la littérature :
Le candidat devra donner la recette des différentes formes de style, avec le moyen de s’en servir ; expliquer les procédés du sublime, du fleuri, du gracieux, et faire l’histoire de tous les hommes de lettres connus, depuis Salomon jusqu’à nos jours.
Pour la philosophie :
Démontrer l’identité du tout avec l’universel par le rapport de l’ensemble à la somme des parties. Chercher en quoi le moi diffère du non moi et si le moi efficient peut être confondu avec le moi correctif. Établir la liberté du causal plastique sous la dépendance du phénoménal concret.
Mathématiques :
Connaître tous les théorèmes sans application que peut fournir l’algèbre, la géométrie, la trigonométrie, et résoudre tous les problèmes inutiles qui pourront être proposés.
Physique :
Donner les théories de toutes les grandes lois que l’on continue à chercher.
Chimie :
Expliquer, d’après les formules de la Cuisinière bourgeoise, tous les ingrédients qui composent chacun des ragoûts scientifiques connus sous le nom de corps.
Maurice demeura d’abord épouvanté des connaissances demandées aux candidats ; mais il se rappela heureusement que, même de son temps, les programmes n’étaient point toujours des vérités. Pour cet examen, comme pour tout le reste, sans doute, on ne voulait que la forme, cette loi suprême des Brid’Oison de tous les temps ; car, quiconque demande l’impossible, s’engage d’avance à ne rien exiger.
M. Atout lui expliqua ensuite par quelle série d’ingénieuses méthodes l’étude de ces connaissances était facilitée aux élèves du grand collège.
Il lui montra d’abord la classe destinée au cours d’histoire, où chaque pan de mur représentait une race, chaque banc une succession de rois, chaque poutre une théogonie. Là, tous les objets portaient une date, ou rappelaient un événement. On ne pouvait suspendre son chapeau à une patère sans se rappeler un homme illustre, essuyer ses pieds à la natte sans marcher sur une révolution. Grâce à ce système mnémotechnique, aussi expéditif que profond, l’histoire universelle était ramenée à une question d’ameublement : l’élève l’apprenait malgré lui et rien qu’en regardant. Qu’on lui demandât, par exemple, le nom du premier roi de France, il se rappelait la vis intérieure de la serrure, et répondait : Clo-vis. Qu’on voulût connaître la date de la découverte de l’Amérique, il pensait aux quatre pieds de la chaire, dont chacun représentait un chiffre différent, et répondait : 1492. Qu’on s’informât, enfin, de l’événement le plus important qui suivit la naissance du christianisme, il voyait les deux barres d’appui qui s’avançaient sur l’amphithéâtre, et répondait hardiment : l’invasion des bar-bares !
M. Atout ne manqua point de faire remarquer à Maurice les avantages de cette méthode débarrassée de toute donnée philosophique et grâce à laquelle il suffisait de penser à deux choses pour s’en rappeler une.
Il le conduisit ensuite au cours de géographie, où la terre avait été figurée en relief, afin que les élèves pussent se faire une idée plus exacte de sa beauté et de sa grandeur. Les montagnes y étaient représentées par des taupinières, les fleuves par des tubes de baromètre, et les forêts vierges par des semis de cresson étiquetés. On y voyait la représentation des villes en carton, et de petits volcans de fer-blanc, au fond desquels fumaient des veilleuses sans mèches.
Une salle voisine contenait tout le système planétaire, en taffetas gommé, et mis en mouvement par une machine à vapeur de la force de deux ânes. Il avait seulement été impossible de conserver aux différents corps célestes leur dimension proportionnelle, leurs distances respectives et leurs mouvements réels : mais les élèves, avertis de ces légères imperfections, n’en étaient pas moins aidés à comprendre ce qui était, par la représentation de ce qui n’était pas.
Un musée général complétait ces moyens d’instruction du grand collège de Sans-Pair. On y avait réuni des échantillons de toutes les productions naturelles et de toutes les industries humaines. Ce que l’enfant n’apprenait autrefois qu’en vivant et par l’usage, lui était ainsi artificiellement enseigné ; il avait sur la main la création entière par cases numérotées. On lui montrait un échantillon de l’Océan dans une carafe : la chute du Niagara dans un fragment de rocher ; les mines d’or de l’Amérique du Sud au fond d’un cornet de sable jaunâtre. Il étudiait l’agriculture dans une armoire vitrée ; les différentes industries sur les rayons d’un casier et les machines, d’après de petits modèles exposés sous des cloches à fromage. Le monde entier avait été réduit, pour sa commodité, à une trousse d’échantillons : il l’apprenait en jouant au petit ménage, et sans en connaître les réalités.
Tels étaient les principes d’instruction adoptés par l’université de Sans-Pair ; quant à l’éducation, elle reposait sur une idée encore plus ingénieuse.
Son unique but étant de préparer des citoyens honorables, c’est-à-dire habiles à s’enrichir, on lui avait sagement donné pour unique base le dévouement à soi-même ! Chaque enfant s’accoutumait de bonne heure à tenir un compte de profits et pertes pour chacune de ses actions. Il calculait tous les soirs ce que lui avait rapporté sa conduite de la journée : c’était ce qu’on appelait l’examen de conscience. Il y avait un tarif gradué pour les mérites et pour les fautes : tant à la patience, tant à l’amabilité, tant au bon caractère ! Les vertus se résumaient en rentes ou en privilèges, pourvu que ce fussent des vertus comprises dans le programme ; car l’université des Intérêts-Unis montrait, à cet égard, une sage prudence : elle n’encourageait que les qualités qui pouvaient tourner un jour au profit de leur possesseur. Les vertus coûteuses étaient traitées comme des vices.
Or, pour mieux encourager les enfants à s’enrichir, on les initiait de bonne heure au culte du confort, on leur en faisait une habitude, on les trempait dans ce fleuve des jouissances matérielles, qui rend les consciences plus souples. Leur collège était un palais, pour lequel l’industrie avait épuisé ses merveilles. Il y avait des manèges, des billards, un Casino pour la lecture, et une salle de spectacle adossée à la chapelle. On donnait à chaque élève un appartement complet et un tilbury, avec un groom pour les promenades.
M. Atout ayant voulu faire voir à Maurice un de ces logements de garçon, ils le trouvèrent occupé par un élève de sixième, déjà complètement initié à la vie d’étudiant.
Un élève de sixième dans son intérieur.
Du reste, l’agréable n’avait point fait négliger l’utile. Au milieu de la principale cour s’élevait une Bourse, où tous les élèves se réunissaient chaque matin. On y négociait sur les fruits de la saison, sur les lapins blancs et sur les plumes métalliques. Il y avait là, comme à la grande Bourse de Sans-Pair, des opérations habiles ou hasardeuses, des ruines et des opulences subites. On y jouait aussi à la baisse, au moyen de fausses nouvelles, et à la hausse, par des accaparements combinés, de sorte que les élèves se formaient, dès l’enfance, au mensonge légal et prenaient l’importante habitude de ne se fier à personne.
Ils s’exerçaient également à l’emploi de la presse périodique, en rédigeant quatre journaux d’opinions contraires, dans lesquels ils tâchaient de se calomnier et de se nuire, aussi bien que des hommes faits.
Après le collège de Sans-Pair, venait le grand athénée national, dont les cours étaient fréquentés par des auditeurs de tout sexe et de tout âge.
Le professeur de numismatique, que Maurice voulut entendre, faisait ce jour-là une leçon sur la cuisine du dix-neuvième siècle, tandis que le professeur d’économie politique traitait la question des antiquités mexicaines. Quant au professeur de philosophie, il se renfermait plus rigoureusement dans la matière de son cours, et ne s’occupait guère que d’injurier ses adversaires.
En ressortant, M. Atout montra à ses hôtes les écoles de droit, de médecine, d’industrie, de beaux-arts ; mais sans y entrer. Leur organisation différait peu de celle du grand collège, et l’examen des doctrines qui y étaient enseignées eût demandé trop de temps. Maurice devait d’ailleurs retrouver, plus tard, ces doctrines mises en pratique dans le monde par les commerçants, les artistes, les avocats et les docteurs.
Ils ne s’arrêtèrent donc que devant l’édifice construit pour les examens.
Chaque faculté avait une salle tellement disposée, que les candidats subissaient les épreuves, sans l’intervention d’aucun examinateur. C’était une sorte de labyrinthe fermé de cent petites portes, sur chacune desquelles se trouvait inscrite une question du programme, avec une vingtaine de mauvaises réponses, mêlées à la bonne. Si le candidat mettait le doigt sur celle-ci, la porte s’ouvrait d’elle-même, et il passait outre ; sinon, il demeurait enfermé comme un rat pris au piège ! Par ce moyen, toute erreur et toute injustice devenait impossible ; l’examinateur avait atteint la perfection d’indifférence et d’impassibilité si longtemps poursuivie : ce n’était plus un homme avec ses ardeurs, ses inclinations, ses répugnances, mais une machine immuable comme la vérité. On ne choisissait pas les aspirants, on les blutait ; ici la fleur de froment, là le son grossier. Les professeurs n’avaient désormais à s’occuper des examens que pour toucher le prix du travail qu’ils ne faisaient plus.
Comme ils franchissaient la dernière porte du quartier universitaire, M. Atout montra un second établissement, d’une étendue presque égale, et destinée à l’instruction des jeunes filles. L’organisation était, à peu près, la même que dans celui des garçons ; mais les connaissances acquises y différaient essentiellement. La principale étude était celle de l’orgue expressif appliqué aux danses de caractère. Les élèves y consacraient sept heures par jour. Le reste du temps était employé aux leçons de minéralogie, d’architecture et d’anatomie. Il y avait, en outre, un cours d’orthographe une fois par semaine, et l’on cousait tous les mois.
Quant à la morale, elle était formulée dans un catéchisme, qui devait servir de règle de conduite aux jeunes filles, et qu’on leur faisait apprendre par cœur. Il y avait un chapitre pour la toilette, un chapitre pour les bals et les visites, un chapitre pour le mariage.
Demande. Une femme doit-elle désirer le mariage ?
Réponse. Oui, si elle peut être bien mariée.
Demande. Qu’est ce qu’une femme bien mariée ?
Réponse. C’est celle qui, ayant épousé un homme honorable, profite et jouit de sa position.
Demande. Qu’entendez-vous par un homme honorable ?
Réponse. J’entends un homme qui paye le cens d’éligibilité.
Demande. Comment la femme doit-elle aimer son mari ?
Réponse. Proportionnellement à la pension qu’il lui accorde.
Demande. Pouvez-vous réciter votre acte d’espérance matrimoniale ?
Réponse. « Mon Dieu, je compte sur votre infinie bonté pour obtenir l’époux selon mon cœur ; qu’il soit assez riche pour me donner un équipage, un hôtel, des loges au grand théâtre de Sans-Pair, et puisse-t-il, ô mon Dieu ! montrer autant de courage à agrandir sa fortune que j’aurai de plaisir à la dépenser ! »
Maurice n’en lut point davantage, et demanda à l’académicien si les deux grandes institutions universitaires qu’il venait de lui montrer étaient les seuls établissements d’instruction publique existant à Sans-Pair.
Il y a, de plus, les institutions exploitées par l’industrie particulière, répliqua M. Atout ; écoles, pensionnats, lycées, professant toutes les sciences connues par toutes les méthodes inventées. Mais le plus célèbre de ces établissements est celui de M. Hatif, qui a trouvé le moyen d’appliquer à l’instruction des enfants le système des serres chaudes, et qui obtient des savants forcés, comme les jardiniers obtenaient autrefois des melons de primeur. Il lui suffit de placer ses élèves sur une couche propre à hâter la séve intellectuelle, et de veiller au thermomètre qui indique le degré de chaleur nécessaire pour la maturation de leurs cerveaux. Il a toujours ainsi, sous verrine, plusieurs centaines d’écoliers, qui sont de grands hommes à dix ans, et des enfants à vingt.
Écoliers élevés sous cloches, pour primeurs.
Du reste, sa fabrique de prodiges prospère. C’est de chez lui que sortent tous ces virtuoses qui improvisent des symphonies au maillot, ces grands mathématiciens calculant la circonférence de la terre, avant de savoir parler, et ces poètes prématurés qui font leurs premières élégies avant leurs premières dents.
§ VIII.
Tout en donnant ces détails, l’académicien avait regagné sa calèche, et il allait y remonter, lorsque milady Ennui déclara qu’elle voulait conduire Marthe aux nouvelles galeries du Bon Pasteur.
C’était un magasin, où se trouvaient réunies, pour l’acheteur, toutes les productions du monde connu. Il couvrait une surface de deux cents hectares, et occupait douze mille commis. Outre la ligne d’omnibus desservant l’intérieur. On avait ménagé un avançage de voitures à la tête de chaque comptoir. Les étoffes, roulées et déroulées par d’immenses cylindres, passaient devant les yeux de la foule, comme ces toiles mobiles qui représentent les cascades à l’Opéra : des montres gigantesques, garnies de bijoux et d’orfèvreries, tournaient partout sur elles-mêmes ; des tablettes couvertes de cristaux, d’ivoires sculptés, de fantaisies précieuses, allaient et venaient sans cesse sur leurs rails de cuivre, et semblaient appeler les acheteurs ; enfin, au milieu de tout cet éclat, des valets en livrée circulaient chargés de plateaux, et offraient des rafraîchissements.
Vous le voyez, dit M. Atout, le commerce s’est agrandi comme tout le reste : ce n’est plus qu’une banque perfectionnée. Les profits, qui autrefois faisaient vivre médiocrement cent mille familles, ont créé dix existences royales auxquelles tout est possible. Votre temps était encore celui des petits marchands. En sortant d’apprentissage on se mariait. On ouvrait boutique avec son amour et son courage ! Mais, de nos jours, la bonne volonté ne tient plus lieu de capital, et la première condition, pour exercer un commerce, n’est point de le connaître : c’est d’avoir un million !
À ces mots, l’académicien se mit à calculer tout haut, pour Maurice, la valeur des marchandises entassées dans les galeries qu’ils parcouraient, tandis que milady Ennui faisait remarquer à Marthe leur prodigieuse variété.
Mais Maurice et Marthe n’écoutaient plus, car ils venaient d’apercevoir l’enseigne du magasin-monstre : le Bon-Pasteur ! Leurs regards s’étaient aussitôt cherchés, leurs lèvres avaient murmuré, en même temps, le nom de mademoiselle Romain, et tous deux étaient devenus subitement rêveurs !
C’est que ce nom avait réveillé chez eux le souvenir de tout un autre monde ; un de ces souvenirs qui vous attendrissent comme la vue du vieux foyer, sur lequel vous écoutiez les histoires de la nourrice, du petit jardin où vous plantiez des rameaux d’aubépine, de la borne qui servait de siège au mendiant avec lequel vous partagiez votre pain de l’école ! Et cependant, mademoiselle Romain n’avait été ni une parente, ni une compagne de jeux ; mademoiselle Romain n’était qu’une vieille voisine, mercière à l’enseigne du Bon-Pasteur !
Mais aussi, quelle voisine ! et comment l’oublier ? Qui pouvait l’avoir vue, au fond de sa petite boutique obscure, sans se rappeler sa haute chaise à patins, sa chaufferette de terre, ses grandes aiguilles à tricot, et son visage souriant, sous les rides de la laideur.
Car Dieu, qui avait été sévère pour mademoiselle Romain, l’avait fait naître pauvre, maladive et disgraciée ! Elle eût pu se plaindre de la part qui lui avait été faite ; elle aima mieux y chercher le peu de bien qui s’y trouvait caché ! Son indigence lui interdisait les plaisirs, elle l’accepta comme une sauvegarde contre les excès ; ses souffrances étaient sans trêve, elle y trouva un utile enseignement de patience ; sa laideur lui ôtait l’espoir d’être aimée, elle s’en dédommagea en aimant les autres !
Puis, Dieu n’avait point été pour elle sans pitié ! À défaut de bonheur, il lui donna un grand devoir à remplir.
Mademoiselle Romain avait un père paralytique, dont elle devint le seul appui ! Le corps du vieillard n’était plus qu’un cadavre insensible, mais la tête continuait à penser ; le cœur battait toujours ! Incapable de se faire à lui-même l’aisance ou la misère, il était encore capable de les recevoir et de les sentir.
Sa fille le comprit, et résolut de lui conquérir tout ce qu’il pouvait espérer de joie. Elle réunit ses dernières ressources, acheta quelques marchandises, et vint s’établir au Bon-Pasteur !
La boutique était petite et bien des rayons restaient vides ; mais la sainte fille avait la foi des grands cœurs ! Prête à tous les sacrifices, pour celui qu’elle s’était promis de rendre heureux, elle ne pouvait croire que la Providence la trahît. Le moyen, en effet, de supposer Dieu moins bon que nous-mêmes ? Toujours le tricot à la main, près du comptoir, elle n’interrompait son travail qu’à l’entrée d’un acheteur, et, s’il se faisait trop attendre, si l’inquiétude ou le découragement ralentissait le mouvement de ses longues aiguilles de buis, elle regardait vers l’arrière-boutique le vieux paralytique doucement confiant dans son courage, et les aiguilles recommençaient à s’agiter plus rapides.
Les gains étaient faibles sans doute, mais qui peut dire les miracles de l’économie et du dévouement ? Tout ce que mademoiselle Romain se retranchait, était ajouté au bien-être du vieillard ; celui-ci trompé, la croyait plus riche à chaque nouvelle privation, et jouissait de ses sacrifices sans avoir la douleur de les soupçonner. La fille remerciait le ciel de cette erreur, qu’elle appelait une grâce, et, pour s’en rendre digne, elle s’imposait de nouveaux devoirs.
Une pauvre femme qu’elle avait employée quelquefois vint à mourir, laissant un fils presque idiot. Mademoiselle Romain l’accueillit d’abord, pour qu’il ne vît point clouer le cercueil de sa mère ; mais, le lendemain, quand elle pensa qu’il fallait le conduire à l’hospice, le cœur lui manqua. L’enfant avait déjà choisi sa place près du foyer, il tenait sa tête appuyée sur les genoux du paralytique, et souriait en regardant celle qui l’avait recueilli.
Le paralytique et l’idiot.
— Il eût pu être mon frère ! pensa-t-elle, attendrie.
Et regardant encore ces deux infortunés, que Dieu semblait lui offrir réunis à dessein, elle ajouta dans sa pensée.
— C’est mon frère !
Et l’enfant ne la quitta plus.
Quand Marthe et Maurice la connurent, le vieillard et l’idiot vivaient encore près d’elle, heureux par son travail et sa tendresse. La boutique était toujours aussi petite, les rayons à peine mieux garnis ; mais tout le monde connaissait mademoiselle Romain et lui achetait. Les vieillards se découvraient les premiers à sa vue ; les jeunes gens la saluaient comme si elle eût été belle, et les mères apprenaient à leurs enfants à la reconnaître. Que de fois Maurice et Marthe avaient passé devant l’étroit vitrage de sa boutique en se tenant par la main, et rien que pour la voir !
— C’est la bonne demoiselle ! disaient-ils à demi-voix, celle à laquelle il faut ressembler.
Et ils la saluaient par son nom, et quand elle leur avait répondu, ils continuaient leur route, fiers et attendris, en se promettant tout bas de l’imiter.
Ah ! qu’étaient toutes les richesses entassées dans les galeries de Sans-Pair, auprès de cette humble boutique, dont la vue formait un enseignement ? Qu’étaient ces milliers de commis, auprès de la pauvre femme, qui rien qu’avec son courage avait soutenu deux existences et sauvé deux âmes ? Hélas ! que Dieu l’eût fait naître plus tard, au milieu d’une société plus éclairée, elle eût en vain travaillé et espéré ! La bonne volonté ne tenait plus lieu de capital !
Avant de ramener chez lui ses deux hôtes, l’académicien voulut leur donner une idée de la magnificence de Sans-Pair, et les conduisit au grand carrefour de la Réunion.
C’était une place à laquelle venaient aboutir toutes les rues de la capitale ; elle était ornée de cinquante bornes-fontaines et de deux cents becs de gaz épuré. Le musée, la bibliothèque, le théâtre national et la chambre des représentants l’encadraient de leurs façades magnifiquement décorées d’affiches peintes à l’huile. Tout autour rayonnaient les rues, formant une ligne droite de plusieurs lieues, et composées de maisons quadrangulaires, tellement semblables, que les numéros seuls pouvaient les faire distinguer. Une forêt de tuyaux fumants couronnait cette charmante perspective, que l’on saisissait d’un seul coup d’œil.
Vue pittoresque de la capitale du monde civilisé, en l’an trois mille.
Les vingt-quatre divisions qui formaient la ville entière étaient désignées par les vingt-quatre signes de l’alphabet, et chaque citoyen devait habiter le quartier qui correspondait à la première lettre de sa profession. Cette disposition avait le léger désavantage de placer votre bottier à soixante-huit kilomètres de votre tailleur ; mais elle donnait à la ville une régularité qui eût fait envie à une table d’échecs, et si les relations de la vie en souffraient, la raison pure était du moins satisfaite.
Cependant, cette organisation venait d’être vivement attaquée par un savant astronome, M. de l’Empyrée, comme relevant de la numération duodécimale, depuis longtemps abandonnée pour tout le reste. Il avait proposé, en conséquence, dans l’intérêt de l’unité mathématique, la démolition de Sans-Pair, qui eût été reconstruit en dix quartiers, correspondant aux dix chiffres de la table numérale, et où chacun eût été rangé selon son mérite, c’est-à-dire, selon la quantité de ses impôts. Cette profonde conception avait assez vivement ému les esprits, pour détourner l’attention publique des découvertes lunaires, dues, comme nous l’avons déjà dit, au même savant.
Maurice remarqua que les maisons construites en fer pouvaient se démonter comme un meuble. Si le propriétaire changeait d’état, il n’avait qu’à s’adresser à la compagnie de déménagements, qui lui transportait son domicile dans le nouveau quartier qu’il devait habiter.
Les logements de garçon étaient encore plus simples ; ils consistaient en une malle mécanique, dont on emportait la clef. Le soir venu, la malle se développait et formait une chambre à coucher, avec alcôve et cabinet de toilette. Quant à la cuisine, elle était devenue inutile depuis l’invention des fourneaux-caporal, qui permettaient à chaque fumeur de préparer trois plats à la chaleur de sa pipe, et des briquets autoclaves, cuisant un potage et deux biftecks au feu d’une allumette.
En repassant près du port, les deux époux y virent une île couverte de bosquets et de villas, qu’ils n’avaient point aperçue quelques instants auparavant. Ils apprirent de leur conducteur que c’était le grand village flottant, le Cosmopolite, qui arrivait de sa promenade autour du monde.
L’étendue de ce bateau-phénomène était de plusieurs kilomètres. Chaque passager y avait son cottage, avec par terre, basse-cour et jardin potager. Au milieu du village s’élevaient l’église, et à l’une des extrémités, la salle de concerts. Cent cinquante machines, de la force de quatre cents chevaux, mettaient en mouvement le Cosmopolite, qui fendait les flots avec la rapidité du Léviathan. Son voyage de circumnavigation durait huit jours. Il touchait à la Nouvelle-Guinée, franchissait le canal creusé dans l’isthme de Panama, traversait l’océan Atlantique, remontait jusqu’à la Méditerranée, entrait dans la mer Rouge par le détroit de Suez, et regagnait le point de départ à travers la mer des Indes.
Les passagers que la navigation fatiguait, se faisaient débarquer au Caire, où ils prenaient le grand chemin de fer d’Asie, qui les conduisait jusqu’à Malaca en wagons-houses. Ces wagons-houses étaient des maisons roulantes, où l’on trouvait des chambres à coucher, un restaurant, des billards, un estaminet et des bains russes.
Près du Cosmopolite flottaient une foule d’autres bateaux, dont les différentes destinations se trouvaient indiquées par des affiches en banderoles. Les uns formaient des théâtres flottants, qui, traversant les mers et remontant les fleuves, portaient aux peuplades les plus reculées les bienfaits du vaudeville ou les enseignements de l’opéra-comique ; d’autres, disposés en salles de bal, allaient apprendre aux cinq parties du monde les quadrilles des Musard sans-pairiens ; les plus petits, enfin, consacrés à des dioramas, à des ménageries, ou à des cabinets de lecture, jetaient successivement l’ancre dans toutes les criques de la terre habitée pour populariser les beautés de la nature, les bêtes savantes et les romans de M. César Robinet.
Un peu plus loin, nos promeneurs rencontrèrent le grand dock, où arrivaient les produits de toutes les mines connues. Un système de canaux souterrains, alimentés par les eaux des mines elles-mêmes, reliait celles-ci l’une à l’autre, et permettait aux exploitations de se prêter un secours mutuel. On voyait arriver dans le bassin de Sans-Pair, par mille voûtes sombres, des barques chargées des différents minéraux arrachés à la terre, et conduites par des hommes de toutes races et de tous costumes. Ici, c’étaient les Chinois avec du plomb et de l’étain ; là, des Espagnols avec le mercure ; plus loin, les Siciliens transportant le soufre de leurs volcans, les Américains riches en or, les Anglais noirs de houille, les Africains chargés de bitume, et les peuples du Nord amenant le cuivre, le fer et le platine. La facilité et la fréquence des communications avaient ainsi mêlé toutes les nations, sans qu’une association fraternelle fût venue les confondre. Chacune avait perdu son caractère, et n’avait point adopté celui des autres. Ces physionomies effacées ressemblaient aux monnaies usées par le frottement, qui, bien que dépouillées de leur empreinte, restent différentes par le métal. À force de regarder le monde comme une grande route, chacun avait perdu le sentiment de la nationalité ; on n’avait plus de ville, plus de foyer, partant plus de patrie ! Les lieux n’étaient que des points d’appui, auxquels on abritait sa vie un instant, comme on accroche une montre au mur d’une hôtellerie.
Maurice commençait à communiquer ces réflexions à son conducteur, lorsqu’il fut interrompu par milady Ennui, qui se trouvait lasse et voulait rentrer. Ils remontèrent, en conséquence, dans la calèche volante, et regagnèrent l’hôtel de l’académicien.
Mais quelque rapide qu’eût été le voyage, il avait suffi pour augmenter l’indisposition de madame Atout. À peine arrivée, elle déclara qu’elle se trouvait plus mal et voulait voir un médecin.
L’embarras était de savoir lequel, car les progrès des lumières avaient introduit la division de la main-d’œuvre jusque dans les sciences. Les médecins s’étaient partagé le corps humain, comme un héritage conservé jusqu’alors en indivis. Chacun avait eu son domaine, au delà duquel il ne prétendait rien. À l’un la tête, à l’autre l’estomac, à celui-ci le foie, à celui-là le cœur. Si plusieurs organes étaient attaqués à la fois, on prenait plusieurs médecins ; s’ils l’étaient tous, on en prenait davantage. Chacun traitait de son côté son morceau de maladie, et le patient guérissait par fragments, s’il ne mourait tout d’une pièce.
Comme milady Ennui souffrait surtout de spasmes, on crut devoir appeler le docteur Hypertrophe.
Celui-ci expliqua d’abord que la vie étant entretenue par le sang, et le sang mis en mouvement par le cœur, toute maladie avait nécessairement pour cause un défaut d’équilibre dans les fonctions de ce muscle creux et charnu. Il déclara donc, après avoir examiné la malade, que son malaise provenait d’un afflux pléthorique dans l’oreillette gauche, et lui ordonna un sirop antiphlogistique, dont il était l’inventeur.
Mais à peine fut-il parti, que les douleurs de la malade se déplacèrent ; M. Atout fit aussitôt demander M. le docteur Jecur, spécialement connu pour ses travaux sur les viscères bilio-dispensateurs.
Après avoir examiné milady Ennui, il déclara que le siège de son mal était évidemment dans le foie, viscère glanduleux, destiné à séparer la bile du sang, et qui, étant le principe même de la vie, décidait nécessairement seul de la santé ou de la maladie. Mais ses prescriptions ne furent point plus heureuses que celles de son confrère, et, après son départ, la douleur gagna les membres.
L’académicien s’adressa cette fois au docteur Névrotique, qui avait pour spécialité les maladies sans causes.
Il arriva d’un saut, en criant :
— Les nerfs ! les nerfs !… organe de la volonté… de la sensation… tout est là… il n’y a que les nerfs !
Il tourna trois fois autour du lit de la malade, ordonna les bals et les spectacles, avec une infusion de feuilles d’oranger, puis repartit.
Cependant les suffocations de milady Ennui ne cessaient point, et M. Atout continuait à épuiser inutilement la science des spécialistes, lorsque Maurice se rappela l’espèce d’armure ouatée qui enveloppait milady ; il lui fit transmettre timidement le conseil d’en sortir. Le résultat fut immédiat ; madame Atout, rendue à la liberté de ses mouvements, se trouva subitement guérie. Sa maladie n’était qu’une suffocation ; et, faute de s’être adressée au docteur des poumons, elle avait failli mourir étouffée.
Tout en donnant les soins nécessaires, l’académicien avait mandé un notaire et des témoins, afin de faire constater la maladie de madame Atout. Dès qu’elle fut guérie, il prit l’acte dressé par eux, et emmena Maurice aux bureaux de la compagnie des Centenaires.
On y assurait non-seulement la vie, mais la santé, et l’on y recevait un dédommagement pour les moindres indispositions, comme on en eût reçu autrefois de la compagnie du Phénix pour un incendie partiel. Par ce moyen, la maladie de vos parents vous faisait vivre, en attendant que leur mort vous enrichit. L’intérêt tenait en échec l’affection ; on se consolait de les voir souffrir, en calculant ce que rapportait chacune de leurs souffrances ; leur fin, entrevue à travers la prime suprême, paraissait moins cruelle, et l’arithmétique appliquait ses chiffres bienfaisants sur les blessures du cœur.
Ainsi, l’arithmétique avait brisé les aiguillons de la mort… du moins pour les survivants.
En ressortant, l’académicien vit un assuré qui quittait le bureau mortuaire, et reconnut M. Philadelphe le Doux, président de la Société humaine de Sans-Pair, et membre de tous les clubs philanthropiques du monde habité.
Un héritier venant de recevoir les primes d’assurance pour ses parents trépassés.
Il était couvert de nœuds de crêpes noirs, attestant le nombre des pertes cruelles qu’il venait d’éprouver, et suivi d’un commissionnaire chargé de sacs d’argent, qui constataient la quotité des consolations payées par la compagnie.
Lorsque M. Atout l’aperçut, il avait sur les lèvres ce sourire joyeusement modeste du sage dans la prospérité : mais à peine son regard eut-il rencontré Maurice et son compagnon, qu’il changea de visage ; une expression douloureuse enveloppa son front, comme un nuage subit.
M. Atout l’accosta, et s’informa avec empressement de ce qui lui était arrivé.
— Hélas ! vous le voyez, dit le philanthrope, dont le regard mélancolique glissa de ses nœuds de deuil jusqu’au commissionnaire ; la Providence m’a éprouvé cruellement ! Mon frère… mon oncle… mon cousin !…
Il s’arrêta avec un gémissement, et porta à ses yeux le groupe de billets de banque qu’il tenait à la main.
— Ah ! vous me le rappelez, dit l’académicien, chez qui un souvenir sembla se réveiller ; tous trois étaient embarqués sur la flottille des ballons incendiés ?
— Dites tous quatre, reprit M. le Doux, car mon neveu s’y trouvait aussi !… C’est surtout sa perte que je pleure !… Périr à vingt ans !… et les directeurs de la compagnie refusent de payer cette précieuse existence !… Ils veulent que je fournisse les preuves authentiques de sa mort !… Comprenez-vous ? moi, recueillir les preuves !… Ces malheureux n’ont point d’âme !… d’autant que j’ai fait déjà inutilement toutes les recherches. Mais je les forcerai à tenir leurs engagements… dans l’intérêt de la morale publique ! J’accepterai tout entier le poids de mon malheur !…
Ici, les regards du philanthrope se détournèrent de nouveau, comme s’il eût voulu supputer ce que ce douloureux fardeau pourrait ajouter à celui du commissionnaire. L’académicien en profita pour lui offrir les consolations habituelles. Après lui avoir refait l’ode de Malherbe à Duperrier, avec plusieurs citations en langues mortes (ce qui a toujours une grande autorité, près de ceux qui ne connaissent que les vivantes), il lit un relevé statistique de tous les maux auxquels les quatre défunts avaient échappé en trépassant, et arriva à la conclusion, que le seul à plaindre était leur héritier survivant.
M. le Doux parut un peu consolé, par cette démonstration de son malheur, et remercia M. Atout. Quels que fussent d’ailleurs ses chagrins, il espérait les adoucir par le noble exercice de la bienfaisance. Le genre humain lui tiendrait lieu de famille, il voulait s’adonner désormais, tout entier, à la propagation de la société Aide-toi ! le ciel ne t’aidera pas.
Il rappela à cette occasion, à l’académicien, qu’il avait promis de souscrire à l’œuvre, et le pria d’assister le lendemain à l’exhibition des pupilles de la société.
§ IX.
Tous deux étaient arrivés, en causant ainsi, à la porte d’un jardin public, où les promeneurs se portaient en foule. Ils y entrèrent avec Maurice, afin de leur en faire admirer les plantations.
Celles-ci différaient complètement de tout ce que le jeune homme avait vu jusqu’alors. Pour les grandes avenues, le chou colossal tenait lieu de marronniers fleuris, et des quinconces de laitues arborescentes remplaçaient les bosquets d’acacias et de tilleuls parfumés. Quant aux fleurs, on y avait substitué des cultures de tabac, de riz et d’indigo.
M. le Doux fit remarquer à Maurice cet heureux changement.
— Vous le voyez, dit-il, grâce aux efforts des économistes et des philanthropes, le monde a tellement changé de face, que Dieu lui-même aurait peine à le reconnaître. Tout ce qui n’était pour la terre qu’une vaine parure a disparu ; les légumineux perfectionnés et agrandis forment aujourd’hui la base de notre système forestier. À vos chênes ridicules, qui ne produisaient que des glands, on a substitué la betterave-monstre ; à vos rosiers, dont le parfumeur seul tirait parti, le bois de réglisse et les radis améliorés. Tout s’est ainsi trouvé ramené aux besoins de l’homme, qui a réduit la création aux proportions de son estomac.
Maurice ne répondit rien ; son attention, d’abord absorbée par les plantations, venait de se tourner sur certaines femmes, qui suivaient une allée d’artichauts gigantesques, à l’entrée de laquelle se lisait cette inscription :
Chaque promeneuse était enveloppée d’une écharpe portant son adresse et le chiffre de sa dot.
L’allée aboutissait à une vaste rotonde, incessamment assiégée par la foule. C’était la grande agence matrimoniale de Sans-Pair. On y trouvait toujours un assortiment complet de cœurs à placer avec tous les renseignements désirables, sur leur âge, leur caractère, leur fortune et la couleur de leurs cheveux. Les murs étaient couverts d’affiches servant aux annonces de l’établissement, et la plupart ornées de gravures explicatives, dont Maurice admira l’adresse ingénieuse.
La première sur laquelle ses regards s’arrêtèrent représentait un immense portefeuille gonflé de billets de banque montant à la somme de 5 millions ; on lisait au-dessous ces seuls mots :
Sur une autre affiche apparaissait une dame, vue de dos, avec cette annonce :
Elle lui apportera en dot de la tournure et un cœur tendre.
Un peu plus loin, se montraient quatre profils de femmes réunis par le cordon d’une bourse, et au-dessous :
Pendant que Maurice continuait à parcourir ces curieuses annonces, arriva une parente de M. le Doux, qui venait d’arranger le mariage de son fils avec la fille d’un riche avocat de Sans-Pair. Elle montra les deux jeunes gens assis à l’écart et causant tout bas, dans un des bosquets les plus solitaires, tandis que les familles achevaient de discuter l’époque et les préparatifs de la noce. Le philanthrope et l’académicien furent appelés au conseil.
Quant à Maurice, ses regards une fois tournés vers les fiancés n’avaient pu s’en détacher. Il interprétait chaque geste, il expliquait chaque sourire ; il les comprenait sans les entendre, et rien qu’en se rappelant !
C’est que lui, aussi, avait traversé ces heures enchantées qui précèdent la possession ! Suaves épanchements dans lesquels la jeune fille, timide encore, mais sans honte, commence, en balbutiant, ce poème charmant, toujours refait et toujours à refaire. Elle dit quand elle a douté ! pourquoi elle a craint ! comment elle a espéré ! Puis, après les tourments ce sont les projets ! Tout un avenir à inventer, à peupler de visions, de souffrances peut-être, mais supportées à deux ; des dangers bravés de front, les mains enlacées et les cœurs confondus pour recevoir chaque coup ! Ah ! qui peut avoir connu ces premiers mirages de la jeunesse, et les oublier ? Alors même qu’ils ont disparu, on tressaille en les entendant nommer, et, comme l’aveugle plongé dans la nuit, on veut voir encore par l’œil des autres !
Sans s’en apercevoir, Maurice avait cédé à ce désir, et, pendant que ses compagnons continuaient leur entretien, il s’était approché des deux fiancés, qui, tout à leur tête-à-tête, n’y prirent point garde.
Le jeune homme était amoureusement penché vers la jeune fille, qui, les yeux baissés, roulait avec distraction le ruban de sa ceinture.
— Oui, murmurait il, d’une voix fascinante ; oui, vous étiez le souhait de mon adolescence et de ma jeunesse ! ou plutôt, mon espoir n’osait aller si loin !
— Et cependant… vous pouviez prétendre à bien d’autres ! répliquait modestement la jeune fille !
— Quelle autre eût réuni tant de mérite, s’écriait le fiancé avec chaleur : quinze cent mille francs de dot !
— Outre quelques espérances.
— Je le sais, vous avez un oncle goutteux.
— Avec une cousine hydropique.
— Sans enfants ?
— Ni collatéraux !
— Et dont vous hériterez sous peu ?
— Tous deux sont condamnés par les médecins.
— Ah ! vous êtes un ange, s’écria l’épouseur, qui saisit la main de l’héritière en perspective et la baisa avec transport.
Maurice ne voulut point en entendre davantage, et se hâta de rejoindre son conducteur.
Comme ils traversaient la dernière avenue, M. Atout s’arrêta brusquement, et lui montra du doigt un couple qui venait à leur rencontre.
Il se composait d’une jeune femme charmante et d’un petit homme tellement hideux, que le regard, en le rencontrant, hésitait à s’arrêter. Mais la disgrâce de toute sa personne était, pour ainsi dire, effacée par une de ces monstruosités, dont les annales de la science elle-même ne citent que de rares exemples. Une corne de taureau s’élevait au milieu de son front, et donnait à sa physionomie quelque chose de grotesque et de terrible à la fois !
Maurice poussa une première exclamation d’horreur ; puis une seconde de pitié.
— Ne le plaignez pas, dit M. Atout, qui venait de le saluer, il doit à sa corne le repos, la fortune, la gloire ; tout enfin, jusqu’à cette jolie femme qui est la sienne.
Maurice parut stupéfait.
— Le roi Extra a été longtemps semblable aux autres hommes, reprit l’académicien, et il ne se rappelle ce temps qu’avec épouvante. Vous pourrez, du reste, lire ses mémoires qu’il a publiés en tête de ses œuvres complètes.
— D’autant plus facilement que je viens de les acheter, fit observer M. le Doux, en présentant à Maurice un volume magnifiquement illustré.
Le jeune homme l’ouvrit avec empressement, et comme ses deux conducteurs avaient affaire chez leur banquier, il demanda la permission de les attendre dans la petite allée de céleri qui terminait la promenade.
Le livre du roi Extra contenait, outre ses discours à la chambre des envoyés, plusieurs traités philosophiques, et des poésies élégiaques, adressées par lui aux plus jolies femmes des quatre parties du monde. Le tout était précédé de la préface biographique, à laquelle M. Atout avait donné le nom de Mémoires, et dont Maurice commença immédiatement la lecture.
« Le 15 août de l’an 1971, des plaintes de femme retentissaient dans une des plus humbles maisons du faubourg des marchands à Sans-Pair. Ces plaintes, d’abord sourdes, puis plus vives, plus douloureuses, furent tout à coup interrompues par un cri frêle et clair ; un cri d’enfant ! Cet enfant, c’était moi ; cette femme, c’était ma mère.
« Je venais de naître, il ne me restait plus qu’à vivre,.
« Vivre ! que de choses dans ce mot ! Vivre ! c’est-à-dire aspirer éternellement à l’inconnu, attendre l’impossible, poursuivre l’infini, faire longuement et péniblement sa voie !…
« Je commençai par faire mes dents !
« Les dents faites, vinrent les classes. J’y surpassai la plupart de mes condisciples, et chaque année j’étais couvert de couronnes ; mais un rival, que la fatalité avait placé près de moi, effaçait complètement ma gloire ; ce rival était Claude Mirmidon. À peine haut de trois pieds, dès qu’il paraissait, tous les regards se tournaient vers lui, on admirait sa gentillesse, on s’émerveillait de son intelligence. Chaque couronne paraissait deux fois plus grande sur son petit front ; moi, j’avais la taille de tout le monde, et l’on se contentait de dire : — C’est bien.
« Au sortir du collège, je voulus obtenir une place dans l’administration ; je me résignai à solliciter. Tous les jours je me présentais à l’audience des gens en crédit, pour que ma présence leur rappelât ce que j’attendais : mais rien n’arrêtait sur moi le regard, je demeurais confondu avec la foule. Mirmidon vint à son tour ; dès le premier moment il fut remarqué ; on voulut connaître son affaire, on s’y intéressa, et, quelques jours après, il avait obtenu l’emploi que je sollicitais depuis trois années.
« Repoussé par le pouvoir, je me tournai vers les lettres. J’écrivis un glossaire usuel, dans lequel je développai, sous les différents signes de l’alphabet, une série d’idées philosophiques, littéraires et politiques. Mon livre devait me placer, du premier coup, au rang des publicistes d’élite ; malheureusement tous les libraires refusèrent de le lire, en objectant que c’était mon premier ouvrage. À leur avis, il eût fallu débuter par le second !
« — Encore si vous étiez connu à quelque autre titre, objecta le plus affable ; connu seulement comme M. Mirmidon à qui je viens d’acheter un volume d’élégies ! Tout le monde voudra savoir quels vers compose un si petit poëte ; mais quelle curiosité exciterait un livre écrit par un homme de votre taille ?
« Je me retirai désespéré !
« La seule consolation qui me restât, au milieu de tous ces malheurs, était mon amour pour une jeune parente que je devais épouser. En y réfléchissant, je tremblai que mon rival lilliputien ne m’enlevât encore ce bonheur. Il était reçu comme moi chez Blondinette, qu’il amusait par mille tours. Il se cachait dans le tuyau du calorifère pour chanter des romances, dansait la polonaise sur les barreaux des fauteuils, et courait, les yeux bandés, à travers un labyrinthe de coques d’œufs. Je commençai par railler la puérilité de ces passe-temps ; mais Blondinette, qui y prenait plaisir, se montra offensée de mes remarques. Je me plaignis alors des libertés qu’elle laissait prendre à Mirmidon ; elle allégua sa taille, qui ne permettait point de le traiter comme un autre. Je me fâchai enfin, et je lui déclarai qu’elle devait choisir entre le petit homme et moi ; elle répondit aussitôt, que son choix était fait, et m’ouvrit la porte. Je sortis, suffoqué de colère.
« Ce dernier échec avait mis à bout mon courage. Las de prétendre en vain à la renommée, aux places et à l’amour, je me décidai à en finir avec la vie : j’achetai ce qu’il fallait pour cela de poison, et après l’avoir bu, j’attendis tranquillement, comme Socrate, l’apparition de ce jour qui n’a ni veille, ni lendemain.
« Mais j’avais compté sans mon droguiste. Le poison vendu par lui était frelaté et ne put me tuer qu’à moitié : je restai un mois entier entre la vie et la mort, appelant l’une tout haut, et regrettant, peut-être, l’autre tout bas.
« Cependant mon essai produisit sur-le-champ quelque fruit. Une foule d’amis, qui m’avaient néglige vivant, voulurent me voir dès qu’ils me surent empoisonné, et m’amenèrent successivement tous les toxicologistes de Sans-Pair. Le traitement dura une année entière ; enfin, je pus me lever : mais l’effet du poison avait été terrible. Une transformation complète s’était opérée en moi, et j’étais devenu… ce que je suis.
« Lorsque je m’aperçus dans mon miroir, je demeurai pétrifié ! Mon premier sentiment fut du désespoir, le second fut de la honte. Je me demandais en quel abîme assez profond et assez obscur je pourrais cacher désormais ma laideur, et je déplorai de n’avoir pas succombé.
« M. Blaguefort me trouva livré à cet abattement. Il ne venait, disait-il, que dans l’intention de me voir et de s’assurer de ma guérison. Cependant, après m’avoir examiné avec une attention singulière, il me proposa brusquement cent mille écus pour l’exploitation de la corne que je portais ! Je crus qu’il voulait railler, et je lui ordonnai de sortir ; mais il revint dès le soir même, et offrit le double ; je le chassai de nouveau. Il m’écrivit pour me proposer huit cent mille francs ; puis un million !
« Ma douleur commença à se changer en étonnement, presque en joie ! Ce que j’avais cru une honte, devenait pour moi une source inattendue de richesses ! Je regardai de nouveau, dans le miroir, l’ornement qui chargeait mon front ; il me sembla moins étrange que d’abord. Évidemment, le préjugé avait eu beaucoup de part dans ma première sensation. Les peuplades primitives de l’Amérique n’avaient-elles point regardé, autrefois, les armes de l’élan et du bison comme le plus gracieux ornement d’un guerrier ? Les chevaliers du moyen âge ne surmontaient-ils point leurs casques de croissants d’acier et les cornes lumineuses de Moïse n’étaient-elles point le signe distinctif de la puissance surhumaine ? Chez les sages peuples de la Grèce, comme chez les nations belliqueuses du Nord, la corne avait toujours été le symbole de la force et de l’abondance ; une grossière plaisanterie des siècles barbares avait réussi à la rendre ridicule ; mais le jour de sa réhabilitation était venu.
« Après ces raisonnements, et beaucoup d’autres, non moins concluants, mes idées se trouvèrent tellement modifiées, que, loin de me plaindre d’avoir une corne, je me mis à regretter de n’en avoir qu’une. Deux cornes eussent évidemment offert un aspect plus complet et plus gracieux ; pour deux cornes, on eût pu exiger deux millions !
« Je me contentai provisoirement de celui qui m’était offert.
« Mon exhibition eut un succès prodigieux. On accourait de toutes parts pour voir le roi Extra (c’était ainsi que m’avait baptisé Blaguefort). Les plus hauts personnages de la république me reçurent à leurs soirées ; je devins le divertissement à la mode, on voulut m’entendre, me parler, et le monstre fit remarquer l’homme d’esprit.
« Quelques femmes aimables m’écrivirent par curiosité. Je leur répondis des vers galants qui firent fortune, et ce fut, dès lors, à qui m’en demanderait. Chaque matin mon bureau était couvert d’albums, sur lesquels il fallait écrire, et de lettres auxquelles je devais répondre. Je répondis et j’écrivis, sans relâche, ce qui rendit bientôt ma réputation universelle. Toutes les femmes qui avaient de moi un madrigal, ne tarissaient point sur l’étendue de mes connaissances, sur la profondeur de mes jugements, sur la richesse de mon imagination. Les anciens libraires qui avaient refusé mon manuscrit philosophique, accoururent pour acheter mes madrigaux.
« Leur publication fut un véritable événement : le sultan des critiques, lui-même, daigna faire retentir, en leur faveur, toutes les cymbales du feuilleton. Après avoir donné une longue analyse de mon livre, sans en parler, il s’écria :
Enfin nous avons un second honnête-homme de style, et quel style ! Oh ! la belle forme cornue, pour nous autres, les jeunes écrivains, qui aimons l’attaque brave ; l’heureux et charmant monstre de génie, dont le génie même est une monstruosité !
« Cette importante approbation détermina les chefs du gouvernement à utiliser mes hautes facultés. Je m’étais occupé de littérature et de beaux-arts ; on me plaça, en conséquence, dans les haras. Je fus nommé grand conservateur des étalons de la république.
Étalons perfectionnés.
« Ces nouvelles fonctions me donnaient une position sociale dont je profitai pour me produire dans les assemblées politiques, les sociétés de tempérance et les clubs philanthropiques. Partout où je devais prendre la parole, la foule accourait. Ma corne recommandait mon éloquence.
« Enfin, le jour des élections arriva. Le quartier des droguistes s’était toujours distingué par le choix de ses députés à l’assemblée nationale. Il y avait successivement envoyé le géant Pelion, qui s’était un jour retiré en emportant la tribune sur ses épaules ; le mime Perruchot, habile à prendre toutes les voix et à imiter toutes les physionomies ; enfin le prestidigitateur Souplet, qui faisait les majorités en escamotant, dans l’urne, les boules du scrutin. Pour succéder à de tels hommes, il fallait un candidat non moins extraordinaire ; l’honneur de l’arrondissement électoral y était intéressé. Quelqu’un prononça mon nom, on le couvrit aussitôt d’applaudissements, et je fus nommé représentant des droguistes à l’assemblée nationale des Intérêts-Unis.
« Ce ne furent pas, du reste, mes seuls succès ; j’en obtenais ailleurs, de moins bruyants peut-être, mais de plus aimables. La curiosité des femmes ne s’était point ralentie. Après avoir vu comment je savais écrire, les plus aventureuses voulurent savoir comment je saurais aimer. Le monstre est aussi rare que l’Antinoüs, et l’expérience valait la peine d’être tentée. J’en sortis probablement sans trop de désavantages, car ma réputation ne fit que s’accroître.
« Cependant ces conquêtes faciles ne pouvaient me faire oublier ma cousine Blondinette. C’était la seule femme qui m’eut repoussé, honni, et, par conséquent, la seule dont le souvenir me fut précieux ; car il y a toujours une part de contradiction dans l’amour.
« Elle-même regrettait une rupture imprudente. J’avais désormais trop d’avantage sur Mirmidon pour le regarder comme un rival sérieux. Je me présentai hardiment, on me reçut avec émotion, et, au bout de quelques jours, Blondinette s’était complètement habituée à ma nouvelle forme. À mesure que je lui faisais le calcul de mes rentes, mes jambes lui semblaient plus égales, ma corne moins apparente. Au premier million elle me trouva passable, au second elle me déclara charmant.
« Notre mariage fut célébré avec toute la pompe que réclamait un pareil événement, et l’archevêque de Sans-Pair voulut lui-même nous bénir.
« Depuis, mon bonheur n’a éprouvé ni interruption ni mélange, et la constance de la bonne fortune a fait substituer au nom de roi Extra celui d’heureux monstre !
« Quant aux lecteurs qui me demanderaient pourquoi j’ai raconté longuement, en tête de ce volume, l’histoire de ma vie, je leur répondrai que je l’ai fait pour donner à tous un enseignement ; et cet enseignement le voici : c’est qu’on réussit moins par ce qu’on vaut que par ce qu’on montre, et que la première condition du succès n’est point de faire, mais d’attacher un écriteau à ce que l’on fait ! Or, pour cela le génie peut être utile, un ridicule sert quelquefois, un vice suffit souvent, mais rien ne remplace une monstruosité. »
§X.
Maurice venait d’achever sa lecture, lorsque son hôte et M. le Doux ressortirent de chez le banquier. Le philanthrope les avertit qu’il était forcé de les quitter pour se rendre au palais de justice.
— Y a-t-il quelque grande affaire ? demanda M. Atout.
— Comment ! s’écria Ledoux, mais vous ne savez donc pas ? c’est après-demain qu’on juge ce fameux empoisonnement…
— Du docteur Papaver ?
— Précisément. L’accusé a envoyé des lettres d’invitation à tout le monde, et il m’a oublié ! comprenez vous cela ? moi, un ancien collègue !… car nous avons été ensemble vice-présidents de la société humaine. Mais je veux réclamer ! D’autant qu’une vingtaine de dames qui me savaient ami du docteur m’ont demandé des places. Ce sera, dit-on, magnifique ; six cents témoins et soixante avocats ! le président a fait prendre des mesures pour que l’on distribue, pendant les débats, de la limonade et des petits gâteaux ; dans les suspensions d’audiences, on pourra même déjeuner à la fourchette.
— Et ce docteur Papaver est accusé d’avoir empoisonné quelqu’un ? demanda Maurice.
— Toute une famille, répliqua le philanthrope ; sept personnes… dont on exposera les restes parfaitement conservés. On doit essayer le poison sur les témoins, lire des lettres qui compromettent une très-grande dame, enfin la fille du docteur, qui a six ans, déposera contre son père. Ce sera la cause la plus intéressante dont on ait parlé depuis dix ans ! Aussi les billets d’enceinte se vendent-ils déjà deux cents francs.
M. Atout déclara qu’il voulait en avoir absolument, et il suivit le philanthrope au palais.
La porte d’entrée était décorée par la statue colossale de la Justice. Elle avait les yeux couverts d’un bandeau, afin que l’on ne pût douter de sa clairvoyance ; sa main gauche portait une balance, et sa main droite une épée, comme pour exprimer qu’elle tenait moins à bien peser qu’à bien frapper.
Au fronton qu’elle surmontait on avait gravé ces mots :
Et au-dessous étaient affichés les tarifs des différents actes sans lesquels on ne pouvait se faire juger. Tant pour l’enregistrement, tant pour le greffe, tant pour le timbre, tant pour les experts, tant pour l’avoué, tant pour l’avocat ! Le tout produisait une somme qui ne permettait qu’aux riches de faire valoir leurs droits.
Heureusement que les pauvres avaient pour dédommagement la maxime imprimée sur chaque porte :
Maurice traversa d’abord une salle où les avoués soumettaient leurs états de frais à la vérification d’un juge chargé d’auner les procédures ; l’étendue de chacune était fixée d’avance.
Toisage des procédures.
Qu’ils eussent, par exemple, à annoncer l’assignation d’un témoin à huitaine, ils ne manquaient pas d’écrire :
« En conséquence desquels motifs ci-dessus donnés, et de tous autres qui pourraient l’avoir été ailleurs, où que nous trouverions convenable d’émettre plus tard ;
« Faisant toutes réserves que de raison, tant implicitement qu’explicitement :
« Avons désigné, appelé, sommé, assigné par les voies pour ce fixées, tant par l’usage ou coutume, que par les décrets, ordonnances et lois, le sieur……
« À venir se présenter et comparaître, sans qu’il puisse opposer aucune objection, aucun recusement, ni aucune fin de non-recevoir ;
« Afin de répondre sincèrement, librement, catégoriquement et clairement, soit sur ce qu’il peut savoir par lui-même, relativement à l’affaire, soit sur ce qu’il en aura entendu dire, soit sur ce qu’il aura induit à l’aide du raisonnement, ou de la comparaison ;
« Lesquelles assignation et sommation lui sont faites pour huitaine, c’est-à-dire pour le huitième jour à partir de celui-ci ; ou autrement dit, afin de ne laisser lieu à aucun doute, ni fausse interprétation, pour le…… février de l’an……
« Lequel jour reste bien et dûment fixé, sauf erreur dans la date ou supputation des jours. »
Cette ingénieuse amplification était écrite sur papier timbré, en caractères de huit millimètres, avec interlignes et alinéa ! Le tout dans le but de mieux éclairer la Justice… et de faire monter le prix des charges !
Pendant que M. Atout et le philanthrope se rendaient au parquet pour obtenir les billets désirés, Maurice, entra dans la salle des pas perdus, où il trouva une foule d’avocats en robes, livrés à différentes occupations.
Il y avait d’abord les stagiaires qui entouraient de vieux praticiens chargés de leur enseigner les limites rigoureuses de la loi. La démonstration était facilitée par un immense tableau synoptique, renfermant la législation entière de la république des Intérêts-Unis. Des lignes coloriées, semblables à celles qui marquent, sur nos cartes géographiques, les conquêtes d’Alexandre ou l’invasion des barbares, indiquaient la marche de la probité. On voyait figurer les routes de traverse au moyen desquelles on tournait les articles trop formidables, les passages mal gardés qui permettaient d’échapper à la poursuite, les gorges peu fréquentées où l’on pouvait attendre un adversaire et l’assassiner légalement.
Une autre carte réglait l’honneur de l’avocat par numéro d’ordre. Il y apprenait comment il pouvait injurier et qui injurier ; quand il pouvait mentir et pour qui mentir ; à quel prix il devait s’échauffer, à quel plus haut prix s’irriter, à quel plus haut prix s’attendrir !
Il y avait ensuite les formules de défense.
S’agissait-il d’un cas de médecine légale ? On parlait de l’incertitude des sciences ! Fallait-il justifier un voleur ? On le présentait comme une victime de la police ! Voulait-on sauver un assassin ? On le proclamait atteint de folie ! Quant aux mouvements d’éloquence, ils étaient invariables.
Si la cause exigeait de l’onction, on s’écriait :
« Mon client n’a rien à craindre, messieurs, car il est entré ici enveloppé de son innocence comme d’une auréole.
(Un geste indiquait la tête de l’accusé qui croyait qu’on lui reprochait son bonnet et se découvrait.)
« Il a franchi le sanctuaire de la loi, gardé par l’humanité et la justice.
(La main de l’avocat montrait les deux gendarmes placés à la porte.)
« Il a enfin, devant lui, la croix du Dieu de vérité, mort pour sauver tous les hommes. »
(L’avocat général s’inclinait avec respect.)
Cherchait-on, au contraire le dramatique ?
« Oui, mon client peut braver toutes les preuves !… S’il est vrai que sa main ait frappé, que le mort se lève pour l’accuser !
(Ici une pose ; le mort ne paraissait pas.)
« Qu’il se lève et qu’il crie : — Voilà mon assassin. »
(L’avocat se rasseyait, et les bonnes d’enfants se regardaient, convaincues de l’innocence du prévenu.)
Fallait-il de l’audace ?
« Que si, malgré tant de preuves, la calomnie et la haine persistaient à poursuivre mon client ; il ne résisterait point davantage ! Sûr du jugement de la postérité, il présenterait tranquillement sa tête à ses ennemis !
(Les écoliers qui faisaient partie de l’auditoire approuvaient par un geste.)
Voulait-on enfin du pathétique ?
« Et après avoir convaincu vos esprits, messieurs, j’en appellerai à vos cœurs. Songez au père de l’accusé, noble vieillard dont vous ne voudrez pas souiller les cheveux blancs !…
(Tous les jurés chauves s’attendrissaient.)
« À sa mère, qui a veillé si longtemps sur son berceau !
(Les pères de famille se mouchaient.)
« À ses enfants surtout, innocentes créatures auxquelles vous ne laisserez point pour seul héritage le déshonneur ! »
(Émotion générale ; les portières qui se trouvaient dans l’auditoire applaudissaient.)
Après les avocats stagiaires, occupés à recevoir cette instruction, venaient les avocats dont la réputation était déjà faite et la fortune en train de se faire, toujours parlant, toujours plaidant, même dans la conversation, mêlés aux grandes comme aux petites choses, indispensables partout et ne servant à rien nulle part. Ils avaient pour chefs de file ces vieux praticiens gorgés de places, d’honneurs et de richesses, vautours aux serres fatiguées qui ne pouvaient suffire aux proies qu’on leur offrait, et qui faisaient faire antichambre au plaideur avant de daigner le manger.
Les procureurs, mêlés à tous ces groupes, allaient de l’un à l’autre comme des pourvoyeurs chargés de leur fournir la nourriture ; puis venaient les huissiers, rongeurs subalternes mangeant les miettes laissées par les maîtres.
Huissier, avoué et avocat.
Maurice se promena quelque temps au milieu de cette foule gaiement sinistre qui vivait de troubles, de crimes, de ruines, comme les médecins vivent de fièvres et d’ulcères : tristes docteurs de l’âme, toujours la main dans quelque plaie morale, et nourris par les malheureux ou par les fripons.
Il s’était insensiblement approché d’une salle où l’on rendait la justice, et, trouvant la porte ouverte, il entra.
Les murs étaient tapissés d’inscriptions, empruntées aux articles du code, et destinées à faire connaître les peines infligées à chaque faute. On pouvait aller étudier là le tarif de consommation de ses mauvais instincts ; les sept péchés capitaux avaient leurs prix marqués en chiffres, comme les marchandises des magasins de nouveautés.
L’image du Christ conservée par la tradition, apparaissait au milieu de ces sentences légales, le front meurtri et tristement penché. Près de ce flanc dont le sang avait coulé pour l’égalité des hommes, on lisait :
Et au-dessous de cette bouche qui avait proclamé la fraternité et la solidarité humaines, étaient gravés ces mots :
Les juges avaient pour sièges des lits de repos garnis de coussins moelleux ; la plume en était entretenue par les accusés qui savaient devoir être jugés d’autant plus doucement que le tribunal se trouverait plus à l’aise. Le procureur du roi, au contraire, était assis sur un fauteuil dont les angles aigus excitaient chez lui une inquiétude et une irritation qui entretenaient son humeur agressive. Quant aux avocats, on avait suspendu devant leur banc un tarif de plaidoirie dont la vue les tenait en haleine.
Lorsque Maurice entra, la sellette des prévenus était occupée par un vieillard. C’était un paysan que l’âge avait courbé et dont les cheveux blancs tombaient sur une cape de coton écru en lambeaux. Le menton appuyé à ses deux mains que soutenait un bâton de bambou, et les lèvres entrouvertes par ce vague sourire des vieillards, il tenait les yeux baissés vers un chien roulé à ses pieds, et qui, la tête à demi soulevée, le contemplait en agitant légèrement la queue. Il se faisait évidemment entre eux un de ces échanges d’amitié et de souvenir qui n’ont besoin, pour se poursuivre, que du regard et du sourire. Le vieux maître et le vieux serviteur s’entendaient.
Cette intimité était même l’objet des débats.
Trop faible et trop vieux pour vivre encore de son travail, le paysan avait dû recourir à la charité légale. Après cinquante années de fatigues, de probité et de patience, la société eût pu le laisser mourir au revers de quelque fossé, comme une bête de somme hors de service ; mais la philanthropie était venue à son secours ; elle lui avait ouvert un de ces asiles, où l’on accorde gratuitement aux invalides du travail, ce qu’il faut de paille et de pain noir pour faire attendre la mort.
Malheureusement le vieillard avait essayé de partager avec son chien, et l’administration s’y était opposée. On avait voulu enlever au paysan son compagnon, il avait résisté, et cette résistance l’amenait devant les juges.
L’avocat général prit la parole pour l’administration.
Il fit d’abord l’énumération des services rendus par la société humaine, dont il avait l’honneur d’être membre. Après avoir signalé le nombre toujours croissant de ses asiles, comme un indice incontestable de la prospérité nationale, il annonça avec une haute satisfaction, que la dépense occasionnée par leurs pensionnaires venait d’être réduite de moitié, grâce à un moyen, aussi simple qu’ingénieux. Il avait suffi, pour cela, de leur retrancher une partie de la nourriture, de substituer des paillasses aux matelas, et de remplacer le calicot par de la grosse toile !
Mais ces améliorations devenaient inutiles, si elles étaient combattues par la prodigalité de quelques privilégiés !… Et se servant de cette transition pour arriver au chien du paysan, il s’écria que ce chien était un scandale humanitaire ! Il calcula ce qu’il pouvait consommer en os rongés, en écuelles léchées, en miettes grugées, et trouva que le tout eût pu nourrir les trois cinquièmes d’un vieillard !
Puis, voyant les juges frappés de cet argument, il soutint que, puisque l’administration avait pris la charge et la tutelle du vieux paysan, elle avait droit de vendre son chien ; que c’était une faible compensation de tant de sacrifices ; un exemple indispensable pour la moralité et pour la dignité humaines. Il termina, enfin, en adjurant le tribunal de ne point encourager, chez le pauvre, ce luxe d’un compagnon inutile, et de l’accoutumer à manger seul la soupe économique de l’asile, assaisonnée par la sympathie des philanthropes, ses bienfaiteurs.
Après ce réquisitoire, que les magistrats avaient écouté avec une faveur visible, le président invita le vieillard à faire valoir ses moyens de défense ; mais celui-ci ne parut point l’entendre et ne répondit rien. Les regards attachés sur le vieil ami qui se reposait à ses pieds, il semblait s’oublier dans une contemplation mélancolique.
Le chien comprit, sans doute, l’émotion de ce silence, car il se redressa lentement, regarda son maître de plus près, et fit entendre un de ces soupirs plaintifs qui semblent interroger.
Le paysan abaissa sa main ridée et la posa sur la tête joyeuse de l’animal.
Le mendiant et son chien.
— Tu as entendu, dit-il, avec une tristesse tendre et sans regarder les juges ; tu as entendu, n’est-ce pas ? il faut nous séparer. La république se ruinerait à te nourrir ! Quelle raison donnerais-je, d’ailleurs, de te garder ? Est-ce parce que depuis quinze années tu partages mon pain, mon eau et mon rayon de soleil ? parce que je suis habitué à entendre à mes pieds le bruit de ton haleine ? parce que tu es le dernier être vivant qui ait besoin de moi et qui m’aime ? Ce qui ne sert qu’à nous aimer, est inutile, ami ! on vient de te le dire. Ah ! si nous vivions dans un pays barbare, j’irais avec toi par les campagnes ; je m’arrêterais aux portes des cabanes, et, en voyant mes cheveux blancs, les hommes se découvriraient, les enfants viendraient te caresser, les femmes nous donneraient le pain et le sel ! Nous boirions tous deux aux fontaines courantes ; nous dormirions à l’ombre des rochers, réchauffés l’un par l’autre ; nous marcherions sur les fleurettes des sentiers, à travers les parfums des bois, les chansons des oiseaux et les gazouillements des sources !… mais nous sommes sur une terre civilisée, et toutes les routes nous sont fermées. Attendrir les heureux est défendu ; dormir sous le ciel est un crime. On nous a ôté les chances de la compassion, avec les embarras de la liberté, et la bonté des hommes nous a ouvert une prison, où l’on mesure à chacun de nous le pain, l’air et le jour. Toi, seulement, ami, il n’y a point de place pour toi ! On peut manger, dormir ; mais aimer ! à quoi bon ? Les règlements supposent-ils jamais que l’homme ait, entre la gorge et l’estomac, quelque chose qui s’appelle le cœur ? Va, ami, je voulais te garder près de moi pour sentir qu’il m’en restait encore un ; mais on te l’a dit : le règlement n’en passe pas ! Cherche donc un nouveau maître, et puisse-t-il te faire oublier l’ancien !
Le vieillard saisit, à ces mots, la tête du chien dans ses deux mains tremblantes, il la souleva sur sa poitrine, y appuya les lèvres et resta quelques instants immobile.
Quand il se leva, une petite larme roulait sur chaque joue à travers ses rides.
Maurice ne put retenir une exclamation d’attendrissement.
— Ah ! laissez-lui son chien pour l’aimer ! s’écria-t-il involontairement.
Mais les juges s’étaient consultés pendant cet adieu muet du vieillard, et l’arrêt de séparation venait d’être prononcé.
$XI.
En sortant, Maurice rencontra M. Philadelphe le Doux qui le cherchait. Il venait de se rappeler que c’était l’heure de sa visite aux prisons, et voulut y conduire le jeune homme.
La maison de détention de Sans-Pair, bâtie derrière le palais de justice, était composée de deux établissements distincts, et soumis à des systèmes contraires.
Le premier dans lequel M. le Doux entra, portait le nom de Logis des Trappistes, et la tristesse de son aspect justifiait complètement ce nom.
On n’y apercevait aucune fenêtre, tous les jours ayant été ménagés sur les cours intérieures. Le pavage de bois qui l’entourait assourdissait les moindres rumeurs, et l’enveloppait, pour ainsi dire, d’un silence sinistre. La porte d’entrée, elle-même, glissait sans bruit sur des rails polis, et les tapis épais des corridors éteignaient le retentissement des pas. Les murs étaient matelassés de manière à intercepter tous les sons, les portes garnies de triples nattes, et une inscription, qui reparaissait à chaque détour, avertissait les visiteurs de parler bas.
Le jour n’avait pas été moins ménagé que le bruit. Partout régnait une sorte de lueur crépusculaire qui agrandissait les formes et éteignait les contours. Enfin, l’air lui-même arrivait imperceptiblement sans rafale et sans murmure.
À mesure que Maurice avançait dans ces longs couloirs muets et sombres, il se sentait gagné par un malaise croissant. Cette atmosphère, que ne traversait aucun bruit, aucune lueur, l’oppressait ; une atonie glacée coulait dans ses veines. Le jeune homme frissonna malgré lui !
— Ce calme fait peur, dit-il, on se croirait dans un sépulcre.
— Et cependant dix mille prisonniers vous entourent, fit observer M. le Doux. Voyez plutôt !
Il avait tiré un rideau, et Maurice se trouva au milieu d’une lanterne vitrée, formant le centre d’un immense cercle de loges, qui renfermaient les condamnés. À voir ces lignes de cellules superposées, tournant comme une gigantesque spirale, et allant se perdre dans les combles de l’édifice, on eût dit l’enfer du Dante renversé. Seulement, pas de cris ; aucun gémissement : nulle prière ! un silence glacé planait sur cette étrange ruche de pierre. On voyait chaque prisonnier s’agiter sans bruit, dans son alvéole grillé, comme un mort que le galvanisme soulèverait dans sa tombe. Tous avaient le visage pâle, les mouvements inquiets, le regard hébété ou hagard. Muets et mornes, ils faisaient mouvoir les bras de machines, dont ils ne connaissaient même pas l’action. Telle était la disposition des cellules, que chaque prisonnier ne pouvait apercevoir celle qui l’entourait. Les gardiens échappaient également à ses yeux. Entouré d’une surveillance mystérieuse, il se savait toujours vu sans pouvoir jamais voir.
M. le Doux expliqua à Maurice tous les avantages de ce système perfectionné de confinement solitaire.
— Par son moyen, dit-il, nous faisons fléchir les plus énergiques natures. Muré dans l’obscurité et le silence, le captif résiste d’abord, mais il se roidit en vain ; l’ennui, comme une eau souterraine et croupissante, mine insensiblement sa volonté. Il sent ses muscles se détendre, son sang se refroidir. L’immobilité de ce qui l’environne finit par se communiquer à tout son être ; il s’épouvante du vide qui s’est fait autour de lui ; il regarde et ne voit que les murs de sa prison ; il appelle et n’entend que sa propre voix ! Quelques-uns ne peuvent résister à cette épreuve, et deviennent fous, mais c’est le petit nombre ; la plupart s’assoupissent dans une espèce de torpeur. Sûrs que leurs moindres actions seront épiées, n’ayant plus la possession de leur propre pensée, ils y renoncent. Le règlement devient leur conscience, l’habitude se substitue au désir ; ils oublient jusqu’à leur langue ; ce ne sont plus que des animaux domestiques, obéissant d’instinct à la règle de la maison. On a effacé leurs souvenirs, éteint leurs passions, coupé au pied leurs espérances ; il y a désormais table rase dans ces esprits ; notre but est atteint. Devenus, grâce à nous, des idiots, il ne leur reste plus qu’à être instruits et moralisés !
— Hélas ! je le vois, dit Maurice, vous avez fait pour les hommes, ce que la châtelaine de Valence avait voulu faire pour son fils. La châtelaine de Valence était une sainte femme restée veuve avec un seul enfant pour lequel elle eût donné jusqu’à sa part de paradis. Mais l’enfant, dont le sang brûlait les veines, s’échappait souvent du château, où ne retentissaient que les cloches et les prières, afin de goûter aux joies de la vie. Insensiblement il prit tant de goût au mal, que sa seule tristesse était de ne pouvoir assez pécher. Il connaissait les trois grands chars qui portent le genre humain aux abîmes, le premier conduit par l’orgueil, le second par l’impureté, le troisième par la paresse, et il avait successivement pris place dans chacun, sans jeter même un regard sur celui du repentir, qu’un attelage boiteux traînait bien loin en arrière !
La sainte châtelaine, voyant la perte de son fils assurée, s’adressa avec larmes à l’archange saint Michel, patron spécial de sa famille, et lui demanda d’assurer le salut du jeune homme, fût-ce aux dépens de sa vie. L’archange, qui avait pitié des pleurs des mères, depuis qu’il avait vu Marie au pied de la croix, se laissa toucher, descendit vers la sainte femme et lui dit :
— Reprenez courage, votre fils peut encore être sauvé. Le Christ a compté ses jours, il ne lui en reste désormais que trois cents à passer sur la terre ; faites qu’ils soient sans péché, toutes les anciennes fautes seront remises au coupable, et, à l’heure indiquée, je viendrai moi-même enlever son âme pour la conduire au ciel.
Cette révélation causa à la châtelaine une grande joie. Son fils pouvait encore aspirer au bonheur des élus ! Cette pensée lui faisait accepter, presque sans chagrin, une mort prochaine ; les espérances de la chrétienne consolaient les regrets de la mère !
Mais pour mériter cette récompense, il fallait que le pécheur fit trêve à ses offenses contre la loi de Dieu ; et comment, hélas ! l’obtenir ? la châtelaine avait déjà inutilement employé les supplications, et les prières de l’Église n’avaient point été plus puissantes. Elle songea à un docteur arabe, dont les charmes exerçaient, disait-on, une souveraine puissance sur toutes les volontés, et elle alla à sa demeure pour lui exposer son désir.
Après l’avoir écoutée, le docteur se fit conduire vers son fils, encore plongé dans le sommeil, et il commença les conjurations puissantes qui devaient le délivrer de ses passions.
D’abord, il toucha les flancs du dormeur, et la châtelaine en vit sortir une nuée de génies à l’air violent ou hardi : c’étaient la force, la colère, l’audace, et avec elles le courage et l’adresse !
L’Arabe toucha ensuite le front, duquel s’élança l’imagination, revêtue des couleurs de l’arc-en-ciel ; le raisonnement, armé de l’épée à double tranchant ; la mémoire, tenant à la main la chaîne d’or qui lie le présent au passé.
Enfin, il toucha le cœur, qui s’entr’ouvrit aussitôt pour donner passage à la nuée des désirs enflammés, des amours changeants, des illusions aux ailes d’azur, troupe folle et charmante, qui s’enfuit avec un cri plaintif.
Lorsque le jeune homme se réveilla peu après, il était complètement transformé ! toutes les idées que sa mère avait combattues, tous les goûts dont elle s’était affligée avaient disparu ; il n’avait plus de volonté que la sienne, plus de goûts que ceux qu’elle lui inspirait. Cet esprit était devenu semblable à la nacelle qui va où le flot l’emporte, où le vent pousse, où la main conduit. Sa mère disait de marcher, et il marchait ; de prier, et il priait ! Les tentations passaient en vain près de lui, il les regardait passer comme des inconnues auxquelles on ne doit ni un regard, ni un salut !
Les trois cents jours s’écoulèrent ainsi pour lui dans une sorte de sommeil éveillé, et quand la châtelaine aperçut l’archange Michel, elle s’écria :
— La condition imposée a été remplie, il a gagné sa place dans le ciel ; venez donc, maître, et, sans plus de retard, emportez son âme.
Mais l’archange secoua tristement la tête, et dit ;
— Hélas ! pauvre mère, il n’y en a plus. On n’enlève point les pierres qui composent une maison, sans que la maison croule. Ce que le docteur arabe a enlevé à votre fils formait l’âme elle-même, dont il a fait don à Satan ; il ne vous a laissé que le corps !
Cette légende est l’histoire de ceux qui ont élevé votre prison. Sous prétexte de racheter le coupable, vous lui avez frauduleusement soutiré son âme ! Depuis quand l’amélioration de l’homme peut-elle venir de la destruction de ses instincts ? Si ces malheureux ont failli, c’est que la sociabilité n’était point assez développée chez eux, et vous les condamnez à la solitude ; c’est que les bonnes passions étaient plus faibles que les mauvaises, et vous les égorgez indifféremment toutes ; c’est que leur raison n’avait pas assez mûri au soleil de l’expérience, et vous la condamnez à l’inaction ! Dans les premiers siècles, on réduisait un ennemi à l’impuissance, en coupant les muscles de ses membres avec le fer ; vous avez perfectionné le moyen ; vous coupez aujourd’hui les muscles de l’âme avec l’ennui, et, parce que ces énervés ne bougent plus, vous les déclarez guéris ! Mais qu’en ferez-vous, après une pareille guérison ? À quoi peuvent servir des hommes qui ont perdu leur personnalité, qui ont oublié à vouloir, que vous avez réduits à l’état d’animaux domestiques, vivant sous l’œil du maître ? Où vous aviez des ignorants, des coupables peut-être, il ne vous reste plus que des fous, des idiots ou des hypocrites !
Résultats du système cellulaire.
Sans doute la solitude pouvait être employée pour apaiser la première effervescence d’un cœur révolté ; c’était une douche glacée sous laquelle le furieux se serait calmé ; mais vous avez voulu faire un régime de ce qui ne devait être qu’un remède ; vous avez imité ces mères anglaises, qui, pour se débarrasser des cris d’un enfant, l’abreuvent d’opium ! et ne dites pas que vous l’avez fait dans l’intérêt des coupables, pour leur rachat ! Non, vous l’avez fait dans l’intérêt de vous-mêmes, pour votre repos ! En respectant chez l’homme les puissances extérieures qui font sa vie, la tache était difficile, il fallait discipliner des esprits sans règle, apprivoiser des cœurs endurcis, remettre l’ordre, enfin, dans un intérieur bouleversé. Vous avez mieux aimé en murer les portes pour en faire un tombeau. De notre temps, on enchaînait les corps en laissant les âmes libres ; le moyen était brutal ; vous avez dit : — À quoi bon ces chaînes qui meurtrissent, qui tintent aux oreilles ! délivrez-en le corps et tuez tout doucement l’âme ; cela ne se voit pas, et l’âme morte, le corps ne bougera plus ! Ô pharisiens ! qui feignez d’ignorer que l’abrutissement n’est point une régénération ! Hommes de peu de foi qui ne savez point ce que l’amour et la patience peuvent obtenir des plus criminels ! cherchez le cœur le plus endurci, frappez au point voulu, et il en sortira une source vive. Tant qu’un homme vit, tant qu’il aime quelque chose de la création, Dieu ne s’est point complètement retiré de lui, et son âme n’est point perdue sans retour.
M. Philadelphe le Doux avait profité de cette longue improvisation de Maurice pour remettre à M. Atout son rapport annuel, constatant les excellents résultats obtenus par le système cellulaire, et pour écrire au crayon quelques notes sur la nécessité de supprimer les numéros des loges qui pouvaient distraire encore le condamné. Lorsqu’il eut achevé, il releva la tête, et regarda le jeune homme avec ce vague sourire des gens qui veulent avoir entendu sans avoir écouté.
— Ah ! fort bien, dit-il, je vois que vous avez étudié la question… Mais, aujourd’hui encore, deux systèmes se partagent les esprits et les prisonniers. Nous avons vu le Logis des Trappistes, il nous reste à visiter celui des Pentagruélistes. Allez devant vous, de grâce, puis prenez la porte à gauche, nous arriverons justement pour les voir dîner.
Maurice, ayant suivi les indications données, se trouva dans une cour, qu’il traversa ; puis à l’entrée d’un bâtiment à colonnade de marbre, entouré de jets d’eau et de promenades ; c’était la seconde prison de Sans-Pair, récemment fondée pour les scélérats réputés incorrigibles.
On n’y entendait que musique, chants et éclats de rire. La première salle était un parloir, où les condamnés recevaient les visites. Il y avait là de charmantes grandes dames attirées par le désir de causer avec des scélérats d’élite, ou de les faire écrire sur leurs albums ; des artistes occupés à peindre les plus célèbres criminels ; des hommes de lettres, rédigeant, pour l’instruction du public, les mémoires intimes des faussaires et des meurtriers. Les prisonniers faisaient les honneurs de chez eux, avec la politesse fière de gens qui comprennent leur importance.
Un célèbre criminel.
Tout à côté, se trouvait la salle de concerts, dans laquelle retentissaient les chansons d’argot, avec accompapagnement de clarinettes et de vielles organisées. Puis venait l’estaminet, dont les habitués fumaient le narguilé à bec d’ambre, étendus sur des divans de velours ; le billard garni de queues à procédés, et la galerie de consommation, où l’on servait, d’heure en heure, aux condamnés, des sorbets, du vin chaud ou des punchs à la romaine.
Le soir il y avait spectacle ; puis, bal masqué sans gardes municipaux.
Ainsi que M. le Doux l’avait annoncé, les visiteurs trouvèrent les Pentagruélistes à table. Ils dînaient, à trois services, de petits pieds et de primeurs, avec dessert, café et liqueurs fines.
— Vous le voyez, dit le philanthrope, en souriant, le système de moralisation est ici tout contraire. Là-bas, nous améliorons le coupable en lui ôtant le nécessaire, ici nous atteignons le même but en lui prodiguant le superflu. Chaque méthode a son avantage, et les résultats sont, des deux côtés, également satisfaisants. Chez les Trappistes, nous obtenons la soumission en atténuant l’homme ; chez les Pentagruélistes en le comblant. Celui-là perd l’énergie nécessaire pour échapper à la captivité, celui-ci y est retenu par le lien du plaisir. Il n’y a point encore d’exemple d’un Pentagruéliste qui ait essayé de fuir sa prison, et la plupart ne la quittent qu’en pleurant. Aussi a-t-on soin de compter à chaque libéré, pour adoucir ses regrets, une somme proportionnée au temps qu’il a passé en prison, de sorte que les grands bandits sortent d’ici électeurs et souvent éligibles. Quelques esprits chagrins ont blâmé cette générosité envers des condamnés ; mais, ainsi que je l’ai fait observer dans mon dernier rapport, ces scélérats n’en sont pas moins nos semblables. Homo sum et nihil humani a me alienum puto. Philanthropique maxime, que la société humaine a écrite dans le cœur de tous ses membres et en tête de toutes ses circulaires. Ah ! que n’est-elle comprise de tous ? Homo sum ! c’est-à-dire, je pourrais être un voleur, un incendiaire, un assassin ; nihil humani a me alienum puto ; donc, je dois regarder comme des frères tous ceux qui assassinent, volent et incendient.
La fraternité humaine.
— Soit, dit Maurice ; mais comment regardez-vous alors ceux qui édifient, travaillent et font vivre ? Si indulgent pour les pauvres criminels, serez-vous impitoyable pour les pauvres honnêtes gens ? La philanthropie s’occupe beaucoup de ceux qui ont succombé au mal ; elle leur ouvre des asiles, elle leur fournit des ressources, elle leur offre des patronages, et ceux qui ont résisté aux tentations, ou qui les combattent, restent abandonnés ! Pour obtenir votre protection, il faut le certificat d’un crime, comme il fallait autrefois un certificat de civisme. Ah ! soyez bons pour les coupables ; le Christ a pardonné à la femme adultère et relevé la Madeleine ; mais pensez aussi un peu aux innocents ! Faites que le devoir ne leur devienne pas trop difficile. Pour leur tendre la main, n’attendez pas qu’ils soient tombés ; ne les exposez point à trouver que la société fait plus d’efforts et de sacrifices pour ses fils ingrats que pour ses fils pieux ; ne tuez pas, enfin, tous les veaux gras au profit de l’enfant prodigue, et gardez-en quelques-uns pour ses frères, qui ne vous ont ni dépouillés ni flétris. Ce qui m’étonne, ce n’est pas que vos Pentagruélistes acceptent le bonheur que vous leur faites ; mais que vos travailleurs se résignent à la misère où vous les laissez. Ah ! pour accomplir le devoir si difficilement et avec si peu d’aide, il faut, quoi qu’on en dise, que le bien ait aussi sa saveur. Combien de malheureux peuvent envier le pain quotidien, l’habit de drap, la salle chauffée du bagne, et s’acharnent pourtant à leur douloureuse probité ?
— Vos souhaits ont été prévus, dit M. le Doux, notre bienfaisante tutelle s’est également étendue sur le travailleur. Puisque nous sommes en cours d’études philanthropiques, je veux vous montrer la colonie industrielle de notre vice-président, l’honorable Isaac Banqman. Ce n’est point seulement un grand capitaliste et un homme politique influent, la république n’a pas de membre plus zélé pour le perfectionnement des machines et des classes laborieuses. Nous allons prendre le chemin de fer du quartier, qui nous conduira, en trois secondes, à la porte de son établissement.
§ XII.
L’usine d’Isaac Banqman occupait le revers d’une montagne percée, en tous sens, de voûtes souterraines où mugissaient les locomotives et que traversaient sans cesse les wagons rapides. Cent cheminées vomissaient des torrents de fumée qui se réunissaient plus haut, se condensaient et formaient, au-dessus de la colline, une sorte de dôme flottant. Des roues immenses tournaient lentement à la hauteur des toits, tandis que des retentissements sourds et réguliers ébranlaient la montagne.
Tout ce bruit, tous ces mouvements et toute cette fumée étaient employés à la confection de moules de bouton ! c’était là la spécialité à laquelle Banqman devait sa fortune et son importance politique.
À la vérité, le célèbre industriel avait apporté à cette fabrication des perfectionnements qui ne pouvaient manquer d’en rehausser l’importance. D’abord, il avait ruiné tous les fabricants, moins riches, qui s’étaient hasardés à soutenir la concurrence ; ensuite, une fois seul, il avait augmenté de cinquante pour cent le prix de vente de ses produits ; enfin grâce à son influence politique, il venait d’obtenir du ministre une ordonnance qui obligeait tous les fonctionnaires publics à ajouter trois boutons à leurs caleçons.
Il avait, du reste, mérité cette faveur, en annonçant qu’il fournirait gratuitement, aux hôpitaux de Sans-Pair, tous les moules de bouton dont pourraient avoir besoin les malades, les morts ou les enfants au maillot.
Il s’était, de plus, décidé à établir dans son usine même cette colonie de travailleurs dont M. Philadelphe le Doux avait parlé à Marthe et à Maurice.
En arrivant à la fabrique, le philanthrope fit avertir l’honorable M. Banqman, qui se trouvait alors dans son cabinet, occupé à regarder des poissons rouges dans un bocal.
M. Banqman continua son intéressant examen tout le temps qu’un homme important doit faire attendre pour paraître occupé. Il ne descendit qu’au bout d’une demi-heure, et s’excusa sur les innombrables affaires qui l’accablaient. Le gouvernement avait recours à lui pour toutes les questions difficiles ; il était victime de sa réputation d’homme pratique. On avait compris le danger de consulter des théoriciens, des penseurs ; on ne voulait plus écouter que ceux qui avaient étudié, comme lui, les grands principes d’économie politique en fabriquant des moules de bouton. Aussi n’avait-il plus un seul instant ; tout son temps appartenait à l’État et à l’humanité !
M. le Doux l’arrêta à ce mot, pour lui faire connaître le but de leur visite. Banqman, flatté, déclara qu’il était prêt à leur montrer la colonie modèle, dont l’organisation généralisée devait un jour réaliser l’âge d’or pour tout le monde.
Il leur fit, en conséquence, traverser l’usine, dont il leur expliqua, en passant, les différents travaux exécutés par des machines de toutes grandeurs et de toutes formes.
On voyait leurs immenses bras s’avancer lentement et soulever les fardeaux, leurs engrenages saisir les objets comme des doigts gigantesques, leurs mille roues tourner, courir, se croiser ! À regarder la précision de chacun de ces mouvements, à entendre ces murmures haletants de la vapeur et de la flamme, on eût dit que l’art infernal d’un magicien avait soufflé une âme dans ces squelettes d’acier. Ils ne ressemblaient plus à des assemblages de matière ; mais à je ne sais quels monstres aveugles, travaillant avec de sourds rugissements. De loin en loin, quelques hommes noircis apparaissaient au milieu des tourbillons de fumée ; c’étaient les cornacs de ces mammouths de cuivre et d’acier, les valets chargés d’apporter leur nourriture d’eau et de feu, d’étancher la sueur de leur corps, de le frotter d’huile, comme autrefois celui des athlètes, de diriger leurs forces brutales, au risque de périr, tôt ou tard, broyés sous un de leurs efforts, ou dévorés par la flamme de leur haleine !
Maurice suivait d’un regard attristé ces victimes de la mécanique perfectionnée. Il comparait, instinctivement, ces merveilleuses machines dont il voyait les membres polis, luisants, bien nourris à ces hommes flétris et hagards, qui s’agitaient à l’entour. En entendant le concert terrible de vapeur sifflante, de fer froissé contre le fer, de grondements de flammes, de bouillonnements d’onde, de vents attisant la fournaise comme un orage, il se sentait saisi d’une sorte de terreur. Il cherchait en vain la vie au milieu de cette tempête de la matière en travail ; il en entendait bien le bruit, il en voyait bien le mouvement, mais tout cela était comme une imitation artificielle ; cette activité n’avait point d’élans contagieux. Loin qu’elle excitât, vous vous sentiez devant elle saisi de torpeur. Le mouvement uniforme de ces machines ne vous parlait pas ; il n’y avait rien de commun entre elles et vous ; c’étaient des monstres aveugles et sourds, dont la force vous épouvantait.
Maurice se rappela alors, tout à coup, la petite fabrique placée autrefois près de la maison de son oncle ; le bruit des métiers conduits par des mains d’enfants ou de jeunes filles, les rires prolongés qui couvraient le croassement des navettes, les chansons qui couraient d’un banc à l’autre, les joyeuses malices et les confidences faites tout bas ! Il se rappela, surtout, Mathias, le vieux soldat ! — doux et joyeux souvenir, qui faisait revivre, pour lui, les impressions de son adolescence !
Mathias s’était promené quinze ans à travers l’Europe, souffrant la faim, vivant dans la mitraille, conquérant chaque matin, à la baïonnette, la place où il dormait le soir, et, tout cela, Mathias l’avait fait pour un mot qu’il n’était pas bien sûr de comprendre, mais qu’il sentait : la France ! Il l’avait fait jusqu’au jour où son pays, vaincu par le nombre, avait dû accepter la paix, et, ce jour-là, Mathias, le cœur gonflé de douleur et de colère, avait détaché, avec une larme, la cocarde qui le condamnait, depuis quinze ans, à combattre et à souffrir !
Rentré en France, il se rappela une sœur, seule parente qui lui restât, et prit la route du village qu’elle habitait.
Là, il apprit que sa sœur était morte, laissant un garçon et une fille que le fermier voisin avait recueillis par charité.
Mais la charité, sans cœur, est un prêt à usure ; il n’enrichit que celui qui donne. Quand Mathias arriva à la ferme, il trouva, sur le seuil, les deux orphelins qui se disputaient un morceau de pain, tandis que le paysan s’indignait de leur débat, et criait :
— Ces enfants ne peuvent se souffrir !
— Dites qu’ils ne peuvent souffrir la faim, répliqua Mathias.
Et prenant par la main les deux affamés, il les emmena.
La charge était lourde pour le vieux soldat, mais il ne s’en effraya point. Il se rappelait la maxime de son lieutenant, que pour faire la plus longue route il suffisait de remettre sans cesse un pied devant l’autre, et il l’avait appliquée à toutes les choses de la vie.
Arrivé à Paris avec les enfants, il les nourrit de son travail, jusqu’au moment où ils purent s’atteler avec lui à cette roue qui broyait le pain de chaque journée. Mathias les avait placés tous deux dans la même fabrique. À l’heure où les métiers s’arrêtaient, on ne manquait jamais de le voir arriver, portant à la main le panier couvert qui renfermait leur repas. En l’apercevant, les petits garçons se plaçaient au port d’armes et battaient la charge, tandis que les jeunes filles répétaient en souriant :
— C’est le père Mathias ! bonjour, monsieur Mathias !
Car jeunes filles et jeunes garçons aiment également ces vieux lions qui ne rugissent que contre les forts.
Après avoir répondu à tous par un signe, par un mot, par un sourire, le vieillard allait s’asseoir dans quelque coin abrité avec Georgette et Julien ; puis l’on découvrait le panier. Mais non tout d’un coup ! il fallait d’abord deviner ce que Mathias apportait ! et Dieu sait quels efforts pour ne point rencontrer juste et lui laisser la joie de la surprise. Enfin, quand les enfants déclaraient avoir épuisé la liste de leurs suppositions, le vieux soldat soulevait le couvercle d’osier, tirait lentement le mets inconnu et le présentait aux regards de ses convives !
— Ah ! ah ! vous ne vous attendiez pas à ça ! s’écriait-il ! c’est aujourd’hui fête à la cantine ; nous avons mis des nœuds de rubans à la marmite.
Et il étalait, avec complaisance, sur le panier transformé en guéridon, ce pauvre dîner dont la bonne volonté de tous faisait un festin.
Puis, en mangeant, on causait ! Les enfants racontaient les nouvelles de l’atelier, et Mathias y trouvait toujours l’occasion de quelques bons conseils. Car pendant les longues nuits de bivac, quand la faim ou le froid le tenaient éveillé, le vieux soldat avait réfléchi pour se distraire, et il s’était fait une philosophie formulée en quelques axiomes, qu’il appelait la charge en douze temps de la vie. Parmi ces axiomes, il y en avait quatre surtout qu’il répétait sans cesse, comme comprenant tous les autres :
1o Tu seras fidèle à ton drapeau jusqu’à la mort :
2o Tu tiendras moins à ta peau qu’au triomphe de ton régiment ;
3o Tu ne feras point la guerre à ceux qui n’ont point de cartouches ;
4o En temps de pluie, tu ne demanderas pas de soleil.
Et afin que les orphelins pussent comprendre ces maximes, il leur expliquait comment le drapeau, pour eux, c’était l’honneur ; comment leur régiment comprenait tous les hommes : comment les cartouches manquaient aux pauvres et aux faibles, et comment la pluie et le soleil étaient la destinée rude ou facile que Dieu nous avait faite.
Il ajoutait encore beaucoup de précieux enseignements sur la persévérance, sur l’orgueil, sur les liaisons, et finissait toujours par encourager au travail Georgette et Julien.
— La semaine, disait-il, est un caisson de vivres, traîné par sept chevaux ; si vous en détachez un, le caisson marchera encore ; deux, il n’avancera que difficilement ; trois, il demeurera dans l’ornière et laissera l’armée sans pain.
Les enfants écoutaient religieusement les leçons du vieux soldat et les retenaient. Pendant trois années Maurice les avait vus revenir tous les jours à la même place, aussi soumis, aussi joyeux ! Mathias était leur expérience, et ils étaient l’avenir de Mathias. Tandis que l’âge courbait son épaule et dépouillait son front, les deux enfants grandissaient à ses côtés, jeunes et vivants, comme des rejetons vigoureux jaillissant d’un tronc à demi desséché.
Souvent aussi les autres enfants de la fabrique venaient s’asseoir autour du soldat, en lui demandant de raconter une de ses batailles, et ils assistaient alors aux leçons du vieillard qui, avant de quitter la terre, leur laissait ainsi les semences de son âme ! Perpétuelle école, ouverte pour le peuple près du foyer ou sur les seuils, et dans laquelle celui qui s’en allait, initiait doucement ceux qui venaient d’arriver à cette vie de courage, de patience et de sacrifice.
Hélas ! Maurice cherchait vainement quelque chose qui put lui rappeler la petite fabrique d’autrefois. Ici plus de masures sombres, plus de métiers imparfaits ; mais aussi plus de rires, ni de chants ! il s’efforçait en vain de découvrir un père Mathias, une Georgette, un Julien !… Il n’apercevait que des machines parfaites et des ouvriers abrutis !
Après avoir tout montré et tout expliqué à ses hôtes, M. Banqman arriva enfin, avec eux, au quartier des pupilles de la société humaine.
C’était une série de loges, dont chacune renfermait un ménage, sans enfants ; car ceux-ci étaient séparés de leurs parents dès la naissance, et élevés à forfait. Ainsi dégagée des soins de mère, la femme l’était également des soins d’épouse. Elle n’avait à préparer ni la nourriture, ni les vêtements, ni le logis ; tout cela se faisait à l’entreprise. Elle n’était point non plus chargée d’épargner les gains du mari, il y avait un économe qui réglait les dépenses et les salaires ; de veiller à sa santé, il y avait un médecin qui faisait chaque matin sa visite ; d’entretenir en lui les bonnes pensées, il y avait un aumônier qui prêchait toutes les semaines ! De son côté, le mari était exempté de prévoyance, de protection, de courage.
— De cette manière, dit M. Banqman, le travailleur reste sous notre tutelle, bien logé, bien nourri, bien vêtu, forcé d’être sage, et recevant le bonheur tout fait. Non-seulement nous réglons ses actions, mais nous arrangeons son avenir, nous l’approprions de longue main à ce qu’il doit faire. Les Anglais avaient autrefois perfectionné les animaux domestiques, dans le sens de leur destination ; nous avons appliqué ce système à la race humaine, en la perfectionnant. Des croisements bien entendus nous ont produit une race de forgerons dont toute la force s’est concentrée dans les bras ; une race de porteurs qui n’ont de développés que leurs reins ; une race de coureurs, auxquels les jambes seules ont grandi ; une race de crieurs publics, uniquement formés de bouche et de poumons ; vous pouvez voir dans ces loges des échantillons de ces différentes espèces de prolétaires, auxquels nous avons donné le nom de métis industriels.
— Et l’on n’a pas apporté moins de soins à leur instruction, ajouta M. le Doux, qui se fatiguait d’écouter des explications, au lieu d’en donner. Nous avons écarté de l’enseignement populaire tout ce qui n’avait point d’application pratique et immédiate. Autrefois, on perdait un temps précieux à lire l’histoire des grandes actions, à apprendre des vers qui remuaient le cœur, à répéter des maximes de morale et de religion ; nous avons substitué à tout cela l’arithmétique et le code ! tous les pupilles apprennent à lire et à écrire, mais seulement pour lire les prix courants et écrire les mémoires de frais.
— Et ils se soumettent patiemment à ce régime ? demanda Maurice.
— Quelques natures dépravées résistent seules à notre paternelle direction, répliqua Banqman ; vous en avez là, devant vous, un exemple.
— Quoi ! demanda Maurice, cette jeune femme, dont le regard est si fier et si caressant ?
— Rien ne peut la dompter, reprit le fabricant ; elle prétend que nous lui avons ôté le repos en la déchargeant des soins pénibles qu’exigeait son enfant, et que nous l’avons dépouillée de ses plus douces joies en ne lui laissant aucune des charges du ménage !
Maurice tourna les yeux vers la jeune femme.
— La voix de Dieu n’est donc pas étouffée dans tous ces cœurs ? pensa-t-il ; il en est encore qui ont conservé l’instinct des grandes lois ! Oui, résiste toujours, courageuse femme, contre la tranquillité et l’aisance qu’on t’a faites, car tu les payes de tes plus saintes jouissances. Ne peuvent-ils donc comprendre que ces veilles et ces soins de la mère, ces labeurs et ces économies de l’épouse, sont les plus précieux anneaux dont se forme la chaîne domestique ? Ne regardent-ils donc l’union de l’homme et de la femme que comme une association commerciale, dont le premier but est le gain ? Le fonds social, ici, ne se compose point seulement d’argent, mais de patience, de bonne volonté, d’affection ; c’est là surtout le capital qu’il faut accroître, pour que l’association prospère. Ah ! laissez à la femme son utilité de chaque instant, pour que l’homme la sente à chaque instant plus précieuse ! Laissez-la faire le travail même qu’un étranger ferait mieux, afin d’obtenir le salaire sans lequel elle ne saurait vivre ; la reconnaissance de ceux qu’elle aime ! Pourquoi vouloir régénérer le pauvre, en l’affranchissant des devoirs de famille ? ne sentez-vous pas que ces devoirs sont la source d’où découle tout bien ? Loin de les amoindrir, rendez-les plus saints à ses yeux, en lui facilitant leur accomplissement ; ne vous substituez pas à sa conscience, mais éclairez-la ; n’achetez pas, enfin, ces âmes à fonds perdus, mais donnez-leur, au contraire, plus de volonté, plus de vie ! Le peuple n’est point un prodigue qu’il faut interdire, c’est un enfant qu’il faut diriger et aider à grandir !
Banqman et le Doux continuèrent leurs explications, en montrant aux deux visiteurs la maison de retraite des travailleurs, où l’on utilisait les restes de leur force jusqu’au moment de l’agonie, et l’amphithéâtre, où leurs corps étaient livrés au scalpel des élèves-médecins, pour un prix convenu ; car les pères ne s’étant point occupés du berceau des enfants, les enfants ne s’occupaient point de leurs tombes !
Mais Maurice regardait sans voir, écoutait sans entendre ! Une sourde tristesse s’était glissée dans son cœur, et il rentra chez M. Atout découragé.
Marthe, de son côté, avait aperçu, de plus près que le jour précédent, la sécheresse et les misères de la vie domestique ; quand Maurice lui eut raconté ce qu’il avait vu, elle se jeta dans ses bras les yeux mouillés de larmes.
— Ah ! qu’avons nous fait ? s’écria-t-elle ; dans le monde où nous vivions, tous n’avaient point encore abandonné le Dieu des âmes pour le veau d’or ; les chaînes de la famille n’étaient point partout brisées ; les inspirations du cœur n’étaient pas complètement éteintes ; quoique riant du mal, on connaissait encore le bien ; mais ici, Maurice, tout est perdu sans retour !
— Pourquoi cela ? demanda le jeune homme, qui eût voulu douter.
— Hélas ! répliqua Marthe, parce qu’on ne sait plus aimer.