Traduction par Louis Labat.
Pierre Lafitte - Je sais tout (Revue) (p. 51-59).
CHAPITRE VIII


« Sur la lisière de l’inconnu. »


Que nos amis d’Angleterre se réjouissent : nous touchons au but ; du moins nous avons déjà démontré dans une certaine mesure la vérité de ce qu’affirme Challenger. Si nous n’avons pas encore gravi le plateau, nous le voyons devant nous. Le professeur Summerlee vient déjà un peu à résipiscence. Sans admettre un instant que son rival puisse avoir raison, il s’obstine moins dans son système d’objections incessantes ; il observe et il se tait. Mais je reprends les faits où je les avais laissés. Un de nos Indiens, s’étant blessé, nous quitte : je lui confie cette lettre, non sans me demander ce qui en adviendra.

Nous étions, quand je terminai la dernière, dans le village indien où nous avait déposés l’Esméralda, et sur le point de nous mettre en route. Liquidons d’abord les mauvaises nouvelles. Je passe momentanément sur les perpétuelles chamailleries des deux professeurs, et j’arrive au premier ennui grave que nous aient donné nos gens. La scène a eu lieu ce soir : peut s’en faut qu’elle n’ait tourné au tragique. J’ai parlé de Gomez, celui de nos deux métis qui connaît si bien l’anglais : il est travailleur, plein de bonne volonté, mais affligé, je crois, d’une curiosité assez commune chez les gens de son espèce. Zambo, notre terrible nègre, qui joint à une fidélité de caniche la haine de sa race pour les demi-sang, crut le surprendre, hier soir, caché derrière la hutte dans laquelle nous discutions nos plans. Il l’empoigna, le traîna en notre présence ; mais Gomez sortit vivement son couteau, et, n’eût été la vigueur du nègre, qui le désarma d’une main, il l’eût assurément poignardé. Tout a fini par une mercuriale et par la réconciliation forcée des deux adversaires : espérons qu’ils en resteront là.

Quant aux disputes des deux savants, elles sont continuelles et âpres. Je reconnais que Challenger a la provocation facile et Summerlee la riposte acérée, ce qui aggrave les choses. La nuit dernière, Challenger déclara qu’il n’aimait pas, quand il se promenait sur les quais de la Tamise, regarder en amont, car il ne peut jamais voir sans mélancolie son terme éventuel : il tient en effet pour acquis que Westminster-Abbey lui réserve une sépulture. Summerlee, avec un sourire acerbe, répliqua qu’il croyait la prison de Millbank démolie. Challenger a une vanité trop colossale pour qu’un tel propos puisse l’atteindre. Il se contenta de sourire dans sa barbe et de dire : « Vraiment ? Vraiment ? » du ton de pitié dont on userait envers un enfant. En fait, ils sont des enfants tous les deux, l’un taquin et desséché, l’autre arrogant et formidable, mais doués chacun d’un cerveau qui les a mis au premier rang de la science moderne. Cerveau, caractère, âme… il faut avancer dans la vie pour s’apercevoir que cela fait trois choses distinctes.

Le jour du lendemain marqua vraiment dans notre expédition une date décisive. Tout notre bagage tenait sans peine dans les deux canots. Les professeurs étant, bien entendu, séparés. Personnellement, je me trouvais avec Challenger : il semblait en état de béatitude ; il se mouvait comme dans une extase silencieuse ; ses traits respiraient la bienveillance. Je le connaissais sous d’autres aspects et m’étonnerais d’autant moins quand viendraient à éclater, dans un ciel serein, de brusques orages. Avec lui, on ne peut ni se sentir tranquille ni s’ennuyer ; on vit dans l’attente des sautes d’humeur.

Nous remontâmes pendant deux jours une importante rivière large de quelques cents yards, et dont l’eau brune a néanmoins assez de transparence pour qu’on en découvre le fond. Une moitié des affluents de l’Amazone présentent cette même particularité ; les autres sont blanchâtres et opaques. La différence tient uniquement à la nature du pays qu’ils arrosent, et au fait qu’ils charrient soit des détritus végétaux, soit de l’argile. Nous rencontrâmes deux fois des rapides, et nous dûmes, chaque fois, pour les éviter, porter nos canots pendant un demi-mille, opération qui s’effectua, d’ailleurs, sans grosse difficulté. La forêt ne se défend pas trop le long des rives ; et pourtant quel mystère, quelle solennité inoubliable !

Les arbres, par leur hauteur, par l’épaisseur des troncs, dépassent tout ce qu’aurait pu concevoir mon imagination citadine.

À la hauteur où ils dressent leurs magnifiques colonnades, nous distinguions à peine la jonction des branches et le sommet de la voûte obscure que trouait de loin en loin l’éblouissante flèche d’un rayon. Comme nous avancions sans bruit sur un sol épaissement feutré de végétation pourrissante, nous nous sentions oppressés du même silence qui alourdit l’âme dans le jour crépusculaire de Westminster, et la puissante respiration de Challenger faiblissait presque jusqu’au murmure. Seul, j’aurais ignoré le nom de ces espèces géantes ; mais nos savants désignaient les cèdres, les fromagers, les érythroxyles, toute l’infinie variété d’arbres et de plantes diverses qui ont fait de ce continent le plus gros fournisseur du monde pour les produits d’origine végétale, tandis qu’il en est le moindre pour les produits animaux. Des orchidées éclatantes, des lichens merveilleusement colorés, s’allumaient par endroits sur une souche noire ; en d’autres places, un hasard de féerie semblait diriger sur l’amalanda doré, sur le taxonia aux étoiles écarlates, sur le bleu si riche et si profond de l’ipomée, un trait de lumière vagabonde. Dans ces vastes étendues de forêts, la vie, qui a horreur du noir, s’efforce toujours vers la hauteur et la clarté ; il n’y a pas jusqu’aux plus petites des plantes qui, pour y parvenir, ne demandent l’appui fraternel de plus grandes, auxquelles elles s’agrafent et s’entortillent. Celles qui grimpent sont monstrueuses. Celles qui, ailleurs, n’ont jamais quitté le sol, apprennent ici l’art de monter pour échapper à l’ombre ; c’est ainsi que l’on peut voir l’ortie commune, le jasmin et même le palmier jacitara enlacer les tiges des cèdres et se pousser vers leurs cimes. Aucun mouvement animal ne troublait autour de nous la paix religieuse des bas-côtés de verdure ; mais cependant que nous cheminions, une continuelle agitation au-dessus de nos têtes trahissait le peuple innombrable de serpents, de singes, d’oiseaux, de bradypes qui vivaient dans le soleil et qui, de là-haut, regardaient avec étonnement, dans un abîme de ténèbres, nos petites et trébuchantes silhouettes ! À l’aube et au couchant, les singes hurleurs nous assourdissaient de leurs cris, les perruches de leur caquetage ; mais durant les chaudes heures du jour, le ronflement des insectes occupait seul les oreilles, comme un bruit de ressac sur une plage lointaine ; et rien ne bougeait entre les fûts prodigieux dont les enfilades plongeaient partout dans la nuit. Il nous arriva une fois d’entendre fuir lourdement devant nous, sans l’apercevoir, quelque animal bancroche, ours ou fourmilier : ce fut l’unique signe de vie terrestre que nous donna la grande forêt amazonienne.

D’autres signes nous prévinrent que jusque dans ces retraites mystérieuses, l’homme était proche. Le troisième jour, l’air retentit d’un singulier battement rythmique et grave, qui allait et venait capricieusement dans le matin. Les deux bateaux pagayaient à quelques yards l’un de l’autre, quand pour la première fois nous l’entendîmes. Nos Indiens s’arrêtèrent ; ils semblaient changés en statues de bronze ; et tandis qu’ils écoutaient, leurs visages exprimaient l’épouvante.

— Qu’est-ce que cela ? demandai-je.

— Des tams-tams, répondit négligemment lord Roxton, des tams-tams de guerre. J’ai eu jadis l’occasion de les entendre.

— Oui, Monsieur, des tams-tams de guerre, dit Gomez, le métis. Nous sommes guettés à chaque mille du chemin par des Indiens sauvages, des bravos, non des mansos. Ils nous tueront s’ils le peuvent.

— Comment font-ils pour nous surveiller ? questionnai-je, fouillant des yeux l’espace immobile et noir.

Le métis haussa ses larges épaules.

— Les Indiens savent. Ils ont leur système. Ils nous observent. Ils se parlent entre eux avec le tam-tam. Ils nous tueront s’ils le peuvent.

L’après-midi de ce jour-là, qui était, à ce que je vois par mon journal de poche, le 18 août, six ou sept tams-tams pour le moins battaient de différents points. Ils battaient tantôt vite, tantôt lentement, échangeant, à n’en pas douter, des demandes et des réponses. Claquement saccadé à l’est, roulement profond au nord, le dialogue se poursuivait à courts intervalles, et il avait quelque chose d’indiciblement angoissant et sinistre qui trouvait sa formule dans le refrain du métis : « Ils nous tueront s’ils le peuvent ! Ils nous tueront s’ils le peuvent ! » Rien ne bougeait dans la forêt muette. La Nature tendait autour de nous un rideau de sérénité et de quiétude. Mais par-delà grondait l’avertissement de l’homme. « Nous vous tuerons si nous pouvons ! » disait l’homme de l’est. « Nous vous tuerons si nous pouvons » disait l’homme du nord.

Les tambours résonnèrent ainsi tout le jour ; et les visages de nos compagnons de couleur nous en traduisaient la menace. Le métis lui-même, si assuré, si fanfaron qu’il voulût être, cachait mal son émotion. J’appris ce jour-là, une fois pour toutes, que Summerlee et Challenger possédaient la plus haute qualité de courage, le courage de l’esprit scientifique, qui soutint Darwin parmi les gauchos de l’Argentine, Wallace parmi les chasseurs de têtes de Malaya. Une nature miséricordieuse a décrété que le cerveau humain ne saurait penser en même temps à deux choses, en sorte que la curiosité pour la science exclut les préoccupations personnelles. Sourds à l’inquiétant concert des tams-tams, ils observaient le moindre oiseau, le moindre arbrisseau de la rive, avec une attention aiguë et loquace ; le ricanement de Summerlee ripostait au grondement de Challenger ; mais ils ne paraissaient soupçonner le danger non plus que s’ils se fussent trouvés l’un et l’autre paisiblement assis dans le fumoir du Club de la Société Royale de Saint-James Street ; et ils ne firent attention un instant aux Indiens tambourineurs que pour une discussion bien spéciale.

— Cannibales Miranha ou Amajuaca, dit Challenger, agitant son pouce dans la direction de la forêt où se répercutaient les sons.

— Pas de doute, monsieur, répondit Summerlee. Type mongol, je présume, et langue polysynthétique, comme celles de toutes les tribus indigènes.

— En ce qui concerne la langue, vous avez sûrement raison, accorda Challenger avec indulgence : je ne connais sur ce continent que des langues polysynthétiques. Pour ce qui est du type mongol, je me méfie.

— Il semble pourtant, fit Summerlee d’un ton âpre, que même une connaissance superficielle de l’anatomie comparée permette de s’en rendre compte.

Challenger avança son menton jusqu’à ne laisser plus voir qu’une barbe sous un bord de chapeau.

— C’est en effet, monsieur, ce que donne à croire une connaissance superficielle ; mais non pas une connaissance approfondie.

Et ils se lancèrent un regard de défi tandis que résonnait le lointain murmure : « Nous vous tuerons si nous pouvons ! »

Le soir, nous mouillâmes nos canots, avec de lourdes pierres en guise d’ancres, au centre du cours d’eau, et nous prîmes nos mesures contre toute éventualité d’attaque ; mais rien ne vint. Nous reprîmes notre route à l’aube, et le battement des tams-tams mourut peu à peu derrière nous. Vers trois heures de l’après-midi, nous atteignîmes un grand rapide, long de plus d’un mille ; c’était le même au passage duquel le professeur Challenger avait éprouvé un désastre lors de son premier voyage. Je confesse que la vue m’en fut agréable, car, avant toute autre preuve, il corroborait sur un point de fait le récit du professeur. Les Indiens transportèrent nos canots vides, puis leur chargement, à travers la brousse, qui est très épaisse en cet endroit ; mes compagnons blancs et moi-même, armés de nos rifles, nous protégions leur marche contre tout danger venant des bois.

Nous dépassâmes avant le soir plusieurs lignes de rapides, et quand, de nouveau, nous mouillâmes sur l’affluent, je calculai que nous laissions le fleuve à cent milles pour le moins en arrière.

Le lendemain de bonne heure eut enfin lieu ce que j’appellerai le grand départ. Dès le point du jour, Challenger, nerveux à l’excès, inspectait minutieusement les deux berges. Soudain, il poussa un cri de joie, et me montrant un arbre isolé qui se projetait d’une façon particulière au-dessus des eaux :

— Que pensez-vous de ceci ? demanda-t-il.

— Que c’est un palmier Assaï, dit Summerlee.

— Précisément. Un palmier Assaï. Vous voyez en lui la borne frontière de mon domaine. Ne cherchez pas l’entrée. Car le mystère, en ceci, tient du prodige : aucune éclaircie dans les arbres ne la signale. Là-bas, à quelques milles de l’autre côté de la rivière, entre les grands bois de cotonniers, à l’endroit où le vert tendre des joncs succède au vert foncé de la broussaille, c’est là que j’ai ma porte secrète sur l’inconnu. Venez et vous comprendrez.

Nous gagnâmes la place marquée par les joncs ; puis ayant, pendant quelques centaines de yards, poussé nos canots à la perche, nous arrivâmes à un cours d’eau peu profond qui roulait sur un lit de gravier un flot pur et paisible. Large de vingt yards environ, il était partout bordé de la végétation la plus luxuriante. À moins d’observer que les roseaux avaient pris depuis peu la place des arbrisseaux, on n’en pouvait soupçonner l’existence, ni celle du pays féerique qu’il traversait.

Car c’était un pays féerique, et tel que saurait à peine l’entrevoir l’imagination humaine. Des branchages croisés et entrelacés formaient au-dessus de nos têtes une pergola naturelle, un tunnel de verdure où, dans un demi-jour d’or, coulait la limpide rivière, belle par elle-même, et rendue plus merveilleuse par les jeux colorés de la lumière qui, tombant du haut, se filtrait et se dégradait dans sa chute. Claire comme du cristal, lisse comme une glace, verte comme le bord d’un iceberg, elle allongeait devant nous son arceau de feuilles, et chaque coup de nos pagaies ridait de mille plis sa surface brillante. C’était bien l’avenue qui doit conduire à une terre de merveilles. L’homme ne s’y rappelait plus par aucun signe ; mais l’animal s’y manifestait fréquemment, avec une familiarité qui montrait qu’il ignorait le chasseur. De tout petits singes qui semblaient en velours noir, avec des dents blanches éblouissantes et des yeux moqueurs, babillaient à notre passage. Un jaillissement d’eau annonçait, de temps à autre, le plongeon d’un caïman dérangé par notre approche. Un tapir, médusé, nous regarda un instant par une brèche entre deux buissons, puis se sauva, pesant et gauche, à travers la forêt. Une fois aussi, la forme sinueuse d’un grand puma traversa rapidement la broussaille et deux yeux verts brillèrent d’un éclat sinistre par-dessus une épaule fauve. Les oiseaux abondaient, spécialement les oiseaux aquatiques, cigognes, hérons, ibis, assemblés en petits groupes, bleus, rouges, blancs, sur chaque tronc d’arbre qui se projetait de la rive. Mille poissons, de formes et de couleurs infiniment diverses, animaient l’eau.

Nous avançâmes pendant trois jours sous ce tunnel tout transpercé de brume lumineuse. Aux étendues un peu longues, on n’aurait pas su dire, en regardant devant soi, où finissait l’eau verte, où commençait le toit vert. La paix profonde qui régnait continuait à n’être troublée par aucun bruit de l’homme.

— Pas d’Indiens ici, disait Gomez. Trop de peur. Curupiri.

— Curupiri, c’est l’esprit des bois, expliquait lord Roxton. Le nom sert d’ailleurs à désigner toutes sortes de diables. Les pauvres gens croient qu’il y a par là quelque chose de terrible, et ils évitent cette direction.

Il devint évident le troisième jour que nous ne pouvions remonter plus loin en canot, car la rivière se faisait de moins en moins profonde. Nous touchâmes deux fois en deux heures. Finalement, nous poussâmes nos canots dans des broussailles et nous passâmes la nuit sur la berge. Le matin, je fis, avec lord Roxton, une pointe de deux milles dans la forêt parallèlement au cours d’eau ; et comme sa profondeur diminuait sans cesse, nous revînmes certifier ce qu’avait pressenti Challenger, à savoir que nous avions atteint le plus haut point navigable. Nous tirâmes donc les canots à terre, nous les cachâmes dans un fourré, et, pour reconnaître la place, nous fîmes une marque à un arbre avec nos haches. Ensuite, nous nous distribuâmes les divers paquets, fusils, munitions, vivres, tente, couvertures et le reste ; nous les chargeâmes sur nos épaules ; et la période difficile de notre voyage commença.

Nos deux mauvais coucheurs l’inaugurèrent par une lamentable querelle. Challenger, dès le jour où il nous avait rejoints, avait donné des instructions à toute la troupe, et provoqué par là le mécontentement de Summerlee ; quand, cette fois, il prétendit astreindre son collègue à la simple obligation de porter un baromètre anéroïde, Summerlee se fâcha.

— Puis-je vous demander, monsieur, dit-il se contenant mal, à quel titre vous prenez sur vous de donner ces ordres ?

Challenger, se hérissant, le toisa.

— Professeur Summerlee, répondit-il, je les donne en tant que chef de l’expédition.

— Je suis forcé de vous dire, monsieur, que voilà un titre contestable.

— Vraiment ?

Et Challenger salua avec une lourde ironie.

— Peut-être vous plairait-il de définir ma situation.

— Votre situation, monsieur, est celle d’un homme dont nous vérifions la parole. Nous constituons à votre égard un comité de contrôle. Vous marchez avec vos juges, monsieur.

— Alors, fit Challenger, s’asseyant sur le rebord d’un canot, vous voudrez, j’espère, trouver naturel que je vous laisse continuer votre route, et que je vous suive à mon loisir. Si je ne suis pas votre chef, n’attendez pas que je vous mène.

Grâce au ciel, il y avait encore deux hommes de sens, lord John Roxton et moi, pour empêcher que la sottise de deux savants ne nous obligeât de retourner à Londres les mains vides. Mais que de raisonnements, d’explications et de plaidoiries avant de les amener à composition ! Ils daignèrent enfin se mettre en marche, Summerlee ricanant et mordillant sa pipe, Challenger roulant et grommelant. Presque au même instant, nous nous avisâmes qu’ils nourrissaient une égale aversion contre le Dr Illingworth, d’Edimbourg Cette découverte nous sauva. Chaque fois que la situation se tendait, nous n’avions, pour la détendre, qu’à prononcer le nom du zoologiste écossais : il amenait momentanément la réconciliation dans une haine commune.

En longeant la berge à la file indienne, nous constatâmes bientôt que la rivière se rétrécissait jusqu’à n’être plus qu’un ruisseau, et que ce ruisseau finissait par se perdre dans un grand marais de mousse spongieuse, où nous enfoncions jusqu’aux genoux. Des moustiques et autres insectes volants de la pire espèce y entretenaient un grand nuage sonore. Nous eûmes donc plaisir à retrouver le sol ferme pour contourner sous bois le marais pestilentiel qui, à distance, ronflait comme un orgue.

Le surlendemain du jour où nous avions quitté nos canots, le pays changea de caractère. Nous ne cessions pas de monter, et les bois, au fur et à mesure que nous montions, perdaient de la surabondance tropicale. Les énormes arbres des plaines alluvionnaires de l’Amazone cédaient la place aux phœnix et aux cocotiers, qui croissaient par bouquets entre de maigres broussailles ; dans les creux humides, les palmiers maurities inclinaient leur gracieuse frondaison. Nous nous dirigions uniquement à la boussole. L’avis de Challenger se trouvant un jour contredit par celui de nos Indiens, nous nous accordâmes, selon le mot indigné du professeur, pour « faire prévaloir l’instinct fallacieux de ces sauvages sur l’opinion la plus autorisée de la culture européenne moderne ». Bien nous en prit, car dès le lendemain Challenger reconnaissait plusieurs jalons de son premier voyage, et nous arrivâmes à un endroit où quatre pierres noircies par le feu marquaient encore la place d’un ancien campement.

La route montait plus que jamais. Nous mîmes deux jours à franchir une pente rocheuse. La végétation avait de nouveau changé. Il ne restait plus que l’arbre à ivoire, et une profusion d’orchidées merveilleuses, parmi lesquelles j’appris à reconnaître la rare nuttonia vexillaria et les glorieuses fleurs roses et écarlates de la cattleya et de l’odonloglosse. Des ruisseaux qui gougloutaient sur des cailloux, entre des rives drapées de fougères, le long de gorges peu profondes, nous ménageaient chaque soir un beau terrain de campement au bord de quelque étang semé de roches où des quantités de petits poissons bleus, ayant à peu près la forme et la taille de la truite anglaise, nous fournissaient un souper savoureux.

Le neuvième jour de notre débarquement, nous avions fait, à mon estime, cent vingt milles environ, quand nous commençâmes à sortir d’entre les arbres, qui s’étaient peu à peu réduits à la taille de modestes arbrisseaux, pour entrer dans une immense forêt de bambous, si dense que nous devions nous y frayer un chemin avec les serpes et les machetes de nos indigènes. Il nous fallut marcher tout un jour, de sept heures du matin à huit heures du soir, pour venir à bout de cet obstacle. On n’imagine pas l’accablante monotonie d’un pareil trajet. Aux endroits les plus découverts, je pouvais voir tout juste à dix ou douze yards devant moi, et le plus souvent mon horizon avait pour limites, d’une part le veston de coutil blanc de lord Roxton, d’autre part, à la distance d’un pied, sur ma gauche comme sur ma droite, un mur jaune. Une mince lame de soleil glissait de haut entre les tiges, dont les cimes bleues se balançaient sur le bleu profond du ciel à cinquante pieds au-dessus de nos têtes. Je ne sais pas quels animaux nous dérangions, mais à plusieurs reprises nous entendîmes près de nous des galopades que lord Roxton jugea, au bruit, devoir être celles de quelque bétail sauvage. À la tombée de la nuit, nous retrouvâmes enfin l’air libre, et, rompus de fatigue, nous dressâmes tout de suite le camp.

Le jour du lendemain nous vit sur pied de bonne heure. Nouveau changement à vue. Derrière nous se dressait le mur de bambous, aussi net que s’il eût suivi le cours d’une rivière ; devant s’étendait une plaine légèrement inclinée, que ponctuaient des bouquets de fougères arborescentes, et qui finissait en dos de baleine. Nous en atteignîmes l’extrémité vers le milieu du jour, pour rencontrer ensuite une vallée peu encaissée qui se relevait en pente douce jusqu’à une ligne de mamelons. Comme nous gravissions le premier, un incident se produisit dont je me garderai d’apprécier l’importance.

Le professeur Challenger marchait en avant-garde avec deux de nos indigènes. Soudain il s’arrêta, et d’un air très excité nous montra un point sur sa droite. Nous vîmes alors, à la distance d’environ un mille, une espèce d’énorme oiseau sombre battre lentement des ailes au ras du sol, s’envoler très bas et très droit, comme en glissant, et se perdre dans les fougères.

— L’avez-vous vu ? cria Challenger, exultant ; Summerlee, l’avez-vous vu ?

Summerlee, les yeux dilatés, regardait l’endroit où l’animal venait de disparaître.

— Que prétendez-vous que c’était ? demanda-t-il.

— Autant que je puisse croire, un ptérodactyle !

Summerlee éclata de rire.

— Un ptéro… un ptéro-sornette ! C’était une cigogne, si jamais j’en vis une !

Challenger ne répondit pas. La fureur l’étouffait. Il se contenta de secouer son paquet sur son dos et poursuivit sa route. Cependant, lord Roxton se rapprocha de moi. Je fus frappé de sa gravité insolite. Il avait son kodak à la main.

— J’ai pu le photographier avant qu’il ne disparût entre les arbres. Je ne me risque pas à vous dire quelle espèce d’animal c’était, mais je gagerais sur ma réputation de chasseur que je n’ai jamais vu un oiseau de cette sorte.

Sommes-nous vraiment sur la lisière de l’inconnu ? Touchons-nous à ce monde nouveau dont nous parle notre chef ? Je vous livre l’incident pour ce qu’il vaut. Il ne s’est pas reproduit, et je n’ai plus rien à vous signaler de notable, sinon que nous voici au lieu de notre destination.

Une fois franchi, en effet, le deuxième échelon de collines basses, nous eûmes sous les yeux une plaine irrégulière plantée de palmiers, et, tout au bout, une longue ligne de falaises : celle que m’avait montrée le tableau de Maple White. Elle se déroule devant moi à l’instant où j’écris, et je ne peux pas ne pas croire qu’elle ne soit la même. Au point le plus proche, elle se trouve à sept milles environ de notre campement ; mais elle s’infléchit en fuyant vers l’horizon. Challenger se prélasse comme un paon qui a eu le prix au concours et Summerlee se renferme dans un silence encore sceptique. Un jour de plus lèvera tous nos doutes. Je profite de ce que José, qui a eu le bras percé par un bambou, veut absolument s’en aller, pour lui confier à tout hasard cette lettre, qu’une prochaine suivra dès que le permettront les circonstances. J’y joins une carte sommaire de la région que nous avons parcourue : elle aidera peut-être à la compréhension du récit.