Le Monastère/Chapitre XI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 153-161).
CHAPITRE XI.


la leçon.


Vous appelez cela éducation, n’est-ce pas ? Certes, ce n’est autre chose que la marche forcée d’un troupeau de bœufs poussés par un bruyant conducteur. L’avant garde avance gaiement à son aise, et s’arrête quelquefois pour brouter un brin d’herbe sur la pelouse, tandis que les coups, les jurements, la colère, tombent sur la croupe du malheureux traînard qui marche en boitant derrière les autres.
Ancienne comédie.


Deux ou trois ans se passèrent, pendant lesquels la tourmente qui annonçait une altération prochaine dans le gouvernement de l’Église devint de jour en jour plus violente. Par suite des circonstances que nous avons rapportées, le père Eustache parut avoir changé toute sa manière de vivre. Dans toutes les occasions extraordinaires, il prêtait à l’abbé, soit en particulier, soit au chapitre, le secours de sa sagesse et de son expérience : mais dans ses habitudes ordinaires, il semblait vivre plus pour lui-même et moins pour la communauté, qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.

Souvent, il s’absentait du couvent pendant des journées entières ; et comme l’aventure de glendearg avait fait une forte impression sur son esprit, il allait volontiers visiter cette tour solitaire et prenait un vif intérêt aux orphelins à qui elle servait d’asile. D’ailleurs il éprouvait une vive curiosité de savoir si le volume qu’il avait perdu, lorsqu’il avait échappé d’une manière aussi étrange à la lance de l’assassin, avait de nouveau été rapporté à la tour de Glendearg. « Il est bien extraordinaire, pensait-il, qu’un esprit, car il ne pouvait nommer autrement la voix qu’il avait entendue, cherche d’un côté à favoriser les progrès de l’hérésie, et d’un autre côté à sauver la vie d’un prêtre catholique zélé. »

Mais de tous les renseignements qu’il demanda aux divers habitants de la tour de Glendearg, aucun ne lui fit connaître que l’exemplaire de la traduction des saintes Écritures, qu’il cherchait avec tant de soin, eût été vu de nouveau par qui que ce fût.

Cependant les visites que le bon père faisait de temps en temps ne furent pas inutiles à Édouard Glendinning et à Marie Avenel. Le premier montrait pour comprendre et pour retenir tout ce qu’on lui enseignait, une aptitude qui remplissait le père Eustache d’étonnement et d’admiration. Il était vif, laborieux, prompt et exact : rare combinaison de qualités, que l’on ne rencontre que dans les êtres les plus favorisés de la nature.

Le père Eustache désirait bien vivement que les excellentes dispositions qui se développaient de si bonne heure dans le jeune Édouard fussent consacrées au service de l’Église ; et il pensait qu’il serait facile d’obtenir le consentement du jeune homme, qui était naturellement tranquille, réfléchi et réservé, et paraissait considérer la science comme le principal objet et le plus grand plaisir de la vie. Quant à la mère, le sous-prieur ne doutait pas qu’habituée comme elle l’était à porter un profond respect aux moines de Sainte-Marie, elle ne se crût très heureuse de faire entrer un de ses enfants dans cette honorable communauté. Mais le bon père s’aperçut bientôt qu’il se trompait dans ces deux conjectures.

Lorsqu’il parlait à Elspeth Glendinning de ce qu’une mère aime le plus à entendre, des talents et des progrès de son fils, elle l’écoutait avec un extrême plaisir ; mais aussitôt que le père Eustache laissait entendre que c’était un devoir de consacrer à l’Église des talents qui semblaient faits pour en être la défense et l’ornement, la bonne dame cherchait à faire tomber la conversation sur un autre sujet. Lorsqu’il la pressait de plus près, elle alléguait l’impossibilité pour une veuve de porter toute la responsabilité des possessions qu’elle avait en fief : le désagrément qu’elle éprouverait de la part de ses voisins qui voudraient profiter de sa position abandonnée ; enfin le désir qu’elle avait qu’Édouard prît la place de son père, restât à la tour et lui fermât les yeux.

À cela le sous-prieur répondait que, même sous un point de vue mondain, elle assurerait le bien-être de sa maison en plaçant un de ses fils dans le monastère de Sainte-Marie, car il pourrait alors lui offrir une protection puissante. Quelle perspective plus riante que celle de voir son fils élevé en dignité ? Quoi de plus consolant que ce recevoir les derniers devoirs des mains d’un fils distingué par ses mœurs exemplaires et sa vie éminemment religieuse ? D’un autre côté, il cherchait à convaincre la bonne dame que son fils Halbert, que son caractère entreprenant et son penchant décidé pour une vie errante rendaient incapable de se livrer à l’étude, était, par cette raison, aussi bien que parce qu’il était l’aîné, plus propre que son frère à s’occuper des affaires temporelles et à avoir soin du petit fief.

Elspeth n’osait pas refuser ouvertement la proposition du père Eustache, de peur de lui déplaire ; cependant elle avait toujours quelque chose à objecter. Halbert, disait-elle, ne ressemblait à aucun des enfants de ses voisins ; il était plus grand de toute la tête et plus fort de moitié qu’aucun garçon de son âge dans le patrimoine de Sainte-Marie. S’il n’aimait pas un livre, il aimait encore moins la charrue ou la bêche. Il avait dérouillé la claymore de son père, l’avait attachée à un ceinturon autour de son corps et sortait rarement sans l’avoir à son côté. C’était un bon enfant et fort doux, si on lui donnait de bonnes paroles ; mais si on le contrariait, c’était un vrai démon. « En un mot, » disait-elle en fondant en larmes, « si vous me privez d’Édouard, mon révérend père, vous enlevez le seul soutien et le seul appui de ma maison, car mon cœur me dit qu’Halbert adoptera le même genre de vie que son père et mourra de la même mort. »

Lorsque la conversation en était venue à ce point, le bon moine abandonnait volontiers la discussion pour le moment, se flattant qu’il trouverait quelque occasion de dissiper les préventions de dame Glendinning ; car il pensait qu’Elspeth ne pouvait avoir aucune raison fondée contre l’état qu’il voulait faire embrasser à Édouard.

Après avoir quitté la mère, le sous-prieur s’adressait au fils ; Il animait son zèle pour l’étude, et lui faisait sentir combien il serait amplement récompensé s’il voulait entrer dans les ordres sacrés ; mais il trouvait chez lui la même répugnance. Édouard alléguait son manque de vocation pour une profession aussi sérieuse, sa répugnance à quitter sa mère, et faisait d’autres objections que le sous-prieur traitait d’évasives.

« Je vois clairement, » dit-il un jour où il cherchait à les combattre, que l’enfer a ses pourvoyeurs, aussi bien que le ciel ; et ils le sont également, ou plutôt, hélas ! les premiers sont plus actifs à accaparer pour leur maître tout ce qu’il y a de meilleur dans le marché ! Je me flatte, jeune homme, que ni la paresse, ni les plaisirs licencieux, ni l’amour des biens de ce monde, ni celui des grandeurs humaines, appâts sous lesquels le grand pêcheur d’âmes cache son hameçon, ne sont les motifs qui vous détournent de la carrière que je voudrais vous voir parcourir ; mais surtout j’espère que la vanité de posséder des connaissances supérieures, péché dont ceux qui ont fait quelques progrès dans les sciences sont très près de se rendre coupables, ne vous a pas entraîné dans le danger épouvantable d’écouter les pernicieuses doctrines qui circulent aujourd’hui au sujet de la religion. Il vaudrait mieux que vous fussiez aussi grossièrement ignorant que les animaux, dont il ne reste rien après leur mort, que de posséder une science dont l’orgueil vous porte à prêter l’oreille aux discours des hérétiques. » Édouard Glendinning écouta cette admonition, les yeux baissés, et lorsqu’elle fut terminée, il se justifia assez chaleureusement de l’imputation d’avoir dirigé ses études sur des sujets interdits par l’Église, en sorte que le moine fut réduit à former de vaines conjectures sur la cause de sa répugnance à embrasser l’état monastique.

Il y a un vieux proverbe employé par Chaucer, et cité par Élisabeth, qui dit que « les plus grands clercs ne sont pas toujours les plus sages, » et il est aussi vrai que si un poète ne l’eût jamais exprimé en vers, et qu’une reine n’en eût jamais parlé. Si le père Eustache n’avait pas eu l’esprit aussi occupé des progrès de l’hérésie et aussi peu de ce qui se passait dans la petite tour, il aurait pu lire dans les yeux expressifs de Marie Avenel, alors âgée de quatorze à quinze ans, les raisons qui pouvaient détourner son jeune compagnon des vœux monastiques. J’ai dit qu’elle aussi était une excellente élève du bon père, sur qui sa beauté innocente et enfantine produisait un effet dont il ne se doutait peut-être pas lui-même. Son rang et ses espérances de fortune, lui laissaient le droit d’être initiée dans l’art de lire et d’écrire, et chaque leçon qu’on lui donnait était étudiée en la compagnie d’Édouard, qui l’expliquait et la réexpliquait jusqu’à ce qu’elle fût parfaitement apprise.

Au commencement de leurs études, Halbert avait été leur compagnon d’école. Mais son caractère ardent et impétueux le fit bientôt renoncer à une occupation dans laquelle, sans une assiduité et une attention continues, on ne peut espérer de faire aucun progrès. Les visites du sous-prieur avaient lieu à des intervalles irréguliers ; elles étaient même souvent séparées par des semaines entières : lorsque cela arrivait, on était sûr qu’Halbert oubliait la dernière leçon, et encore une bonne partie de ce qu’il avait imparfaitement appris auparavant. Ces négligences lui faisaient de la peine à lui-même, mais non pas au point de produire en lui une sorte d’amendement.

Pendant quelque temps, comme tous ceux qui sont enclins à la paresse, il cherchait à distraire l’attention de son frère et de Marie Avenel de leur tâche, au lieu d’étudier la sienne, et alors il s’ensuivait des dialogues dans le genre du suivant :

« Prends ta toque, Édouard, » dit-il un jour, « dépêche-toi. Le laird de Colsmlie est à la tête du glen avec ses chiens.

— Je m’en soucie fort peu, Halbert, répondit son frère, deux couples de chiens peuvent bien tuer un daim, sans que je sois là pour les regarder ; d’ailleurs, il faut que j’aide Marie à apprendre sa leçon.

— Bah ! tu pâliras sur les leçons du moine jusqu’à ce qu’enfin tu deviennes un moine toi-même, dit Halbert. Marie, voulez-vous venir avec moi, je vous montrerai le nid de ramier dont je vous ai parlé.

— Je ne veux pas aller avec vous, Halbert, répondit Marie, parce qu’il faut que j’étudie ma leçon ; il me faudra du temps pour l’apprendre. Je suis fâchée d’avoir la tête si dure ; si je pouvais faire ma tâche aussi vite qu’Édouard fait la sienne, je serais charmée d’aller avec vous.

— En vérité ? dit Halbert, alors je vais vous attendre, et, qui plus est, je vais essayer d’apprendre ma leçon aussi. »

Moitié souriant, moitié soupirant, il prit son livre et se mit à remplir, d’un air indolent, la tâche qu’on lui avait donnée. Comme s’il eût été banni de la société des deux autres, il s’assit, triste et solitaire, dans la profonde embrasure d’une fenêtre, et après avoir lutté vainement contre les difficultés qu’il rencontrait et son peu d’inclination à essayer de les surmonter, il s’occupa involontairement à examiner les mouvements des deux étudiants au lieu d’étudier lui-même.

Le tableau que contemplait Halbert était enchanteur en lui-même, mais par quelque raison secrète il ne lui inspirait que peu de plaisir. La charmante fille, avec des regards qui annonçaient une attention simple mais sérieuse, était occupée à surmonter les obstacles qui retardaient sa marche studieuse ; elle regardait de temps à autre Édouard, pour lui demander du secours, tandis que celui-ci, assis tout près d’elle, écartait ce qui obstruait la route et paraissait tout fier des progrès que faisait son élève, et de l’assistance qu’il était en état de lui donner. Il y avait entre eux un lien, un lien fort et intéressant, le désir d’acquérir de la science, la gloire de vaincre des difficultés.

En proie à un sentiment pénible, quoiqu’il ignorât la nature de son émotion, Halbert ne put endurer plus long-temps la vue de cette scène paisible ; et se levant brusquement en jetant violemment le livre loin de lui, il s’écria : « Au diable tous les livres et les rêveurs qui les ont faits ! je voudrais qu’une vingtaine d’hommes du Sud vinssent dans le vallon ; nous verrions un peu l’utilité de ce marmottage et de ce barbouillage. »

Marie Avenel et Édouard tressaillirent, et regardèrent avec étonnement Halbert, qui parlait avec feu, tandis que le sang lui montait au visage et que ses yeux étaient remplis de larmes.

« Oui, Marie, disait-il, je voudrais que vingt southrons arrivassent dans le glen, aujourd’hui même, et vous verriez qu’un bon bras et une bonne épée sont une meilleure protection que tous les livres du monde, que toutes les plumes qu’on ait jamais arrachées aux ailes d’une oie. »

Marie le regarda surprise et un peu effrayée de la véhémence avec laquelle il parlait, mais elle répliqua tout de suite et d’un ton affectueux : « Vous êtes contrarié, Halbert, parce que vous ne pouvez apprendre votre leçon aussi vite qu’Édouard ; je le suis aussi, car je n’ai pas plus d’intelligence que vous. Mais venez, Édouard se placera entre nous deux, et nous aidera.

— Ce n’est pas moi qui apprendrai quelque chose de lui, » dit Halbert du même ton irrité ; « je n’ai pu lui faire apprendre rien qui soit honorable et qui convienne à un homme, et je ne veux rien apprendre de lui de ce qui a rapport aux momeries du couvent. Je déteste les moines et leur ton traînant et nasillard qui les fait ressembler à autant de grenouilles, et leurs longs jupons noirs comme s’ils étaient des femmes : je hais leurs révérences, leurs seigneuries, et leurs fainéants de vassaux, qui ne font autre chose que barboter dans la fange avec la charrue et la herse, depuis Noël jusqu’à la Saint-Michel. Je ne donnerai le nom de seigneur qu’à celui qui porte une épée pour justifier ce titre ; et je ne donnerai le nom d’homme qu’à celui qui se conduit en homme et en maître.

— Au nom du ciel ! ne parle pas ainsi mon frère, dit Édouard ; si de pareils discours étaient entendus et répétés hors de la maison, ils causeraient la ruine de notre mère.

— Eh bien ! répétez-les vous-même, répondit Halbert, vous y trouverez votre profit, et il n’y aura que moi qui en souffrirai. Dites que Halbert Glendinning ne sera jamais le vassal d’un vieux radoteur à capuchon et à tête rasée, tandis qu’il y a vingt barons portant casque et panache qui manquent de soldats. Qu’ils vous accordent ces misérables acres de terre, et puisse ce champ produire beaucoup de farine d’avoine pour faire votre brochan[1]. » Il sortit précipitamment de la chambre ; mais il rentra un instant après et continua avec la même volubilité et la même exaspération : « Et vous n’avez que faire d’être si fiers ni l’un ni l’autre, et surtout vous, Édouard ; il n’est pas nécessaire de tant vous glorifier de votre livre de parchemin et de votre habileté à le lire. Par ma foi, je saurai avant peu lire aussi bien que vous ; et… je connais un meilleur maître que votre vieux moine refrogné, et un meilleur livre que son bréviaire imprimé. Puisque vous aimez tant la science, Marie Avenel, vous verrez qui en aura le plus, d’Édouard ou de moi. » Il quitta l’appartement et ne revint plus.

« Qu’est-ce qu’il a donc ? » dit Marie en se mettant à la fenêtre et suivant des yeux Halbert, qui d’un pas précipité et inégal remontait le glen sauvage. « Où peut aller votre frère ? Édouard… De quel livre… de quel maître parle-t-il ? »

— Il est inutile de chercher, dit Édouard. Halbert, est en colère sans savoir pourquoi ; il parle sans savoir ce qu’il dit. Reprenons notre leçon ; il reviendra au logis lorsque, selon sa coutume, il se sera bien fatigué à grimper sur les rochers. »

Mais l’inquiétude de Marie au sujet d’Halbert ne pouvait se dissiper aussi vite. Elle refusa de continuer le travail commencé avec tant de plaisir ; elle prétexta un mal de tête ; et le jeune Édouard ne put la déterminer à se remettre à l’étude de toute cette matinée.

Cependant Halbert, la tête découverte, les traits enflés par la colère et la jalousie, et les yeux encore humides, se dirigea, avec la rapidité de l’éclair, vers la partie la plus sauvage du glen, choisissant dans son désespoir les sentiers les plus sauvages et les plus dangereux, et s’exposant volontairement à des périls qu’il aurait pu éviter en se détournant un peu. On aurait dit qu’il voulait que sa course fût directe comme la trace d’une flèche qui vole vers son but.

Il arriva bientôt dans un cleugh étroit et retiré ; ce cleugh ou ravin aboutissait à la vallée, et un petit ruisseau y passait pour aller se jeter dans la rivière de Glendearg. Halbert le remonta avec la même précipitation, et ne s’arrêta ni ne regarda autour de lui jusqu’à ce qu’il eût atteint la fontaine où le ruisseau prenait sa source.

Là, s’arrêtant brusquement, Halbert jeta autour de lui un regard sombre et égaré. En face de lui s’élevait un immense rocher ; dans une crevasse de ce rocher croissait spontanément un houx, dont les branches d’un vert sombre ombrageaient la fontaine et traînaient sur les bords. Les côtés du ravin étaient si élevés et tellement rapprochés qu’à peine, lorsque le soleil était à son méridien, et à l’époque du solstice d’été, quelques rayons pouvaient éclairer le fond de cette espèce d’abîme. On était alors dans l’été, il était midi, de sorte que le soleil se réfléchissait d’une manière inusitée dans la fontaine, et une lumière brillante semblait se jouer dans l’eau limpide.

« C’est la saison et l’heure, » dit Halbert en lui-même, et je pourrais maintenant… oui, je pourrais bientôt devenir plus savant qu’Édouard, malgré toutes les peines qu’il se donne ; Marie verrait s’il est le seul à consulter, le seul qui puisse s’asseoir à côté d’elle, se pencher sur elle quand elle lit, pour lui montrer chaque mot et chaque lettre. Et cependant elle m’aime plus qu’elle ne l’aime ; j’en suis sûr, car elle est d’un sang noble et elle doit mépriser l’indolence et la poltronnerie… Et ne resté-je pas ici aussi lâche qu’un moine ?… Pourquoi craindrais-je d’évoquer cet esprit, cette ombre ? J’ai déjà éprouvé l’effet de cette vision ; et pourquoi ne m’y exposerais-je pas de nouveau ? Que peut me faire cet esprit, à moi qui suis fort et robuste, et qui porte à mon côté l’épée de mon père ?… Est-ce que mon cœur palpite ? Est-ce que mes cheveux se dressent à l’idée d’évoquer une ombre à peine colorée ? Et comment ferais-je face à une troupe d’hommes du Sud, composés de chair et de sang ? Par l’âme du premier des Glendinning ! je veux essayer le charme. »

Il ôta de son pied droit son brogue[2] ou brodequin de cuir, prit une attitude ferme, et tira son épée du fourreau. Après avoir regardé autour de lui pour recueillir toute sa résolution, il s’inclina hardiment trois fois devant le houx, et autant de fois devant la fontaine, récitant en même temps, d’une voix ferme, les vers suivants :

Buisson de houx, trois fois je te salue ;

Trois fois salut, onde, chère à ma vue !

Ô Dame Blanche d’Avenel,
Éveille-toi pour un mortel.

Le soleil de midi sur le lac se balance,
Parais ! l’heure est propice à ta douce influence ;

Éveille-toi pour un mortel,
Ô Dame Blanche d’Avenel.

Ces vers ne furent pas plutôt prononcés, que la figure d’une femme vêtue de blanc parut à trois pas d’Halbert Glendinning.

Prodige ! ainsi paraît une divinité
Dont la parure encor relève la beauté.

Christabel. Poëme de Coleridge.


  1. Brochan, mot écossais pour désigner une espèce de mets liquide, composé de farine d’avoine et d’eau bouillante ; il se prend avec du lait ou de l’ale : c’est le déjeuner ordinaire des Écossais. a. m.
  2. Espèce de soulier grossièrement fait, porté par les montagnards d’Écosse. a. m.