Le Monastère/Chapitre IX

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 128-142).
CHAPITRE IX.


le messager.


Depuis qu’ils ont parcouru à cheval nos cantons, les épaules couvertes de fer et les talons armés d’éperons rouillés, il ne croît plus aucun épi dans nos sillons, comme l’a dit John Uponland.
Manuscrit de Bannatyne.


Les lois écossaises, aussi sagement faites qu’elles étaient négligemment exécutées, s’étaient efforcées en vain de remédier au dommage fait à l’agriculture par l’usage où étaient les nobles et les propriétaires fonciers d’avoir à leur service des jackmen ; dénomination qui venait de jack, ou pourpoint doublé de fer, armure défensive de ces mercenaires. Cette soldatesque agissait envers la classe industrieuse de la société avec la plus grande insolence ; vivait de pillage, et était toujours prête à exécuter les ordres du maître, quelque contraires aux lois qu’ils pussent être. En adoptant ce genre de vie, ces hommes renonçaient aux espérances tranquilles aussi bien qu’aux travaux réguliers, et pour un métier précaire et dangereux ; mais il avait néanmoins tant de charmes pour ceux qui s’y étaient habitués, qu’ils devenaient incapables de se livrer à une autre profession. De là les lamentations de John Uponland, personnage fictif, représentant un villageois, dans la bouche duquel les poètes du temps ont mis leurs

satires sur les hommes et les mœurs :

Armes du bouclier, de l’arc et de la lance,
À travers la forêt, la rivière et les champs,
Ils chevauchaient, remplis de rage et de vaillance,
Ravageaient les guérêts, les seigles jaunissants.
« Il vaudrait mieux, disait John Uponland lui-même,
Voir le diable sur nous attirer l’anathème. »

Christie de Glint-Hill, le cavalier qui venait d’arriver à la petite tour de Glendearg, était un des membres de cette compagnie pleine d’espérance, comme l’indiquaient ses épaulières de fer, ses éperons rouillés et sa longue lance. Une sorte de casque de fer assez peu brillant était orné d’un brin de houx, marque distinctive de la famille d’Avenel ; une épée droite et à double tranchant, dont la poignée était en bois de chêne poli, pendait à son côté. L’état de maigreur du cheval et l’air farouche et pauvre du cavalier indiquaient que leur occupation n’était ni agréable ni lucrative. Il salua la dame Glendinning avec peu de courtoisie et le moine moins poliment encore ; car le manque de respect envers les ordres religieux avait pénétré dans cette classe d’hommes déréglés, bien que l’on puisse supposer que ces gens-là étaient passablement indifférents pour les nouvelles comme pour les anciennes doctrines.

« Ainsi donc notre lady est morte, dame Glendinning, dit le jackman, justement mon maître lui envoyait un bœuf gras pour sa provision d’hiver ; mais il pourra servir pour le repas des funérailles. Je l’ai laissé là haut sur la colline ; on pourra facilement le reconnaître, car il est marqué sur la peau et la tête. Plus tôt il sera dépouillé et salé, plus tôt vous serez à l’abri de tout embarras, vous m’entendez. Donnez-moi une mesure d’avoine pour mon cheval, et du bœuf et de la bière pour moi-même, car il faut que j’aille jusqu’au monastère, bien qu’il me semble que ce moine pourrait faire ma commission.

— Ta commission ? rustre, » dit le sous-prieur en fronçant le sourcil.

« Pour l’amour de Dieu ! » dit la dame Glendinning épouvantée à l’idée d’une querelle entre ces deux personnages ; ô Christie ! c’est le sous-prieur. Ô mon révérend père ! c’est Christie Clint-Hill, le chef des jackmen de Julien Avenel ; vous savez qu’on ne peut rien attendre de bien courtois de pareils gens.

— Êtes-vous de la suite du seigneur d’Avenel ? » dit le moine s’adressant au cavalier ; « et osez-vous parler aussi grossièrement à un religieux de l’abbaye de Sainte-Marie, à laquelle votre maître a tant d’obligations ?

— Il se propose d’en contracter de nouvelles, sire moine, répondit Christie ; car ayant appris que sa belle-sœur, la veuve de Walter Avenel, était à son lit de mort, il m’envoie dire au père abbé et aux moines qu’il veut célébrer les funérailles dans leur couvent. En conséquence, il s’invite à passer trois jours et trois nuits avec quelques amis et une vingtaine de cavaliers, gens et chevaux, aux frais de votre communauté ; laquelle intention il signifie bien et dûment, pour que les préparatifs convenables soient faits en temps utile.

— L’ami, dit le sous-prieur, ne pense pas que je veuille insulter le père abbé en me chargeant d’un semblable message. Crois-tu que les biens de l’Église lui aient été donnés par des princes pieux et des nobles zélés pour être dissipés en débauche par chaque libertin laïque traînant à sa suite plus de gens qu’il ne peut en entretenir au moyen de ses revenus ? Dis à ton maître, de la part du sous-prieur de Sainte-Marie, que le primat nous a donné l’ordre de ne plus nous soumettre à ces sortes d’exactions, faites sous le vain prétexte de demander l’hospitalité. Nos terres, nos domaines nous ont été concédés pour être employés au soulagement des pèlerins et des personnes pieuses, et non en festins licencieux pour une soldatesque grossière.

— Et c’est à moi, » dit le sauvage porte-lance, « c’est à moi et à mon maître que s’adresse un pareil langage ? Prenez garde à vous, sire prêtre, et essayez si des ave et des credo empêcheront vos bestiaux de s’égarer et vos meules de foin de brûler.

— Oses-tu menacer de pillage et d’incendie le patrimoine de la sainte Église, dit le sous-prieur, et cela à la face du soleil ? Je prends tous ceux qui m’écoutent à témoin des paroles de ce brigand. Songe aux gens de ton espèce que lord James a fait noyer par vingtaines dans le noir étang de Jeddart[1]. C’est à lui et au primat que je porterai mes plaintes. »

Le soldat changea la position de sa lance et la baissa jusqu’à la mettre au niveau du corps du moine.

La dame Glendinning se mit à crier au secours. « Tibb Tacket ! Martin ? où êtes-vous tous ? Christie, pour l’amour de Dieu ! considérez que c’est un membre de la sainte Église.

— Je ne crains nullement sa lance, dit le sous-prieur ; si je meurs en défendant les droits et les privilèges de ma communauté, le primat saura de quelle manière en tirer vengeance.

— Qu’il prenne garde à lui-même, » dit Christie ; mais en même temps il déposait sa lance contre la muraille de la tour ; « si les hommes de Fife[2] ont dit vrai quand ils sont venus ici avec le gouverneur, dans leur dernière excursion, Norman Leslie est mal avec le primat, et il s’apprête à le traiter rudement. Tout le monde sait que Norman est un chien de race, qui ne lâche jamais prise. Au surplus, » ajouta-t-il, pensant peut-être qu’il avait été un peu trop loin, « je n’avais aucune intention d’offenser le révérend père. Je suis un homme rude, ne connaissant que la lance et l’étrier, et nullement habitué à communiquer avec des liseurs de livres ou avec des prêtres ; je suis prêt à demander à Sa Révérence sa bénédiction, et son pardon si j’ai dit quelque chose de mal.

— Pour l’amour de Dieu, mon révérend Père, » dit la veuve de Glendearg au sous-prieur, qu’elle prit à part, « accordez-lui votre pardon ; car, comment pourrons-nous dormir tranquilles pendant les nuits obscures, pauvres gens que nous sommes, si le couvent est en mésintelligence avec les gens de cette espèce.

— Vous avez raison, bonne dame, repartit le sous-prieur ; c’est votre sûreté que je dois consulter avant tout. Soldat, je te pardonne ; que Dieu te bénisse et te rende un peu plus honnête ! »

Christie de Clint-Hill fit à contre-cœur une inclination de tête en marmottant à part soi : « C’est comme si tu disais : Que Dieu te fasse mourir de faim ! » Puis il dit à haute voix : « mais revenons à mon message, sire prêtre, quelle réponse dois-je rapporter ?

— Que le corps de la veuve d’Avenel répondit le père, sera enseveli d’une manière convenable à son rang, dans le tombeau de son vaillant mari. Quant à la visite de trois jours que votre maître se propose de nous faire avec ses amis et sa suite, je ne suis pas autorisé à vous donner une réponse définitive ; il faut que vous fassiez connaître à notre révérend abbé le projet de votre chef.

— Il m’en coûtera une course de plus, dit Christie ; mais tout cela rentre dans l’emploi de la journée. Eh bien, mon garçon, » dit-il à Halbert qui s’amusait à manier la longue lance qu’il avait déposée, « que dis-tu de ce joujou ? Veux-tu venir avec moi et être un maraudeur ?

— Que tous les saints du paradis nous en préservent, » s’écria la pauvre mère : puis craignant d’avoir offensé Christie par la vivacité de son exclamation, elle s’empressa d’ajouter que, depuis la mort de Simon, elle ne pouvait voir une lance, un arc, ou tout autre instrument de destruction, sans éprouver le plus violent serrement de cœur.

— Bah ! dit Christie, tu devrais prendre un autre mari, bonne dame, et chasser toutes ces folies de ta pensée : que dis-tu d’un vigoureux garçon comme moi ? Ma foi, cette vieille tour me paraît être en assez bon état de défense, et il ne manque pas de vallons, de rochers, de mares et de halliers, dans le cas où on serait serré de trop près. Un homme pourrait bien habiter ici, entretenir une dizaine de bons compagnons avec leurs chevaux, et, vivant de ce qu’il trouverait à la portée de sa main, avoir encore des complaisances pour toi, vieille donzelle.

— Hélas ! monsieur Christie, répondit Elspeth, comment pouvez-vous tenir de pareils discours à une pauvre veuve, et qui a la mort dans sa maison, pour comble d’affliction ?

— Veuve ; mais c’est une raison pour reprendre un mari. Ton vieux mari est mort ? bon ! il faut maintenant en choisir un autre qui soit d’une composition moins fragile, et qui ne meure pas de la pépie comme un jeune poulet. Ce sera mieux encore. Mais, allons, bonne dame, faites-moi donner quelque chose à manger, et nous parlerons de tout cela plus au long. »

La dame Elspeth, tout en connaissant bien le caractère de cet homme, qu’elle détestait et craignait, ne put s’empêcher de sourire en entendre ce discours.

« Tout ce qu’il voudra pourvu qu’il se tienne tranquille, » dit-elle tout bas au sous-prieur ; et elle rentra dans la tour, pour servir au cavalier ce qu’il désirait, se flattant que la bonne chère et le pouvoir de ses charmes occuperaient si bien Christie de Clint-Hill, que l’altercation entre lui et le moine ne se renouvellerait point.

Le sous-prieur n’avait non plus aucune envie de donner lieu sans nécessité à une rupture entre le monastère et un homme tel que Julien Avenel. Il sentait que la modération était aussi nécessaire que la fermeté pour soutenir l’édifice chancelant de l’Église de Rome, et il n’ignorait pas que tout au contraire des siècles précédents, les disputes entre les clercs et les laïques se terminaient presque toujours alors à l’avantage des derniers. Il résolut d’éviter une nouvelle contestation en se retirant ; mais il n’oublia point de s’emparer d’abord du livre emporté la veille par le sacristain, et rapporté au vallon d’une manière si merveilleuse.

Édouard, le plus jeune des fils de la dame Elspeth, fit de fortes objections à l’enlèvement du livre, et Marie se serait probablement mise de la partie ; mais elle était en ce moment dans sa petite chambre à coucher, avec Tibbie, qui mettait en usage toute sa rustique éloquence pour consoler la jeune personne de la perte de sa mère. Mais le jeune Glendinning prit la défense des droits de Marie, et déclara, avec une fermeté qui jusqu’alors n’avait nullement fait partie de son caractère, que la bonne lady Avenel étant morte, le livre était à Marie, et que nulle autre personne que Marie ne l’aurait dans les mains.

« Mais, mon cher enfant, si c’est un livre qu’il ne faut pas que Marie lise, » dit le père Eustache avec beaucoup de douceur, « vous ne voudriez sûrement pas qu’il restât en sa possession.

— Sa mère le lisait, » répondit le jeune champion de la propriété, « par conséquent il ne peut être mauvais. Il ne sera point enlevé… Mais où est donc Halbert ? à écouter les rodomontades de ce fou de Christie, j’en suis sûr ; il ne respire que les combats, et maintenant il n’est pas ici.

— Comment, Édouard, dit Eustache, est-ce que vous voudriez vous battre contre moi, contre un prêtre, contre un vieillard ?

— Fussiez-vous aussi bon prêtre que le pape, et aussi vieux que les montagnes, vous n’emporterez pas le livre de Marie sans sa permission, et je combattrai pour le défendre.

— Mais remarquez, mon petit ami, » dit le moine, qui s’amusait beaucoup de voir l’air résolu avec lequel l’enfant défendait les droits de son amie, » remarquez que je ne l’enlève point ; je ne fais que l’emprunter, et je laisse à la place mon beau missel pour gage de mon intention de le rapporter. »

Édouard ouvrit le missel avec une vive curiosité, et jeta un coup d’œil sur les images dont il était orné. « Saint George et le Dragon ? dit-il, Halbert aimera cela ; et saint Michel brandissant son épée sur la tête du malin Esprit ? Cela est encore bon pour Halbert. Ah ! voilà saint Jean, conduisant son agneau dans le désert avec sa petite croix de roseau, son havresac et son bâton ; celle-ci sera mon image favorite. Et où on trouverons-nous une pour la pauvre Marie ?… Voici une belle femme qui pleure et qui se lamente.

— C’est sainte Marie-Madeleine qui se repent de ses péchés, mon enfant, dit le père Eustache.

— Cela ne saurait convenir à notre Marie, dit Édouard, car elle ne commet point de fautes, et ne se fâche jamais contre nous que lorsque nous faisons mal.

— En ce cas, dit le moine, je vais vous montrer une Marie qui la protégera, ainsi que vous et tous les enfants sages. Voyez comme on la représente belle, avec sa robe parsemée d’étoiles d’or. »

L’enfant resta en extase devant le portrait de la Vierge, que le sous-prieur lui montrait sur un autre feuillet.

« Celui-ci, dit-il, ressemble véritablement à notre douce Marie, et je crois que je vous laisserai emporter le livre noir, qui ne contient pas d’aussi belles images, et que je garderai celui-ci à la place ; mais, mon révérend père, il faut que vous promettiez de rapporter ce livre, car, en y réfléchissant, il est possible que Marie préfère celui de sa mère.

— Je reviendrai bien certainement, » dit le moine en faisant une réponse évasive, « et peut-être vous apprendrai-je à lire et à écrire de belles lettres comme celles que vous voyez dans ce livre, à les peindre en bleu, en vert et en jaune, et à les enjoliver avec de l’or.

— Oui, dit Édouard, et à faire des figures comme celles de ces bienheureux saints, et surtout comme ces deux Maries ?

— Avec leur bénédiction, dit le sous-prieur, je pourrai aussi vous instruire dans cet art, autant que je puis l’enseigner et que vous êtes capable de l’apprendre.

— Alors, dit Édouard, je ferai le portrait de Marie. Mais souvenez-vous que vous devez rapporter le livre noir ; il faut que vous le promettiez. »

Le sous-prieur, désirant se débarrasser de l’opiniâtreté de l’enfant pour se mettre en route vers son couvent avant d’avoir une nouvelle entrevue avec le maraudeur, fit à Édouard la promesse qu’il demandait, monta sur sa mule, et reprit le chemin du monastère.

On était en novembre, aussi le jour touchait-il à sa fin lorsque le sous-prieur quitta la tour de Glendearg, car les divers retards qu’il avait éprouvés l’avaient retenu beaucoup plus long-temps qu’il ne s’était proposé de rester. Un vent froid de l’est agitait les feuilles desséchées et les arrachait des tiges qu’elles avaient ornées autrefois.

« C’est ainsi, dit le moine, que la vallée du temps nous offre une perspective plus désolée à mesure que nous descendons sur le fleuve des années. J’ai bien peu gagné par ce voyage, excepté la certitude que l’hérésie se propage parmi nous avec une rapidité extraordinaire ; et que cet esprit d’impiété, qui fait insulter les ordres religieux et piller les domaines de l’Église, esprit qui n’était répandu que dans la partie orientale de l’Écosse, se rapproche maintenant de nous. »

Le bruit du pas d’un cheval qui venait derrière lui interrompit sa rêverie ; ce cheval était monté par le même cavalier farouche que le moine avait laissé à la tour.

« Bon soir, mon fils, et que la bénédiction du ciel vous accompagne ! » dit le sous-prieur en le voyant passer ; mais le soldat brutal lui rendit à peine le salut par une légère inclination de tête, et enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il avança d’un pas à laisser en un instant le moine et sa mule bien loin derrière lui.

« Et voilà, reprit le père Eustache, un autre fléau de notre temps, un rustre que sa naissance avait destiné à cultiver la terre, mais qui, perverti par les divisions impies et antichrétiennes du pays, est devenu un brigand audacieux, étranger à tout sentiment de piété. Les barons écossais sont à présent des chefs de maraudeurs, opprimant le pauvre par la violence, et ruinant l’Église en extorquant des séjours à discrétion, sans honte comme sans motifs, dans les abbayes et les prieurés. Mais je crains d’arriver trop tard pour conseiller à l’abbé de résister fermement à ces audacieux sorners[3]. Il faut que je me hâte. » En même temps il donna un coup de houssine à sa mule ; mais l’animal, au lieu d’aller plus vite, fit un écart subit hors du sentier, et tous les efforts du cavalier ne purent le faire avancer d’un pas.

« Es-tu aussi infectée de l’esprit du temps ! dit le sous-prieur ; tu étais ordinairement docile et obéissante, et te voilà maintenant aussi rétive que le jackman le plus brutal ou que l’hérétique le plus obstiné. »

Pendant qu’il était à se débattre avec sa mule épouvantée, une voix semblable à celle d’une femme chanta à son oreille, ou du moins très-près de lui :

Te voilà bien tard en voyage,
Beau moine, en si riche équipage
Et par ce chemin isolé.
Moine ! je ne veux rien te prendre…
Mais je saurai te faire rendre
Le livre que tu m’as volé.

Le sous-prieur regarda autour de lui ; mais il n’y avait ni buisson ni touffe d’arbre qui put cacher la personne qui chantait. « Que Notre-Dame ait pitié de moi ! dit-il. J’espère que mes sens ne m’ont point abandonné ; mais comment se fait-il que mes pensées s’arrangent en vers, que je méprise, et en musique, dont je ne me soucie point ? et pourquoi la voix d’une femme frappe-t-elle des oreilles depuis si long-temps indifférentes à cette mélodie ? C’est ce qui passe toutes mes idées, et qui semblerait presque réaliser la vision de Philippe le sacristain. Allons, ma bonne mule, remets-toi dans le sentier, et éloignons-nous d’ici pendant que notre jugement est encore sain. »

Mais on eût dit que la mule avait pris racine dans le sol ; elle se raidissait pour ne pas avancer vers le point où son cavalier la poussait ; elle témoignait, par ses oreilles collées sur son cou et par ses yeux qui semblaient près de sortir de leurs orbites, la terreur extrême dont elle était saisie.

Tandis que le sous-prieur employait tantôt les menaces, tantôt les caresses pour rappeler à son devoir l’animal indocile, l’étrange voix se fit entendre de nouveau tout près de lui :

Ô moine, à l’âme grande et forte,
Qui veillez au lit d’une morte,
Fuyez de ces lieux isolés :
La mort vous y guette au passage ;
Reculez, si vous êtes sage ;
Mon maître le veut : reculez.

« Et moi, par le nom de mon maître, » dit le moine stupéfait d’étonnement, « par ce nom devant lequel toutes les créatures tremblent, je te conjure de me dire qui tu es, toi qui me persécutes ainsi : »

La même voix répondit :

Le bien, le mal à mon essence,
Le ciel, l’enfer à ma naissance
Sont également étrangers.
Je suis l’insaisissable brume.
Du ruisseau la changeante écume,
Ou le souffle des vents légers ;

Quelque chose entre la pensée
Et le songe où l’âme oppressée
Vaguement aspire au réveil ;
Une image à peine tracée
Que voit la paupière lassée
Entre la veille et le sommeil ;
Je ne sais quoi qui n’est pas ombre
Et n’est plus jour, quand la nuit sombre
Éteint les rayons du soleil.

« Il y a ici plus que de l’imagination, » dit le sous-prieur en faisant un effort sur lui-même, quoique, malgré sa fermeté naturelle, il sentît son sang se glacer et ses cheveux se hérisser, par la conviction qu’un être surnaturel était réellement près de lui. » Je te somme, » dit-il à haute voix, « de te retirer, quelle que soit ta mission, et de ne plus me persécuter. Esprit impur, tu ne peux remplir d’épouvante que ceux qui mettent de la négligence à remplir leurs devoirs. »

La voix répliqua sur le champ :

Vainement ta voix me commande ;
Ta force n’est point assez grande
Pour enchaîner l’illimité :
Comme la lueur des étoiles,
Je sais, des nuits perçant les voiles,
Franchir d’un saut l’immensité.

Sur la vague je me balance ;
Avec l’orage je m’élance
Sur les ailes de l’aquilon…
Adieu ! beau moine ; mais écoute :
Je serai là-bas sur ta route,
Au prochain détour du vallon.

En ce moment la route parut entièrement libre, car la mule se recueiliit et changea son attitude d’épouvante en une autre qui promettait un retour d’activité, bien qu’une transpiration abondante et un tremblement de tous ses membres fussent une preuve évidente de la terreur dont elle avait été saisie.

« J’avais toujours révoqué en doute l’existence des cabalistes et des rose-croix, pensa le sous-prieur ; mais par le saint ordre dont je suis membre, je ne sais plus qu’en dire. Mon pouls n’est point agité ; ma main est fraîche ; je suis à jeun de tout, sauf peut-être de péché, et je suis en possession de mes facultés ordinaires. Il faut donc, ou qu’il ait été permis à quelque démon de m’obséder, ou que les histoires racontées par Cornelius Agrippa, Paracelse, et autres qui ont traité des sciences occultes, ne soient pas dénuées de tout fondement. Au détour du vallon ? J’aurais bien voulu éviter une seconde rencontre ; mais je suis au service de l’Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre moi. »

Il continua sa marche, mais avec précaution et non sans crainte, car il ne savait ni comment, ni où son voyage devait être de nouveau interrompu par l’être invisible qui semblait suivre ses pas. Il continua de descendre le glen sans éprouver d’interruption pendant à peu près un mille : soudain, à l’endroit précis où le fleuve, arrivé au pied d’une montagne escarpée, se détourne brusquement de manière à laisser à peine de la place pour un cheval, la mule fut encore une fois assaillie par les symptômes de terreur qui avaient interrompu sa course. Connaissant mieux, maintenant la cause de sa résistance, le moine ne fit aucune tentative pour la faire avancer ; mais, s’adressant directement à l’être invisible qu’il supposait être de nouveau à ses côtés, il prononça la formule solennelle d’exorcisme, telle qu’elle est prescrite par l’Église de Rome, en pareille circonstance. À cette conjuration la voix répondit :

L’homme juste est plein d’imprudence :
Le méchant poursuit en silence
L’œuvre de vengeance et de mort.
Crois-moi : gagne un obscur asile ;
Ne parle point, reste immobile,
Fais-toi petit devant le sort.

Pendant que le sous-prieur écoutait, la tête tournée du côté où le chant se faisait entendre, il sentit comme quelque chose qui se précipitait sur lui, et avant qu’il pût en découvrir la cause, il fut poussé hors de la selle avec une force, non pas violente, mais irrésistible. Avant qu’il eût touché la terre, il avait perdu connaissance, et il resta long-temps étendu dans un état d’anéantissement complet : car, lorsqu’il tomba, le soleil dorait encore le sommet des montagnes lointaines ; et lorsqu’il reprit connaissance, la lune pâle brillait sur le paysage. Il se réveilla encore frappé de terreur, et il ne put s’en affranchir entièrement qu’après un instant de réflexion. Il se mit alors sur son séant, et après avoir fait divers mouvements, il se convainquit que le seul mal corporel qu’il souffrit était un engourdissement occasioné par l’intensité du froid. Un léger bruit qui se fit auprès de lui refoula de nouveau son sang vers le cœur ; il fit un effort et se leva, et ayant regardé autour de lui, il reconnut que ce bruit était occasioné par les pas de sa mule. Le paisible animal était resté fort tranquillement à paître l’herbe qui croissait abondamment dans cet endroit isolé, pendant l’évanouissement du révérend père.

Reprenant un peu d’empire sur lui-même, le sous-prieur se recueillit, remonta sur sa mule, et tout en méditant sur son étrange aventure, il arriva bientôt où le glen se joint à la grande vallée de la Tweed. Le pont-levis se baissa à sa première sommation, et il avait tellement gagné le cœur du brutal gardien, que celui-ci vint lui-même, avec une lanterne, pour éclairer le sous-prieur pendant la traversée, qui n’était pas sans danger.

« Par ma foi, mon révérend père, » dit-il en approchant la lumière du visage du père Eustache, « vous avez l’air bien fatigué et vous êtes pâle comme la mort ; il est vrai que peu de chose suffit pour vous abattre, vous autres gens de cellule. Mais voyez-vous, moi qui vous parle, il m’est arrivé lorsque je ne songeais guère à être un jour perché sur cette tour, entre le vent et l’eau, de trotter sur mon cheval pendant trente milles d’Écosse, avant déjeuner, avec les joues vermeilles comme la rose pendant tout le temps. Voulez-vous prendre quelque rafraîchissement, ou un verre d’eau distillée ?

— Je ne le puis, dit le père Eustache ; un vœu que j’ai fait me le défend ; mais je vous remercie de votre offre obligeante ; et je vous prie de donner cela au premier pèlerin qui viendra ici, pâle et épuisé comme je le suis, car il s’en trouvera bien dans ce monde et vous dans l’autre.

— Et sur mon honneur, c’est ce que je ferai, dit Pierre, et cela pour l’amour de vous. C’est une chose étonnante comment ce sous-prieur vous gagne le cœur mieux que tous les autres gens encapuchonnés, qui ne savent que boire et manger. Femme, écoute donc ; femme, nous donnerons un verre d’eau distillée et une croûte de pain au premier pèlerin qui se présentera pour passer ; on pourrait garder pour cela le fond de la dernière cruche et le pain mal cuit que les enfants n’ont pu manger. »

Pendant que Pierre donnait ces charitables et prudentes instructions, le sous-prieur, qui, par son heureuse médiation, avait disposé le gardien du pont à faire un acte de générosité aussi extraordinaire, continuait sa route vers le monastère. Pendant sa marche, il combattait les rebellions de son propre cœur, ennemi qu’il trouvait plus formidable que tous ceux que la puissance extérieure de Satan pouvait lui susciter.

Le père Eustache était fortement tenté de taire son aventure merveilleuse ; il lui répugnait d’autant plus de l’avouer qu’il avait porté un jugement sévère sur le père Philippe, et il était maintenant très-disposé à croire que celui-ci, à son retour de Glendearg, avait rencontré des obstacles peu différents de ceux qui l’avaient arrêté lui-même. Il fut encore bien plus convaincu de cette identité lorsque, cherchant dans son sein le livre confisqué à la tour de Glendearg, il s’aperçut qu’il ne l’avait plus, circonstance uniquement explicable au moyen de cette supposition, qu’il lui avait été enlevé pendant son évanouissement.

« Si j’avoue cette étrange aventure, pensait le sous-prieur, je deviens un objet de risée pour tous mes frères… moi, que le primat a envoyé ici pour les surveiller en quelque sorte, et pour réprimer leurs vaines folies ! Je vais donner sur moi à l’abbé un avantage que je ne regagnerai jamais. Le ciel connaît seul combien cet homme, dans son indiscrète simplicité, peut abuser d’un pareil avantage, au déshonneur et au détriment de la sainte Église. Mais, d’un autre côté, si je ne fais point une confession sincère de ce qui tourne à ma honte, de quel front oserai-je adresser des admonitions ou des réprimandes aux autres ? Avoue, cœur orgueilleux, ajouta-t-il que le bien de la sainte Église t’intéresse moins dans cette affaire que ta propre humiliation. Oui, le ciel t’a puni par l’endroit le plus sensible et que tu croyais le moins vulnérable, par ton orgueil spirituel et ta sagesse mondaine. Tu as tourné en ridicule et en dérision l’inexpérience de tes frères ; soumets-toi à ton tour à leurs moqueries. Dis-leur ce qu’ils ne voudront point croire ; affirme ce qu’ils attribueront à une vaine frayeur, ou peut-être à un mensonge volontaire ; prépare-toi à subir le déshonneur de passer pour un visionnaire imbécile, ou pour un imposteur avéré… Eh bien, oui ! je remplirai mon devoir, je ferai une entière confession à mon supérieur : s’il en résulte que je ne puis plus être utile à cette maison, Dieu et Notre-Dame m’enverront dans une autre où je pourrai mieux les servir. »

Il y avait beaucoup de mérite dans la résolution que le père Eustache venait de former avec tant de zèle et de générosité. Ceux qui occupent un certain rang regardent l’estime de leurs égaux comme ce qu’ils ont de plus cher ; mais dans la vie monastique, où il faut renoncer à tout autre objet d’ambition, aussi bien qu’à tous les liens d’amitié et de parenté, la place qu’on occupe dans l’opinion des autres est tout.

En faisant une confession qui devait le rendre au moins ridicule, le père Eustache avait la conviction intime de la joie qu’en éprouveraient l’abbé et la plupart des moines de Sainte-Marie. Il n’ignorait pas que tous étaient jaloux de l’influence indirecte mais irrésistible qu’il exerçait dans les affaires du couvent : mais rien de tout cela ne put le faire changer de résolution.

Fortement animé de ces sentiments, il s’approcha de la porte du monastère ; il aperçut alors, à sa grande surprise, des torches allumées et un rassemblement d’hommes armés, les uns à cheval, les autres à pied, tandis que plusieurs moines, que l’on reconnaissait dans l’obscurité à leurs scapulaires blancs, paraissaient tout affairés au milieu de la foule. Le sous-prieur fut accueilli avec une acclamation unanime de joie, qui lui fit aussitôt connaître qu’il était lui-même l’objet de leur sollicitude.

« Le voilà ! le voilà ! Dieu soit loué ! le voilà sain et sauf ! » s’écrièrent les vassaux ; et les moines disaient : « Te Deum laudamus ! le sang de tes serviteurs est précieux à tes yeux.

— Qu’y a-t-il, mes enfants ? De quoi s’agit-il donc, mes frères ? » demanda le père Eustache en mettant pied à terre.

« Oh bien ! frère, si vous ne le savez pas, nous vous en instruirons au réfectoire, répondirent les moines ; il suffira pour l’instant de dire que c’est le seigneur abbé qui avait donné à nos zélés et fidèles vassaux l’ordre de partir à l’instant, pour vous garantir d’un péril imminent… Vous pouvez desserrer les sangles de vos chevaux, mes enfants, et vous retirer ; et demain, tous ceux qui sont venus au présent rendez-vous peuvent venir prendre à la cuisine du couvent une belle et forte tranche de roast-beef et une bonne mesure de double ale. »

Les vassaux se dispersèrent en poussant des acclamations de joie, et les moines, également satisfaits, conduisirent le sous-prieur au réfectoire.



  1. Jeddart, corruption écossaise pour Jedburgh, ville d’Écosse, sur la rivière de Jed. a. m.
  2. Comté d’Écosse. a. m.
  3. Sorners. To sorne, en Écosse, signifie exiger le logement contre le gré du propriétaire. Un statut de l’an 1445 déclare cette extorsion équivalente au vol. Les chefs puissants extorquaient cruellement les monastères par des exactions de ce genre. La communauté d’Aberbrothewick porta plainte contre un comte d’Angus, je crois, qui s’était fait une habitude de la visiter régulièrement chaque année avec une suite de mille cavaliers, et de séjourner dans le couvent jusqu’à ce que toutes les provisions d’hiver fussent épuisées. a. m.