Le Mois historique de l’Italie — Mai 1915


LE MOIS HISTORIQUE DE L’ITALIE
MAI 1915

En arrivant à Rome au mois de juin de cette année, quelques jours après la déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche, le voyageur déjà familier avec la ville eût été tenté, au premier abord, de ne rien trouver de changé à la physionomie romaine. Dans les rues, sans doute, beaucoup plus de mouvement qu’il n’est accoutumé durant la saison chaude, beaucoup plus d’uniformes surtout, des uniformes regardés, salués avec une patriotique fierté par les passans : sous la tenue de campagne vert-olive, si sobre, si nette et d’une allure si militaire, on se désignait surtout les enfans des terre irredente, tel le fils du podestat de Fiume, accouru en Italie, avec tant d’autres de ses compatriotes, pour combattre l’Autriche et aider à la délivrance du sol natal… Et cette vie prolongée et animée de la Rome d’été, d’ordinaire plus nonchalante, n’était pas dans la rue seulement. Parmi les représentans de la société romaine, le voyageur rencontrait aussi plus de visages connus qu’il n’est de règle au temps des chaleurs. Les Romains, cette année, ont sacrifié leurs vacances, ou les ont fort abrégées. Ils ont voulu se sentir réunis près du devoir, près des nouvelles aussi. Ils ont voulu, autant que possible, vivre en commun ces mois de guerre, ces jours d’émotion. Je citerai ce grand ami de la France, résolu à rester voisin du Tibre « jusqu’à la victoire, » et qui, pour la première fois de sa vie, passera l’été dans son palais, admirable retraite d’ailleurs, où l’accueil est d’un charme incomparable, et si riche en livres et en œuvres d’art que l’on y braverait sans crainte et même avec plaisir toutes les ardeurs du soleil de Rome…

Cependant, à observer de près la ville, on y remarquait vite un certain nombre de symptômes plus dignes d’attention et plus nouveaux. Évidemment, un grand courant avait passe en laissant de sensibles traces. L’œil découvrait, par exemple, dans maintes ruelles, souvent jusque sur les murailles de grandes voies fréquentées, des inscriptions, des graffiti à la mode de l’antiquité et qui vouaient à l’exécration tels et tels hommes politiques. C’étaient encore, dans les kiosques à journaux et chez les marchands de cartes postales et d’estampes, des dessins, des caricatures, où les mêmes personnalités étaient représentées de la manière la plus cruelle ou la plus injurieuse. En revanche, à toutes les devantures, portraits du Roi et de la famille royale, portraits de M. Salandra et de M. Sonnino, portraits des chefs militaires : le général Cadorna, vénéré au-delà des Alpes autant que l’est chez nous le général Joffre ; le duc des Abruzzes, aimé pour son audace et pour son esprit, et parce qu’il incarne l’espoir que la nation a mis dans sa marine, le grand rêve adriatique et méditerranéen de l’Italie. N’oublions pas, surtout, les innombrables portraits de M. Gabriele d’Annunzio, chantre de cette guerre de délivrance et d’expansion… De nos jours, le Capitole et la roche Tarpéienne ont été transportés chez le libraire. Et ce Capitole, le peuple de Rome y fait monter ceux qui ont pris l’initiative de la rupture avec la Triplice. Celle roche Tarpéienne, il en précipite ceux qui ont soutenu le parti de la neutralité… Ainsi, pour l’étranger qui entrait à Rome, commençaient déjà, avant toute enquête, à s’éclairer les événemens dont la capitale, le mois précédent, avait été le théâtre, ces manifestations dont le télégraphe nous avait donné des comptes rendus succincts, insuffisans, un peu confus.

Enfin, si les habitans de la ville conservaient toujours cette dignité et cette gravité romaines que rien ne semble capable d’émouvoir, un peu d’observation permettait de découvrir que de grandes passions venaient d’agiter les esprits. La tempête apaisée, des rides paraissaient encore sur l’onde. Le soir, sur les places, la coutume du Romain est de s’assembler, de « faire forum. » Ces temps-ci, on sentait le forum vibrant de luttes récentes. Un cri, une rumeur, un incident de la rue, — étranger suspect, soupçonné d’espionnage, ou pessimiste rudement sommé de ne plus répandre ses propos alarmans, — et aussitôt la vague populaire avait tendance à se reformer…

Tous ces phénomènes de la vie superficielle de la cité se groupaient, s’illuminaient, prenaient un sens très fort lorsque l’on découvrait bientôt que, dans la réalité des choses, Rome, au cours des dernières semaines, venait de se comporter en véritable capitale, cœur et cerveau de tout un peuple, et de vivre les journées les plus décisives par lesquelles elle eût passé depuis qu’elle sert de siège au gouvernement de la nouvelle Italie.


Massimo d’Azeglio écrivait, en cette année 1859 qui offre, à certains égards, bien des rapports avec les jours que nous vivons, ces lignes familières à l’un de ses amis français : « On criera à l’ambition de Victor-Emmanuel, c’est tout simple ; le plus malin y serait pris. Et pourtant, moi qui connais le Roi,… si vous saviez comme cela me fait rire de me figurer Victor-Emmanuel dévoré d’ambition ! Non, tout cela n’expliquerait rien. Il n’y a qu’à admettre qu’il y a des entraînemens inévitables, des antagonismes comme des affinités voulus par la nature des choses, et qu’à de certains momens, de grandes rénovations s’accomplissent : comment ? pourquoi ? parce qu’elles sont dans le cœur, dans l’esprit de tout le monde. »

Ces lignes ont été écrites voilà plus d’un demi-siècle. Et l’explication psychologique que Massimo d’Azeglio trouvait alors aux événemens dont il était le témoin, au mouvement qui poussait l’Italie à accomplir une étape de plus vers son unité, cette explication, aujourd’hui, est encore valable et juste. Non, certes, ce n’est pas l’ambition qui a conduit Victor-Emmanuel III à la guerre, et ce mobile est aussi loin du roi d’Italie qu’il l’était de son aïeul, simple roi de Sardaigne. Victor-Emmanuel III est un prince consciencieux, réfléchi, modéré, incapable de se décider par d’autres raisons que celles de la sécurité, de l’intérêt et de l’honneur de l’Etat dont il est le chef. Et si, durant les journées de mai 1915, lorsque tout un peuple se tournait vers lui, recourait à son arbitrage suprême, si le Roi a pris alors les décisions et prononcé les paroles qui annonçaient la guerre, c’est parce qu’il a su, — de même que le premier roi d’Italie, — comprendre les aspirations du pays et se faire l’interprète des sentimens qui, selon l’expression de Massimo d’Azeglio, se trouvaient dans le cœur et l’esprit de chacun.

Ainsi le drame de conscience nationale qui s’est joué à Rome nous montre déjà ses deux protagonistes : le Roi d’une part, le peuple de l’autre. Mais il a eu divers acteurs encore. Ces acteurs, nous allons les voir apparaître à mesure que se déroulera la tragédie qui s’est dénouée le 24 mai par la rupture solennelle avec l’Autriche.

Le ministre des Affaires étrangères que M. Salandra, en succédant à M. Giolitti, avait tenu à laisser en place, était mort, après une courte maladie, le 16 octobre 1914. C’était une personnalité très complexe, un peu mystérieuse, que celle du marquis de San Giuliano. Aujourd’hui, les Allemands aimeraient le faire passer pour un « tripliciste » convaincu et absolu. Ils déplorent à grand bruit sa disparition, et le comte Reventlow est allé jusqu’à écrire, en ces temps derniers, que les interventionnistes italiens n’avaient pas reculé devant les poisons des Borgia pour supprimer le ministre qui faisait obstacle à la guerre contre l’Autriche. C’est le type des fables énormes que les Allemands, dans leur déception et leur délire, ne cessent d’inventer depuis un an, tant à l’usage de leur public qu’à l’usage des neutres. En réalité, le marquis de San Giuliano (qui a succombé, est-il besoin de le dire ? à une crise d’urémie nettement caractérisée) n’avait pas joui toujours de cette faveur ni de cette confiance de la part de l’Allemagne. Il y a dix ans, la presse germanique l’attaquait avec violence pour avoir délégué à la conférence d’Algésiras le marquis Visconti-Venosta, ce grand seigneur toujours animé de sympathies pour la France, et qui vient de mourir au moment où s’accomplissait son idée. Le marquis Visconti-Venosta devait, en effet, largement contribuer à retourner contre l’Allemagne la conférence si brutalement exigée par le gouvernement impérial. Il devait ébaucher là-bas une ligue de résistance européenne contre les prétentions allemandes à l’hégémonie, — cette coalition diplomatique que le prince de Bülow feignait d’appeler avec dédain la « constellation très surfaite d’Algésiras, » et qui n’en est pas moins devenue la Quadruple-Entente d’aujourd’hui… Plus tard, le marquis de San Giuliano encourut encore les colères de la presse allemande lorsque la campagne de Tripolitaine fut décidée et la guerre déclarée à la Turquie. En revanche, toutes les faveurs de l’Allemagne étaient pour lui lorsqu’il signait le renouvellement de la Triple-Alliance, par exemple, ou lorsqu’il prononçait son grand discours-programme du mois de février 1913, qui semblait annoncer une extension de la Triplice, jusque-là purement continentale, aux questions maritimes, et promettre une collaboration de l’Italie avec l’Allemagne et l’Autriche dans la Méditerranée.

En somme, la longue gestion des affairés extérieures de l’Italie par le marquis de San Giuliano, son ministère abondant en événemens et fertile en résultats, avaient eu pour principe une sorte d’équilibre tenu entre les Empires du Centre et la Triple-Entente. À cette balance, correspondait et devait naturellement correspondre la déclaration de neutralité de l’Italie proclamée dès le 3 août 1914. Mais, au milieu de cette politique, la pensée profonde du marquis de San Giuliano ne se laissait pas aisément définir. On peut même croire qu’il ne lui déplaisait pas de donner de lui-même une impression énigmatique. Avait-il adapté à la situation de l’Italie moderne en Europe la fameuse « versatilité réfléchie » des anciens ducs de Savoie ? Avait-il voulu pratiquer une politique de ménagemens et d’attente en raison des orages qu’il voyait grossir ? Le fait est que son intelligence semblait répugner aux décisions sans appel et aux résolutions irréparables. Des hommes qui l’ont connu dans l’intimité affirment même que le fond de la pensée de ce gentilhomme sicilien était le scepticisme, un esprit d’examen et de doute appliqué tour à tour à toutes les forces qui se trouvent en présence dans l’Europe contemporaine : la neutralité italienne répondait parfaitement à des dispositions de cette nature. Et, si rien n’autorise à préjuger que le marquis de San Giuliano eût persisté jusqu’au bout dans son point de vue initial, qu’il n’eût pas fini par prendre la voie dans laquelle devait entrer son successeur, par se ranger du côté des Alliés pour faire respecter avec eux l’équilibre européen que menaçait l’agression des Empires du Centre, il n’en est pas moins vrai que, jusqu’à sa mort, l’Italie a strictement gardé, vis-à-vis des belligrérans, l’attitude de neutralité où elle avait déclaré se tenir au début de la guerre générale. La France, en particulier, ne saurait oublier la loyauté avec laquelle ce parfait gentilhomme aura observé la parole que, dès le 1er août, il avait tenu à porter lui-même et spontanément à notre ambassadeur.

Chose singulière : le successeur de M. de San Giuliano arrivait à la Consulta avec un tempérament, un caractère très différens du sien, mais avec des idées qui passaient pour beaucoup plus arrêtées. « Tripliciste, » M. Sonnino avait la réputation de l’être en prenant la direction des Affaires étrangères. Mais M. Tittoni, ambassadeur d’Italie à Paris, n’avait-il pas été, lui aussi, autrefois, désigné comme un « tripliciste » à toute épreuve ? Le duc d’Avarna, ambassadeur d’Italie à Vienne, n’était-il pas le très bienvenu à la Cour de l’empereur François-Joseph ? M. Bollati n’avait-il pas été salué à son arrivée à Berlin, en novembre 1912, comme un « partisan des traditions de la Triple-Alliance et un sincère ami de l’Allemagne, » ainsi que l’écrivait la Gazette de Francfort ? C’est pourtant cet état-major diplomatique qui a rompu une alliance de trente ans avec les deux Empires germaniques et introduit l’Italie dans la guerre aux côtés de la France, de l’Angleterre et de la Russie.

Pendant la maladie et quelque temps après la mort du marquis de San Giuliano, M. Salandra avait dirigé par intérim les Affaires étrangères. Un instant, on crut qu’il s’en chargerait d’une manière définitive. Quelque tentation qu’il en ait pu avoir, quelques suggestions qui lui eussent été apportées (car déjà l’astre de M. Salandra commençait à grandir), le président du Conseil préféra conserver le portefeuille de l’Intérieur. Au surplus, les événemens mûrissaient. La guerre européenne s’étendait à l’Orient par les provocations que la Jeune-Turquie germanisée multipliait envers la Triple-Entente, et l’Italie se voyait appelée à envisager la sauvegarde de ses intérêts dans cette Méditerranée orientale où elle a tant de projets d’avenir. Une tendance de plus en plus forte se manifestait dans l’opinion publique en faveur d’une préparation de l’Italie à toute éventualité. Au cœur du gouvernement lui-même, des divergences de vues s’accusaient certainement aussi, car, au commencement du mois de novembre 1914, M. Salandra apportait la démission du ministère au Roi. Et celui-ci, après quelques conversations avec les chefs des groupes parlementaires, chargeait de nouveau M. Salandra de composer le Cabinet. Dans cette combinaison, mise rapidement sur pied, on remarquait tout de suite que le général Zupelli, partisan résolu d’un renforcement de l’armée, restait au ministère de la Guerre, tandis que M. Rubini, dont l’opposition aux dépenses militaires n’était un secret pour personne, abandonnait les Finances, où M. Carcano le remplaçait. Quant à M. Salandra, il optait définitivement pour l’Intérieur. Enfin, M. Sonnino était appelé à la Consulta.

On rapporte que le prince de Bülow, au cours de ses pénibles négociations avec M. Sonnino, redoutable adversaire, se serait écrié un jour, feignant une bonne humeur qui cachait mal son dépit : « Dans un pays de bavards, j’ai affaire au seul homme qui ne parle pas. » En effet, M. Sonnino, qui d’ailleurs, quand il le veut, sait fort bien parler, possède un flegme tout britannique, ce qui ne saurait surprendre étant donné ses origines. Il est curieux de se représenter aujourd’hui que son entrée à la Consulta avait tout d’abord déçu, en Italie, les élémens nationalistes et les élémens de gauche, déjà partisans d’une politique énergique d’intervention contre l’Autriche et l’Allemagne, et que sa réputation de « tripliciste » alarmait. M. Sonnino laissa dire. Il se laissa traiter de sphinx. Pendant tout le mois de novembre, il observa les événemens, il étudia au point de vue italien la situation européenne. Le 9 décembre, par la dépêche au duc d’Avarna sur laquelle s’ouvre le Livre vert, il introduisait la politique de l’Italie dans une voie nouvelle, en exigeant de l’Autriche qu’elle respectât l’article VII du traité de la Triple-Alliance, article qui prévoyait le cas où l’Autriche-Hongrie troublerait l’équilibre des Balkans, et fondait l’Italie à réclamer des compensations pour elle-même… Dès ce moment, on allait à la rupture et à la guerre. Le sort en était jeté.

On peut dire que la rédaction, hautement prévoyante, extrêmement habile, de cet article VII aura été déterminante pour la politique de l’Italie en 1915. A plus de trente ans de distance, les négociateurs italiens de la Triple-Alliance avaient réservé l’avenir de leur pays, ménagé sa liberté, en insérant dans le traité cette clause résolutoire, qui assurait d’avance le bon droit de l’Italie dans ses difficultés futures avec le gouvernement de Vienne, qui lui procurait le moyen de rompre justement et honorablement avec ses anciens alliés. Ce texte, dont la portée avait été si bien calculée, dont l’effet devait être si sûr, fait penser aux plus fameux exemples de ce genre que renferme l’histoire des traités. Il vaut le célèbre moyennant de la paix des Pyrénées, qui avait permis à Louis XIV d’en finir avec le dessein d’Espagne. Il vaut le : alors et dans ce cas dont l’empereur Léopold, au début des guerres de la dévolution, disait qu’il était sa loi et ses prophètes. Ainsi l’article VII aura été la loi et les prophètes de M. Sonnino.


Cependant, M. Sonnino avait agi suivant les indications que la politique intérieure et l’opinion publique avaient données à M. Salandra et à lui-même. La haute régularité et la modération de sa procédure apparaissent par les étapes qui ont conduit à l’intervention italienne.

Le 3 décembre 1914, le ministère reconstitué se présentait devant les Chambres, et M. Salandra prononçait un grand discours-programme qui laissait pressentir que l’Italie était sur le point de suivre une ligne nouvelle. Aux applaudissemens de l’assemblée, M. Salandra affirmait que le premier devoir du gouvernement devait être « le souci vigilant des futures destinées de l’Italie dans le monde. » Et, développant sa pensée, il montrait qu’à aucun moment dans l’histoire l’avenir de tous les peuples n’avait été plus gravement engagé, les problèmes du lendemain posés plus impérieusement. « La neutralité proclamée librement et loyalement observée, s’écriait le président du Conseil, ne suffit pas à nous garantir des conséquences du bouleversement immense qui prend chaque jour plus d’ampleur et dont il n’est donné à personne de prévoir la fin. Sur les terres et sur les mers de l’ancien continent, dont la configuration politique est en train de se transformer, l’Italie a des droits vitaux à sauvegarder, des aspirations justes à affirmer et à soutenir ; elle a sa situation de grande Puissance à maintenir intacte ; bien plus, elle doit faire en sorte que cette situation ne soit pas diminuée par rapport aux agrandissemens possibles des autres États. Il suit de là que notre neutralité ne devra pas rester inerte et molle, mais active et vigilante, non pas impuissante, mais fortement armée et prête à toute éventualité. »

Ces paroles étaient accueillies avec chaleur par la Chambre qui, pour accentuer ses sentimens, envoyait son salut à la Belgique. Elles étaient accueillies avec enthousiasme par l’opinion publique qui, tout de suite, y avait vu l’annonce et le gage de l’intervention. Comme le disait, en quittant la séance, M. de Felice, député socialiste réformiste, « ces déclarations signifiaient la guerre. » On ne put s’y tromper en Europe. Et la presse allemande, le lendemain, reproduisait sans un mot de commentaire le discours de M. Salandra.

Cette grande séance parlementaire devait porter sur-le-champ deux contre-coups extrêmement remarquables.

D’abord la mission du prince de Bülow comme ambassadeur extraordinaire à Rome, mission annoncée et démentie à plusieurs reprises, devenait aussitôt certaine et officielle. Le gouvernement impérial accusait singulièrement les soucis que lui causait l’attitude de son ancienne alliée en considérant qu’il ne fallait pas un moindre personnage que l’ancien chancelier pour tenter de résoudre la difficulté italienne. Ce rappel à l’activité d’un homme d’Etat tombé en disgrâce était, en effet, hautement significatif. Nul n’ignorait que Guillaume II eût gardé une sérieuse rancune contre celui qu’il nommait autrefois son « fidèle Bernard, » qu’il avait fait prince après le coup de Tanger, mais dont la présence lui était devenue odieuse depuis les célèbres « journées de novembre, » où le chancelier avait affecté de prendre le souverain sous sa protection après lui avoir infligé un désaveu et un blâme publics. Aussi, en chargeant M. de Bülow de cette mission délicate, Guillaume II, dit-on, faisait ce double calcul : « Si Bülow réussit, et dans mon personnel diplomatique je ne vois que lui qui soit capable de réussir, le bénéfice sera pour mon Empire et pour moi. S’il échoue, c’est que tout autre doit échouer à sa place. Son échec le diminuera et ma vengeance sera plus complète. « Cependant le départ du prince de Bülow pour Rome était salué avec des cris de joie par les journaux allemands, et les Dernières Nouvelles de Munich, avec un mauvais goût parfait, parlaient d’un « coup de canon diplomatique de 420. » A quoi un organe nationaliste de Rome répliquait avec rudesse : « Philippe de Macédoine disait que toute forteresse peut être conquise par un âne chargé d’or. Il parait que l’âne chargé d’or serait arrivé à Rome voilà quelque temps, mais la forteresse de la politique italienne n’est pas tombée. Aujourd’hui l’Allemagne veut employer des moyens plus modernes et plus perfectionnés avec le mortier diplomatique de 420 représenté par M. de Bülow, mais l’Italie n’est pas une forteresse belge. » Ainsi, avant même que le prince de Bülow fût de retour dans sa villa Malta, le malentendu surgissait, les susceptibilités nationales italiennes se trouvaient, — et à juste titre, — en éveil. Viciée dans l’œuf, la mission de l’envoyé extraordinaire était immanquablement vouée à l’échec.

L’autre incident déterminé par le discours de M. Salandra garde encore aujourd’hui un caractère mystérieux.

M. Salandra, le vendredi, avait exposé son programme. Le samedi, M. Giolitti prenait la parole au milieu de l’attention générale. Quelles déclarations allaient tomber de la bouche de l’homme le plus puissant de l’Italie, chef du gouvernement pendant de si longues années, toujours considéré comme maître de revenir au pouvoir à son heure ?… Or M. Giolitti ne venait pas dire seulement qu’il soutiendrait M. Salandra de son vote. Il apportait une révélation grave, à savoir qu’au mois d’août 1913, l’Autriche avait averti le gouvernement italien qu’elle préparait déjà une action offensive contre la Serbie. Et, d’accord avec M. Giolitti, le marquis de San Giuliano avait fait répondre à Vienne qu’il se refusait à voir un casus fœderis dans une guerre déclarée par l’Autriche à la Serbie, et que, par conséquent, l’Italie, laissant le gouvernement austro-hongrois libre d’agir à ses risques et périls, observerait la neutralité.

Cette déclaration de l’ancien président du Conseil apportait un renfort à la thèse de M. Salandra. En même temps, elle accablait l’Autriche-Hongrie dont la préméditation se trouvait établie formellement. Mais peut-être la presse de la Triple-Entente étendit-elle alors les paroles de M. Giolitti dans un sens un peu différent de celui que cet homme l’Etat avait entendu leur donner. En lisant le compte rendu de la séance de Montecitorio, quelques observateurs avaient déjà conçu un doute. N’avait-on pas commis une légère méprise sur la véritable pensée de M. Giolitti ? Des témoins avaient remarqué l’insistance toute particulière avec laquelle l’orateur avait ajouté que le refus opposé par l’Italie à l’invitation de l’Autriche n’avait nullement troublé les relations amicales entre les deux Puissances alliées. Dès lors, n’était-on pas autorisé à se demander si M. Giolitti n’avait pas voulu suggérer à la Chambre et à l’opinion publique cette idée que la Triplice, ayant survécu à l’incident de 1913, devait survivre également à la déclaration de neutralité de 1914 ? C’est du moins l’hypothèse qui se présenta tout de suite à l’esprit de quelques-uns, hypothèse que l’attitude prise dans la suite par M. Giolitti est, jusqu’à un certain point, venue appuyer.

Cependant, fort de l’approbation de la Chambre, puissamment soutenu par l’opinion publique, le ministère Salandra se mettait au travail. L’œuvre de préparation militaire redoublait d’activité et d’ardeur. M. Sonnino entamait avec le Ballplatz les négociations qu’il devait conduire avec une inébranlable fermeté jusqu’au terme, tandis que le prince de Bülow, dans sa villa fleurie de roses, mettait en action toutes les ressources de son esprit, tous ses moyens d’influence pour retenir l’Italie sur la pente, sans soupçonner, — et telle a été son erreur la plus lourde, — qu’il allait de la sorte alimenter lui-même le soulèvement national contre l’ingérence étrangère dans les affaires du pays.


Le Livre vert constitue un document à la fois politique et psychologique. C’est, dans le style sévère et mesuré de la diplomatie, un dialogue où apparaissent deux états d’esprit. Au comte Berchtold a pu succéder le baron Burian ; à un grand seigneur un peu las, un peu détaché, un magnat hongrois plus actif et plus âpre : la conversation garde la même allure, et c’est toujours M. Sonnino qui la conduit. En vain la diplomatie allemande s’efforce-t-elle d’intervenir, de jeter des ponts, de chercher des moyens termes. Du côté italien, il y a une volonté inflexible, une clarté de vues qui écarte tous les pièges, rend toutes les ruses inutiles, décourage les arrière-pensées de duperie. Du côté austro-hongrois, sous les habiletés auxquelles le négociateur a recours, on sent une résignation, un fatalisme devant la rudesse de l’attaque. L’Autriche a l’impression que louvoyer ne lui servira de rien : à gagner du temps, tout au plus. Elle a compris, dès la première note apportée par le duc d’Avarna, que son vieux duel avec le Piémont reprenait, qu’une quatrième rencontre armée était inévitable. « L’Italie et l’Autriche ne peuvent être qu’alliées ou ennemies. » Le mot célèbre de Nigra se lit en marge de toutes ! es dépêchés du Livre vert. Le comte Berchtold, le baron Burian se défendent, rompent et parent, mais subissent le jeu de leur rude adversaire. Le prince de Bülow, qui voudrait être le directeur de ce combat diplomatique, s’efforce de détourner les coups droits. Mais le prince de Bülow propose et c’est M. Sonnino qui dispose.

Le 4 mai, le duc d’Avarna, d’ordre du ministre des Affaires étrangères, laisse entre les mains du baron Burian la communication, en français, qui met le point final à des négociations de cinq mois et qui notifie au gouvernement austro-hongrois que, son point de vue et celui du gouvernement italien étant inconciliables, « il est inutile de maintenir à l’Alliance une apparence formelle qui ne serait destinée qu’à dissimuler la réalité d’une méfiance continuelle et de contrastes quotidiens. » C’est la rupture. Toutefois ce n’est pas encore la guerre. Au prince de Bülow, humilié de son échec, il reste un dernier, un fragile espoir : celui que l’Italie, au moment suprême, reculera devant la gravité de l’acte. Il compte sur l’événement extérieur ou intérieur qui modifiera les dispositions du gouvernement et du peuple italien. Et il redouble alors d’activité occulte. D’innombrables conciliabules ont lieu à la villa Malta où, chaque nuit, pénètrent, comme des conjurés, des visiteurs mystérieux, trahis seulement par le ronflement des automobiles, dont s’étonnent les habitans du paisible Pincio…

Le prince de Bülow recourt à tous ses talens, à sa connaissance approfondie de la carte parlementaire et financière de l’Italie : ne sait-il pas insinuer avec à-propos qu’il est à demi italien par son mariage et par ses goûts ? Il s’est, en effet, allié à la famille de ce Minghetti, précurseur de la Triplice, qui, dès 1873, avait conduit Victor-Emmanuel II à Berlin et à Vienne… Le prince de Bülow a le tort, grave pour un politique, il a le travers, bien allemand, de se nourrir à l’excès de souvenirs historiques. Que ne regarde-t-il davantage autour de lui ? Voici que monte le flot du sentiment populaire. Déjà quelques bagarres ont eu lieu, ici et là, entre « neutralistes » et « interventistes, » ces Gibelins et ces Guelfes de la nouvelle Italie. Mais le parti de l’intervention croit tous les jours en force. La dénonciation de l’alliance avec l’Autriche n’est pas encore officielle : elle est devinée, pressentie. Par une curieuse rencontre, cet événement, connu seulement de quelques hommes d’Etat et de quelques diplomates, se trouve coïncider avec le « Sacre des Mille, » avec les fêtes organisées à Gênes en l’honneur de Garibaldi : commémoration qui venait juste à point pour surexciter le sentiment national.

Sur le rocher de Quarto, d’où, le 5 mai 1860, Garibaldi et ses compagnons étaient partis, — Cavour fermant les yeux avec complaisance, — pour leur aventureuse expédition de Sicile, on attendait de tous côtés que fussent proclamés les destins de l’Italie nouvelle. Le mot que se murmuraient les Génois, cinquante-cinq ans plus tôt, le « partono stanotte » qu’ils s’annonçaient joyeusement en parlant des Mille, c’est à l’armée italienne, devenue l’une des grandes armées de l’Europe, avec ses millions de soldats, qu’il s’appliquait cette fois-ci. Le grand départ semblait prochain. Le Roi, les ministres étaient attendus à Quarto, d’où ils devaient en faire l’annonce solennelle. Et, mettant fin à son exil volontaire, un poète italien revenait dans sa patrie pour ne pas manquer cette heure. M. Gabriele d’Annunzio avait déclaré qu’il ne rentrerait que le jour où l’Italie se réveillerait. Se doutait-il alors du rôle que les événemens lui réservaient dans ce réveil ? Savait-il que, du rocher de Quarto, lui aussi devait partir pour des aventures ?…

On peut dire que, durant cette journée de fête, tandis qu’on ignorait encore que la rupture avec l’Autriche fût un fait accompli, tout le peuple italien, l’Europe, le monde entier, avaient les yeux fixés sur la roche historique. Là, pensait-on, serait proclamée l’entrée de l’Italie dans la guerre… Avec quels sentimens partagés fut accueillie la nouvelle que ni le Roi ni les ministres n’assisteraient à la cérémonie, on se le rappelle encore, les uns craignant un recul dont se félicitaient les autres. Tout de suite, pourtant, la dépêche d’excuse du Roi mettait les choses au point. Il suffisait de savoir lire pour interpréter justement ce message. Peut-être ne contenait-il pas de mot aussi éclatant que le célèbre grido di dolore par lequel l’aïeul de Victor-Emmanuel III, dans une circonstance semblable, avait ému toute l’Europe. Mais le Roi révélait sa pensée et son dessein en évoquant, précisément, la mémoire de son aïeul et en associant au souvenir du « galant homme, » et le souvenir de celui qui, le premier, avait « préconisé l’unité de la patrie, » et celui de ce « capitaine des Mille, » parti « de la rive célèbre de la mer ligurienne, avec une audace immortelle, vers un sort immortel. » Victor-Emmanuel II, Mazzini, Garibaldi : cette trinité hardiment rapprochée par le Roi, c’était le symbole du Risorgimento qui réapparaissait, c’était la quatrième guerre de sa libération et de son extension nationale promise à l’Italie. Il était impossible de s’y tromper. Aussi un grand journal de Milan, favorable à l’intervention, définissait la situation en imprimant cette simple ligne : « Quarto ne marque pas une fin, mais un commencement. »

Personne ne l’avait mieux compris que le prince de Bülow. Renseigné jour par jour sur la marche des négociations de M. Sonnino, il avait vu s’évanouir l’une après l’autre ses espérances. Il avait brûlé ses dernières cartouches dans une audience du Quirinal où, peut-être, — ce point n’est pas encore éclairci, — il avait apporté au Roi une lettre autographe de Guillaume II, suprême adjuration d’un ancien allié. M. de Bülow, à partir de ce moment-là, ne pouvait plus se faire d’illusions : sa mission avait échoué. Avec son expérience des choses et des hommes, il est douteux qu’il ait trouvé de fortes raisons d’espérer dans l’incident même qui était sur le point de survenir et qui semblait pouvoir tout remettre en question. Et s’il n’a pas voulu quitter la partie sans avoir tenté jusqu’au bout la fortune, bien des mots qu’on rapporte de lui laisseraient conclure qu’il ne croyait plus au succès.

Pourtant, ce n’était pas un effort négligeable que tentaient les derniers partisans de la neutralité, au lendemain de Quarto. Le jour où M. Giolitti quitta sa villa de Cavour pour se rendre à Rome, — c’était le 7 mai, — toute l’opinion publique italienne, avec son sens si aigu de la politique, comprit qu’une péripétie décisive allait s’accomplir.

Loin du pouvoir, d’où il s’était, quelques mois avant la guerre, retiré volontairement, M. Giolitti passait pour être resté la personnalité la plus influente de toute l’Italie. L’homme d’Etat qui avait engagé la campagne de Tripolilaine, donné à son pays le suffrage universel, régné sur le Parlement où sa main puissante avait fondu les partis et laissé survivre une seule majorité, la majorité giolittienne, — cet homme d’Etat pouvait-il parler sans qu’il fût plus que probable qu’il serait entendu ? Pouvait-il montrer le désir de reprendre le pouvoir sans que le pouvoir dût immédiatement lui être remis ? Est-ce qu’il n’avait pas, en somme, délégué le gouvernement à M. Salandra comme à un lieutenant qu’il se proposait de remplacer lorsque la charge deviendrait trop lourde et demanderait le retour du vieux pilote ? Et puis, c’était le Piémont, le Piémont militaire et loyaliste, que représentait M. Giolitti, où M. Giolitti était maître, c’était le Piémont, cœur de la monarchie, qui semblait venir avec lui à Rome, se présenter au Parlement et au palais royal… À tenir compte de tous ces élémens, la démarche de M. Giolitti, de qui l’on connaissait les doutes sur l’attitude la meilleure à observer par l’Italie, pouvait sembler capable d’arrêter net l’intervention.

Il importe d’ailleurs de se représenter de sang-froid les raisons pour lesquelles M. Giolitti était mal disposé à accepter l’idée de la guerre. Sa thèse tenait en un mot : le parecchio, un mot qui n’a été si impopulaire que parce qu’il entraînait un sens diminutif et que l’état d’esprit le plus général, en Italie, noblement ambitieux, tourné vers la grandeur et l’expansion nationales, était hostile aux combinaisons et aux marchandages[1]. M. Giolitti voyait la situation comme un homme positif, économe, qui n’aime pas le jeu, qui écarte le risque, qui se dit qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, surtout lorsque, pour l’avoir, il faut courir toutes les incertitudes d’une guerre, exposer de précieuses existences, payer les frais d’une campagne. Plus d’une fable de notre La Fontaine, plus d’un proverbe de Cervantes eussent peut-être, sur ce point, donné raison à M. Giolitti. Mais il y avait dans son cas autre chose encore : M. Giolitti appartient à une génération déjà ancienne, qui a vu les commencemens de l’Italie nouvelle, qui a connu l’ère des difficultés et qui, naturellement, incline à la modération et à la prudence. Pour ces calculateurs, les propositions de l’Autriche étaient plus qu’acceptables, elles étaient tentantes. « Prenons donc ce qu’on nous donne pour rien, pensaient-ils. Si ce parecchio, ce quelque chose qui paiera notre neutralité, n’est pas tout à fait ce que nous pouvons désirer de mieux, il aura du moins l’avantage de n’avoir coûté ni une goutte de sang italien, ni un sou de notre trésor… » Aussi M. Giolitti comptait-il, le jour où la discussion viendrait devant la Chambre, l’emporter aisément, avec son autorité, son prestige, sa dextérité de grand parlementaire. Quant à l’opinion publique, il ne la faisait pas entrer dans ses calculs. C’est pourquoi on le vit écarter comme d’importuns et négligeables murmures les cris : A bas le parecchio ! poussés à Turin sur son passage par quelques étudians. A Rome, pourtant, il devait retrouver, a sa vive surprise, ces manifestations singulièrement grandies et chaque jour grossissantes. Le public avait eu l’intuition très nette que posée, telle quelle, devant la Chambre, la question serait certainement résolue dans un sens contraire à ses vœux, que l’ancien président du Conseil, au premier signe, retrouverait sa vieille et fidèle majorité. Ce serait une sorte de retour de l’île d’Elbe parlementaire. L’arrivée de M. Giolitti à Rome provoquait donc aussitôt une émotion, une agitation considérables. Et l’on allait assister à ce spectacle étrange : l’homme naguère le plus influent, le moins discuté de toute l’Italie, le dictateur aux mains robustes qui avaient pétri si longtemps la vie publique italienne, mis en échec, pour la première fois, par un mouvement populaire, dont la direction serait prise par un poète, — chose peut-être, celle-là, plus imprévue, plus extraordinaire encore, la dernière, à coup sûr, à laquelle s’attendit M. Giolitti, accoutumé à ne compter qu’avec la psychologie des assemblées et les usages du régime représentatif.

Le 12 mai, M. Gabriele d’Annunzio arrivait à Rome par un train du soir. La ville était déjà surexcitée par les rumeurs dcs derniers jours, par les bruits qui couraient de toutes parts au sujet des « intrigues neutralistes » et de la « conjuration parlementaire. » Les Romains avaient pris hautement parti pour la guerre et pour M. Salandra. La présence de M. Giolitti à Rome les alarmait et les irritait. En vain M. Giolitti, dans une lettre publique à la Tribuna, affirmait-il qu’il n’était jamais entré dans ses intentions de renverser le ministère et qu’il s’était borné à répondre à une convocation du Roi et du président du Conseil lui-même, avec lesquels il devait avoir des entretiens sur la situation générale : il n’y a pas lieu, sur ce point, de mettre en doute la loyauté de M. Giolitti. Malheureusement pour lui, il avait des amis, une clientèle, et même il trouvait des partisans de circonstance, beaucoup moins modérés, beaucoup moins circonspects, et qui le compromettaient comme à plaisir. En l’espace de quelques jours, M. Giolitti se trouvait être devenu le prisonnier de son parti. Son point de vue d’homme d’Etat, pesant avec soin, avec scrupule, le pour et le contre de l’intervention italienne, disparaissait dans le tumulte créé par le grand conflit de deux idées, de deux passions opposées. M. Giolitti se trouvait débordé. Rome traversait de ces heures où le vent de la popularité et de l’impopularité souffle où il veut, capricieusement, parfois au hasard. Très vite, il souffla en tempête. Aucune explication n’avait plus de chance d’être écoutée. Guelfe ou Gibelin, on se trouvait classé sans recours, et les noms propres devenaient des drapeaux. Pareil à Parinata degli Uberti, M. Giolitti aura pu se poser la question douloureuse : « Pourquoi ce peuple me hait-il ? »

Cependant le même phénomène portait M. Gabriele d’Annunzio à la tête de la foule favorable à l’intervention. Qu’un lettré subtil, un poète gavant, un écrivain d’un esthétisme raffiné, inaccessible au vulgaire, soit devenu un tribun, un excitateur des masses, c’est un des traits les plus remarquables de cette période agitée, un de ceux qui seront retenus par l’histoire. L’Italie est, dans le monde moderne, une des terres privilégiées où ces métamorphoses restent possibles, où la littérature est mêlée à la vie, où chacun est accessible au lyrisme, le porte à fleur de peau. Il faut penser à Lamartine en 1848 pour trouver un précédent à ce rôle joué par la poésie dans un grand mouvement politique : encore les poèmes de Lamartine faisaient-ils, comme ses discours, appel aux sentimens les plus généraux, on pourrait dire aux lieux communs du cœur, tandis que chez M. d’Annunzio, tout est docte, même le langage des passions, même l’expression du patriotisme et du loyalisme. Partout ailleurs qu’en un pays méditerranéen, M. Gabriele d’Annunzio eût paru voué à jamais à l’incompréhension de la foule, destiné à la tour d’ivoire…

Le 12 mai, première soirée de contact avec Rome, cent cinquante mille personnes étaient venues l’accueillir. M. d’Annunzio, du balcon de l’hôtel Regina, — en face du palais de la Reine mère qui, de ses fenêtres, assistait à ce spectacle, — avait prononcé un discours pareil à ses discours du Quarto et de Gênes, harangue sonore, où le nationalisme était nourri de poésie classique et d’histoire, où les souvenirs du Risorgimento et les mots célèbres des chefs et des soldats garibaldiens étaient mariés à des vers de Dante. Le premier discours de M. d’Annunzio aux Romains n’avait qu’un thème : le patriotisme. C’est par la force des événemens que les discours suivans allaient prendre des touches plus violentes, des accens de guerre civile…


Quelles manœuvres, quelles menaces, quelles influences auront été mises en jeu au dernier moment pour tenter d’empêcher l’intervention de l’Italie ? C’est une histoire encore mystérieuse dans les détails, mais dont les grandes lignes sont fort claires. M. Giolitti se sera-t-il rendu compte que sa présence à Rome avait, à tout le moins, entretenu une équivoque, donné un point d’appui et un argument aux neutralistes, les avait mis à même d’exercer une pression sur le gouvernement et les milieux parlementaires ? Le parlement devait se réunir le 20 mai pour décider de la paix ou de la guerre. En faisant courir avec insistance le bruit que la majorité de la Chambre, toujours « giolittienne, » n’accepterait pas la guerre, en mettant en avant le nom et l’autorité de M. Giolitti, on troublait le monde politique, on affaiblissait le ministère, on détruisait d’avance l’effet des décisions que le président du Conseil devait faire connaître. Il ne semblait pas du tout certain qu’il y eût à la Chambre une majorité pour la rupture avec l’Autriche et l’intervention armée. Un peu d’intimidation exercée sur le Cabinet, un peu de chantage sur la Chambre : et le « neutralisme » pouvait se flatter d’enterrer par un vote les résultats obtenus en six mois de diplomatie par M. Salandra et M. Sonnino.

Cependant, à la grande déception des « conjurés, » leur plan devait être percé à jour, les événemens prendre une tournure bien différente de celle qu’ils avaient espérée. Comme il arrive à tous les hommes politiques qui voient échouer des calculs de cette espèce, les partisans de la neutralité avaient compté sans le grand air du dehors. Ils avaient élaboré une combinaison de couloir, conforme à la nature des choses parlementaires. Ils avaient attendu, de la part de M. Salandra, une acceptation pure et simple de la rencontre qu’ils lui avaient fixée. Ils n’avaient oublié qu’un point : c’est que, jusqu’au 20 mai, M. Salandra avait le temps d’agir, de se créer une situation qui lui permit de s’imposer au Parlement en s’appuyant sur des forces étrangères au Parlement. En une semaine, en effet, la face des choses allait se retourner à l’avantage du ministère qui, jouant avec hardiesse, ne craignait pas de faire appel au sentiment public.

Le 13 mai, la nouvelle avait couru, prenant d’heure en heure plus de force, que M. Salandra, devant l’opposition neutraliste, allait renoncer au pouvoir. L’émotion montait dans Rome et, le soir, la même foule qui, la veille, avait acclamé M. d’Annunzio, se trouvait rassemblée sous ses fenêtres et réclamait de nouveau sa parole. Le poète obéit au vœu de la foule. Mais combien son accent avait changé depuis la veille ! Ce discours, il en a donné le texte dans le recueil « d’oraisons et de messages » qu’il a intitulé : Per la piu grande Italia. Il l’a publié au chapitre de « la loi de Rome, » sous ce titre, d’un Tite-Live un peu romantique : « Harangue au peuple romain en tumulte. » On pensera, en effet, en lisant cette page, aux jours les plus tumultueux que, dans sa longue histoire, ait traversés la Ville éternelle.


Compagnons, — s’écriait le poète, — ce n’est plus le temps de parler, mais d’agir ; ce n’est plus le temps des discours, mais des actes, et des actes romains.

Si l’on regarde comme un crime le fait d’inviter les citoyens & la violence, je me vanterai de ce crime, je le prendrai sur moi seul..,

Écoutez-moi. Entendez-moi. La trahison aujourd’hui est manifeste. Nous n’en respirons pas seulement l’horrible odeur : nous en sentons déjà tout le poids ignominieux. La trahison s’accomplit à Rome, dans la cité de l’âme, dans la cité de la vie Dans notre Rome, on tente d’étrangler la Patrie avec une corde prussienne… C’est à Rome que s’accomplit cet assassinat. Et si je suis le premier à le crier, et si je suis le seul, demain vous me tiendrez compte de ce courage. Mais peu m’importe !…

Écoutez. Nous sommes sur le point d’être vendus comme un vil troupeau. Sur notre dignité humaine, sur la dignité de chacun de nous, sur le front de chacun de nous, sur le mien comme sur le vôtre, comme sur celui de vos fils, sur celui de vos enfans à naître, il y a la menace d’une marque servile. S’appeler Italien, ce sera porter un nom qui fera rougir, un nom qui fera se cacher de honte, un nom qui brûlera les lèvres.


Il n’est pas difficile d’imaginer l’effet que des paroles aussi enflammées devaient exercer sur une foule dont les nerfs étaient soumis depuis longtemps à de si rudes épreuves. Il y avait, dans ce discours, comme des ardeurs de guerre civile, et ce furent bien des manifestations de guerre civile qui éclatèrent le lendemain, lorsque la démission du ministère Salandra fut officiellement connue. « La guerre ou la révolution, » ne craignirent pas de dire alors deux députés interventionnistes, les honorables Païs et Faustini, en s’adressant à la foule. Les signes avant-coureurs d’un soulèvement populaire se montrèrent en effet. Chose remarquable : depuis le début de la guerre générale, c’était la première fois qu’on voyait se produire dans une capitale européenne un mouvement d’opinion profond, la première fois que des comités insurrectionnels se formaient, que des barricades menaçaient de se dresser (il en fut ébauché dans la via Viminale). Et, grand signe des temps, il ne s’agissait pas de proclamer la République ou la Commune, mais de protester contre une majorité parlementaire trop disposée, au gré du peuple, à accepter les propositions, à subir la pression d’un ambassadeur étranger.

On s’est mal et insuffisamment représenté, de loin, la violence de ces « journées. » On s’est mal rendu compte de la passion qui avait soulevé Rome, immédiatement suivie de toutes les grandes villes d’Italie. Montecitorio, à un moment donné, fut envahi par la foule. Et si les manifestans, peu familiers avec les détours du Parlement, ne s’étaient égarés dans les couloirs de la Chambre, d’où la police réussit à les faire sortir, s’ils étaient arrivés d’un élan jusqu’à la salle des séances, il est difficile de prévoir les scènes qui se seraient passées. A travers les rues, cependant, avait commencé une véritable chasse aux neutralistes notoires : c’est miracle, peut-on dire, que le sang n’ait pas coulé. Reconnus, plusieurs hommes politiques furent hués, menacés, dégagés à la fin par les carabiniers, mais à grand’peine. Bientôt, le gouvernement, qui avait attentivement veillé à la sécurité de tous, allait conseiller à M. Giolitti, pour le bien général, dans l’intérêt de l’ordre, de regagner sa villa piémontaise. Quant aux députés neutralistes les plus gravement impopulaires, ils devaient, sur l’avis de la sûreté générale, passer la nuit qui précéda la séance du 20 mai, non pas à leur domicile, mais dans un hôtel qui fait face à Montecitorio : ils n’eurent ainsi, pour se rendre à la Chambre, sans reprendre contact avec la foule hostile, qu’à traverser la petite place, fermée à toutes ses issues par des détachemens de police protecteurs.

Pour comprendre l’état d’esprit de la population romaine, il faut se rappeler qu’aux dernières élections, le suffrage universel venait de s’y partager entre les nationalistes, — parti nouveau-né, à la fois réactionnaire, démagogique et doctrinaire, — et les démocrates traditionnels, héritiers de Garibaldi et de Mazzini, représentans de l’idée irrédentiste, champions de l’achèvement de l’unité italienne. Toutes les forces de la capitale, tous ses élémens intellectuels et moraux, son élite aussi bien que sa masse se trouvaient ainsi orientés dans la même direction., Les nationalistes-impérialistes de l’Idea Nazionale, qui se flattent de bannir toute sentimentalité de la politique, de se placer au seul point de vue de l’intérêt national italien, parlaient le même langage passionné que les écrivains du Messaggero, libres penseurs et unitaires à l’ancienne mode. Une sorte de comité de salut public s’était même formé où les chefs de ces deux camps, les rédacteurs de ces deux organes se rencontraient, se concertaient, songeaient, peut-être, si les choses devaient aller plus loin, à une action politique commune. Pendant quarante-huit heures, il y a eu en puissance, à Rome, à Milan, dans dix autres centres d’Italie, l’équivalent de certaines journées révolutionnaires de la période du Risorgimento. Impatience de l’intervention étrangère, sommation au gouvernement de respecter les traditions nationales italiennes, jusqu’au cri fameux : « Dehors les barbares ! » rien n’a manqué à ces recommencemens de l’histoire.

L’émotion, l’indignation, la colère de Rome furent portées à leur plus haut point, dans la soirée du 14 mai, par une nouvelle harangue publique de M. d’Annunzio. Les accusations directes, les renseignemens précis que le poète apportait dans ce discours en faisaient un acte politique d’une haute portée, après lequel des mouvemens décisifs de l’opinion publique ne pouvaient manquer de se produire. Voici, d’ailleurs, traduits en français pour la première fois, les passages capitaux de cette philippique. Erigeant la foule en tribunal, l’orateur lui parlait en ces termes.


Nous sommes assemblés ici pour juger un crime de haute trahison et pour dénoncer au mépris et à la vengeance des bons citoyens le coupable, les coupables.

Ce que je vous dis ici, ce ne sont pas des paroles d’enflure, c’est la qualification précise d’un fait avéré.

Le gouvernement italien, celui qui, hier soir, a remis sa démission entre les mains du Roi, avait aboli, le 4 mai, à la veille du Sacre des Mille, le traité de la Triple-Alliance. Ce traité, il l’avait déclaré, en ce qui concerne l’Autriche, caduc et nul. De cette formule même, je puis affirmer l’exactitude ; je répète : caduc et nul.

Le gouvernement d’Italie, celui qui, hier soir, a remis sa démission entre les mains du Roi, avait, en conséquence, pris des accords précis avec un autre groupe de nations, engagemens graves, définitifs, renforcés d’un échange de plans stratégiques, d’un projet d’action militaire combinée.

Telle est la vérité, la vérité indéniable. De ces faits, j’ai eu communication certaine avant de quitter la France où des officiers de notre état-major et de notre marine étaient déjà arrivés et s’étaient mis au travail.

Donc, d’une part, il y avait un traité aboli ; de l’autre, un accord réalisé. D’une part, l’honneur du pays revendiqué ; de l’autre, l’honneur du pays engagé.

La fusion magnanime telle qu’elle a été augurée à Quarto allait s’accomplir. Les discussions se calmaient. La nécessité idéale avait raison de toutes les misères politiques. L’armée était vaillante et confiante. Des exemples de vertus civiques commençaient à resplendir sur le tumulte apaisé. Le bon ferment faisait déjà lever la masse inerte.

Et voici que l’effort douloureux de mois et de mois est interrompu par une agression imprévue et vile. Cette agression est inspirée, excitée, aidée par l’étranger. Elle a pour auteurs un homme d’État italien, des membres du Parlement italien en commerce avec l’étranger, au service de l’étranger, pour avilir, pour asservir, pour déshonorer l’Italie au bénéfice de l’étranger.

Cela est patent, cela est indéniable. Ecoutez. Le chef des malfaiteurs, dont l’âme n’est qu’un froid mensonge articulé de souples astuces, de même que le triste sac du poulpe est muni d’adroits tentacules, le conducteur de la basse entreprise connaissait l’abolition de l’ancien traité. Et il connaissait la constitution du nouveau, l’un et l’autre conclus avec le consentement du Roi.

Donc, il trahit le Roi, il trahit la patrie.

Contre le Roi, contre la patrie, il sert l’étranger. Il est coupable de trahison. Et ce n’est pas là une manière injurieuse de m’exprimer, ce n’est pas un abus de style polémique, mais la réalité, mais la vérité, selon la forme la plus notoire de ce crime.

Voilà ce que nous devons démontrer au pays, ce que nous devons imprimer dans la conscience de la nation.

Écoutez. Ecoutez. La patrie est en danger. La patrie est sur le point d’aller à sa perte. Pour la sauver d’une ruine et d’une ignominie irréparables, chacun de nous a le devoir de se donner lui-même tout entier et de s’armer de toutes les armes.

Un ministère formé par le signor Bülow ne semble pas avoir l’approbation du roi d’Italie. Mais, gras ou maigres, les serviteurs du signor Bülow ne se résigneront pas.

Tant qu’ils ne seront pas emmurés dans leurs basses officines, ils chercheront à empoisonner la vie italienne, à contaminer parmi nous toute chose puissante et belle.

Pour cela, je le répète, tout bon citoyen doit être un soldat contre l’ennemi de l’intérieur ; tout bon citoyen doit le combattre sans trêve, sans quartier. Si même le sang doit couler, ce sera du sang béni, comme celui qui est versé dans les tranchées.

Le Parlement italien se rouvrira le 20 mai… Et le 20 mai est l’anniversaire de la prodigieuse marche de Garibaldi, la marche sur le Parc de Palerme.

Cet anniversaire, célébrons-le en fermant l’entrée du Parlement aux valets de la villa Malta et en les repoussant vers leur hypocrite patron.

Et, dans le Parlement italien, les hommes libres, affranchis des laides promiscuités, proclameront la liberté et l’achèvement de la Patrie.


Qu’on juge de l’émotion que devait produire sur la foule un tel langage, appuyé par des révélations aussi émouvantes, d’un caractère en même temps aussi insolite, sur les dessous du conflit européen : la place publique redevenait le forum où les affaires de l’Etat étaient exposées aux citoyens… Ainsi, le nom, l’honneur de la nation étaient en jeu. Non seulement l’accomplissement des destinées nationales risquait d’être arrêté par l’intervention étrangère, mais encore les engagemens de l’Italie envers d’autres Puissances ne seraient pas tenus. C’était la servitude, c’était l’humiliation, et l’opinion publique en était touchée au point le plus sensible. Au cours de ces journées ardentes et tumultueuses, l’idée nationaliste, lentement préparée depuis dix ans, développée déjà par l’expédition de Libye, fit un bond immense. Combien de forces morales, de courans intellectuels, de traditions peut-être inconsciemment nourries, combien de sentimens contraires, de velléités jusqu’alors obscures émergèrent et réalisèrent leur conjonction à ce moment-là ! La fierté du citoyen romain, — qui, de nos jours, n’a pas vainement relevé dans sa vie municipale le symbole du S. P. Q. R., — s’unissait aux souvenirs du Risorgimento et à la claire notion que possède l’Italie contemporaine de ses droits et de ses devoirs de grande Puissance. Quelle erreur, quelle fausse note, quelle lourde faute, de la part du prince de Bülow, de n’avoir pas compris que sa mission extraordinaire, l’importance de son personnage, les allées et venues, si suspectes, de la villa Malta, devaient justement alarmer les susceptibilités du peuple italien, encore si près des souvenirs de la domination étrangère ! Ce sentiment de la dignité et de l’indépendance nationales, sentiment si puissant, si déterminant dans cette crise de mai 1915, a trouvé d’ailleurs en M. Guglielmo Ferrero un interprète qui a su en mettre en relief le caractère historique, de même que M. d’Annunzio l’avait lyriquement traduit.

« Le prince de Bülow, » écrivait dans le Secolo l’éminent historien, « le prince de Bülow a tenté de renverser un gouvernement légal qu’il savait inaccessible à ses propositions. Ce sont là des méthodes dont la diplomatie allemande se sert à Constantinople et à Téhéran, et dont elle se servait à Fez avant que le Maroc fût placé sous le protectorat de la France. L’ambassadeur qui aurait fait dans une capitale européenne quelconque ce que M. de Bülow a fait à Rome aurait dû être rappelé immédiatement sur la demande de la Puissance auprès de laquelle il était accrédité. Cette crise formidable devra décider à la face du monde si l’Italie est disposée à tolérer que la diplomatie-allemande la traite comme la Turquie, la Perse et le Maroc, et ne fasse pas de distinction entre Rome et Byzance. »

Ce n’est qu’au dernier moment que le prince de Bülow aperçut l’étendue de son imprudence et de sa faute. Comme on apprenait à la villa Malta que la foule venait de se livrer à une manifestation de sympathie devant le palais Farnèse, acclamant la France, acclamant la Triple-Entente, acclamant notre ambassadeur, M. Camille Barrère, le grand ouvrier de l’accord franco-italien, quelqu’un, pensant peut-être faire plaisir à l’ancien chancelier de Guillaume II, s’écria que ces démonstrations populaires étaient sons valeur, qu’il ne s’agissait que d’une plèbe sans idées ni conscience, à qui des agens provocateurs avaient distribué de l’argent. Mais se retrouvant homme d’Etat, et dissipant les illusions de son entourage, le prince de Bülow se contentait, dit-on, de répondre à ces propos légers, et de l’accent le plus grave :

— Ne croyez pas qu’un peuple se lève pour quelques deniers. Ce qui anime l’Italie, c’est une grande passion nationale, et c’est contre nous que cette passion l’a dressée…


À ce moment, où l’émotion populaire atteignit le plus haut degré, on vit le drame approcher du dénouement en suivant, si l’on peut ainsi dire, les règles classiques. L’Italie était à un carrefour, elle avait à choisir entre deux politiques. Et qui restait maître de ce choix, qui serait l’arbitre supérieur ? D’un mouvement naturel, la foule se tournait vers l’une des collines de Rome, celle où s’érige le palais royal. C’est à l’héritier de ceux qui avaient fondé l’Italie moderne que le peuple demandait de traduire le sentiment national. C’est en lui qu’il plaçait toute sa confiance. Ainsi, par le mécanisme strictement constitutionnel de la démission du ministère, la crise avait pour conséquence de laisser face à face l’opinion publique et la monarchie. Sûr du sentiment populaire, M. Salandra ne l’était pas moins, peut-être, du sentiment royal. En mettant ces deux forces en contact, son habile et opportune retraite sauvait tout.

L’« appel au Roi : » ainsi pourrait se nommer la dernière phase de ces journées romaines. Et le Roi auquel en appelait le peuple, c’était le successeur des Charles-Albert et des Victor-Emmanuel II, des rois-soldats qui avaient conduit l’Italie à la grandeur. Y avait-il à douter un instant que leur héritier du XXe siècle hésiterait à suivre leurs traces ? Les princes de la maison de Savoie ont d’abord des traditions militaires. Ils portent dans leurs veines un sang guerrier et ils se sont retrouvés soldats, chefs de guerre, à toutes les grandes dates de leur histoire. En outre, depuis une centaine d’années, il est une idée qui est devenue consubstantielle à leur race, qui n’a pas cessé d’animer et de diriger leur politique : c’est l’idée italienne, l’idée d’une plus grande Italie. Cette idée a trouvé, pourrait-on dire, son tabernacle dans la maison de Savoie, comme elle y a trouvé ses serviteurs. La maison de Savoie, à son tour, puise dans cette idée sa popularité et sa force. Cette idée a été son titre à la couronne d’Italie. Elle continue de constituer sa grande raison d’être. Comme le disait encore M. Sonnino dans le Livre vert, comme il chargeait, au mois de février, M. Bollati de le représenter à Berlin : « La monarchie de Savoie trouve sa plus robuste racine dans la personnification des idéalités nationales. » Et cela, Guillaume II, mieux qu’un autre, aurait dû le comprendre : les Hohenzollern n’ont-ils pas eu des destinées toutes pareilles à celles des Carignan-Savoie ? La Prusse, par eux, n’a-t-elle pas joué en Allemagne le même rôle que le Piémont en Italie ?…

En 1848, aux origines du Risorgimento et dans le journal célèbre qui en avait pris le nom, Cavour, alors tout bouillant de jeunesse, avait écrit ces lignes restées fameuses : « Quand sonne l’heure de la libération, laisser s’arrêter cette heure serait une lâcheté ! Ce ne serait pas une belle et grande politique, mais une politique mesquine qui, sans nous mettre à l’abri des périls qui subsisteraient, couvrirait la nation d’ignominie et ferait peut-être écrouler le trône antique de la monarchie savoyarde au milieu de l’indignation des peuples frémissans. » Ces lignes, vieilles de près des trois quarts d’un siècle, ont été réimprimées pendant les journées de crise de mai 1915 : à travers les années, la parole de Cavour n’avait rien perdu de sa vigueur. La maison de Savoie se trouvait ramenée à l’une de ces grandes dates historiques qui se représentent pour elle de génération en génération, et c’était pour Victor-Emmanuel III comme pour toute l’Italie qu’une heure solennelle avait de nouveau sonné.

Ainsi que son aïeul Charles-Albert, à qui s’adressait l’adjuration de Cavour, Victor-Emmanuel III aurait pu prendre pour devise : « J’attends mon astre. » Depuis quinze ans que la mort d’Humbert Ier l’avait appelé au trône, quelle occasion avait eue le successeur du Roi « galant homme » et du re buono de manifester ses idées et son caractère ? Aucune. L’occasion, soudain, se présentait avec éclat. Le Roi, à ce croisement des destinées de son pays, devait agir à la fois comme souverain constitutionnel et comme souverain traditionnel. Il avait à résoudre une crise de Cabinet impliquée dans une crise nationale. D’une part, il devait décider comme représentant du pouvoir exécutif dans un régime parlementaire. De l’autre, le vœu public, la poussée populaire l’investissaient d’un mandat infiniment plus vaste que celui de consulter des hommes politiques et de distinguer les volontés de la Chambre pour la constitution d’un ministère. C’est de l’initiative et de la responsabilité suprêmes dans la question paix ou guerre que le sentiment général chargeait Victor-Emmanuel III. Car la formule « le Roi règne et ne gouverne pas » n’a jamais été très bien comprise des peuples. Du moins, en temps de crise, ont-ils toujours tendance à se tourner vers le chef de l’Etat, à attendre, sinon à réclamer de lui, des décisions et des actes. On raconte que, pendant une des journées les plus chaudes des manifestations du mois de mai, la foule s’étant rassemblée devant le Quirinal, un des représentans de la municipalité romaine fut reçu au palais et que ce bref dialogue eut lieu entre le Roi et l’édile :

— Vous venez avec tout le peuple ? avait demandé Victor-Emmanuel III.

Un peu incertain du sens de la question qui lui était posée, croyant peut-être y discerner un blâme, le prince X… s’empressa de répondre :

— C’est pour la grandeur de Votre Majesté.

— Pour la grandeur de la nation, repartit vivement le souverain.

C’est dans l’esprit le plus national, en effet, que le Roi a rempli les deux parties du rôle qui lui était dévolu. Mais, témoignant d’une rare souplesse, ce sont des méthodes bien différentes qu’il a employées dans chacune.

Pour la résolution de la difficulté ministérielle, Victor-Emmanuel III s’est montré politique consommé. On lui attribue cet aphorisme qui résume son expérience personnelle : « Quand les ministères sont forts, la couronne peut être faible, et quand les ministères sont faibles, c’est la couronne qui doit être forte. » M. Giolitti, dont les ministères avaient eu autrefois une vitalité exceptionnelle, n’a pas dû, en effet, dans ses conversations avec le Roi, pendant les journées critiques de 1915, retrouver l’atmosphère des temps anciens. Et le Roi ayant achevé le tour des ministrables, les ayant laissés partir convaincus que la seule politique à faire était celle de M. Salandra, leur ayant démontré que, si M. Salandra s’était retiré, c’était par désintéressement personnel, pour prouver qu’il ne recherchait pas la gloire d’attacher son nom à la guerre, — cela fait, le Roi avait déblayé la place, liquidé la difficulté parlementaire, et il ne lui restait plus qu’à rappeler au pouvoir les hommes qui avaient dénoncé l’alliance autrichienne et conclu un accord avec la Triple-Entente.

Ainsi, par un véritable chef-d’œuvre, le Roi avait traduit constitutionnellement le vœu populaire. Sans courir les risques d’une dissolution et d’élections nouvelles dans un pays troublé, en face de la plus grave des crises européennes, il avait mis fin au conflit qui menaçait d’opposer le Parlement et l’opinion publique. En sorte que le monde politique doit à Victor-Emmanuel III une solution honorable du conflit, un apaisement dont plus d’un parlementaire sent aujourd’hui le prix. L’Italie lui doit la décision qui ouvre tout l’avenir à la nation italienne, l’oriente vers ses plus grandes destinées. Le Roi a repris les traditions de sa maison. Il a été ce qu’on attendait de lui : un Savoie. Pour le pays, il a été le guide, le chef, le roi, et, dans le sens le plus romain du mot, le dictateur. Son prestige personnel est désormais immense. La dynastie n’aura jamais été plus forte, mieux assise, plus populaire dans la péninsule. Et, de nouveau, imitant l’exemple de Mazzini et de Garibaldi, des républicains patriotes se sont, par raison d’intérêt national, ralliés à la monarchie.

Un homme politique italien d’une grande expérience, qui a occupé de hautes charges dans son pays, nous disait avoir remarqué que nulle part, en Italie, on n’avait poussé le cri de : « Vive la guerre ! » aussi longtemps que le gouvernement ne s’était pas prononcé. La guerre était dans les vœux de la nation. Mais, comme l’armée elle-même, la nation attendait le mot d’ordre royal, le commandement du chef suprême. Ce que traduisaient avant tout les manifestations populaires, c’était la fierté nationale blessée par l’intervention allemande, c’était l’indignation causée par le sentiment insupportable que des influences étrangères tentaient de peser sur la politique de l’Italie. Les observateurs ont été frappés, en effet, par la force avec laquelle, pendant ces journées d’émotion, l’idée de trahison s’était emparée de l’esprit public. Il faudra se souvenir qu’on disait à Rome, en mai 1915, « Bülow et Macchio, » à peu près comme on disait « Pitt et Cobourg » à Paris en 1793. Voici, d’ailleurs, un trait qui’ s’ajoutera à ceux que nous avons déjà cités : on a pu voir, dans la grave journée du 15 mai, les employés des ministères manifester, en corps, en faveur de M. Salandra. Que des fonctionnaires n’aient pas craint de faire éclater leurs sentimens et de se compromettre (jusqu’à maltraiter matériellement certains hommes politiques), ce serait, dans tous les pays du monde, un très grand symptôme. C’est un des signes de l’émotion profonde que la parole de Victor-Emmanuel III est venue soulager.


Le peuple italien n’est pas médiocrement fier de l’énergie qu’il a déployée dans ces circonstances. « La crise européenne a montré d’une part des peuples qui ont répondu à une provocation ; d’autre part, des peuples qui ont aveuglément suivi leur gouvernement agresseur. Tous ont accepté une situation créée à leur insu ou imposée par la force des choses. Nous seuls, en accord avec notre gouvernement et notre roi, nous seuls avons voulu notre guerre. » Ainsi dit-on en Italie, et non pas à tort. C’est, en effet, il ne faudra pas l’oublier, un mouvement populaire puissant et profond qui a poussé l’Italie à intervenir. Et ce mouvement a trouvé, pour le diriger, une dynastie nationale, pour l’exalter un poète. En même temps, des hommes politiques de la haute valeur de M. Salandra et de M. Sonnino, d’une ampleur de vues et d’une droiture qui n’auront jamais été dépassées, auront eu, durant ces jours décisifs, la charge du gouvernement. C’est une page de son histoire dont l’Italie aimera à se souvenir. C’est une sorte de préface et de préparation à sa guerre nationale qui mérite une admiration élevée, et qui est de l’augure le plus heureux pour la cause des Alliés, à laquelle l’Italie a apporté son concours, et dont la cause italienne ne se distingue pas.


JACQUES BAINVILLE.

  1. Parecchio est un terme qui s’emploie surtout dans le langage piémontais. On l’a traduit en français par « quelque chose. » Le vrai sens serait plutôt <> un certain nombre de choses, » et même, étant donné le caractère familier de l’expression : « pas mal de choses. »