Le Mirage oriental
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 353-375).
LE MIRAGE ORIENTAL[1]


I

« L’Orient d’autrefois achève d’user ses vieux costumes, ses vieux palais, ses vieilles mœurs. Mais il est dans son dernier jour. Il peut dire comme un de ses sultans : « Le sort a décoché sa flèche ! C’est fait de moi ! Je suis passé !... » — Voilà tout près de soixante ans que Gérard de Nerval écrivait ces phrases qui sont, en ce moment-ci, d’une saisissante actualité.

Or, les vieux habits dont il parle ont été remplacés par les pantalons et les redingotes de nos tailleurs ou de nos Belle-Jardinière ; les vieux palais sont tombés en ruines ou ont été reconstruits, sur un plan nouveau, par nos architectes, les vieilles mœurs de l’Islam se sont tellement modifiées qu’un pacha, attablé sur la terrasse du Café de la Paix, ne se distingue pas de ses voisins. Nos institutions mêmes semblent à la veille de s’implanter jusque dans les plus lointaines contrées islamiques. Comme Paris, Téhéran vient d’avoir ses barricades. Les Egyptiens, avec une audace croissante, réclament un parlement et un régime autonome. Ils vont organiser prochainement, au Caire, une université sur le modèle des nôtres. Sans parler d’autres réformes administratives, consenties par le gouvernement britannique, la récente retraite de lord Cromer paraît annoncer une volte-face complète de la politique anglaise dans ce pays d’occupation militaire. Enfin, la révolution de Constantinople qui naguère éclatait d’une façon tellement inopinée, la reprise du programme parlementaire de Midhat-Pacha, les déclarations des Jeunes-Turcs, tous ces signes concordans nous révèlent au moins une agitation inquiétante dans ces pays que nous avions l’habitude de considérer comme endormis à tout jamais.

Leur réveil a été une grande surprise pour tout le monde. Et cependant, nous aurions dû prévoir ce qui arrive. Ces événemens si soudains ne font que traduire un état d’esprit que nous ne pouvions pas ignorer, un travail de transformation qui s’accomplissait au vu et au su de chacun, même en Turquie, en dépit de toutes les surveillances policières et de tous les efforts rétrogrades. Oui, nous étions informés de tout cela. Néanmoins, les conséquences logiques de ces faits nous étonnent. Elles nous étonnent, parce que nous nous disions : « Que l’Orient bouge, cela nous est bien égal ! Ce ne peut pas être sérieux ! » Depuis des siècles, nous nous sommes accoutumés à ne voir dans l’Orient qu’un magasin de décors, de même que, pour nous, jusqu’à ces dernières années, les Japonais n’étaient que des personnages de paravens. Il faudra peut-être, à brève échéance, réformer, là-dessus, nos idées.

En attendant, le pli est pris. Malgré tous les changemens matériels, malgré le mouvement novateur qui s’affirme d’un bout à l’autre du monde musulman, nous persistons à envisager l’Orient comme le suprême asile, — comme une sorte de conservation intangible de la couleur locale. Un bandeau a été mis sur nos yeux par nos poètes et nos romanciers, et nous n’avons pas le courage de le soulever. Nous ne voulons point admettre que l’exotisme est mort, tué par l’expansion coloniale, par la diffusion de la culture européenne, — et que, devant les graves problèmes que soulève, dans toute l’Asie, la collision des races, la badauderie littéraire n’est plus de saison. Nous nous obstinons à chercher l’Orient là où il n’est plus.

Rien n’y fait. Nous avons beau savoir que tout est changé, nous moquer nous-mêmes de notre candeur, nous restons, malgré tout et toujours, les lecteurs éblouis des Orientales. Cet Orient méditerranéen, qui est si près de notre Europe, qui est si semblable à nos pays latins, nous le voyons encore avec les yeux de nos grands-pères romantiques !

En 1836, Théophile Gautier écrivait à un de ses amis qui voyageait en Algérie : « Rapporte-moi quelques bons pots de couleur locale ! « Nous n’avons guère varié depuis. Rapporter quelques-uns de ces « bons pots, » — c’est toujours, pour nous, la grande affaire. Manie puérile, avouons-le, car il faut, en Orient, beaucoup de bonne volonté, pour croire à cette fantasmagorie de l’exotisme, tel que nous le comprenons, — et pour résister à la douche réfrigérante que la vue immédiate de la réalité inflige aux enthousiasmes les plus robustes.


II

D’abord, les voyages sont aisés. Ils ne réclament aucun effort héroïque, et les prix sont relativement modestes. Plus de dangers à courir ! Plus de fatigues à surmonter ! Inutile de fréter un brick, comme Lamartine, et de s’exposer, pendant des semaines, aux tortures du mal de mer. Le déplacement n’est pas beaucoup plus long que pour une villégiature en Riviera. Une croisière de circumnavigation en Méditerranée, c’est tout bonnement un « tour de lac. »

Les affiches des gares et les réclames des journaux vous en avertissent. Par l’Orient-Express, Stamboul n’est qu’à trente-six heures de Paris. En quatre jours pleins, les Messageries maritimes vous débarquent sur les quais d’Alexandrie. Et, même, trois jours suffisent maintenant aux paquebots à turbine de l’Egyptian Mail Company. De Port-Saïd à Jaffa, ce n’est qu’une nuit à passer en mer, et, si l’on pousse jusqu’à Beyrouth, c’est vingt-quatre heures environ... Vous mettez pied à terre : des wagons, en général très confortables, vous attendent pour vous mener plus loin. Ceux qui vont de Louqsor à Assouan sont merveilleusement aménagés : petites tables, fauteuils d’osier mobiles, divans capitonnés de cuir, fort propices à la sieste, portières défendues par de triples châssis superposés et dont l’un est muni de verres bleus qui tamisent la lumière trop crue, — enfin, raffinement suprême, des glacières pratiquées sous le plancher, pour tenir au frais les provisions de bouche et les boissons ! Sur la ligne de Bagdad, c’est encore plus beau. Les voitures de première sont de véritables salons, où le velours rouge s’étale avec une profusion et un faste tout germaniques.

Et c’est ainsi que, dans l’express du Caire, on peut, tout en déjeunant, saluer, par la baie vitrée du wagon-restaurant, les premières voiles blanches des dahabiehs qui descendent le Nil. Damas elle-même, — Damas, la reine du Désert, — est tout aussi facilement accessible, Un chemin de fer à crémaillère vous fait gravir, sans trop de cahots, les pentes roides du Liban et vous dépose, au bout de quelques heures, sur une petite place poudreuse, toute grouillante de cochers et de pisteurs d’hôtel : on entre en fiacre dans la ville des Omméades. Le pèlerin lui-même, le pèlerin du Saint-Sépulcre, n’a plus grand mérite à visiter les Lieux saints. Il est bien tranquille en débarquant : parti de Jaffa par le train de midi, il sait que, pour cinq heures, il prendra le thé, à Jérusalem, dans le hall de l’Hôtel du Parc.

Mais voici le revers de la médaille : tout le temps que dure le voyage, grâce aux chemins de fer et aux paquebots, — on sort à peine de l’atmosphère européenne et « civilisée. » Les hôtels et les agences, qui s’emparent de vous au débarquer, achèvent de vous séquestrer dans vos mœurs à vous, de vous isoler en quelque sorte du milieu ambiant. On n’a point à y changer ses habitudes, sa nourriture, son hygiène. On y coudoie les mêmes gens qu’à Nice ou à Aix-les-Bains. Les types sont prévus, les conversations aussi. Le mobilier, comme le menu des repas, est désespérément pareil dans tous ces modernes caravansérails. Leurs interprètes vous épargnent la peine d’entrer en contact avec les gens du pays. Il n’est pas jusqu’à vos sorties, jusqu’à vos divertissemens qui ne soient réglés d’avance, — et cela sans le moindre souci de vos préférences personnelles. Les agences auxquelles vous vous confiez y ont mis bon ordre. Quand vous arrivez dans quelque localité de la Haute-Egypte, le manager de votre hôtel sait à quelle heure vous visiterez les ruines, à quelle heure, les bazars indigènes ou les dames galantes. On ne vous consulte pas : les provisions sont prêtes pour l’excursion, emballées dans des couffins, — et l’on y retrouve invariablement les mêmes victuailles, — d’Alexandrie à Kartoum, — d’Athènes à Patras, — de Jérusalem à Balbek, — à savoir : deux œufs durs, une cuisse de poulet desséchée, une tranche de rosbif coriace, une croûte de fromage et deux oranges, — sans oublier le poivre el le sel roulés dans de petits cornets de papier. C’est immuable comme une institution.

Des ânes fringans piaffent à la porte de l’établissement. Quelles que soient vos répugnances, il les faut enfourcher. Vous voilà parti pour les nécropoles et les sanctuaires... Vous vous imaginez peut-être que vous serez libre de choisir votre itinéraire, de vous arrêter ici ou là ? Point ! Les guides ont leurs programmes et leurs habitudes, qu’il est imprudent de déranger, sous peine de fâcheuses complications. Bien plus, cette collation que vous avez payée au poids de l’or et qu’un de vos âniers trimballe pompeusement, à votre suite, dans un couffin, — vous n’avez même pas le droit de la manger où vous voulez. Ainsi, à Philæ, — Baedeker vous le signifie formellement, — « le déjeuner qu’on a emporté avec soi se mange près du kiosque. » Vous entendez ? Ce n’est point dans le temple d’Isis, ou dans le temple d’Hathor, ou sous le portique de Nektanébo, — mais près du kiosque de Trajan que vous grignoterez votre cuisse de poulet. Agir autrement serait contrevenir à tous les usages et à toutes les traditions.

Etes-vous sur le Nil, le bateau fait escale en face d’un village, des enfans à demi nus accourent, avec des cris et des gambades. Vous ébauchez le geste de leur lancer une poignée de piastres. On vous en empêche. Un règlement l’interdit. Lisez plutôt la pancarte qui est affichée sur le pont : « Défense de jeter de la monnaie aux enfans, — par respect pour la dignité humaine ! » Pas n’est besoin d’ajouter que ce règlement est anglais et protestant !…

D’un bout à l’autre, vous êtes, pour ainsi dire, tenu en lisières. Quand ce ne sont pas les conducteurs des agences, ce sont vos guides et vos drogmans, qui dirigent vos démarches et vos actions, qui vous étourdissent de leurs bavardages et de leurs bonimens, qui jugent en dernier ressort de ce que vous devez voir ou ne pas voir, qui enfin s’interposent perpétuellement entre vous et la réalité. Et ainsi cette réalité vous arrive déformée comme un texte qu’on lit dans une traduction. Les amis, les connaissances, les gens « bien informés » qu’on rencontre là-bas ajoutent leurs gloses aux commentaires des âniers : c’est encore pis. Le texte original s’oblitère davantage. On risque fort de n’y plus rien comprendre. Et comme, après ces excursions toujours trop brèves, on se replonge immédiatement dans l’ambiance cosmopolite des hôtels, le dépaysement devient à peu près impossible. Il faut bien se contenter avec la couleur locale de pacotille qu’on a pu grappiller au passage et qui ne vous apprend pas beaucoup plus que les photographies ou les cartes postales achetées en cours de route. Concluons que les « commodités » des voyages modernes sont très surfaites. Leur but inavoué, c’est d’empêcher de voir les pays qu’on traverse.


III

Voulez-vous les voir, réellement, et, si je puis dire, par vous-même ? Ce n’est pas toujours commode et cela coûte souvent fort cher ! Le voyage ainsi compris devient un extra non prévu dans les ordinaires programmes. Vous paierez en conséquence. Vous serez seul et désarmé contre la conspiration universelle des gargotiers et des guides qui vous tondront et vous écorcheront sans pitié. Mais enfin, c’est l’unique moyen de bien voir, et il est assez naturel qu’on y mette le prix. Vous voilà donc résigné d’avance à toutes les pirateries ! Vous vous lancez à l’aventure !... Alors, les désillusions commencent.

Sans doute, — à moins d’être tout à fait naïf, — nul ne s’étonne de traverser, à Constantinople ou au Caire, d’immenses quartiers absolument européens d’apparence ? On n’est pas surpris davantage de croiser, sur les trottoirs des avenues toutes neuves, ou de coudoyer, dans les bars, de jeunes effendis fort correctement habillés à la dernière mode de Londres ou de Paris. Cela, on s’y attendait plus ou moins. Mais c’est dans les quartiers populaires que la déception est cruelle.

On se faisait une fête de flâner dans les bazars. On les avait parcourus rapidement le jour de l’arrivée, et l’on avait gardé une vision confuse, autant qu’émerveillée, de ce papillotement de couleurs, de tout ce bariolage insolite pour des yeux occidentaux. On y revient, on s’accoutume à l’ambiance, on examine les choses et les gens d’un esprit plus rassis, et voilà qu’on s’aperçoit que le bazar oriental n’est plus guère qu’un souvenir.

Les petites échopes de la plèbe, comme les grands magasins pour touristes, sont envahis par une affreuse camelote, allemande, ou autrichienne, en général. C’est à faire frémir, quand on y regarde de près. Les contrefaçons ou les malfaçons indigènes surtout, dépassent tout ce qu’on peut imaginer en fait d’horreurs. Qui ne les connaît, ces plateaux de cuivre repoussés à la grosse, ou ciselés si sommairement qu’on s’écorche les doigts aux aspérités du métal ? Et ces cafetières si mal soudées qu’elles fuient par le fond et qu’on n’ose même pas s’en servir comme porte-bouquets ? Et ces petites tasses bancroches, qui ne veulent pas tenir sur leurs pieds ? Et ces chapelets de coquillages ou de verroteries que les âniers suspendent au cou de leurs ânes et que les vieilles Anglaises rapportent triomphalement à leurs poignets, en poussant des : very beautiful, indeed ?... » Et ces piquages à la machine que le Juif narquois ou l’astucieux Arménien vous insinue comme authentiques broderies de Boukhara, non sans vous faire remarquer des taches significatives : « Tu vois, c’est l’eau de la pluie ! L’étoffe il a traversé le désert sur le dos des chameaux !... »

Au grand bazar de Constantinople, des centaines de machines à coudre vous remplissent les oreilles de leur tic tac. Quel coup pour la couleur locale et quel avertissement pour les amateurs de vieilles broderies à la main ! A Damas, l’allée centrale des souks est couverte par une arcature de fonte, comme nos gares et nos marchés publics. Le reste est à l’avenant. Arrêtez-vous devant cette boutique, au seuil enguirlandé de ceintures voyantes et de mouchoirs syriens liés en grosses touffes multicolores. Les mouchoirs, — les beaux keffidjés aux longs cordons flottans, — ont été fabriqués à Vienne, comme d’ailleurs ces cachemires, si parfaitement imités, où les personnes aisées se taillent, pour l’hiver, de moelleux gilets. Les velours sont italiens, ou allemands : ils viennent de Milan, ou de Crefeld, ne coûtent pas cher et ne valent pas grand’chose. Les soieries de Lyon, si appréciées autrefois, sont considérées comme trop coûteuses. Il y en a bien quelques ballots, mais enfermés dans des fonds d’armoires : le marchand qui a bouleversé des piles entières pour les retrouver, vous avoue que cela ne se vend plus. Même les souks de la librairie, — dernier refuge du moyen âge musulman, — prennent un aspect de plus en plus moderne et européen. Nos fournitures scolaires s’y étalent, nos encres et nos crayons, nos papiers, nos gommes et jusqu’aux cartables de nos collégiens. Les épiceries sont empoisonnées de pétroles, pétroles de Bakou, pétroles américains, et les conserves de Chicago s’y alignent à côté des savons marseillais.

Au sortir des bazars, vous rejetez-vous sur les cafés ? C’est une autre déception, surtout pour ceux qui connaissent nos cafés maures d’Algérie, où le mobilier ancien s’est à peu près conservé. Au Caire, comme à Damas, à Beyrouth, à Stamboul, les divans disposés à l’intérieur, le long des plinthes, les bancs de bois surélevés où l’on s’accroupit pour fumer et pour boire, toutes ces vieilleries pittoresques tendent à disparaître. Les tables et les chaises métalliques de nos estaminets, les verreries et les faïences de nos manufactures expulsent les vieux ustensiles et les vieux sièges orientaux. Aux plafonds s’espacent des lampes à pétrole, — ces hideuses lampes allemandes qu’on retrouve dans tous les pays du Levant, — énormes et pansues, avec des abat-jour de zinc munis de pendeloques en bouchons de carafes. On y fume les cigarettes de la régie ottomane, ou égyptienne, on y lit même de vagues journaux, et, presque partout, des graphophones, colportés par les commis voyageurs teutons, nasillent des chansons arabes.

Pas plus que les cafés, les mosquées n’ont échappé à la contagion. A part les très belles et les très anciennes, où les taches de mauvais goût moderne s’effacent dans la splendeur de l’ensemble, la plupart sont tristement défigurées par des importations occidentales. Des ferblanteries effroyables ont remplacé les suspensions de cuivre, aux godets d’albâtre ou de verre colorié, et les merveilleux globes de lampes décorés par les artisans d’autrefois sont passés dans les vitrines des musées. Les moquettes de la Place Clichy se substituent aux tapis de prières. Des barbouilleurs italiens ont couvert les murs d’arabesques de cabaret. A Stamboul, l’intérieur de la Mehmet Fathi, peinturlurée en noir, est d’un effet funèbre et désastreux. Les petites mosquées des quartiers excentriques sont encore plus affligeantes : ce ne sont que guirlandes, carquois et bouquets de roses, et les revêtemens de faïence n’ont rien à envier à ceux de nos cabinets de toilette[2]. Enfin, dans les turbés, comme dans les mosquées elles-mêmes, on peut admirer de superbes rideaux de velours rouge à crépines d’or, avec des baldaquins en bois doré. Et l’on songe aux magnificences de nos salons de préfectures et de nos salles d’attente de première classe.

Oui ! tout cela est navrant pour les âmes éprises d’exotisme ! Les costumes aussi s’en vont. A part le tarbouch, la mise d’un fonctionnaire turc ou égyptien est identique à celle d’un fonctionnaire européen. Sans doute, les gens du peuple, les fellahs et les nomades restent forcément fidèles à la mode ancienne, d’ailleurs si simple qu’elle n’est presque pas susceptible de changement. Mais quiconque a vu les Arabes d’Algérie ou du Maroc ne trouvera qu’un agrément médiocre à regarder les foules populaires de l’Orient. Mettons à part les Bédouins de Syrie qui ont une assez fière prestance : tout le reste est quelconque. On dirait qu’à mesure qu’on avance vers le Levant, les costumes s’étriquent et perdent de leur noblesse. Ni le caftan, ni le gombaz n’ont les beaux plis amples du burnous. Cela tombe tout droit et cela vous engaine comme un fourreau. Il y a d’ailleurs, chez ceux qui les portent, une tendance de plus en plus marquée à choisir des couleurs ternes, des draps noirs ou gris. La galabieh de la plèbe égyptienne est une simple blouse qui ne saurait rivaliser, pour l’ampleur et pour l’éclat, avec la gandoura algérienne. Elle est uniformément bleue, de même que les voiles des femmes sont uniformément noirs. Et les tcharchaffs des dames orientales, — égyptiennes, syriennes ou turques, — sont également noirs, et noires aussi les voilettes qui leur cachent le visage. De sorte que la tonalité générale, — contrairement à ce qu’on espère, — est plutôt lugubre, ou tout au moins assez sombre... Quand je partis pour l’Egypte, un peintre de mes amis, amoureux de la couleur et de la lumière sahariennes, me dit, à ma grande stupéfaction : « Ah ! vous allez-là-bas ! Je vous plains ! L’Egypte est un pays noir ! » L’Egypte un pays noir ! quel paradoxe ! Et cependant, c’est au moins vrai pour le Delta du Nil. Les masures grisâtres construites avec la boue du fleuve, les petits palmiers rabougris et brûlés, les voiles noirs des femmes, les grandes plaines limoneuses, et nues après la moisson, tout cela compose, sous le ciel mat et embué de poussière, une gradation de teintes neutres, qui n’est pas sans tristesse[3].

Les physionomies et les types sont à l’avenant des costumes. Ici encore, comme pour les Bédouins de Syrie, il faut faire une exception en faveur des Turcs, de race ou de formation militaire : ceux-là offrent un caractère indéniable d’aristocratie.

Mais tous les autres, — tous ces Levantins courbés sous l’esclavage depuis des milliers de siècles, vivant de trafic, de pilleries ou de métiers louches, — ils ne trahissent, sur leur figure, comme dans leur maintien, que la ruse mercantile, la bassesse sournoise, ou la placidité molle des gens habitués à obéir. Auprès d’eux, nos bergers du Sud algérien passeraient pour des grands seigneurs. Vraiment, il n’y a pas de quoi s’exciter l’imagination sur ces exemplaires d’une humanité certainement inférieure à la nôtre. Le désordre, la négligence, l’incurie domestique des plus fortunés, l’ordure avec laquelle ils voisinent sans répugnance, où ceux de la classe inférieure semblent même se complaire, l’aspect sordide des logis et des rues, — quand on a touché toutes ces tares, contemplé toutes ces laideurs, respiré tous ces miasmes, c’est le désenchantement suprême !

Si, maintenant, dégoûté de la pouillerie orientale, étourdi par le vacarme des tramways, des attelages et des automobiles, repoussé de partout par les vulgarités d’une civilisation qui se décompose, on cherche un dédommagement dans le spectacle du passé, — voici toute une nouvelle série de déboires ou de tribulations. Sauf peut-être en Grèce, les ruines, dans tout l’Orient, sont, autant dire, inabordables. En Egypte, où elles abondent, c’est à croire qu’une administration vigilante s’est appliquée à en défendre l’accès. Et d’abord, on n’y pénètre que muni d’un ticket qui s’achète à la porte, à moins qu’on ne se soit pourvu, une fois pour toutes, — et moyennant une livre égyptienne, — d’une carte de légitimation valable pour tous les lieux à visiter. Sans doute, c’est là un usage courant, même en Europe, et qui se justifie suffisamment par la nécessité d’arrondir le budget des fouilles. Mais cette formalité, insignifiante dans une ville, devient odieuse en plein désert, ou dans des pays perdus. Là encore, il faut donc que l’on se heurte à l’éternel fonctionnaire embusqué derrière son guichet, que l’on exhibe un permis, ou que l’on passe à la caisse. Les personnes amoureuses de solitude et de recueillement en sont désagréablement froissées. Comment se recueillir d’ailleurs et s’absorber dans la contemplation des ruines, lorsqu’on n’y peut faire un pas, sans être escorté d’une demi-douzaine d’estafiers ? C’est dans cet équipage que l’on parcourt les hypogées de la Vallée des Rois, et si j’en parle nommément, c’est que, nulle part ailleurs, l’escorte qui vous accompagne n’est plus pompeuse. Les gâfirs qui vous précèdent portent chacun sur leur épaule un long bâton, comme un suisse de cathédrale porte sa hallebarde. Or les gâfirs, par métier, sont blasés sur les émotions que vous venez chercher en ces endroits. Ils sont impatiens d’en finir avec une cérémonie qui se renouvelle trop souvent à leur gré. Alors, ils vous pressent, vous entraînent, vous obligent à brûler les stations : c’est une revue au pas de course.

Je ne sais comment font les autres, mais j’avoue que cet appareil administratif suffit pour tuer en moi toute émotion. L’idée seule que ces nécropoles sont en régie, que tout y est classé, numéroté, que le programme de ma visite est arrêté dans le moindre détail, — une telle idée, en des lieux pareils, m’en ôte toute la poésie. Si l’on admet le système, il faut proclamer cependant qu’en Egypte on l’a poussé jusqu’à sa perfection. Dans les hypogées, comme dans les grands hôtels cosmopolites, on jouit des derniers raffinemens du confort moderne. A. l’instar des Métropolitains et des Excelsiors du Caire ou d’Alexandrie, toutes sont éclairées à la lumière électrique. A peine êtes-vous entré qu’un gardien tourne le bouton d’un commutateur : embrasement général ! Les fresques mythiques des corridors, les puits où dorment les Pharaons, les sarcophages monumentaux des Apis vous apparaissent dans une apothéose d’Eden-concert. Encore une fois, chacun son goût ! Mais je préfère de beaucoup, dans ces caveaux funèbres et qui devraient rester mystérieux, la lueur d’une chandelle !

Pourtant, ces ennuis sont légers, en comparaison du reste. Le pire, c’est l’exploitation commerciale des ruines, c’est la horde de drogmans, de pisteurs, d’hôteliers, d’industriels de toutes sortes qui se dressent, comme un mur opaque, entre vous et ce que vous voulez voir. Les « progrès de la civilisation « en pays non civilisés les ont rendus invisitables. Je n’exagère pas. Prenons, par exemple, les pyramides de Gizeh, qui sont aux portes du Caire. Je défie bien qui que ce soit de les visiter à loisir.

Un tramway électrique vous y conduit en trois quarts d’heure. On suit une route plantée d’acacias et bordée de guinguettes, — telles que le Bar Cléopâtre, le Rendez-vous des chasseurs, ou le Retour de la chasse, — et l’on débarque entre une brasserie allemande ou suisse, et un hôtel américain du tout dernier cri, avec musique de tziganes et pistes pour tennis. Le décor est à souhait, n’est-ce pas, pour encadrer les quarante siècles de Khéops et de Khephrem ?... On n’a pas le temps de formuler cette réflexion chagrine, qu’une nuée d’âniers et de chameliers s’est déjà abattue sur vous. C’est en vain qu’on proteste, qu’on affirme son intention formelle d’aller à pied et d’être seul pour regarder en paix. Bon gré mal gré, il faut se hisser sur un dromadaire, ou enfourcher un bourricot. Alors commence une cavalcade hilarante, une chienlit carnavalesque, qui se déroule, en une frise nabote et dérisoire, au pied des gigantesques pyramides : grosses dames dodelinant de la gorge et du ventre entre les bosses de leur chameau, chanteuses de beuglans cambrées en des poses de sultanes, auréolées d’ombrelles du Bon-Marché, ou brandissant des réticules ; maigres clergymen, comme fendus en deux par leurs montures et dont les jambes sont si longues que leurs escarpins semblent trotter d’eux-mêmes à ras du sol ; pappas ventripotens, emportés au galop par des ânes fougueux, le bonnet doctoral branlant sur l’oreille et les grandes manches noires de leurs toges échevelées au vent de la course...

La chevauchée fait halte devant Khéops. Aussitôt, dix photographes s’élancent d’une baraque, vous assiègent, vous remplissent les mains de leurs clichés les plus flatteurs : « Comment monsieur désire-t-il son portrait ? A pied ou à cheval ? A dos d’âne ou à dos de chameau ? » Et l’on vous fait admirer l’image d’un touriste berlinois casqué de liège, cuirassé de kaki, bardé de ceintures de cuir et botté de molletières, qui surgit, immense, à côté d’une pyramide toute petite... Des gens raidis dans des attitudes solennelles, sont en train de poser. Le photographe, la poire de caoutchouc à la main, rectifie la pose : « Ne bougeons plus ! » Du haut de leurs quarante siècles les Pyramides contemplent !.. Horreur ! On s’échappe, on fuit vers le Sphinx, poursuivi par les âniers qui tapent à grands coups de matraque sur le derrière de leurs bêtes... Autre supplice ! Voici maintenant les camelots qui se précipitent, les brocanteurs de fausses antiquités ! Et il faut négliger le splendide paysage désertique pour s’occuper de scarabées et d’osiris en toc fabriqués à la douzaine par des mouleurs italiens. Pendant ce temps-là, les guides vous cornent aux oreilles leurs bonimens. Celui-ci veut vous faire grimper au sommet de la pyramide, celui-là veut vous entraîner dans les souterrains. On est ahuri, assourdi, pris d’assaut. Impossible de joindre deux idées, d’arrêter ses yeux une minute sur tel détail singulier d’architecture, — ou cette coloration délicieuse qui pâlit là-bas vers la chaîne libyque et qui va s’évanouir !... Une colère vous saisit, on renonce brusquement, on abdique toute volonté devant tant d’ennemis conjurés, — et l’on s’en revient mélancoliquement sur son bourricot, avec la rage impuissante de n’avoir rien vu.

Même en été, quand les grands arrivages de touristes sont suspendus, — même la nuit, — une visite tranquille est impossible. Les soirs de pleine lune, la compagnie des tramways organise des services spéciaux. Les convois sont doublés, et, jusqu’à minuit, c’est un va-et-vient perpétuel entre le Caire et Gizeh. Comme la chaleur du jour est un peu tombée, on accourt pour se mettre au frais et dîner en famille au pied du Sphinx. Calicots allemands, employés des banques, soldats de l’armée d’occupation, avec leurs femmes et leurs progénitures, — tout ce monde s’assied dans le sable. On déballe les provisions, les bouteilles de soda, les chapelets de bretzels et les saucisses de Strasbourg. Des coquilles d’œufs, des journaux graisseux, des pelures de charcuterie s’éparpillent autour des tombeaux pharaoniques. On crie, on chante, les bouchons sautent, les ânes fouettés par leurs conducteurs s’élancent au galop, emportant des femmes qui se cramponnent et qui piaillent !... C’est charmant, cette petite fête ! On était parti pour les splendeurs les plus lointaines de l’histoire, et l’on tombe dans un dimanche de Vincennes ou de Saint-Mandé !...

Or, cette fureur de profanation sévit d’un bout à l’autre de l’Egypte. A Louqsor, à deux pas du grand temple d’Ammon, et des ruines de Karnak, en face des nécropoles de la Vallée des Rois, il se rencontre des touristes qui s’ennuient tellement qu’il leur faut un carnaval comme à Nice, avec corso, bataille de fleurs et bal travesti. On se déguise en Hathor à tête de vache, ou en Thout ibiocéphale. A Assouan, dans l’île d’Eléphantine, toute blasonnée de cartouches royaux, toute pleine de substructions et de débris antiques, on a construit je ne sais quel Savoy hotel qui s’étale brutalement au milieu de toutes ces vieilles choses et qui prête à ce paysage nubien un faux air de Genève ou d’Interlaken.

La nature elle-même n’échappe point à l’invasion sacrilège de l’Occident. Les deux rives du Nil sont bordées d’usines, — sucreries, ou filatures de coton, — dont les cheminées fuligineuses pointent au-dessus des gourbis en terre battue des fellahs. Et, — détail amusant, — par amour de la couleur locale, on a donné à ces cheminées des formes d’obélisques. Mais le plus beau, c’est un castel moyen-âgeux, que s’est fait bâtir, à Louqsor, un riche Hollandais. Cela domine la berge orientale du fleuve. On y voit une tour à créneaux, des ogives et des mâchicoulis, et le tout a été mis en couleur : blanc et rouge sang de bœuf, comme une cabine de bains.


IV

On ne saurait trop le répéter : ces discordances sont affligeantes pour le nouveau débarqué. Le premier abord est plutôt rude, la désillusion souvent amère. Et pourtant, pourtant !... En dépit de tout, c’est toujours l’Orient ! Ce sont les Orientales menteuses, qui ont raison contre tous les démentis de l’expérience. Qu’importent les profanations du passé, la médiocrité du présent, les truquages impudens des agences, les bluffs des réclames ! Il y a des minutes où tout ce qui vous charma jadis dans les récits des voyageurs et dans les vers des poètes visionnaires, où l’Orient de la légende se dégage des réalités misérables et se remet à vivre devant vous, triomphalement.

Je suppose que vous veniez de traverser le Caire, en vous dirigeant vers le faubourg de l’Abassieh. Vous en avez assez de la Place de l’Opéra et du Jardin de l’Ezbekieh, de ses restaurans, de ses cinématographes et de ses petits théâtres. Les boutiques vulgaires du Mousky, ses poussières et ses puanteurs, la saleté, les boues croupissantes des ruelles populaires vous dégoûtent. Vous avez quitté le tramway, dépassé les derniers estaminets grecs et les dernières cambuses indigènes. Vous suivez un sentier qui se perd derrière l’Hôpital français, — et, soudain, vous voilà au milieu des sables...

C’est en juin, il est sept heures du soir, le soleil se couche... Tout de suite une roche invraisemblablement rose s’empare de vos yeux. Elle brille doucement en face de vous, parmi toute cette aridité, comme une énorme conque marine, oubliée sur une plage. Elle recueille, elle boit les splendeurs éparses de l’air... Puis, un contrefort grisâtre, coupé d’une brèche, à travers laquelle on distingue, au loin, les mornes étendues jaunes du Désert, puis la chaîne dénudée qui aboutit à la citadelle du Mokattam.

Au centre, trois mosquées funéraires, où sont ensevelis des émirs. Les édifices délabrés se transfigurent aux feux du couchant, les coupoles brillent, comme des sphères de vermeil, et la masse des architectures se détaché en noir sur le fond pâle des éminences sablonneuses et de la vaste plaine désertique. Dans le ciel, presque incolore à la limite des terres, à peine azuré vers les hauteurs, la lune monte, — une l’une d’or, une lune épanouie comme un fruit féerique, — et si étrange, si extraordinairement belle, en sa calme ascension, qu’elle inquiète à la façon d’un prodige... Silence, immobilité, pénombre douce... Une fumée laiteuse, nuancée de lilas, se tient toute droite au-dessus de la brèche rocheuse, où passaient autrefois les caravanes...

De l’autre côté, un cimetière, à perte de vue, toute une cité funèbre avec ses tombes, ses maisons peintes de couleurs claires, comme les maisons des vivans. Par les fenêtres grillées, on aperçoit les chambres garnies de divans, de tapis et de tentures, où se réunissent, pour banqueter, les familles des défunts. Des lanternes sont pendues au mur, à droite et à gauche des portes cochères. On dirait qu’on attend quelqu’un, que des voitures vont arriver... Mais les rues du cimetière sont vides. Personne ! ... De loin en loin, un chien se sauve entre les stèles des sépulcres indigens, un volet poussé par un souffle de brise tourne lentement sur ses gonds. Des odeurs de cadavre s’exhalent par les fissures du sol. Çà et là, des crânes, des ossemens luisent sur de grosses pierres...

Et puis on escalade un monticule fait de gravats et de poussières humaines, et l’immense ville des vivans se déploie sous vos pieds, avec ses minarets et ses dômes, jusqu’au miroitement lointain du Nil. Tout ce qu’on espérait, tout ce qu’on avait imaginé est dépassé en cette minute. C’est la ville de rêve qu’on entrevoyait confusément à travers les récits merveilleux des conteurs arabes. On ne peut plus s’en aller, on voudrait fixer à jamais au fond de sa mémoire ce profil de cité rose et bleue, qui se découpe en arêtes lumineuses sur le poudroiement vermeil de l’espace. Et l’on s’évertue à tout embrasser de ce prodigieux horizon : la roche purpurine comme une conque géante, les mosquées funéraires avec leurs coupoles de vermeil, le désert livide étalé sous la lune, et la ville silencieuse des morts endormie à côté de la ville bruyante et fumante de labeur !...

Rien ne bouge, tout est figé dans l’outremer et les ors du couchant comme une enluminure de manuscrit persan. La vision est tellement splendide, qu’on n’ose pas y croire tout à fait. Pourtant, cette chimère est réelle. La vie palpite et chante tout près de vous !... Voici deux jeunes gens qui surgissent, les doigts entrelacés, entre les pierres bariolées des tombes. Ils s’arrêtent au sommet du monticule, leurs robes éclatent dans la lumière d’argent, — une robe bleue, une robe rose, — et ces deux couleurs ardentes se penchent un instant sur les lilas et les mauves de la Vallée funèbre...


V

Des visions, des émotions pareilles sont assez fréquentes dans la moderne Egypte, pour faire oublier, — au moins à distance, — les désenchantemens de l’arrivée et les constatations pénibles de l’expérience journalière. Un soir, comme je redescendais de Mokattam, les yeux encore éblouis d’un coucher de soleil sur le Val de l’Égarement, je rencontrai un jeune Syrien, fonctionnaire khédivial, qui m’honorait assez volontiers de sa conversation. Croyant le flatter, je lui dis mon enthousiasme en termes aussi sincères que lyriques. Il me dévisagea ironiquement, haussa les épaules :

— Le mirage, mon cher ! Le mirage !... Vous autres Européens, vous serez toujours dupes du mirage oriental !... Etes-vous fou ? Grimper les rampes de Mokattam par quarante degrés de chaleur, enfoncer dans le sable jusqu’à la cheville, ou vous écorcher les pieds aux cailloux tranchans des pistes, le tout pour contempler un ravin désert, sans un arbre, sans un pouce de végétation !... Avouez que c’est de la démence !

Je n’insistai point. Ses pensées étaient ailleurs. Incontinent, il m’annonça, tout heureux et tout aise, son prochain départ pour la Suisse. Oui, il partait pour la Suisse, il allait s’y rafraîchir sur les montagnes, tandis que moi, sottement, je m’obstinais à me griller, en plein mois de juin, au soleil d’Egypte !... D’ailleurs, les hôtels y sont à bien meilleur marché, la vie moins coûteuse qu’au Caire ! Tout compte fait, cette villégiature lointaine lui vaudrait encore une économie, sans parler des agrémens du voyage.

Et, s’échauffant sur cette idée, il me dit :

— Ah ! la Suisse ! la France ! l’Angleterre !... En voilà des pays ! à la bonne heure !... Vous autres, au moins, vous avez des arbres, des fleurs, des prairies ! Un parc d’Angleterre, un jardin français, c’est cela qui est admirable !... Et vos rues sont propres, vos maisons confortables, vos cuisines exquises !... Et vos architectures !... Qu’est-ce qu’il y a de plus beau qu’une cathédrale gothique ? Une mosquée, auprès d’une cathédrale, n’est qu’un tas de plâtras !… Je suis Oriental, n’est-ce pas, je m’y connais un peu mieux que vous ! Je vis ici, tandis que vous, vous n’êtes qu’un passant ! Eh bien ! vous pouvez m’en croire ! Je ne donnerais pas une pelouse d’Oxford, une terrasse de Versailles pour l’Égypte tout entière !… L’Orient ? Vous ne savez pas ce que c’est ! C’est l’ordure ! C’est le vol, la bassesse, la fourberie, la cruauté, le fanatisme, la sottise ! Oui, je hais l’Orient ! Je hais les Orientaux, tous ces porteurs de tarbouchs, tous ces égréneurs de chapelets !…

Évidemment, ces propos injurieux partaient d’une âme aigrie. Les Syriens sont méprisés par les musulmans d’Égypte : il est assez naturel qu’ils le leur rendent. Et il y avait encore, dans la diatribe de mon compagnon, l’envie plus ou moins consciente de m’étonner, de berner un peu la bonhomie occidentale. Mais j’avais entendu déjà des discours assez semblables dans la bouche d’Égyptiens, mahométans et nationalistes. Seulement, ceux-ci ajoutaient : « C’est la faute des Anglais qui nous laissent croupir dans la misère et dans l’ignorance ! Ah ! si nous étions nos maîtres, vous verriez comme tout changerait !… »

Cependant, des déclarations de ce genre vous donnent à réfléchir. Vous désirez en savoir plus long. Des lettres de recommandation vous ont été remises pour des notables indigènes. Vous en faites usage. Un aimable homme s’offre, avec empressement, pour vous guider à travers sa ville et vous la commenter, Il parle notre langue ni plus ni moins correctement que la majorité des Français. Il a étudié chez les Jésuites du Caire, puis dans une de nos facultés du Midi, — Aix, Toulouse ou Montpellier, — il est bachelier, licencié, docteur en droit. À la coiffure près, vous pouvez avoir l’illusion de vous promener avec un compatriote.

Naturellement, il vous montre de préférence les quartiers nouvellement construits, il a soin de vous faire passer devant les palais et les villas les plus modern-style, devant les hôtels les plus fastueux. Au fond, — et quoi qu’il dise, par pur snobisme européen, — il est très fier de tout cela. Il vous entraîne vers le grand pont de Gezireh, à l’heure élégante, où les plus beaux équipages du Caire rentrent de la promenade. Tout le long de la rue Kasr-en-Nil, où s’échelonnent les banques, les grands magasins, les agences diplomatiques, c’est un défilé ininterrompu de luxueux attelages, une exhibition d’uniformes et de toilettes féminines souvent du meilleur goût. On a, sous les yeux, le mouvement, la représentation d’une de nos grandes capitales, qui ont gardé les usages de cour... Vous voici à Gezireh, le quartier select par excellence, celui des riches hiverneurs et des hauts fonctionnaires. Rien n’y manque : champ de courses, jardin zoologique, grand Palace à six étages. Et le défilé des voitures et des automobiles continue sous les acacias qui bordent la route. Les quais du Nil sont envahis par les cafés-concerts, les restaurans, les théâtres d’été. D’honnêtes familles sont attablées sur les terrasses qui dominent le fleuve. Des chanteuses à l’accent marseillais, des demi-mondaines à l’accent de Belleville paraissent s’amuser follement aux propos de messieurs en tarbouchs. Nous sommes en Europe, n’est-ce pas ?... une Europe un peu maquillée, et garnie de plantes exotiques, comme tel coin de la Riviera...

Pour vous, l’illusion prend corps de plus en plus, en écoulant parler votre guide. Il parle abondamment, il a bu du vin, quoique Musulman, pour vous prouver qu’il est exempt de tout préjugé. Il vous raconte sa vie d’étudiant, ses examens, où il brilla. Il dit : « Nos ministères, nos administrations, nos journaux. » Et bientôt l’entretien dérive vers la politique. Le ton, peu à peu, devient agressif : « oppression de l’étranger, légitimes aspirations de notre peuple, revendications nationales !... » Ce sont les idées, c’est la phraséologie de notre presse et de nos discours de réunion publique. On salue, au passage, ces vieilles connaissances, un peu surpris tout de même de les retrouver si loin. Alors, votre hôte, vous croyant convaincu, ajoute, par condescendance, quelques phrases banales sur le rôle civilisateur de la France, sur les grands principes humanitaires... Et il achève de vous ahurir, en vous déclarant le plus sérieusement du monde : « Au fond, nous sommes plus démocrates que vous ! »

Du coup, vous voilà rabaissé au rang de vil réactionnaire par cet Oriental si « avancé. » Vous oubliez que le personnage qui vous tient ces discours est peut-être un pacha, qui se fait donner de l’Excellence et saluer très bas par ses subalternes. En tout cas, vous prêtez l’oreille, de plus en plus intéressé... Et, à mesure qu’il disserte, un autre mirage s’ébauche dans votre imagination : celui d’un Orient déjà conquis et transformé par l’Europe. Ce mirage grandit, monte, vous emplit d’éblouissemens. Vous n’êtes plus très loin de croire que la civilisation définitive de l’Islam n’est qu’une question de pédagogie et peut-être d’hygiène. Votre compagnon vous montre ses coreligionnaires comme des gens altérés de science, avides de progrès. Alors, le rêve pacifiste vous emporte. Des missions d’infirmiers et d’instituteurs accompliront ce que cent batailles n’ont pu réaliser ! Plus de guerres ! Plus de conquêtes brutales ! Le canon ne sème que la haine ! De l’amour, et encore de l’amour ! De la lumière à flots ! Que l’Académie des sciences resplendisse sur la barbarie !

Et, vous n’en doutez pas, cette pénétration pacifique serait généreusement récompensée par des bénéfices matériels incalculables. L’Egypte est si riche ! Tout le monde y fait fortune. Votre hôte lui-même se vante de ses gains. Il vous cite des exemples fantastiques. Grâce à des spéculations heureuses sur les terrains du Caire, un tel a vu sa fortune quadruplée en trois mois. Et, grâce aux nouveaux systèmes d’irrigation, les propriétés foncières rapportent cent pour cent. L’Egypte est une mine d’or !… Vous vous souvenez que, dans tout l’Orient, cette hantise du trésor enseveli est comme une maladie endémique et chronique. Ce que ce Jeune-Égyptien vous conte de son pays, un Jeune-Syrien, ou un Jeune-Turc vous l’a conté du sien. Des richesses fabuleuses sont enfouies dans le sol ! Il n’est que de les extraire ! Ah ! si l’on avait des capitaux pour exploiter tout cela ! Si le Sultan permettait !… ou plutôt si l’on était débarrassé de cet abominable régime, le seul obstacle à la régénération de l’Empire !…

À force de se répéter, ces discours enchanteurs vous persuadent. Le mirage s’impose à votre esprit, — mirage financier, industriel, humanitaire, — un mirage qui est le contraire de l’autre et qui est peut-être encore plus trompeur ! La crise financière, que traverse en ce moment l’Egypte, en est une preuve trop évidente.


VI

Sommairement, je viens d’essayer de retracer les différens états d’esprit, les phases d’agacement, de découragement et d’exaltation que traversent habituellement les voyageurs, en pays orientaux, depuis le touriste banal jusqu’au grave fonctionnaire investi d’une mission officielle. Le malheur est que la plupart s’en tiennent là !

Autrefois, on nous reprochait d’ignorer la géographie. Si ce reproche a été juste, assurément il ne l’est plus. En réalité, nous voyageons beaucoup. Il est vrai que la masse profonde de la nation éprouve encore une paresse à se déplacer. On ne voit pas sortir de nos ports ces exodes nombreux de touristes que l’Allemagne, l’Amérique, l’Angleterre déversent continuellement sur les deux rives de la Méditerranée. Mais, j’ose le dire, la qualité, chez nous, remplace la quantité. Nos voyageurs sont, en général, plus instruits, ou plus désireux de s’instruire, que ceux des autres nations. Leur seul défaut, c’est qu’ils vont trop vite. L’élite même des Français qui voyagent ne se rend pas assez compte qu’une initiation préalable est nécessaire.

Il ne suffit point de parcourir un pays et même d’y séjourner, pour le connaître. Il faut véritablement s’y naturaliser, y prendre les habitudes, les idées et jusqu’aux préjugés et aux passions des indigènes, — quitte à s’en déprendre ensuite. L’intuition directe des âmes, des antagonismes de races, des conflits d’intérêts, c’est la condition indispensable pour juger sainement. Rien n’y supplée. On aura beau créer des chaires d’ethnographie et de psychologie comparées : ceux qui auront suivi ces cours seront bien étonnés de se trouver tout neufs, lorsqu’ils débarqueront quelque part, — et ce sera exactement comme s’ils n’avaient rien appris. Les bourses de voyage elles-mêmes donnent de fort médiocres résultats. On les avait fondées avec la généreuse intention de déniaiser un peu nos étudians de Sorbonne et d’École normale. Ce serait parfait, si, réellement, ces jeunes gens réussissaient à se dépayser, à s’acclimater dans un milieu très différent du leur. Bien loin de là, on les oblige à faire, en une année, le tour de la planète, à transporter, de Paris à Tokio et de Tokio à Boston, la poussière de leurs bibliothèques et de leurs salles de conférences. Que veut-on qu’ils rapportent de cette course à toute vapeur, sinon des banalités de table d’hôte et les idées toutes faites dont s’alimentent la presse et les conversations dans les cinq parties du monde ?

Le pire, c’est qu’ils se croient obligés d’écrire sur ce qu’ils ont à peine entrevu ! Quelle chose abominable que le souci de l’écriture en voyage ! C’est tuer, dans leur germe, l’impression ou l’émotion sincère. J’ai passé huit ans en Algérie, sans écrire une ligne : ç’a été ma meilleure école et la période la plus féconde de ma vie.

Seul, un séjour prolongé et, en quelque sorte, naturel, en pays étranger, peut développer le sens exotique. Je dirais plus volontiers : le sens colonial, parce que ce mot implique la notion non seulement spéculative, mais aussi pratique et, par conséquent, complète des âmes et des contrées. Le vrai voyageur doit être, au moins d’intention, le colon qui s’établit sur une terre, avec la volonté de la faire sienne. Sans doute, le colon ne devient jamais l’indigène, mais il n’est plus complètement l’homme de sa patrie d’origine. C’est un être à part, merveilleusement propre à s’adapter n’importe où, pourvu qu’une première fois il se soit détaché de son milieu natal. Cette première adaptation lui facilite et lui abrège singulièrement les autres. Le voyageur qui a acquis le sens colonial peut parcourir, après cela, le monde entier : en quelque lieu qu’il aille, il ne sera pas longtemps un étranger.

Faute de cette initiation, les personnes les plus cultivées, les mieux intentionnées, commettent des erreurs d’appréciation perpétuelles, ou se laissent aller à des engouemens, ou à des excès d’indignation, qui prêtent à rire aux gens avertis. Le contraire serait surprenant. Qu’est-ce qu’un Français de France, même en le supposant bourré de lectures préparatoires, peut bien comprendre à des âmes levantines ou africaines ? L’atmosphère matérielle et morale, où il se trouve jeté brusquement, est tellement dissemblable de la sienne ! Vous imaginez-vous, en plein tohu-bohu oriental, ce député dont l’expérience expire, je ne dis pas même au seuil de sa circonscription, mais au seuil du Palais-Bourbon ; cet homme de lettres qui ne sait rien, en dehors du petit cercle des journaux, des revues et des salons mondains, et que l’habitude de, la phrase incline à considérer comme vrai tout ce qui est matière à littérature ; cet universitaire qui prend ses diplômes pour des brevets de capacité universelle et que ses fréquentations purement intellectuelles rendent inapte à pénétrer des natures rudes, ou violentes, — ou seulement façonnées par des mœurs qu’il ignore ?...

Lorsque j’étais en Orient, il n’était bruit, dans les milieux scolaires, que d’une inspection toute récente qui venait de révolutionner à la fois les maîtres et les élèves. Assurément l’inspecteur mit toute sa bonne volonté à remplir convenablement la tâche qui lui avait été assignée. Mais on ne s’improvise pas, en six semaines, pédagogue oriental. Malgré tous ses efforts pour tenir une juste balance entre les erremens de l’esprit local et les principes intangibles de l’enseignement laïque, ce fonctionnaire se comporta dans les écoles de Damas et de Beyrouth à peu près comme il eût fait dans celles de Pantin ou de Noisy-le-Sec.

Ayant remarqué, en Syrie, l’usage presque général du pétrole (ce qui est, en effet, d’un observateur judicieux), il se crut autorisé de ce chef à interroger des bambins sur une substance qui se trouve dans toutes les épiceries de leurs quartiers : « Mon enfant, parlez-moi du pétrole ! » Naturellement, les bambins restèrent bouche bée. Ce n’était pas dans leurs cahiers. Sur quoi, l’inspecteur, triomphant, s’empressa, de conclure que leurs professeurs congréganistes négligent les leçons de choses pour un psittacisme abrutissant et rétrograde.

Notez d’abord que la même question posée à de petits Français de nos écoles laïques n’eût sans doute pas obtenu de réponse. Mais ce qui dénote une méconnaissance complète du milieu, c’est cette condamnation sommaire du psittacisme. Comme si, depuis des siècles, l’enseignement oriental était autre chose que de la mnémotechnie ! Du plus humble écolier jusqu’à l’étudiant des grandes universités musulmanes, tous ne font que répéter la lettre du livre. On a droit au titre de kodja, quand on sait par cœur tant de sourates du Coran. Il en est de même chez les chrétiens orientaux. Va-t-on détruire, du jour au lendemain, des habitudes d’esprit si profondément enracinées ? Et, quand on le pourrait, ne serait-il pas d’une détestable pédagogie de combattre une tendance, — mauvaise en soi, je le veux bien, — mais qui peut être merveilleusement utilisée ?

Ne l’oublions pas : ces élèves des écoles des Frères sont des étrangers, qui ne parlent pas le français en dehors des classes. Serait-il pratique de le leur apprendre rationnellement ? On peut juger, en France, des résultats de la méthode rationnelle. Ils sont décourageans. Plût à Dieu qu’on nous eût enseigné l’allemand ou l’anglais comme à des perroquets ! Au moins nous parlerions ces langues, tandis que nous les déchiffrons à peine ! L’Oriental, lui, avec sa mémoire exercée et prodigieusement réceptive, son oreille très fine, son instinct d’imitation, réalise en très peu de temps un tour de force que nous ne pouvons pas accomplir avec des années d’études. Il parle le français comme il l’a entendu parler autour de lui, et c’est vraiment tout ce qu’on peut exiger d’un enfant qui borne son ambition à être drogman ou garçon d’hôtel !

Une erreur de pédagogie, comme celle-là, n’est pas, après tout, extrêmement grave. Mais il en est, dont les conséquences vont plus loin, parce qu’elles touchent à notre politique générale. Si, au lieu de passer si vite, nous nous appliquions davantage à mieux connaître les âmes, nous arriverions à modérer fort utilement l’essor de nos utopies. Nous constaterions que la culture française ne signifie pas la même chose pour nos esprits et pour ceux des Orientaux ; nous comprendrions comment ils adultèrent nos idées, comment ils les plient au gré de leurs passions, de leurs aspirations, de leur nature ; comment ils les déforment, au point qu’elles deviennent, ou peu s’en faut, le contraire d’elles-mêmes. Nous saurions que la France, bien loin de déborder sur le monde, est renfermée dans des préjugés très spéciaux, — que c’est un tout petit îlot perdu dans la confusion de l’immense univers, — et que les principes qui nous paraissent essentiels au salut du genre humain, le reste de l’humanité ou les ignore, ou ne nous les envie pas.


Pour ce qui est de l’Orient, en particulier, nous l’envisagerions d’un œil moins prévenu. Nous serions en garde contre ses mirages.

Ce n’est ni le pays féerique que nous ont décrit nos poètes, ni le pays avide de civilisation moderne dont rêvent nos utopistes. La vérité est que l’Orient se transforme et l’Islam avec lui, mais dans un sens qui n’est peut-être pas celui que nous souhaitons. Il est entré dans une période de crise, où le passé lutte contre le présent, où les mœurs anciennes, entamées par les mœurs nouvelles, composent un spectacle hybride et déconcertant. Si les fidèles de la couleur locale s’en détournent avec dégoût, ce spectacle est, pour d’autres, un des plus curieux et des plus suggestifs qu’on puisse regarder aujourd’hui. J’ajoute que les réflexions qu’il suggère sont parmi les plus graves de l’heure présente.


LOUIS BERTRAND.

  1. Ces articles ont été écrits à la suite d’un voyage que M. Louis Bertrand a fait, il y a quelques mois, en Orient, avant la révolution qui vient de se produire dans l’Empire Ottoman.
  2. Autrefois, la coupole de la mosquée d’Omar, à Jérusalem, était lambrissée extérieurement de faïences persanes. Ces précieuses plaques ont presque toutes disparu, vendues, me dit-on, à des touristes par des Imans indélicats. On bouche les trous, — et cela j’ai pu le constater de mes yeux, — avec de grosses céramiques italiennes.
  3. Qu’on me permette de citer ici un mot d’Octave Uzanne qui exprime à merveille la mélancolie du Delta, à de certaines époques de l’année : « L’Égypte, c’est la Bretagne de l’Orient. »